Audépart, elle était constituée d'un pudding fait de tranches de brioches trempées dans du lait et parfumées à la cannelle qui étaient disposées dans un moule avec une purée de fruits. le tout était cuit au four et servi tiÚde accompagné d'une crÚme anglaise. Les choux. C'est au cuisinier Popelini que l'on doit la pùte à choux

DĂ©couvrez la recette des cupcakes Ă  la vanille hyper moelleux ! Des cupcakes terriblement gourmands dont vous conserverez prĂ©cieusement la recette !AdvertisementChaque annĂ©e c'est la mĂȘme histoire...MalgrĂ© les multiples avertissements, malgrĂ© les menaces, les promesses ne sont pas tenues ! J'ai beau ĂȘtre ferme, intransigeante, mon autoritĂ© est bafouĂ©e, en toute impunitĂ©. Oui cette annĂ©e encore ma fille n'a rien voulu savoir et n'en a fait qu'Ă  sa tĂȘte. Et c'est par une belle matinĂ©e de printemps que je l'ai trouvĂ©e dans la cuisine, un sourire innocent aux lĂšvres. "Ça y est maman, j'ai 7 ans !!! ".Je m'approche pour l'observer d'un peu plus prĂšs. Mais c'est trop tard. Le mal est fait. Elle a poussĂ© aussi vite que la mauvaise herbe. On s'Ă©tait mises d'accord pourtant. Elle restait Ă  6 ans pour toujours. Ou au moins pour un bon moment. Le temps que je profite encore de ma petite fille. Je me console en me disant que cette annĂ©e au moins, elle ne m'a pas demandĂ© un gĂąteau en forme de coccinelle ouf 😅, mais des cupcakes !Les meilleurs cupcakes Ă  la vanillePas n'importe lesquels bien sĂ»r. Des cupcakes Ă  la vanille hyper moelleux. Avec leur dĂ©licieux glaçage Ă©galement Ă  la vanille. En rĂ©sumĂ© les meilleurs cupcakes du monde entier ! Ni plus, ni le glaçage, j'ai fait un glaçage buttercream amĂ©ricain typique pour les amĂ©ricains de la famille autrement dit, tout le monde sauf moi !. Une valeur sĂ»re Ă  la texture fondante en bouche. Mais j'ai Ă©galement prĂ©parĂ© un deuxiĂšme glaçage au mascarpone, moins sucrĂ© et trĂšs crĂ©meux. Et laissez-moi vous dire que les deux versions ont eu un succĂšs fou ! Je prĂ©cise que j'ai fait deux fournĂ©es de cupcakes donc une trentaine au lieu des 15 de la recette, ce qui m'a permis d'avoir suffisamment de glaçage pour tout ce petit monde !D'incroyables cupcakes au dĂ©licieux goĂ»t de vanille bien prononcĂ©. Un glaçage savoureux Ă  souhait. Et une combinaison moelleux du cupcake/fondant du glaçage incroyable en bouche ! Un des cupcakes les plus gourmands jamais dĂ©gustĂ©s ! Vous trouverez comme toujours la recette dĂ©taillĂ©e de ces petites merveilles, en bas de page, dans la fiche recette ! J'y ai mis la recette des deux glaçages 😋CĂŽtĂ© matĂ©riel, j'utilise toujours des moules Ă  cupcakes en silicone disponible ici pour une dĂ©moulage parfait Ă  tous les coups !Je glisse Ă  l'intĂ©rieur des caissettes Ă  cupcakes. J’utilise pour ma part des caissettes blanches toutes simples pour les photos ou des modĂšles plus colorĂ©s pour les anniversaires des enfants. Voici quelques modĂšles sympas ici et hĂąte que vous les essayiez pour avoir vos retours sur ces dĂ©licieux cupcakes Ă  la vanille ! Je compte sur vous pour me laisser un petit commentaire et des Ă©toiles de notation ⭐⭐⭐⭐⭐en bas de la page ! Ça aide mon petit blog Ă  se faire connaitre ! Merci d'avance đŸ„°Vous aimez mes recettes ? Abonnez-vous gratuitement Ă  mon blog dans l'encadrĂ© rose en bas de la page depuis votre tĂ©lĂ©phone, en haut Ă  droite sur votre ordinateur pour recevoir mes nouvelles recettes .Rejoignez-moi sur la page Facebook du blog ici et sur mon InstagramDĂ©couvrez la recette des cupcakes Ă  la vanille hyper moelleux ! Des cupcakes terriblement gourmands dont vous conserverez prĂ©cieusement la recette !PrĂ©paration20 minsTemps de cuisson20 mins0 minsPlat DessertCuisine AmericanMot clĂ© cupcakesQuantitĂ© 15 cupcakesPour les cupcakes Ă  la vanille180 g de farine30 g de MaĂŻzena fĂ©cule de maĂŻs1 cuillĂšre Ă  cafĂ© de levure1 toute petite cuillĂšre Ă  cafĂ© de bicarbonate1 grosse pincĂ©e de sel120 g de beurre mou* cf note en bas de la recette200 g de sucre3 blancs d’oeuf de prĂ©fĂ©rence Ă  tempĂ©rature ambiante2 cuillĂšres Ă  cafĂ© d'extrait de vanille liquide120 g de crĂšme fraiche de prĂ©fĂ©rence Ă  tempĂ©rature ambiante120 ml de lait entier de prĂ©fĂ©rence Ă  tempĂ©rature ambiantePour le glaçage Ă  la vanille au mascarpone doubler la recette si vous voulez gĂ©nĂ©reusement dĂ©corer les cupcakes250 g de mascarpone120 g de sucre glace25 cl de crĂšme liquide1 cuillĂšre Ă  cafĂ© d'extrait de vanille liquidePour le glaçage buttercream220 g de beurre mou450 g de sucre glace5 Ă  6 cuillĂšres Ă  soupe de crĂšme liquide selon la consistance souhaitĂ©e1 cuillĂšre Ă  soupe d'extrait de vanille liquide0,5 cuillĂšre Ă  cafĂ© de selPour les cupcakes Ă  la vanillePrĂ©chauffer le four Ă  180°.Dans un petit saladier, mĂ©langer la farine, la maĂŻzena, la levure, le bicarbonate et le sel. un second grand saladier ou dans le bol de votre robot, battre le beurre au batteur Ă©lectrique jusqu'Ă  ce qu'il soit crĂ©meux environ 1 minute. Ajouter le sucre et battre 2 Ă  3 minutes jusqu'Ă  ce que le mĂ©lange soit bien les blancs d’Ɠuf, la vanille liquide et la crĂšme fraiche. Battre jusqu'Ă  ce que les ingrĂ©dients soient mĂ©langĂ©s en Ă©vitant de battre trop le contenu du 1er bol ingrĂ©dients secs au second bol et battre Ă  faible vitesse jusqu'Ă  ce que les ingrĂ©dients soient mĂ©langĂ©s. Ajouter enfin le lait et battre Ă  nouveau pour mĂ©langer en Ă©vitant de trop battre. Racler les bords et le fond Ă  l'aide d'une grande cuillĂšre afin d'Ă©viter d'Ă©ventuels les caissettes Ă  cupcakes liners Ă  l'intĂ©rieur des moules Ă  cupcakes environ 15 cupcakes. Remplir les caissettes Ă  un peu plus de Ÿ Ă  peine 1 cm du bord. Enfourner Ă  180° pour 20 minutes. Enfoncer un cure dent au centre d'un cupcake pour vĂ©rifier la cuisson. S'il ressort propre, les cupcakes sont cuits. Choisir entre les deux glaçages ci le glaçage Ă  la vanille au mascarpone moins sucrĂ©, trĂšs crĂ©meuxPlacer le mascarpone dans un grand saladier pour Ă©viter les Ă©claboussures et fouetter environ 30 secondes au batteur Ă©lectrique. Ajouter alors le sucre glace et fouetter Ă  nouveau pendant 1 minute. Ajouter la crĂšme liquide et la vanille et battre 1 Ă  2 minutes de le glaçage buttercream typique amĂ©ricain, sucrĂ© et fondant en boucheDans un grand saladier ou dans le bol de votre robot, battre le beurre mou au batteur Ă©lectrique pendant 1 minute jusqu’à ce qu’il soit bien crĂ©meux. Ajouter tous les autres ingrĂ©dients et battre Ă  grande vitesse pendant 3 Ă  4 minutes jusqu’à ce que le glaçage soit bien des cupackesAttendre que les cupcakes aient complĂštement refroidi avant de les dĂ©corer avec le glaçage. Verser le glaçage dans une poche Ă  douille Ă©quipĂ©e d'une large douille crantĂ©e et dĂ©corer les cupcakes en commençant par l'extĂ©rieur et en terminant au Interactions

1 [En parlant d'ĂȘtres vivants, de pers. ou d'un aspect extĂ©rieur de la pers.] a) Qui donne une impression agrĂ©able de vie, de jeunesse, de santĂ©. Une femme ĂągĂ©e encore fraĂźche; frais

La levure boulangĂšre est devenue un incontournable dans ma cuisine. Il y a toujours un petit cube de levure fraĂźche dans mon frigo, au cas oĂč l’envie me vient de faire du pain ou de la brioche. Maintenant, je ne rĂ©flĂ©chis mĂȘme plus, j’en achĂšte Ă  chaque fois pour toujours en avoir, de peur d’ĂȘtre frustrĂ© devant une recette qui demande de la levure et moi qui n’en a plus ! J’avoue que j’ai dĂ©veloppĂ© un rejet Ă  la levure sĂšche. A chaque fois que je l’ai utilisĂ©, j’ai trouvĂ© qu’il y avait un arriĂšre goĂ»t trĂšs prononcĂ© de levure que je ne retrouve pas avec la levure fraĂźche. Mais beaucoup utilise la levure sĂšche sans que ça leur pose problĂšme. Voici donc un petit condensĂ© des caractĂ©ristiques de chaque levure, leur conservation et aussi comment les convertir de l’une Ă  l’autre. Ca fait maintenant quelques temps que j’avais cet article en rĂ©serve, pas vraiment achevĂ©, mais vous ĂȘtes toujours plus nombreux Ă  me poser des questions sur la levure, il s’imposait donc Ă  moi de le terminer. S’il vous reste malgrĂ© tout des questions, n’hĂ©sitez pas Ă  me les poser, j’essaierai d’y rĂ©pondre. Qu’est-ce que la levure boulangĂšre ? En fait, la levure est un tout petit champignon unicellulaire. Je ne vais pas rentrĂ© dans les dĂ©tails biologiques. Sachez juste que la levure est intĂ©ressante en cuisine car elle est capable de transformer le sucre en CO2 et en alcool c’est une fermentation alcoolique. Le rejet du gaz permet alors de faire gonfler la pĂąte. Le sucre est prĂ©sent dans les recettes de brioches, mais pas forcĂ©ment dans toutes les recettes de pĂąte levĂ©e, comme le pain. La levure utilise alors le sucre naturellement prĂ©sent dans la farine. On utilise donc la levure boulangĂšre pour les recettes de pĂąte levĂ©e pains de tout genre, brioches, viennoiseries, baba
 La levure boulangĂšre fraĂźche se conserve au froid, idĂ©alement Ă  4°C. Elle meurt au-delĂ  de 50°C, et si elle est en contact avec le sel, elle se vide de toute son eau et meure. Il faut donc toujours faire attention de – ne pas mettre le sel directement en contact avec la levure mais d’abord mĂ©langer la prĂ©paration – ne pas mettre la pĂąte Ă  lever au four Ă  50°C ou au-delĂ  sinon les levures meurent. – ne pas mettre en contact direct avec le sucre sinon elle meure Ă©galement par excĂšs de nourriture et se vide de son eau. Souvent, il est prĂ©cisĂ© de dĂ©layer la levure fraĂźche dans de l’eau ou du lait tiĂšde maintenant vous comprenez l’importance du tiĂšde » ;. Cela permet en fait Ă  une rĂ©partition homogĂšne de la levure dans la pĂąte, une fois incorporĂ©. Mais on peut trĂšs bien juste Ă©mietter la levure boulangĂšre, ce qui d’ailleurs est trĂšs pratique dans les recettes qui ne contiennent ni eau ni lait comme la recette de la brioche comme Ă  la boulangerie. La levure fraĂźche peut aussi se conserver au congĂ©lateur, mais pas en-dessous de 18°C, sinon celle-ci meurt. Pour la rĂ©utiliser, il suffit, soit de sortir la levure du congĂ©lateur la veille et de la placer au frigo, soit de sortir la levure congelĂ©e Ă  l’utilisation et de la dĂ©layer directement dans le lait tiĂšde. Mais pour une utilisation optimal, il vaut mieux sortir la levure la veille. Il y a plusieurs critĂšres de qualitĂ© pour la levure boulangĂšre elle doit ĂȘtre lisse et non croĂ»tĂ©e, de couleur crĂšme, sans odeur soutenue, mallĂ©able, qui s’émiette facilement et se dĂ©layer sans former de grumeaux. Si une ou plusieurs de ces caractĂ©ristiques ne sont pas rempli, on peut s’attendre Ă  un rĂ©sultat moindre. CaractĂ©ristique de la levure boulangĂšre sĂšche La levure boulangĂšre sĂšche a les mĂȘme propriĂ©tĂ©s fermentatives que la levure fraĂźche. Elle se conserve plus facilement car dĂ©shydratĂ©e, c’est la levure idĂ©ale pour les rĂ©gions trĂšs humides et chaudes oĂč la conservation de la levure fraĂźche est trĂšs compliquĂ©. La levure sĂšche se conserve Ă  tempĂ©rature ambiante, et doit ĂȘtre rĂ©hydratĂ©e avant utilisation dans un peu d’eau ou de lait tiĂšde pendant 15 minutes. Il existe aussi de la levure sĂšche dite instantanĂ©e » qui, quant Ă  elle, ne nĂ©cessite pas de rĂ©hydratation, mais s’incorpore telle quelle dans la prĂ©paration. Levure sĂšche ou levure fraĂźche, que choisir ? Je dirais d’abord que c’est une question de praticitĂ© ! Si on a un cube de levure fraĂźche au frigo, autant l’utiliser. Mais si une envie de pain nous vient, c’est toujours pratique d’avoir son sachet de levure sĂšche. A vous de voir ce que vous prĂ©fĂ©rer utiliser. Normalement, le rĂ©sultat en terme de levĂ©e devrait ĂȘtre le mĂȘme. AprĂšs, pour un avis plus personnel, je vous conseille d’utiliser la levure boulangĂšre fraĂźche. Le goĂ»t est meilleur, moins prononcĂ© qu’avec la levure sĂšche et c’est super simple Ă  utiliser. Parce que non seulement, la levure permet la levĂ©e des pĂątes, mais donne Ă©galement de la saveur attention d’ailleurs Ă  ne pas trop la doser, au risque d’avoir un goĂ»t trop prononcĂ©. Elle permet Ă©galement la coloration des pĂątes. En rĂ©sumĂ©, pour le goĂ»t, prĂ©fĂ©rez la levure fraĂźche, autrement Ă  vous de choisir selon ce qui est le plus pratique pour vous. Sachez cependant, qu’en boulangerie, on privilĂ©gie la levure fraĂźche, la levure sĂšche Ă©tant plus utilisĂ©e dans le milieu industriel. Conversion entre la levure boulangĂšre fraĂźche et sĂšche Voici une question qui revient trĂšs souvent combien faut-il de levure fraĂźche pour remplacer la levure sĂšche ? En fait, c’est tout simple il faut toujours 3 fois plus de levure fraĂźche que de levure sĂšche. Si donc une recette vous indique 7g de levure sĂšche, il faudra utiliser 21g de levure fraĂźche. Comment bien utiliser la levure ? Je disais prĂ©cĂ©demment que le dosage de la levure est important, tant pour la levĂ©e que pour le goĂ»t. Compter environ 10 Ă  20g de levure fraĂźche pour 1kg de farine en Ă©tĂ© et entre 20 et 50g de levure fraĂźche pour 1kg de farine en hiver. Attention Ă  ne pas mettre la levure en contact direct avec le sel ou le sucre avant pĂ©trissage voir paragraphe sur les caractĂ©ristiques de la levure fraĂźche. Les deux sont nĂ©anmoins nĂ©cessaires au bon dĂ©veloppement des levures, donc respecter bien la recette. Enfin, il y a plusieurs autres facteurs qui joue pour une bonne fermentation la tempĂ©rature la tempĂ©rature idĂ©ale de la pĂąte pour une bonne fermentation est d’environ 24°C. La tempĂ©rature ambiante joue Ă©galement pour le temps de levĂ©e plus rapide en Ă©tĂ©, plus long en hiver et privilĂ©giez plutĂŽt des ingrĂ©dients Ă  tempĂ©rature ambiante pour une activation plus rapide de la fermentation. la nature de la farine, de sa force en gluten lĂ  on rentre dans les dĂ©tails l’hygromĂ©trie, qui joue sur la texture de la pĂąte et enfin le temps de pĂ©trissage. Pour tout cela, il est important de trouver de bonnes recettes et de respecter celles-ci, tant pour les ingrĂ©dients que pour le temps de pĂ©trissage ou de pose. Tout cela joue sur le rĂ©sultat. Et la levure chimique alors ? La levure chimique ou poudre Ă  lever, baking powder ne remplace pas la levure boulangĂšre, puisqu’elle ne repose pas sur les mĂȘmes procĂ©dĂ©s. Elle dĂ©gage Ă©galement du CO2 qui permet la levĂ©e des pĂątes mais Ă  l’inverse de la levure biologique ou boulangĂšre, la levure chimique n’est pas vivante, et donc ne fermente pas. La levure chimique, comme l’indique son nom, est composĂ©e de mĂ©lange de substances chimiques qui agissent lors de la cuisson d’une pĂąte et dĂ©gage alors du CO2. C’est au contact d’élĂ©ments humides et de chaleur que ces substances bicarbonate d’ammonium principalement se dĂ©composent et dĂ©gagent du CO2. Pour bien les utiliser, il faut donc mĂ©langer la levure chimique Ă  la farine et non dans les Ă©lĂ©ments liquides, au risque de dĂ©buter le dĂ©gagement de CO2. Il est Ă©galement conseiller de cuire rapidement la pĂąte et de ne pas dĂ©passer la dose prescrite pour Ă©viter un changement de goĂ»t saveur de savon de la pĂąte. Pour rĂ©sumĂ©, la levure chimique s’utilise de maniĂšre diffĂ©rentes et pour des recettes diffĂ©rentes comme les cakes ou petits gĂąteaux. Elle n’est pas vivante et ne remplace en aucun cas la levure boulangĂšre. J’espĂšre que cet article vous a Ă©tĂ© utile ! Maintenant, la levure n’a plus de secret pour vous ! 😉 Jutilise cette sauce surtout pour la mettre dans des crĂȘpes chaudes. Elle est rĂ©alisĂ©e en moins de 15 minutes et se conserve dans un pot Ă  confiture. J’ai ajustĂ© les proportions pour qu’elle ait
TĂ©lĂ©charger l'article TĂ©lĂ©charger l'article Vous ĂȘtes une fille ? Vous aimeriez ĂȘtre belle, fraiche et mignonne ? Quels que soient votre taille, votre morphologie, votre Ăąge et votre couleur de peau, apprenez Ă  impressionner n'importe quel garçon de l'Ă©cole, Ă  ĂȘtre admirĂ©e de tous dĂšs le jour de la rentrĂ©e, Ă  ĂȘtre sublime lors d'une fĂȘte, Ă  vous faire remarquer dans la rue, etc. Vous devrez alors adopter les bonnes habitudes d'hygiĂšne et apprendre Ă  vous coiffer et vous maquiller de la bonne façon. Étapes 1Soyez propre. Prenez une douche ou un bain rĂ©guliĂšrement, mais pas trop souvent. En prenant trop de douches ou de bains, vous assĂšcherez votre peau et vos cheveux et les abimerez. Douchez-vous alors seulement une fois par jour ou une fois tous les deux jours et si vous choisissez de vous doucher chaque jour, ne vous lavez pas les cheveux chaque jour, Ă  moins que cela ne convienne Ă  votre type de cheveux. Si vous utilisez des produits capillaires au quotidien mousse, gel, laque, etc., vous devrez alors rincer vos cheveux tous les jours. Veillez aussi Ă  choisir des produits adaptĂ©s Ă  votre type de peau et qui ne soient pas testĂ©s sur les animaux. 2Coiffez-vous. Si vous avez les cheveux gras, coiffez-les en une queue de cheval haute ou en tresses. Si vous avez les cheveux gras, mais courts, trouvez d'autres coiffures fraiches et mignonnes. 3Utilisez du shampoing sec. N'oubliez pas de brosser vos cheveux pour les dĂ©barrasser de l'excĂ©dent de produit. Aussi, si vous utilisez des outils chauffants, utilisez-les avec parcimonie et appliquez un protecteur de chaleur pour ne pas abimer vos cheveux. Apprenez Ă  rĂ©aliser quelques coiffures simples pour les jours oĂč vous vous rĂ©veillez en retard, enfilez un joli bandeau ou utilisez une barrette Ă  strasses pour fixer vos cheveux en arriĂšre aprĂšs les avoir coiffĂ©s. 4 Soignez votre acnĂ©. Certaines filles chanceuses n'ont pas Ă  s'inquiĂ©ter de leur peau, mais pour le reste d'entre nous, il est important de se laver le visage une ou deux fois par jour. Pensez aussi Ă  appliquer une crĂšme pour le visage. Essayez diffĂ©rentes marques de produits antiacnĂ©iques, jusqu'Ă  en trouver un qui convienne Ă  votre peau. Si vous ne trouvez pas le produit miracle, demandez Ă  vos parents de vous emmener chez le dermatologue afin de vous faire prescrire un mĂ©dicament. Veillez Ă  ne pas appliquer de produit acnĂ©ique prĂšs de vos yeux ou sur une plaie ou une piqure d'insecte. 5Ne vous maquillez pas trop. Essayez de ne pas appliquer trop de maquillage fond de teint, anticernes, blush, car ces produits sont mauvais pour la peau. Si vous appliquez une poudre pour fixer votre fond de teint, veillez Ă  avoir la main lĂ©gĂšre, afin de ne pas faire de paquet et que le rĂ©sultat reste naturel. Vous pourrez Ă©galement appliquer un illuminateur, en stick ou en tube, pour apporter de la lumiĂšre Ă  votre peau. Pour Ă©viter un maquillage trop chargĂ©, choisissez un fond de teint trĂšs lĂ©ger ou une crĂšme teintĂ©e. Pour les yeux, choisissez une ombre Ă  paupiĂšres subtile, comme le blanc, le crĂšme ou le beige. Si vous recherchez un rĂ©sultat plus osĂ©, choisissez une ombre rose ou de votre couleur prĂ©fĂ©rĂ©e. Pour illuminer ou agrandir vos yeux, appliquez un eye-liner blanc ou crĂšme le long de votre paupiĂšre infĂ©rieure. Pour un maquillage plus simple, contentez-vous de recourber vos cils et appliquez un mascara sombre. Vous pourriez Ă©galement appliquer une ombre Ă  paupiĂšres blanche au coin interne de vos yeux, pour illuminer et rĂ©veiller votre regard. Appliquez ensuite un rouge Ă  lĂšvres ou un gloss de couleur pĂąle ou nude. 6Choisissez une jolie tenue confortable. Un top aĂ©rien et un jean skinny feront une tenue Ă  la fois Ă©lĂ©gante et confortable. Vous pourrez aussi agrĂ©menter le tout de ballerines ou de bottines. Les vĂȘtements font plus d'impression sur les gens que vous ne pourriez le penser. Par ailleurs, les hauts courts allongeront votre silhouette. 7Choisissez les bons accessoires. MĂȘme une simple petite bague pourra faire scintiller votre tenue ! Veillez cependant Ă  ne pas en faire trop avec les accessoires ou votre look serait vulgaire et ce n'est pas le rĂ©sultat recherchĂ©. Une bague ou un petit collier apporteront une touche d'Ă©lĂ©gance. Vous pourriez sinon porter une jolie Ă©charpe. 8Sachez que c'est votre personnalitĂ© qui compte le plus. Bien sĂ»r, vous pourriez ĂȘtre la plus fraiche, la plus belle et la plus mignonne des filles du monde, mais votre personnalitĂ© est plus importante que tout cela. N'essayez jamais d'ĂȘtre quelqu'un que vous n'ĂȘtes pas. Soyez vous-mĂȘme et soyez gentille. 9Prenez soin de vos dents. Vous allez devoir sourire beaucoup et personne n'aura envie de voir une rangĂ©e de dents sales. Arborez alors des dents blanches et brillantes comme des perles. Brossez-vous les dents au moins deux fois par jour et utilisez un dentifrice adaptĂ© Ă  vos dents. Les bandes blanchissantes peuvent abimer les dents et ĂȘtre dĂ©sagrĂ©ables Ă  appliquer. Ne les utilisez que si cela est nĂ©cessaire. Faites soigner vos caries, vos dents de travers et vos aphtes. 10N'Ă©coutez pas les commentaires dĂ©sobligeants ou les insultes des autres. Avez-vous dĂ©jĂ  fait beaucoup d'efforts pour assembler la tenue la plus adorable de tous les temps et vous ĂȘtre vue dire par quelqu'un qu'elle Ă©tait moche ou nulle ? Cela nous est arrivĂ© Ă  tous. Ignorez ce genre de commentaire et ne laissez pas les jaloux tourner votre sourire en moue boudeuse. 11Soyez intelligente. EspĂ©rons que cela aille sans dire vous pourrez tout Ă  fait ĂȘtre intelligente et belle Ă  la fois. Tirez parti de vos talents, riez de vos Ă©checs et faites toujours de votre mieux. Personne n'est parfait. 12Soyez toujours vous-mĂȘme aimable, douce. N'essayez pas de dire des choses stupides, car les gens se moqueront de vous. PublicitĂ© Conseils Restez modeste, ne vous vantez pas et ne vous plaignez pas. Soyez propre et pure. Avoir une bonne rĂ©putation amĂšnera non seulement les gens Ă  vous aimer davantage, mais cela aura aussi pour effet de booster votre confiance en vous et votre façon de traiter les autres. Si vous n'ĂȘtes pas bien dans votre corps, souvenez-vous que personne ne l'est rĂ©ellement. Si vous vous trouvez un petit peu trop grosse, essayez d'avoir une alimentation plus saine et de marcher 1 ou 2 km par jour. Marcher permet de bruler des calories et vous aidera, si vous le souhaitez, Ă  vous mettre Ă  la course Ă  pied. Utilisez un savon qui sent bon, un dĂ©sinfectant pour les mains parfumĂ© ou un parfum. Sentir bon vous aidera Ă  avoir confiance en vous et Ă  vous sentir plus jolie. N'oubliez cependant pas que vous ĂȘtes belle, fraiche, mignonne et trĂšs sexy juste comme vous ĂȘtes ! Essayez d'ĂȘtre aussi intelligente que vous le pouvez, sans pour autant devenir une je-sais-tout. Cela vous sera utile sur le long terme et vous aidera Ă  renvoyer une image positive. Faites des compliments aux autres, afin qu'eux aussi se sentent bien dans leur peau. Soyez gentille, mais ne soyez pas snob et ne prĂ©tendez pas ĂȘtre parfaite. N'essayez jamais d'ĂȘtre quelqu'un que vous n'ĂȘtes pas. Évitez de vous ronger les ongles. Soyez modeste. Ne prenez pas les insultes au sĂ©rieux. La personne est juste jalouse. Aimez-vous et aimez votre corps. PublicitĂ© À propos de ce wikiHow Cette page a Ă©tĂ© consultĂ©e 22 943 fois. Cet article vous a-t-il Ă©tĂ© utile ?
ChooMec - Elle est trop fraĂźcheMontage :zEagleproduction IClaude passait devant l’HĂŽtel-de-Ville, et deux heures du matin sonnaient Ă  l’horloge, quand l’orage Ă©clata. Il s’était oubliĂ© Ă  rĂŽder dans les Halles, par cette nuit brĂ»lante de juillet, en artiste flĂąneur, amoureux du Paris nocturne. Brusquement, les gouttes tombĂšrent si larges, si drues, qu’il prit sa course, galopa dĂ©gingandĂ©, Ă©perdu, le long du quai de la GrĂšve. Mais, au pont Louis-Philippe, une colĂšre de son essoufflement l’arrĂȘta il trouvait imbĂ©cile cette peur de l’eau ; et, dans les tĂ©nĂšbres Ă©paisses, sous le cinglement de l’averse qui noyait les becs de gaz, il traversa lentement le pont, les mains ballantes. Du reste, Claude n’avait plus que quelques pas Ă  faire. Comme il tournait sur le quai de Bourbon, dans l’üle Saint-Louis, un vif Ă©clair illumina la ligne droite et plate des vieux hĂŽtels rangĂ©s devant la Seine, au bord de l’étroite chaussĂ©e. La rĂ©verbĂ©ration alluma les vitres des hautes fenĂȘtres sans persiennes, on vit le grand air triste des antiques façades, avec des dĂ©tails trĂšs nets, un balcon de pierre, une rampe de terrasse, la guirlande sculptĂ©e d’un fronton. C’était lĂ  que le peintre avait son atelier, dans les combles de l’ancien hĂŽtel du Martoy, Ă  l’angle de la rue de la Femme-sans-TĂȘte. Le quai entrevu Ă©tait aussitĂŽt retombĂ© aux tĂ©nĂšbres, et un formidable coup de tonnerre avait Ă©branlĂ© le quartier endormi. ArrivĂ© devant sa porte, une vieille porte ronde et basse, bardĂ©e de fer, Claude, aveuglĂ© par la pluie, tĂątonna pour tirer le bouton de la sonnette ; et sa surprise fut extrĂȘme, il eut un tressaillement en rencontrant dans l’encoignure, collĂ© contre le bois, un corps vivant. Puis, Ă  la brusque lueur d’un second Ă©clair, il aperçut une grande jeune fille, vĂȘtue de noir, et dĂ©jĂ  trempĂ©e, qui grelottait de peur. Lorsque le coup de tonnerre les eut secouĂ©s tous les deux, il s’écria — Ah bien ! si je m’attendais
 Qui ĂȘtes-vous ? que voulez-vous ? Il ne la voyait plus, il l’entendait seulement sangloter et bĂ©gayer — Oh ! monsieur, ne me faites pas du mal
 C’est le cocher que j’ai pris Ă  la gare, et qui m’a abandonnĂ©e prĂšs de cette porte, en me brutalisant
 Oui, un train a dĂ©raillĂ©, du cĂŽtĂ© de Nevers. Nous avons eu quatre heures de retard, je n’ai plus trouvĂ© la personne qui devait m’attendre
 Mon Dieu ! c’est la premiĂšre fois que je viens Ă  Paris, monsieur, je ne sais pas oĂč je suis
 Un Ă©clair Ă©blouissant lui coupa la parole ; et ses yeux dilatĂ©s parcoururent avec effarement ce coin de ville inconnue, l’apparition violĂątre d’une citĂ© fantastique. La pluie avait cessĂ©. De l’autre cĂŽtĂ© de la Seine, le quai des Ormes alignait ses petites maisons grises, bariolĂ©es en bas par les boiseries des boutiques, dĂ©coupant en haut leurs toitures inĂ©gales ; tandis que l’horizon Ă©largi s’éclairait, Ă  gauche, jusqu’aux ardoises bleues des combles de l’HĂŽtel-de-Ville, Ă  droite jusqu’à la coupole plombĂ©e de Saint-Paul. Mais ce qui la suffoquait surtout, c’était l’encaissement de la riviĂšre, la fosse profonde oĂč la Seine coulait Ă  cet endroit, noirĂątre, des lourdes piles du pont Marie aux arches lĂ©gĂšres du nouveau pont Louis-Philippe. D’étranges masses peuplaient l’eau, une flottille dormante de canots et d’yoles, un bateau-lavoir et une dragueuse, amarrĂ©s au quai ; puis, lĂ -bas, contre l’autre berge, des pĂ©niches pleines de charbon, des chalands chargĂ©s de meuliĂšre, dominĂ©s par le bras gigantesque d’une grue de fonte. Tout disparut. — Bon ! une farceuse, pensa Claude, quelque gueuse flanquĂ©e Ă  la rue et qui cherche un homme. Il avait la mĂ©fiance de la femme cette histoire d’accident, de train en retard, de cocher brutal, lui paraissait une invention ridicule. La jeune fille, au coup de tonnerre, s’était renfoncĂ©e dans le coin de la porte, terrifiĂ©e. — Vous ne pouvez pourtant pas coucher lĂ , reprit-il tout haut. Elle pleurait plus fort, elle balbutia — Monsieur, je vous en prie, conduisez-moi Ă  Passy
 C’est Ă  Passy que je vais. Il haussa les Ă©paules le prenait-elle pour un sot ? Machinalement, il s’était tournĂ© vers le quai des CĂ©lestins, oĂč se trouvait une station de fiacres. Pas une lueur de lanterne ne luisait. — À Passy, ma chĂšre, pourquoi pas Versailles ?
 OĂč diable voulez-vous qu’on pĂȘche une voiture, Ă  cette heure, et par un temps pareil ? Mais elle jeta un cri, un nouvel Ă©clair l’avait aveuglĂ©e ; et, cette fois, elle venait de revoir la ville tragique dans un Ă©claboussement de sang. C’était une trouĂ©e immense, les deux bouts de la riviĂšre s’enfonçant Ă  perte de vue, au milieu des braises rouges d’un incendie. Les plus minces dĂ©tails apparurent, on distingua les petites persiennes fermĂ©es du quai des Ormes, les deux fentes des rues de la Masure et du Paon-Blanc, coupant la ligne des façades ; prĂšs du pont Marie, on aurait comptĂ© les feuilles des grands platanes, qui mettent lĂ  un bouquet de superbe verdure ; tandis que, de l’autre cĂŽtĂ©, sous le pont Louis-Philippe, au Mail, les toues alignĂ©es sur quatre rangs avaient flambĂ©, avec les tas de pommes jaunes dont elles craquaient. Et l’on vit encore les remous de l’eau, la cheminĂ©e haute du bateau-lavoir, la chaĂźne immobile de la dragueuse, des tas de sable sur le port, en face, une complication extraordinaire de choses, tout un monde emplissant l’énorme coulĂ©e, la fosse creusĂ©e d’un horizon Ă  l’autre. Le ciel s’éteignit, le flot ne roula plus que des tĂ©nĂšbres, dans le fracas de la foudre. — Oh ! mon Dieu ! c’est fini
 Oh ! mon Dieu ! que vais-je devenir ? La pluie, maintenant, recommençait, si raide, poussĂ©e par un tel vent, qu’elle balayait le quai, avec une violence d’écluse lĂąchĂ©e. — Allons, laissez-moi rentrer, dit Claude, ce n’est pas tenable. Tous deux se trempaient. À la clartĂ© vague du bec de gaz scellĂ© au coin de la rue de la Femme-sans-TĂȘte, il la voyait ruisseler, la robe collĂ©e Ă  la peau, dans le dĂ©luge qui battait la porte. Une pitiĂ© l’envahit il avait bien, un soir d’orage, ramassĂ© un chien sur un trottoir ! Mais cela le fĂąchait de s’attendrir, jamais il n’introduisait de fille chez lui, il les traitait toutes en garçon qui les ignorait, d’une timiditĂ© souffrante qu’il cachait sous une fanfaronnade de brutalitĂ© ; et celle-ci, vraiment, le jugeait trop bĂȘte, de le raccrocher de la sorte, avec son aventure de vaudeville. Pourtant, il finit par dire — En voilĂ  assez, montons
 Vous coucherez chez moi. Elle s’effara davantage, elle se dĂ©battait. — Chez vous, oh ! mon Dieu ! Non, non, c’est impossible
 Je vous en prie, monsieur, conduisez-moi Ă  Passy, je vous en prie Ă  mains jointes. Alors, il s’emporta. Pourquoi ces maniĂšres, puisqu’il la recueillait ? DĂ©jĂ , deux fois, il avait tirĂ© la sonnette. Enfin, la porte cĂ©da, et il poussa l’inconnue. — Non, non, monsieur, je vous dis que non
 Mais un Ă©clair l’éblouit, encore, et quand le tonnerre gronda, elle entra d’un bond, Ă©perdue. La lourde porte s’était refermĂ©e, elle se trouvait sous un vaste porche, dans une obscuritĂ© complĂšte. — Madame Joseph, c’est moi ! cria Claude Ă  la concierge. Et, Ă  voix basse, il ajouta — Donnez-moi la main, nous avons la cour Ă  traverser. Elle lui donna la main, elle ne rĂ©sistait plus, Ă©tourdie, anĂ©antie. De nouveau, ils passĂšrent sous la pluie diluvienne, courant cĂŽte Ă  cĂŽte, violemment. C’était une cour seigneuriale, Ă©norme, avec des arcades de pierre, confuses dans l’ombre. Puis, ils abordĂšrent Ă  un vestibule, Ă©tranglĂ©, sans porte ; et il lui lĂącha la main, elle l’entendit frotter des allumettes en jurant. Toutes Ă©taient mouillĂ©es, il fallut monter Ă  tĂątons. — Prenez la rampe, et mĂ©fiez-vous, les marches sont hautes. L’escalier, trĂšs Ă©troit, un ancien escalier de service, avait trois Ă©tages dĂ©mesurĂ©s, qu’elle gravit en butant, les jambes cassĂ©es et maladroites. Ensuite, il la prĂ©vint qu’ils devaient suivre un long corridor ; et elle s’y engagea derriĂšre lui, les deux mains filant contre les murs, allant sans fin dans ce couloir, qui revenait vers la façade, sur le quai. Puis, ce fut de nouveau un escalier, mais dans le comble celui-lĂ , un Ă©tage de marches en bois qui craquaient, sans rampe, branlantes et raides comme les planches mal dĂ©grossies d’une Ă©chelle de meunier. En haut, le palier Ă©tait si petit, qu’elle se heurta dans le jeune homme, en train de chercher sa clef. Il ouvrit enfin. — N’entrez pas, attendez. Autrement, vous vous cogneriez encore. Et elle ne bougea plus. Elle soufflait, le cƓur battant, les oreilles bourdonnant, achevĂ©e par cette montĂ©e dans le noir. Il lui semblait qu’elle montait depuis des heures, au milieu d’un tel dĂ©dale, parmi une telle complication d’étages et de dĂ©tours, que jamais elle ne redescendrait. Dans l’atelier, de gros pas marchaient, des mains frĂŽlaient, il y eut une dĂ©gringolade de choses, accompagnĂ©e d’une sourde exclamation. La porte s’éclaira. — Entrez donc, ça y est. Elle entra, regarda sans voir. L’unique bougie pĂąlissait dans ce grenier, haut de cinq mĂštres, empli d’une confusion d’objets, dont les grandes ombres se dĂ©coupaient bizarrement contre les murs peints en gris. Elle ne reconnut rien, elle leva les yeux vers la baie vitrĂ©e, sur laquelle la pluie battait avec un roulement assourdissant de tambour. Mais, juste Ă  ce moment, un Ă©clair embrasa le ciel, et le coup de tonnerre suivit de si prĂšs, que la toiture sembla se fendre. Muette, toute blanche, elle se laissa tomber sur une chaise. — Bigre ! murmura Claude, un peu pĂąle lui aussi, en voilĂ  un qui n’a pas tapĂ© loin
 Il Ă©tait temps, on est mieux ici que dans la rue, hein ? Et il retourna vers la porte qu’il ferma bruyamment, Ă  double tour, pendant qu’elle le regardait faire, de son air stupĂ©fiĂ©. — LĂ  ! nous sommes chez nous. D’ailleurs, c’était la fin, il n’y eut plus que des coups Ă©loignĂ©s, bientĂŽt le dĂ©luge cessa. Lui, qu’une gĂȘne gagnait Ă  prĂ©sent, l’avait examinĂ©e d’un regard oblique. Elle ne devait pas ĂȘtre trop mal, et jeune Ă  coup sĂ»r, vingt ans au plus. Cela achevait de le mettre en mĂ©fiance, malgrĂ© un doute inconscient qui le prenait, une sensation vague qu’elle ne mentait peut-ĂȘtre pas absolument. En tout cas, elle avait beau ĂȘtre maligne, elle se trompait, si elle croyait le tenir. Il exagĂ©ra son allure bourrue, il dit d’une grosse voix — Hein ? couchons-nous, ça nous sĂ©chera. Une angoisse la fit se lever. Elle aussi l’examinait, sans le regarder en face, et ce garçon maigre, aux articulations noueuses, Ă  la forte tĂȘte barbue, redoublait sa peur, comme s’il Ă©tait sorti d’un conte de brigands, avec son chapeau de feutre noir et son vieux paletot marron, verdi par les pluies. Elle murmura — Merci, je suis bien, je dormirai habillĂ©e. — Comment, habillĂ©e, avec ces vĂȘtements qui ruissellent !
 Ne faites donc pas la bĂȘte, dĂ©shabillez-vous tout de suite. Et il bousculait des chaises, il Ă©cartait un paravent Ă  moitiĂ© crevĂ©. DerriĂšre, elle aperçut une table de toilette et un tout petit lit de fer, dont il se mit Ă  enlever le couvre-pieds. — Non, non, monsieur, ce n’est pas la peine, je vous jure que je resterai lĂ . Du coup, il entra en colĂšre, gesticulant, tapant des poings. — À la fin, allez-vous me ficher la paix ! Puisque je vous donne mon lit, qu’avez-vous Ă  vous plaindre ?
 Et ne faites pas l’effarouchĂ©e, c’est inutile. Moi, je coucherai sur le divan. Il Ă©tait revenu sur elle, d’un air de menace. Saisie, croyant qu’il voulait la battre, elle ĂŽta son chapeau en tremblant. Par terre, ses jupes s’égouttaient. Lui, continuait de grogner. Pourtant, un scrupule parut le prendre ; et il lĂącha enfin, comme une concession — Vous savez, si je vous rĂ©pugne, je veux bien changer les draps. DĂ©jĂ , il les arrachait, il les lançait sur le divan, Ă  l’autre bout de l’atelier. Puis, il en tira une paire d’une armoire, et il refit lui-mĂȘme le lit, avec une adresse de garçon habituĂ© Ă  cette besogne. D’une main soigneuse, il bordait la couverture du cĂŽtĂ© de la muraille, il tapait l’oreiller, ouvrait les draps. — Vous y ĂȘtes, au dodo, maintenant ! Et, comme elle ne disait rien, toujours immobile, promenant ses doigts Ă©garĂ©s sur son corsage, sans se dĂ©cider Ă  le dĂ©boutonner, il l’enferma derriĂšre le paravent. Mon Dieu ! que de pudeur ! Vivement, il se coucha lui-mĂȘme les draps Ă©talĂ©s sur le divan, ses vĂȘtements pendus Ă  un vieux chevalet, et lui tout de suite allongĂ© sur le dos. Mais, au moment de souffler la bougie, il songea qu’elle ne verrait plus clair, il attendit. D’abord, il ne l’avait pas entendue remuer sans doute elle Ă©tait demeurĂ©e toute droite Ă  la mĂȘme place, contre le lit de fer. Puis, Ă  prĂ©sent, il saisissait un petit bruit d’étoffe, des mouvements lents et Ă©touffĂ©s, comme si elle s’y Ă©tait reprise Ă  dix fois, Ă©coutant elle aussi, dans l’inquiĂ©tude de cette lumiĂšre qui ne s’éteignait pas. Enfin, aprĂšs de longues minutes, le sommier cria faiblement, il se fit un grand silence. — Êtes-vous bien, mademoiselle ? demanda Claude d’une voix trĂšs adoucie. Elle rĂ©pondit d’un souffle Ă  peine distinct, encore chevrotant d’émotion. — Oui, monsieur, trĂšs bien. — Alors, bonsoir. — Bonsoir. Il souffla la lumiĂšre, le silence retomba, plus profond. MalgrĂ© sa lassitude, ses paupiĂšres bientĂŽt se rouvrirent, une insomnie le laissa les yeux en l’air, sur la baie vitrĂ©e. Le ciel Ă©tait redevenu trĂšs pur, il voyait les Ă©toiles Ă©tinceler, dans l’ardente nuit de juillet ; et, malgrĂ© l’orage, la chaleur restait si forte, qu’il brĂ»lait, les bras nus, hors du drap. Cette fille l’occupait, un sourd dĂ©bat bourdonnait en lui, le mĂ©pris qu’il Ă©tait heureux d’afficher, la crainte d’encombrer son existence, s’il cĂ©dait, la peur de paraĂźtre ridicule, en ne profitant pas de l’occasion ; mais le mĂ©pris finissait par l’emporter, il se jugeait trĂšs fort, il imaginait un roman contre sa tranquillitĂ©, ricanant d’avoir dĂ©jouĂ© la tentation. Il Ă©touffa davantage et sortit ses jambes, pendant que, la tĂȘte lourde, dans l’hallucination du demi-sommeil, il suivait, au fond du braisillement des Ă©toiles, des nuditĂ©s amoureuses de femmes, toute la chair vivante de la femme, qu’il adorait. Puis, ses idĂ©es se brouillĂšrent davantage. Que faisait-elle ? Longtemps, il l’avait crue endormie, car elle ne soufflait mĂȘme pas ; et, maintenant, il l’entendait se retourner, comme lui, avec d’infinies prĂ©cautions, qui la suffoquaient. Dans son peu de pratique des femmes, il tĂąchait de raisonner l’histoire qu’elle lui avait contĂ©e, frappĂ© Ă  cette heure de petits dĂ©tails, devenu perplexe ; mais toute sa logique fuyait, Ă  quoi bon se casser le crĂąne inutilement ? Qu’elle eĂ»t dit la vĂ©ritĂ© ou qu’elle eĂ»t menti, pour ce qu’il voulait faire d’elle, il s’en moquait ! Le lendemain, elle reprendrait la porte bonjour, bonsoir, et ce serait fini, on ne se reverrait jamais plus. Au jour seulement, comme les Ă©toiles pĂąlissaient, il parvint Ă  s’endormir. DerriĂšre le paravent, elle, malgrĂ© la fatigue Ă©crasante du voyage, continuait Ă  s’agiter, tourmentĂ©e par la lourdeur de l’air, sous le zinc chauffĂ© du toit ; et elle se gĂȘnait moins, elle eut une brusque secousse d’impatience nerveuse, un soupir irritĂ© de vierge, dans le malaise de cet homme, qui dormait lĂ , prĂšs d’elle. Le matin, Claude, en ouvrant les yeux, battit des paupiĂšres. Il Ă©tait trĂšs tard, une large nappe de soleil tombait de la baie vitrĂ©e. C’était une de ses thĂ©ories, que les jeunes peintres du plein air devaient louer les ateliers dont ne voulaient pas les peintres acadĂ©miques, ceux que le soleil visitait de la flamme vivante de ses rayons. Mais un premier ahurissement l’avait fait s’asseoir, les jambes nues. Pourquoi diable se trouvait-il couchĂ© sur son divan ? et il promenait ses yeux, encore troubles de sommeil, quand il aperçut, Ă  moitiĂ© cachĂ© par le paravent, un paquet de jupes. Ah ! oui, cette fille, il se souvenait ! Il prĂȘta l’oreille, il entendit une respiration longue et rĂ©guliĂšre, d’un bien-ĂȘtre d’enfant. Bon ! elle dormait toujours, et si calme, que ce serait dommage de la rĂ©veiller. Il restait Ă©tourdi, il se grattait les jambes, ennuyĂ© de cette aventure dans laquelle il retombait, et qui allait lui gĂąter sa matinĂ©e de travail. Son cƓur tendre l’indignait, le mieux Ă©tait de la secouer, pour qu’elle filĂąt tout de suite. Cependant, il passa un pantalon doucement, chaussa des pantoufles, marcha sur la pointe des pieds. Le coucou sonna neuf heures, et Claude eut un geste inquiet. Rien n’avait bougĂ©, le petit souffle continua. Alors, il pensa que le mieux Ă©tait de se remettre Ă  son grand tableau il ferait son dĂ©jeuner plus tard, quand il pourrait remuer. Mais il ne se dĂ©cidait point. Lui qui vivait lĂ , dans un dĂ©sordre abominable, Ă©tait gĂȘnĂ© par le paquet des jupes, glissĂ©es Ă  terre. De l’eau avait coulĂ©, les vĂȘtements Ă©taient trempĂ©s encore. Et, tout en Ă©touffant des grognements, il finit par les ramasser, un Ă  un, et par les Ă©tendre sur des chaises, au grand soleil. S’il Ă©tait permis de tout jeter ainsi Ă  la dĂ©bandade ! Jamais ça ne serait sec, jamais elle ne s’en irait ! Il tournait et retournait maladroitement ces chiffons de femme, s’embarrassait dans le corsage de laine noire, cherchait Ă  quatre pattes les bas, tombĂ©s derriĂšre une vieille toile. C’étaient des bas de fil d’Écosse, d’un gris cendrĂ©, longs et fins, qu’il examina, avant de les pendre. Le bord de la robe les avait mouillĂ©s, eux aussi ; et il les Ă©tira, il les passa entre ses mains chaudes, pour la renvoyer plus vite. Depuis qu’il Ă©tait debout, Claude avait envie d’écarter le paravent et de voir. Cette curiositĂ©, qu’il jugeait bĂȘte, redoublait sa mauvaise humeur. Enfin, avec son haussement d’épaules habituel, il empoignait ses brosses, lorsqu’il y eut des mots balbutiĂ©s, au milieu d’un grand froissement de linges ; et l’haleine douce reprit, et il cĂ©da cette fois, lĂąchant les pinceaux, passant la tĂȘte. Mais ce qu’il aperçut l’immobilisa, grave, extasiĂ©, murmurant — Ah ! fichtre !
 ah ! fichtre !
 La jeune fille, dans la chaleur de serre qui tombait des vitres, venait de rejeter le drap ; et, anĂ©antie sous l’accablement des nuits sans sommeil, elle dormait, baignĂ©e de lumiĂšre, si inconsciente, que pas une onde ne passait sur sa nuditĂ© pure. Pendant sa fiĂšvre d’insomnie, les boutons des Ă©paulettes de sa chemise avaient dĂ» se dĂ©tacher, toute la manche gauche glissait, dĂ©couvrant la gorge. C’était une chair dorĂ©e, d’une finesse de soie, le printemps de la chair, deux petits seins rigides, gonflĂ©s de sĂšve, oĂč pointaient deux roses pĂąles. Elle avait passĂ© le bras droit sous sa nuque, sa tĂȘte ensommeillĂ©e se renversait, sa poitrine confiante s’offrait, dans une adorable ligne d’abandon ; tandis que ses cheveux noirs, dĂ©nouĂ©s, la vĂȘtaient encore d’un manteau sombre. — Ah ! fichtre ! elle est bigrement bien ! C’était ça, tout Ă  fait ça, la figure qu’il avait inutilement cherchĂ©e pour son tableau, et presque dans la pose. Un peu mince, un peu grĂȘle d’enfance, mais si souple, d’une jeunesse si fraĂźche ! Et, avec ça, des seins dĂ©jĂ  mĂ»rs. OĂč diable la cachait-elle, la veille, cette gorge-lĂ , qu’il ne l’avait pas devinĂ©e ? Une vraie trouvaille ! LĂ©gĂšrement, Claude courut prendre sa boĂźte de pastel et une grande feuille de papier. Puis, accroupi au bord d’une chaise basse, il posa sur ses genoux un carton, il se mit Ă  dessiner, d’un air profondĂ©ment heureux. Tout son trouble, sa curiositĂ© charnelle, son dĂ©sir combattu aboutissaient Ă  cet Ă©merveillement d’artiste, Ă  cet enthousiasme pour les beaux tons et les muscles bien emmanchĂ©s. DĂ©jĂ , il avait oubliĂ© la jeune fille, il Ă©tait dans le ravissement de la neige des seins, Ă©clairant l’ambre dĂ©licat des Ă©paules. Une modestie inquiĂšte le rapetissait devant la nature, il serrait les coudes, il redevenait un petit garçon, trĂšs sage, attentif et respectueux. Cela dura prĂšs d’un quart d’heure, il s’arrĂȘtait parfois, clignait les jeux. Mais il avait peur qu’elle ne bougeĂąt, il se remettait vite Ă  la besogne, en retenant sa respiration, par crainte de l’éveiller. Cependant, de vagues raisonnements recommençaient Ă  bourdonner en lui, dans son application au travail. Qui pouvait-elle ĂȘtre ? À coup sĂ»r, pas une gueuse, comme il l’avait pensĂ©, car elle Ă©tait trop fraĂźche. Mais pourquoi lui avait-elle contĂ© une histoire si peu croyable ? Et il imaginait d’autres histoires une dĂ©butante tombĂ©e Ă  Paris avec un amant, qui l’avait lĂąchĂ©e ; ou bien une petite bourgeoise dĂ©bauchĂ©e par une amie, n’osait rentrer chez ses parents ; ou encore un drame plus compliquĂ©, des perversions ingĂ©nues et extraordinaires, des choses effroyables qu’il ne saurait jamais. Ces hypothĂšses augmentaient son incertitude, il passa Ă  l’ébauche du visage, en l’étudiant avec soin. Le haut Ă©tait d’une grande bontĂ©, d’une grande douceur, le front limpide, uni comme un clair miroir, le nez petit, aux fines ailes nerveuses ; et l’on sentait le sourire des yeux sous les paupiĂšres, un sourire qui devait illuminer toute la face. Seulement, le bas gĂątait ce rayonnement de tendresse, la mĂąchoire avançait, les lĂšvres trop fortes saignaient, montrant des dents solides et blanches. C’était comme un coup de passion, la pubertĂ© grondante et qui s’ignorait, dans ces traits noyĂ©s, d’une dĂ©licatesse enfantine. Brusquement, un frisson courut, pareil Ă  une moire sur le satin de sa peau. Peut-ĂȘtre avait-elle senti enfin ce regard d’homme qui la fouillait. Elle ouvrit les paupiĂšres toutes grandes, elle poussa un cri. — Ah ! mon Dieu ! Et une stupeur la paralysa, ce lieu inconnu, ce garçon en manches de chemise, accroupi devant elle, la mangeant des yeux. Puis, dans un Ă©lan Ă©perdu, elle ramena la couverture, elle l’écrasa de ses deux bras sur sa gorge, le sang fouettĂ© d’une telle angoisse pudique, que la rougeur ardente de ses joues coula jusqu’à la pointe de ses seins, en un flot rose. — Eh bien, quoi donc ? cria Claude, mĂ©content, le crayon en l’air, que vous prend-il ? Elle ne parlait plus, elle ne bougeait plus, le drap serrĂ© au cou, pelotonnĂ©e, repliĂ©e sur elle-mĂȘme, bossuant Ă  peine le lit. — Je ne vous mangerai pas peut-ĂȘtre
 Voyons, soyez gentille, remettez-vous comme vous Ă©tiez. Un nouveau flot de sang lui rougit les oreilles. Elle finit par bĂ©gayer. — Oh ! non, oh ! non, monsieur. Mais lui se fĂąchait peu Ă  peu, dans une de ces brusques poussĂ©es de colĂšre dont il Ă©tait coutumier. Cette obstination lui semblait stupide. — Dites, qu’est-ce que ça peut vous faire ? En voilĂ  un grand malheur, si je sais comment vous ĂȘtes bĂątie !
 J’en ai vu d’autres. Alors, elle sanglota, et il s’emporta tout Ă  fait, dĂ©sespĂ©rĂ© devant son dessin, jetĂ© hors de lui par la pensĂ©e qu’il ne l’achĂšverait pas, que la pruderie de cette fille l’empĂȘcherait d’avoir une bonne Ă©tude pour son tableau. — Vous ne voulez pas, hein ? mais c’est imbĂ©cile ! Pour qui me prenez-vous ?
 Est-ce que je vous ai touchĂ©e, dites ? Si j’avais songĂ© Ă  des bĂȘtises, j’aurais eu l’occasion belle, cette nuit
 Ah ! ce que je m’en moque, ma chĂšre ! Vous pouvez bien tout montrer
 Et puis, Ă©coutez, ce n’est pas trĂšs gentil de me refuser ce service, car enfin je vous ai ramassĂ©e, vous avez couchĂ© dans mon lit. Elle pleurait plus fort, la tĂȘte cachĂ©e au fond de l’oreiller. — Je vous jure que j’en ai besoin, autrement je ne vous tourmenterais pas. Tant de larmes le surprenaient, une honte lui venait de sa rudesse ; et il se tut, embarrassĂ©, il la laissa se calmer un peu ; ensuite, il recommença, d’une voix trĂšs douce — Voyons, puisque ça vous contrarie, n’en parlons plus
 Seulement, si vous saviez ! J’ai lĂ  une figure de mon tableau qui n’avance pas du tout, et vous Ă©tiez si bien dans la note ! Moi, quand il s’agit de cette sacrĂ©e peinture, j’égorgerais pĂšre et mĂšre. N’est-ce pas ? vous m’excusez
 Et, tenez ! si vous Ă©tiez aimable, vous me donneriez encore quelques minutes. Non, non, restez donc tranquille ! pas le torse, je ne demande pas le torse ! La tĂȘte, rien que la tĂȘte ! Si je pouvais finir la tĂȘte, au moins !
 De grĂące, soyez aimable, remettez votre bras comme il Ă©tait, et je vous en serai reconnaissant, voyez-vous, oh ! reconnaissant toute ma vie ! À cette heure, il suppliait, il agitait pitoyablement son crayon, dans l’émotion de son gros dĂ©sir d’artiste. Du reste, il n’avait pas bougĂ©, toujours accroupi sur la chaise basse, loin d’elle. Alors, elle se risqua, dĂ©couvrit son visage apaisĂ©. Que pouvait-elle faire ? Elle Ă©tait Ă  sa merci, et il avait l’air si malheureux ! Pourtant elle eut une hĂ©sitation, une derniĂšre gĂȘne. Et, lentement, sans dire un mot, elle sortit son bras nu, elle le glissa de nouveau sous sa tĂȘte, en ayant bien soin de tenir, de son autre main, restĂ©e cachĂ©e, la couverture tamponnĂ©e autour de son cou. — Ah ! que vous ĂȘtes bonne !
 Je vais me dĂ©pĂȘcher, vous serez libre tout de suite. Il s’était courbĂ© sur son dessin, il ne lui jetait plus que ces clairs regards du peintre, pour qui la femme a disparu, et qui ne voit que le modĂšle. D’abord, elle Ă©tait redevenue rose, la sensation de son bras nu, de ce peu d’elle-mĂȘme qu’elle aurait montrĂ© ingĂ©nument dans un bal, l’emplissait lĂ  de confusion. Puis, ce garçon lui parut si raisonnable, qu’elle se tranquillisa, les joues refroidies, la bouche dĂ©tendue en un vague sourire de confiance. Et, entre ses paupiĂšres mi-closes, elle l’étudiait Ă  son tour. Comme il l’avait terrifiĂ©e depuis la veille, avec sa forte barbe, sa grosse tĂȘte, ses gestes emportĂ©s ! Il n’était pas laid pourtant, elle dĂ©couvrait au fond de ses yeux bruns une grande tendresse, tandis que son nez la surprenait, lui aussi, un nez dĂ©licat de femme, perdu dans les poils hĂ©rissĂ©s des lĂšvres. Un petit tremblement d’inquiĂ©tude nerveuse le secouait, une continuelle passion qui semblait faire vivre le crayon au bout de ses doigts minces, et dont elle Ă©tait trĂšs touchĂ©e, sans savoir pourquoi. Ce ne pouvait ĂȘtre un mĂ©chant, il ne devait avoir que la brutalitĂ© des timides. Tout cela, elle ne l’analysait pas trĂšs bien, mais elle le sentait, elle se mettait Ă  l’aise, comme chez un ami. L’atelier, il est vrai, continuait Ă  l’effarer un peu. Elle y jetait des regards prudents, stupĂ©faite d’un tel dĂ©sordre et d’un tel abandon. Devant le poĂȘle, les cendres du dernier hiver s’amoncelaient encore. Outre le lit, la petite table de toilette et le divan, il n’y avait d’autres meubles qu’une vieille armoire de chĂȘne disloquĂ©e, et qu’une grande table de sapin, encombrĂ©e de pinceaux, de couleurs, d’assiettes sales, d’une lampe Ă  esprit-de-vin, sur laquelle Ă©tait restĂ©e une casserole, barbouillĂ©e de vermicelle. Des chaises dĂ©paillĂ©es se dĂ©bandaient, parmi des chevalets boiteux. PrĂšs du divan, la bougie de la veille traĂźnait par terre, dans un coin du parquet, qu’on devait balayer tous les mois ; et il n’y avait que le coucou, un coucou Ă©norme, enluminĂ© de fleurs rouges, qui parut gai et propre, avec son tic-tac sonore. Mais ce dont elle s’effrayait surtout, c’était des esquisses pendues aux murs, sans cadres, un flot Ă©pais d’esquisses qui descendait jusqu’au sol, oĂč il s’amassait en un Ă©boulement de toiles jetĂ©es pĂȘle-mĂȘle. Jamais elle n’avait vu une si terrible peinture, rugueuse, Ă©clatante, d’une violence de tons qui la blessait comme un juron de charretier, entendu sur la porte d’une auberge. Elle baissait les yeux, attirĂ©e pourtant par un tableau retournĂ©, le grand tableau auquel travaillait le peintre, et qu’il poussait chaque soir vers la muraille, afin de le mieux juger le lendemain, dans la fraĂźcheur du premier coup d’Ɠil. Que pouvait-il cacher, celui-lĂ , pour qu’on n’osĂąt mĂȘme pas le montrer ? Et, au travers de la vaste piĂšce, la nappe de brĂ»lant soleil, tombĂ©e des vitres, voyageait, sans ĂȘtre tempĂ©rĂ©e par le moindre store, coulant ainsi qu’un or liquide sur tous ces dĂ©bris de meuble, dont elle accentuait l’insoucieuse misĂšre. Claude finit par trouver le silence lourd. Il voulut dire un mot, n’importe quoi, dans l’idĂ©e d’ĂȘtre poli, et surtout pour la distraire de la pose. Mais il eut beau chercher, il n’imagina que cette question — Comment vous nommez-vous ? Elle ouvrit les yeux qu’elle avait fermĂ©s, comme reprise de sommeil. — Christine. Alors, il s’étonna. Lui non plus n’avait pas dit son nom. Depuis la veille, ils Ă©taient lĂ , cĂŽte Ă  cĂŽte, sans se connaĂźtre. — Moi, je me nomme Claude. Et, l’ayant regardĂ©e Ă  ce moment, il la vit qui Ă©clatait d’un joli rire. C’était l’échappĂ©e joueuse d’une grande fille encore gamine. Elle trouvait drĂŽle cet Ă©change tardif de leurs noms. Puis une autre idĂ©e l’amusa. — Tiens ! Claude, Christine, ça commence par la mĂȘme lettre. Le silence retomba. Il clignait les paupiĂšres, s’oubliait, se sentait Ă  bout d’imagination. Mais il crut remarquer en elle un malaise d’impatience, et dans la terreur qu’elle ne bougeĂąt, il reprit au hasard, pour l’occuper — Il fait un peu chaud. Cette fois, elle Ă©touffa son rire, cette gaietĂ© native qui renaissait et partait malgrĂ© elle, depuis qu’elle se rassurait. La chaleur devenait si forte, qu’elle Ă©tait dans le lit comme dans un bain, la peau, moite et pĂąlissante, de la pĂąleur laiteuse des camĂ©lias. — Oui, un peu chaud, rĂ©pondit-elle sĂ©rieusement, tandis que ses yeux s’égayaient. Claude, alors, conclut de son air bonhomme — C’est ce soleil qui entre. Mais, bah ! ça fait du bien, un bon coup de soleil dans la peau
 Dites donc, cette nuit, nous aurions eu besoin de ça, sous la porte. Tous deux Ă©clatĂšrent, et lui, enchantĂ© d’avoir dĂ©couvert enfin un sujet de conversation, la questionna sur son aventure, sans curiositĂ©, se souciant peu au fond de savoir la vĂ©ritĂ© vraie, uniquement dĂ©sireux de prolonger la sĂ©ance. Christine, simplement, en quelques paroles, conta les choses. C’était la veille au matin qu’elle avait quittĂ© Clermont, pour venir Ă  Paris, oĂč elle allait entrer comme lectrice chez la veuve d’un gĂ©nĂ©ral, madame Vanzade, une vieille dame trĂšs riche, qui habitait Passy. Le train, rĂ©glementairement, arrivait Ă  neuf heures dix, et toutes les prĂ©cautions Ă©taient prises, une femme de chambre devait l’attendre, on avait mĂȘme fixĂ© par lettres un signe de reconnaissance, une plume grisĂ© Ă  son chapeau noir. Mais voilĂ  que son train Ă©tait tombĂ©, un peu au-dessus de Nevers, sur un train de marchandises dont les voitures dĂ©raillĂ©es et brisĂ©es obstruaient la voie. Alors avait commencĂ© une sĂ©rie de contre temps et de retards, d’abord une interminable pose dans les wagons immobiles, puis l’abandon forcĂ© de ces wagons, les bagages, laissĂ©s lĂ  en arriĂšre, les voyageurs obligĂ©s de faire trois kilomĂštres Ă  pied pour atteindre une station, oĂč l’on s’était dĂ©cidĂ© Ă  former un train de sauvetage. On avait perdu deux heures, et deux autres furent perdues encore, dans le trouble que l’accident occasionnait, d’un bout Ă  l’autre de la ligne ; si bien qu’on Ă©tait entrĂ© en gare avec quatre heures de retard, Ă  une heure du matin seulement. — Pas de chance ! interrompit Claude, toujours incrĂ©dule, combattu pourtant, surpris de la façon aisĂ©e dont s’arrangeaient les complications de cette histoire. Et, naturellement, personne ne vous attendait plus ? En effet, Christine n’avait pas trouvĂ© la femme de chambre de madame Vanzade, qui sans doute s’était lassĂ©e. Et elle disait son Ă©moi dans la gare de Lyon, cette grande halle inconnue, noire, vide, bientĂŽt dĂ©serte, Ă  cette heure avancĂ©e de la nuit. D’abord, elle n’avait point osĂ© prendre une voiture, se promenant avec son petit sac, espĂ©rant que quelqu’un viendrait. Puis, elle s’était dĂ©cidĂ©e, mais trop tard, car il n’y avait plus lĂ  qu’un cocher trĂšs sale, empestant le vin, qui rĂŽdait autour d’elle, en s’offrant d’un air goguenard. — Oui, un rouleur, reprit Claude, intĂ©ressĂ© maintenant, comme s’il eĂ»t assistĂ© Ă  la rĂ©alisation d’un conte bleu. Et vous ĂȘtes montĂ©e dans sa voiture ? Les yeux au plafond, Christine continua, sans quitter la pose — C’est lui qui m’a forcĂ©e. Il m’appelait sa petite, il me faisait peur
 Quand il a su que j’allais Ă  Passy, il s’est fĂąchĂ©, il a fouettĂ© son cheval si fort, que j’ai dĂ» me cramponner aux portiĂšres. Puis, je me suis rassurĂ©e un peu, le fiacre roulait doucement dans des rues Ă©clairĂ©es, je voyais du monde sur les trottoirs. Enfin, j’ai reconnu la Seine. Je ne suis jamais venue Ă  Paris, mais j’avais regardĂ© un plan
 Et je pensais qu’il filerait tout le long des quais, lorsque j’ai Ă©tĂ© reprise de peur, en m’apercevant que nous passions sur un pont. Justement, la pluie commençait, le fiacre, qui avait tournĂ© dans un endroit trĂšs noir, s’est brusquement arrĂȘtĂ©. C’était le cocher qui descendait de son siĂšge et qui voulait entrer avec moi dans la voiture
 Il disait qu’il pleuvait trop
 Claude se mit Ă  rire. Il ne doutait plus, elle ne pouvait inventer ce cocher-lĂ . Comme elle se taisait, embarrassĂ©e — Bon ! bon ! le farceur plaisantait. — Tout de suite, j’ai sautĂ© sur le pavĂ©, par l’autre portiĂšre. Alors, il a jurĂ©, il m’a dit que nous Ă©tions arrivĂ©s et qu’il m’arracherait mon chapeau, si je ne le payais pas
 La pluie tombait Ă  torrents, le quai Ă©tait absolument dĂ©sert. Je perdais la tĂȘte, j’ai sorti une piĂšce de cinq francs, et il a fouettĂ© son cheval, et il est parti en emportant mon petit sac, oĂč il n’y avait heureusement que deux mouchoirs, une moitiĂ© de brioche et la clef de ma malle, restĂ©e en route. — Mais on prend le numĂ©ro de la voiture ! cria le peintre indignĂ©. Maintenant, il se souvenait d’avoir Ă©tĂ© frĂŽlĂ© par un fiacre fuyant Ă  toutes roues, comme il traversait le pont Louis-Philippe, dans le ruissellement de l’orage. Et il s’émerveillait de l’invraisemblance de la vĂ©ritĂ©, souvent. Ce qu’il avait imaginĂ©, pour ĂȘtre simple et logique, Ă©tait tout bonnement stupide, Ă  cĂŽtĂ© de ce cours naturel des infinies combinaisons de la vie. — Vous pensez si j’étais heureuse, sous cette porte ! acheva Christine. Je savais bien que je n’étais pas Ă  Passy, j’allais donc coucher la nuit lĂ , dans ce Paris terrible. Et ces tonnerres, et ces Ă©clairs, oh ! ces Ă©clairs tout bleus, tout rouges, qui me montraient des choses Ă  faire trembler ! Ses paupiĂšres de nouveau s’étaient closes, un frisson pĂąlit son visage, elle revoyait la citĂ© tragique, cette trouĂ©e des quais s’enfonçant dans des rougeoĂźments de fournaise, ce fossĂ© profond de la riviĂšre roulant des eaux de plomb, encombrĂ© de grands corps noirs, de chalands pareils Ă  des baleines mortes, hĂ©rissĂ© de grues immobiles, qui allongeaient des bras de potence. Était-ce donc lĂ  une bienvenue ? Il y eut un silence. Claude s’était remis Ă  son dessin. Mais elle remua, son bras s’engourdissait. — Le coude un peu rabattu, je vous prie. Puis, d’un air d’intĂ©rĂȘt, pour s’excuser — Ce sont vos parents qui doivent ĂȘtre dans la dĂ©solation, s’ils ont appris la catastrophe. — Je n’ai pas de parents. — Comment ! ni pĂšre ni mĂšre
 Vous ĂȘtes seule ? — Oui, toute seule. Elle avait dix-huit ans, et elle Ă©tait nĂ©e Ă  Strasbourg, par hasard, entre deux changements de garnison de son pĂšre, le capitaine Hallegrain. Comme elle entrait dans sa douziĂšme annĂ©e, ce dernier, un Gascon de Montauban, Ă©tait mort Ă  Clermont, oĂč une paralysie des jambes l’avait forcĂ© de prendre sa retraite. Pendant prĂšs de cinq ans, sa mĂšre, qui Ă©tait Parisienne, avait vĂ©cu lĂ -bas, en province, mĂ©nageant sa maigre pension, travaillant, peignant des Ă©ventails, pour achever d’élever sa fille en demoiselle ; et, depuis quinze mois, elle Ă©tait morte Ă  son tour, la laissant seule au monde, sans un sou, avec l’unique amitiĂ© d’une religieuse, la supĂ©rieure des SƓurs de la Visitation, qui l’avait gardĂ©e dans son pensionnat. C’était du couvent qu’elle arrivait tout droit, la supĂ©rieure ayant fini par lui trouver cette place de lectrice, chez sa vieille amie, madame Vanzade, devenue presque aveugle. Claude restait muet, Ă  ces nouveaux dĂ©tails. Ce couvent, cette orpheline bien Ă©levĂ©e, cette aventure qui tournait au romanesque, le rendaient Ă  son embarras, Ă  sa maladresse de gestes et de paroles. Il ne travaillait plus, les yeux baissĂ©s sur son croquis. — C’est joli, Clermont ? demanda-t-il enfin. — Pas beaucoup, une ville noire
 Puis, je ne sais guĂšre, je sortais Ă  peine. Elle s’était accoudĂ©e, elle continua trĂšs bas, comme se parlant Ă  elle-mĂȘme, d’une voix encore brisĂ©e des sanglots de son deuil — Maman, qui n’était pas forte, se tuait Ă  la besogne
 Elle me gĂątait, il n’y avait rien de trop beau pour moi, j’avais des professeurs de tout ; et je profitais si peu, d’abord j’étais tombĂ©e malade, puis je n’écoutais pas, toujours Ă  rire, le sang Ă  la tĂȘte
 La musique m’ennuyait, des crampes me tordaient les bras au piano. C’est encore la peinture qui allait le mieux
 Il leva la tĂȘte, il l’interrompit d’une exclamation. — Vous savez peindre ! — Oh ! non, je ne sais rien, rien du tout
 Maman, qui avait beaucoup de talent, me faisait faire un peu d’aquarelle, et je l’aidais parfois pour les fonds de ses Ă©ventails
 Elle en peignait de si beaux ! Elle eut, malgrĂ© elle, un regard autour de l’atelier, sur les esquisses terrifiantes, dont les murs flambaient ; et, dans ses yeux clairs, un trouble reparut, l’étonnement inquiet de cette peinture brutale. De loin, elle voyait Ă  l’envers l’étude que le peintre avait Ă©bauchĂ©e d’aprĂšs elle, si consternĂ©e des tons violents, des grands traits de pastel sabrant les ombres, qu’elle n’osait demander Ă  la regarder de prĂšs. D’ailleurs, mal Ă  l’aise dans ce lit oĂč elle brĂ»lait, elle s’agitait, tourmentĂ©e de l’idĂ©e de s’en aller, d’en finir avec ces choses qui lui semblaient un songe depuis la veille. Sans doute, Claude eut conscience de cet Ă©nervement. Une brusque honte l’emplit de regret. Il lĂącha son dessin inachevĂ©, il dit trĂšs vite — Merci bien de votre complaisance, mademoiselle
 Pardonnez-moi, j’ai abusĂ©, vraiment
 Levez-vous, levez-vous, je vous en prie. Il est temps d’aller Ă  vos affaires. Et, sans comprendre pourquoi elle ne se dĂ©cidait pas, rougissante, renfonçant au contraire son bras nu, Ă  mesure qu’il s’empressait devant elle, il lui rĂ©pĂ©tait de se lever. Puis, il eut un geste de fou, il replaça le paravent et gagna l’autre bout de l’atelier, en se jetant Ă  une exagĂ©ration de pudeur, qui lui fit ranger bruyamment sa vaisselle, pour qu’elle pĂ»t sauter du lit et se vĂȘtir, sans craindre d’ĂȘtre Ă©coutĂ©e. Au milieu du tapage qu’il dĂ©chaĂźnait, il n’entendait pas une voix hĂ©sitante. — Monsieur, monsieur
 Enfin, il tendit l’oreille. — Monsieur, si vous Ă©tiez assez obligeant
 Je ne trouve pas mes bas. Il se prĂ©cipita. OĂč avait-il la tĂȘte ? que voulait-il qu’elle devĂźnt, en chemise derriĂšre ce paravent, sans les bas et les jupes qu’il avait Ă©tendus au soleil ? Les bas Ă©taient secs, il s’en assura en les frottant doucement ; puis, il les passa par-dessus la mince cloison, et il aperçut une derniĂšre fois le bras nu, frais et rond, d’un charme d’enfance. Il lança ensuite les jupes sur le pied du lit, poussa les bottines, ne laissa que le chapeau pendu Ă  un chevalet. Elle avait dit merci, elle ne parlait plus, il distinguait Ă  peine des frĂŽlements de linges, des bruits discrets d’eau remuĂ©e. Mais lui, continuait de s’occuper d’elle. — Le savon est dans une soucoupe, sur la table
 Ouvrez le tiroir, n’est-ce pas ? et prenez une serviette propre
 Voulez-vous de l’eau davantage ? Je vous passerai le broc. L’idĂ©e qu’il retombait dans ses maladresses l’exaspĂ©ra tout Ă  coup. — Allons, voilĂ  que je vous embĂȘte encore ! Faites comme chez vous. Il retourna Ă  son mĂ©nage. Un dĂ©bat l’agitait. Devait-il lui offrir Ă  dĂ©jeuner ? Il Ă©tait difficile de la laisser partir ainsi. D’autre part, ça n’en finirait plus, il allait perdre dĂ©cidĂ©ment sa matinĂ©e de travail. Sans rien rĂ©soudre, aprĂšs avoir allumĂ© sa lampe Ă  esprit-de-vin, il lava la casserole et se mit Ă  faire du chocolat, ce qu’il jugeait plus distinguĂ©, sourdement honteux de son vermicelle, une pĂątĂ©e oĂč il coupait du pain et qu’il baignait d’huile Ă  la mode du Midi. Mais il Ă©miettait encore le chocolat dans la casserole, lorsqu’il eut une exclamation — Comment ! dĂ©jĂ  ! C’était Christine qui repoussait le paravent et qui apparaissait, nette et correcte dans ses vĂȘtements noirs, lacĂ©e, boutonnĂ©e, Ă©quipĂ©e en un tour de main. Son visage rosĂ© ne gardait mĂȘme pas l’humiditĂ© de l’eau, son lourd chignon se tordait sur sa nuque, sans qu’une mĂšche dĂ©passĂąt. Et Claude restait bĂ©ant devant ce miracle de promptitude, cet entrain de petite mĂ©nagĂšre Ă  s’habiller vite et bien. — Ah ! fichtre, si vous faites tout comme ça ! Il la trouvait plus grande et plus belle qu’il n’aurait cru. Ce qui le frappait surtout, c’était son air de tranquille dĂ©cision. Elle ne le craignait plus, Ă©videmment. Il semblait qu’au sortir de ce lit dĂ©fait, oĂč elle se sentait sans dĂ©fense, elle eut remis son armure, avec ses bottines et sa robe. Elle souriait, le regardait droit dans les yeux. Et il dit ce qu’il hĂ©sitait encore Ă  dire — Vous allez dĂ©jeuner avec moi, n’est-ce pas ? Mais elle refusa. — Non, merci
 Je vais courir Ă  la gare, oĂč ma malle est sĂ»rement arrivĂ©e, et je me ferai conduire ensuite Ă  Passy. Vainement, il lui rĂ©pĂ©ta qu’elle devait avoir faim, que ce n’était guĂšre raisonnable de sortir ainsi sans manger. — Alors, je descends vous chercher un fiacre. — Non, je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine. — Voyons, vous ne pouvez faire un pareil voyage Ă  pied. Permettez-moi, au moins, de vous accompagner jusqu’à la station de voitures, puisque vous ne connaissez point Paris. — Non, non, je n’ai pas besoin de vous
 Si vous voulez ĂȘtre aimable, laissez-moi m’en aller toute seule. C’était un parti pris. Sans doute, elle se rĂ©voltait Ă  l’idĂ©e d’ĂȘtre rencontrĂ©e avec un homme, mĂȘme par des inconnus elle tairait sa nuit, elle mentirait et garderait pour elle le souvenir de l’aventure. Lui, d’un geste colĂšre, affecta de l’envoyer au diable. Bon dĂ©barras ! ça l’arrangeait de ne pas descendre. Et il demeurait blessĂ© au fond, il la trouvait ingrate. — Comme il vous plaira, aprĂšs tout. Je n’emploierai pas la force. À cette phrase, le sourire vague de Christine augmenta, abaissa finement les coins dĂ©licats de ses lĂšvres. Elle ne dit rien, elle prit son chapeau, chercha du regard une glace ; puis, n’en trouvant pas, elle se dĂ©cida Ă  nouer les brides au petit bonheur des doigts. Les coudes levĂ©s, elle roulait, tirait les rubans sans hĂąte, le visage dans le reflet dorĂ© du soleil. Surpris, Claude ne reconnaissait plus les traits d’une douceur enfantine qu’il venait de dessiner le haut semblait noyĂ©, le front limpide, les yeux tendres ; c’était Ă  prĂ©sent le bas qui avançait, la mĂąchoire passionnĂ©e, la bouche saignante, aux belles dents. Et toujours ce sourire Ă©nigmatique des jeunes filles, qui raillait peut-ĂȘtre. — En tout cas, reprit-il, agacĂ©, je ne pense pas que vous ayez un reproche Ă  me faire. Alors, elle ne put retenir son rire, un lĂ©ger rire nerveux. — Non, non, monsieur, pas le moindre. Il continuait Ă  la regarder, rendu au combat de ses timiditĂ©s et de ses ignorances, craignant d’avoir Ă©tĂ© ridicule. Que savait-elle donc, cette grande demoiselle ? Sans doute ce que les filles savent en pension, tout et rien. C’est l’insondable, l’obscure Ă©closion de la chair et du cƓur, oĂč personne ne descend. Dans ce lieu libre d’artiste, cette pudique sensuelle venait-elle de s’éveiller, avec sa curiositĂ© et sa crainte confuses de l’homme ? Maintenant qu’elle ne tremblait plus, avait-elle la surprise un peu mĂ©prisante d’avoir tremblĂ© pour rien ? Quoi ! pas une galanterie, pas mĂȘme un baiser sur le bout des doigts ! L’indiffĂ©rence bourrue de ce garçon, qu’elle avait sentie, devait irriter en elle la femme qu’elle n’était pas encore ; et elle s’en allait ainsi, changĂ©e, Ă©nervĂ©e, faisant la brave dans son dĂ©pit, emportant le regret inconscient des choses inconnues et terribles qui n’étaient pas arrivĂ©es. — Vous dites, reprit-elle en redevenant grave, que la station de voitures est au bout du pont, sur l’autre quai ? — Oui, Ă  l’endroit oĂč il y a un bouquet d’arbres. Elle avait achevĂ© de nouer ses brides, elle Ă©tait prĂȘte, gantĂ©e, les mains ballantes, et elle ne partait pas, regardant devant elle. Ses yeux ayant rencontrĂ© la grande toile tournĂ©e contre le mur, elle eut envie de demander Ă  la voir, puis elle n’osa pas. Rien ne la retenait plus, elle avait pourtant l’air de chercher encore, comme si elle avait eu la sensation de laisser lĂ  quelque chose, une chose qu’elle n’aurait pu nommer. Enfin, elle se dirigea vers la porte. Claude l’ouvrit, et un petit pain, posĂ© debout, tomba dans l’atelier. — Vous voyez, dit-il, vous auriez dĂ» dĂ©jeuner avec moi. C’est ma concierge qui me monte ça tous les matins. Elle refusa de nouveau d’un signe de tĂȘte. Sur le palier, elle se retourna, se tint un instant immobile. Son gai sourire Ă©tait revenu, elle tendit la main la premiĂšre. — Merci, merci bien. Il avait pris la petite main gantĂ©e dans sa main large, tachĂ©e de pastel. Toutes deux demeurĂšrent ainsi quelques secondes, serrĂ©es Ă©troitement, se secouant en bonne amitiĂ©. La jeune fille lui souriait toujours, il avait sur les lĂšvres une question ! Quand vous reverrai-je ? » Mais une honte l’empĂȘcha de parler. Alors, aprĂšs avoir attendu, elle dĂ©gagea sa main. — Adieu, monsieur. — Adieu, mademoiselle. Christine, dĂ©jĂ , sans lever la tĂȘte, descendait l’échelle de meunier, dont les marches craquaient ; et Claude, brutalement, rentra chez lui, referma la porte Ă  la volĂ©e, en disant trĂšs haut — Ah ! ces tonnerres de Dieu de femmes ! Il Ă©tait furieux, enragĂ© contre lui, enragĂ© contre les autres. Tout en bousculant du pied les meubles qu’il rencontrait, il continuait de se soulager, Ă  pleine voix. Comme il avait raison de ne jamais en laisser monter une ! Ces gueuses-lĂ  n’étaient bonnes qu’à vous faire tourner en bourrique. Ainsi, qui lui assurait que celle-ci, avec son air innocent, ne s’était pas abominablement fichue de lui ? Et il avait eu la bĂȘtise de croire des contes Ă  dormir debout tous ses doutes revenaient, jamais on ne lui ferait avaler la veuve du gĂ©nĂ©ral, ni l’accident de chemin de fer, ni surtout le cocher. Est-ce que des histoires pareilles arrivaient ? D’ailleurs, elle avait une bouche qui en disait long, son air Ă©tait drĂŽle, au moment de filer. Encore, s’il eĂ»t compris pourquoi elle mentait ! mais non, des mensonges sans profit, inexplicables, l’art pour l’art ! Ah ! elle riait bien, Ă  cette heure ! Violemment, il replia le paravent et l’envoya dans un coin. Elle avait dĂ» lui en laisser un dĂ©sordre ! Et, quand il constata que tout se trouvait rangĂ©, trĂšs propre, la cuvette, la serviette, le savon, il s’emporta, parce qu’elle n’avait pas fait le lit. Il se mit Ă  le faire, d’un effort exagĂ©rĂ©, saisit Ă  pleins bras le matelas tiĂšde encore, tapa des deux poings l’oreiller odorant, Ă©touffĂ© par cette tiĂ©deur, cette odeur pure de jeunesse qui montaient des linges. Ensuite, il se dĂ©barbouilla Ă  grande eau, pour se rafraĂźchir les tempes ; et, dans la serviette humide, il retrouva le mĂȘme Ă©touffement, cette haleine de vierge dont la douceur Ă©parse, errante par l’atelier, l’oppressait. Ce fut en jurant qu’il mangea son chocolat dans la casserole, si enfiĂ©vrĂ©, si enragĂ© de peindre, qu’il avalait en hĂąte de grosses bouchĂ©es de pain. — Mais on meurt ici ! cria-t-il brusquement. C’est la chaleur qui me rend malade. Le soleil s’en Ă©tait allĂ©, il faisait moins chaud. Et Claude, ouvrant une petite fenĂȘtre, au ras du toit, respira d’un air de profond soulagement la bouffĂ©e de vent embrasĂ© qui entrait. Il avait pris son dessin, la tĂȘte de Christine, et il s’oublia longtemps Ă  la regarder. II Midi Ă©tait sonnĂ©, Claude travaillait Ă  son tableau lorsqu’une main familiĂšre tapa rudement contre la porte. D’un mouvement instinctif, et dont il ne fut pas le maĂźtre, le peintre glissa dans un carton la tĂȘte de Christine, d’aprĂšs laquelle il retouchait sa grande figure de femme. Puis, il se dĂ©cida Ă  ouvrir. — Pierre ! cria-t-il. DĂ©jĂ  toi ? Pierre Sandoz, un ami d’enfance, Ă©tait un garçon de vingt-deux ans, trĂšs brun, Ă  la tĂȘte ronde et volontaire, au nez carrĂ©, aux yeux doux, dans un masque Ă©nergique, encadrĂ© d’un collier de barbe naissante. — J’ai dĂ©jeunĂ© plus tĂŽt, rĂ©pondit-il, j’ai voulu te donner une bonne sĂ©ance
 Ah ! diable ! ça marche ! Il s’était plantĂ© devant le tableau, et il ajouta tout de suite — Tiens ! tu changes le type de la femme. Un long silence se fit, tous deux regardaient, immobiles. C’était une toile de cinq mĂštres sur trois, entiĂšrement couverte, mais dont quelques morceaux Ă  peine se dĂ©gageaient de l’ébauche. Cette Ă©bauche, jetĂ©e d’un coup, avait une violence superbe, une ardente vie de couleurs. Dans un trou de forĂȘt, aux murs Ă©pais de verdure, tombait une ondĂ©e de soleil ; seule, Ă  gauche, une allĂ©e sombre s’enfonçait, avec une tache de lumiĂšre, trĂšs loin. LĂ , sur l’herbe, au milieu des vĂ©gĂ©tations de juin, une femme nue Ă©tait couchĂ©e, un bras sous la tĂȘte, enflant la gorge ; et elle souriait, sans regard, les paupiĂšres closes, dans la pluie d’or qui la baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, Ă©galement nues, luttaient en riant, dĂ©tachaient, parmi les verts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin d’une opposition noire, il s’était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vĂȘtu d’un simple veston de velours. Ce monsieur tournait le dos, on ne voyait de lui que sa main gauche, sur laquelle il s’appuyait, dans l’herbe. — TrĂšs belle d’indication, la femme ! reprit enfin Sandoz. Mais, sapristi ! tu auras joliment du travail, dans tout ça ! Claude, les yeux allumĂ©s sur son Ɠuvre, eut un geste de confiance. — Bah ! j’ai le temps d’ici au Salon. En six mois, on en abat, de la besogne ! Cette fois, peut-ĂȘtre, je finirai par me prouver que je ne suis pas une brute. Et il se mit Ă  siffler fortement, ravi sans le dire de l’ébauche qu’il avait faite de la tĂȘte de Christine, soulevĂ© par un de ces grands coups d’espoir, d’oĂč il retombait plus rudement dans ses angoisses d’artiste, que la passion de la nature dĂ©vorait. — Allons, pas de flĂąne ! cria-t-il. Puisque tu es lĂ , commençons. Sandoz, par amitiĂ©, et pour lui Ă©viter les frais d’un modĂšle, avait offert de lui poser le monsieur du premier plan. En quatre ou cinq dimanches, le seul jour oĂč il fĂ»t libre, la figure se trouverait Ă©tablie. DĂ©jĂ , il endossait le veston de velours, lorsqu’il eut une brusque rĂ©flexion. — Dis donc, tu n’as pas dĂ©jeunĂ© sĂ©rieusement, toi, puisque tu travaillais
 Descends manger une cĂŽtelette, je t’attends ici. L’idĂ©e de perdre du temps indigna Claude. — Mais si, j’ai dĂ©jeunĂ©, regarde la casserole !
 Et puis, tu vois qu’il reste une croĂ»te de pain. Je la mangerai
 Allons, allons, Ă  la pose, paresseux ! Vivement, il reprenait sa palette, il empoignait ses brosses, en ajoutant — Dubuche vient nous chercher ce soir, n’est-ce pas ? — Oui, vers cinq heures. — Eh bien, c’est parfait, nous descendrons dĂźner tout de suite
 Y es-tu Ă  la fin ? La main plus Ă  gauche, la tĂȘte penchĂ©e davantage. AprĂšs avoir disposĂ© les coussins, Sandoz s’état installĂ© sur le divan, tenant la pose. Il tournait le dos, mais la conversation n’en continua pas moins un moment encore, car il avait reçu le matin mĂȘme une lettre de Plassans, la petite ville provençale oĂč le peintre et lui s’étaient connus, en huitiĂšme, dĂšs leur premiĂšre culotte usĂ©e sur les bancs du collĂšge. Puis, tous deux se turent. L’un travaillait, hors du monde, l’autre s’engourdissait, dans la fatigue somnolente des longues immobilitĂ©s. C’était Ă  l’ñge de neuf ans que Claude avait eu l’heureuse chance de pouvoir quitter Paris, pour retourner dans le coin de Provence oĂč il Ă©tait nĂ©. Sa mĂšre, une brave femme de blanchisseuse, que son fainĂ©ant de pĂšre avait lĂąchĂ©e Ă  la rue, venait d’épouser un bon ouvrier, amoureux fou de sa jolie peau de blonde. Mais, malgrĂ© leur courage, ils n’arrivaient pas Ă  joindre les deux bouts. Aussi avaient-ils acceptĂ© de grand cƓur, lorsqu’un vieux monsieur de lĂ -bas s’était prĂ©sentĂ©, en leur demandant Claude, qu’il voulait mettre au collĂšge, prĂšs de lui la toquade gĂ©nĂ©reuse d’un original, amateur de tableaux, que des bonshommes barbouillĂ©s autrefois par le mioche avaient frappĂ©. Et, jusqu’à sa rhĂ©torique, pendant sept ans, Claude Ă©tait donc restĂ© dans le Midi, d’abord pensionnaire, puis externe, logeant chez son protecteur. Un matin, on avait trouvĂ© ce dernier mort en travers de son lit, foudroyĂ©. Il laissait par testament une rente de mille francs au jeune homme, avec la facultĂ© de disposer du capital, Ă  l’ñge de vingt-cinq ans. Celui-ci, que l’amour de la peinture enfiĂ©vrait dĂ©jĂ , quitta immĂ©diatement le collĂšge, sans vouloir mĂȘme tenter de passer son baccalaurĂ©at, et accourut Ă  Paris, oĂč son ami Sandoz l’avait prĂ©cĂ©dĂ©. Au collĂšge de Plassans, dĂšs leur huitiĂšme, il y avait eu les trois insĂ©parables, comme on les nommait, Claude Lantier, Pierre Sandoz et Louis Dubuche. Venus de trois mondes diffĂ©rents, opposĂ©s de natures, nĂ©s seulement la mĂȘme annĂ©e, Ă  quelques mois de distance, ils s’étaient liĂ©s d’un coup et Ă  jamais, entraĂźnĂ©s par des affinitĂ©s secrĂštes, le tourment encore vague d’une ambition commune, l’éveil d’une intelligence supĂ©rieure, au milieu de la cohue brutale des abominables cancres qui les battaient. Le pĂšre de Sandoz, un Espagnol rĂ©fugiĂ© en France Ă  la suite d’une bagarre politique, avait installĂ© prĂšs de Plassans une papeterie, oĂč fonctionnaient de nouveaux engins de son invention ; puis, il Ă©tait mort, abreuvĂ© d’amertume, traquĂ© par la mĂ©chancetĂ© locale, en laissant Ă  sa veuve une situation si compliquĂ©e, toute une sĂ©rie de procĂšs si obscurs, que la fortune entiĂšre avait coulĂ© dans le dĂ©sastre ; et la mĂšre, une Bourguignonne, cĂ©dant Ă  sa rancune contre les Provençaux, souffrant d’une paralysie lente dont elle les accusait d’ĂȘtre aussi la cause, s’était rĂ©fugiĂ©e Ă  Paris avec son fils, qui la soutenait maintenant d’un maigre emploi, la cervelle hantĂ©e de gloire littĂ©raire. Quant Ă  Dubuche, l’aĂźnĂ© d’une boulangĂšre de Plassans, poussĂ© par celle-ci, trĂšs Ăąpre, trĂšs ambitieuse, il Ă©tait venu rejoindre ses amis, plus tard, et il suivait les cours de l’École comme Ă©lĂšve architecte, vivant chichement des derniĂšres piĂšces de cent sous que ses parents plaçaient sur lui, avec une obstination de juifs qui escomptaient l’avenir Ă  trois cents pour cent. — SacrediĂ© ! murmura Sandoz dans le grand silence, elle n’est pas commode, ta pose ! elle me casse le poignet
 Est-ce qu’on peut bouger, hein ? Claude le laissa s’étirer, sans rĂ©pondre. Il attaquait le veston de velours, Ă  larges coups de brosse. Puis, se reculant, clignant les yeux, il eut un rire Ă©norme, Ă©gayĂ© par un brusque souvenir. — Dis donc, tu te rappelles, en sixiĂšme, le jour oĂč Pouillaud alluma les chandelles dans l’armoire de ce crĂ©tin de Lalubie ? Oh ! la terreur de Lalubie, avant de grimper Ă  sa chaire, quand il ouvrit son armoire pour prendre ses livres, et qu’il aperçut cette chapelle ardente !
 Cinq cents vers Ă  toute la classe ! Sandoz, gagnĂ© par cet accĂšs de gaietĂ©, s’était renversĂ© sur le divan. Il reprit la pose, en disant — Ah ! l’animal de Pouillaud !
 Tu sais que, dans sa lettre de ce matin, il m’annonce justement le mariage de Lalubie. Cette vieille rosse de professeur Ă©pouse une jolie fille. Mais tu la connais, la fille de Galissard, le mercier, la petite blonde Ă  qui nous allions donner des sĂ©rĂ©nades ! Les souvenirs Ă©taient lĂąchĂ©s. Claude et Sandoz ne tarirent plus, l’un fouettĂ© et peignant avec une fiĂšvre croissante, l’autre tournĂ© toujours vers le mur, parlant du dos, les Ă©paules secouĂ©es de passion. Ce fut d’abord le collĂšge, l’ancien couvent moisi qui s’étendait jusqu’aux remparts, les deux cours plantĂ©es d’énormes platanes, le bassin vaseux, vert de mousse, oĂč ils avaient appris Ă  nager, et les classes du bas dont les plĂątres ruisselaient, et le rĂ©fectoire empoisonnĂ© du continuel graillon des eaux de vaisselle, et le dortoir des petits, fameux par ses horreurs, et la lingerie, et l’infirmerie, peuplĂ©es de sƓurs dĂ©licates, des religieuses en robe noire, si douces sous leur coiffe blanche ! Quelle affaire, lorsque sƓur AngĂšle, celle dont la figure de vierge rĂ©volutionnait la cour des grands, avait disparu un beau matin avec Hermeline, un gros de la rhĂ©torique, qui, par amour, se faisait sur les mains des entailles au canif, pour monter et pour qu’elle lui posĂąt des bandes de taffetas d’Angleterre ! Puis, le personnel entier dĂ©fila, une chevauchĂ©e lamentable, grotesque et terrible, des profils de mĂ©chancetĂ© et de souffrance le proviseur qui se ruinait en rĂ©ceptions pour marier ses filles, deux grandes belles filles Ă©lĂ©gantes, que des dessins et des inscriptions abominables insultaient sur tous les murs ; le censeur, Pifard, dont le nez fameux s’embusquait derriĂšre les portes, pareil Ă  une couleuvrine, dĂ©celant au loin sa prĂ©sence ; la kyrielle des professeurs, chacun Ă©claboussĂ© de l’injure d’un surnom, le sĂ©vĂšre Rhadamante qui n’avait jamais ri, la Crasse qui teignait les chaires en noir, du continuel frottement de sa tĂȘte, Tu-m’as-trompĂ©-AdĂšle, le maĂźtre de physique, un cocu lĂ©gendaire, auquel dix gĂ©nĂ©rations de galopins jetaient le nom de sa femme, jadis surprise, disait-on, entre les bras d’un carabinier ; d’autres, d’autres encore, Spontini, le pion fĂ©roce, avec son couteau corse qu’il montrait rouillĂ© du sang de trois cousins, le petit Chantecaille, si bon enfant, qu’il laissait fumer en promenade ; jusqu’à un marmiton de la cuisine et Ă  la laveuse d’assiettes, deux monstres, qu’on avait surnommĂ©s Paraboulomenos et Paralleluca, et qu’on accusait d’une idylle dans les Ă©pluchures. Ensuite arrivaient les farces, les soudaines Ă©vocations des bonnes blagues, dont on se tordait aprĂšs des annĂ©es. Oh ! le matin oĂč l’on avait brĂ»lĂ© dans le poĂȘle les souliers de Mimi-la-Mort, autrement dit le Squelette-Externe, un maigre garçon qui apportait en contrebande le tabac Ă  priser de toute la classe ! Et le soir d’hiver oĂč l’on Ă©tait allĂ© voler des allumettes Ă  la chapelle, prĂšs de la veilleuse, pour fumer des feuilles sĂšches de marronnier dans des pipes de roseau ! Sandoz, qui avait fait le coup, avouait maintenant son Ă©pouvante, sa sueur froide, en dĂ©gringolant du chƓur, noyĂ© de tĂ©nĂšbres. Et le jour oĂč Claude, au fond de son pupitre, avait eu la belle idĂ©e de griller des hannetons, pour voir si c’était bon Ă  manger, comme on le disait ! Une puanteur si Ăącre, une fumĂ©e si Ă©paisse s’était Ă©chappĂ©e du pupitre, que le pion avait saisi la cruche, croyant Ă  un incendie. Et la maraude, le pillage des champs d’oignons en promenade ; les pierres jetĂ©es dans les vitres, oĂč le grand chic Ă©tait d’obtenir, avec les cassures, des cartes de gĂ©ographie connues ; les leçons de grec Ă©crites Ă  l’avance, en gros caractĂšres, sur le tableau noir, et lues couramment par tous les cancres, sans que le professeur s’en aperçût ; les bancs de la cour sciĂ©s, puis portĂ©s autour du bassin comme des cadavres d’émeute, en long cortĂšge, avec des chants funĂšbres. Ah ! oui, fameuse, celle-ci ! Dubuche, qui faisait le clergĂ©, s’était fichu au fond du bassin, en voulant prendre de l’eau dans sa casquette, pour avoir un bĂ©nitier. Et la plus drĂŽle, la meilleure, la nuit oĂč Pouillaud avait attachĂ© tous les pots de chambre du dortoir Ă  une mĂȘme corde qui passait sous les lits, puis au matin, un matin de grandes vacances, s’était mis Ă  tirer en fuyant par le corridor et par les trois Ă©tages de l’escalier, avec cette effroyable queue de faĂŻence, qui bondissait et volait en Ă©clats derriĂšre lui ! Claude resta un pinceau en l’air, la bouche fendue d’hilaritĂ©, criant — Cet animal de Pouillaud !
 Et il t’a Ă©crit ? qu’est-ce qu’il fabrique maintenant, Pouillaud ? — Mais rien du tout, mon vieux ! rĂ©pondit Sandoz, en se remontant sur les coussins. Sa lettre est d’un bĂȘte !
 Il finit son droit, il reprendra ensuite l’étude d’avouĂ© de son pĂšre. Et si tu voyais le ton qu’il a dĂ©jĂ , toute la gourme imbĂ©cile d’un bourgeois qui se range ! Il y eut un nouveau silence. Et il ajouta — Ah ! nous, vois-tu, mon vieux, nous avons Ă©tĂ© protĂ©gĂ©s. Alors, d’autres souvenirs leur vinrent, ceux dont leurs cƓurs battaient Ă  grands coups, les belles journĂ©es de plein air et de plein soleil qu’ils avaient vĂ©cues lĂ -bas, hors du collĂšge. Tout petits, dĂšs leur sixiĂšme, les trois insĂ©parables s’étaient pris de la passion des longues promenades. Ils profitaient des moindres congĂ©s, ils s’en allaient Ă  des lieues, s’enhardissant Ă  mesure qu’ils grandissaient, finissant par courir le pays entier, des voyages qui duraient souvent plusieurs jours. Et ils couchaient au petit bonheur de la route, au fond d’un trou de rocher, sur l’aire pavĂ©e, encore brĂ»lante, oĂč la paille du blĂ© battu leur faisait une couche molle, dans quelque cabanon dĂ©sert, dont ils couvraient le carreau d’un lit de thym et de lavande. C’étaient des fuites loin du monde, une absorption instinctive au sein de la bonne nature, une adoration irraisonnĂ©e de gamins pour les arbres, les eaux, les monts, pour cette joie sans limite d’ĂȘtre seuls et d’ĂȘtre libres. Dubuche, qui Ă©tait pensionnaire, se joignait seulement aux deux autres les jours de vacances. Il avait du reste les jambes lourdes, la chair endormie du bon Ă©lĂšve piocheur. Mais Claude et Sandoz ne se lassaient pas, allaient chaque dimanche s’éveiller dĂšs quatre heures du matin, en jetant des cailloux dans leurs persiennes. L’étĂ© surtout, ils rĂȘvaient de la Viorne, le torrent dont le mince filet arrose les prairies basses de Plassans. Ils avaient douze ans Ă  peine, qu’ils savaient nager ; et c’était une rage de barboter au fond des trous, oĂč l’eau s’amassait, de passer lĂ  des journĂ©es entiĂšres, tout nus, Ă  se sĂ©cher sur le sable brĂ»lant pour replonger ensuite, Ă  vivre dans la riviĂšre, sur le dos, sur le ventre, fouillant les herbes des berges, s’enfonçant jusqu’aux oreilles et guettant pendant des heures les cachettes des anguilles. Ce ruissellement d’eau pure qui les trempait au grand soleil, prolongeait leur enfance, leur donnait des rires frais de galopins Ă©chappĂ©s, lorsque jeunes hommes dĂ©jĂ , ils rentraient Ă  la ville, par les ardeurs troublantes des soirĂ©es de juillet. Plus tard, la chasse les avait envahis, mais la chasse telle qu’on la pratique dans ce pays sans gibier, six lieues faites pour tuer une demi-douzaine de becfigues, des expĂ©ditions formidables dont ils revenaient souvent les carniers vides, avec une chauve souris imprudente, abattue Ă  l’entrĂ©e du faubourg, en dĂ©chargeant les fusils. Leurs yeux se mouillaient au souvenir de ces dĂ©bauches de marche ils revoyaient les routes blanches, Ă  l’infini, couvertes d’une couche de poussiĂšre, comme d’une tombĂ©e Ă©paisse de neige ; ils les suivaient toujours, toujours, heureux d’y entendre craquer leurs gros souliers, puis ils coupaient Ă  travers champs, dans des terres rouges, chargĂ©es de fer, oĂč ils galopaient encore, encore ; et un ciel de plomb, pas une ombre, rien que des oliviers nains, que des amandiers au grĂȘle feuillage ; et, Ă  chaque retour, une dĂ©licieuse hĂ©bĂ©tude de fatigue, la forfanterie triomphante d’avoir marchĂ© encore plus que l’autre fois, le ravissement de ne plus se sentir aller, d’avancer seulement par la force acquise, en se fouettant de quelque terrible chanson de troupier, qui les berçait comme du fond d’un rĂȘve. DĂ©jĂ , Claude, entre sa poire Ă  poudre et sa boĂźte de capsules, emportait un album oĂč il crayonnait des bouts d’horizon ; tandis que Sandoz avait toujours dans sa poche le livre d’un poĂšte. C’était une frĂ©nĂ©sie romantique, des strophes ailĂ©es alternant avec les gravelures de garnison, des odes jetĂ©es au grand frisson lumineux de l’air qui brĂ»lait ; et, quand ils avaient dĂ©couvert une source, quatre saules tachant de gris la terre Ă©clatante, ils s’y oubliaient jusqu’aux Ă©toiles, ils y jouaient les drames qu’ils savaient par cƓur, la voix enflĂ©e pour les hĂ©ros, toute mince et rĂ©duite Ă  un chant de fifre pour les ingĂ©nues et les reines. Ces jours-lĂ , ils laissaient les moineaux tranquilles. Dans cette province reculĂ©e, au milieu de la bĂȘtise somnolente des petites villes, ils avaient ainsi, dĂšs quatorze ans, vĂ©cu isolĂ©s, enthousiastes, ravagĂ©s d’une fiĂšvre de littĂ©rature et d’art. Le dĂ©cor Ă©norme d’Hugo, les imaginations gĂ©antes qui s’y promĂšnent parmi l’éternelle bataille des antithĂšses, les avaient d’abord ravis en pleine Ă©popĂ©e, gesticulant, allant voir le soleil se coucher derriĂšre des ruines, regardant passer la vie sous un Ă©clairage faux et superbe de cinquiĂšme acte. Puis, Musset Ă©tait venu les bouleverser de sa passion et de ses larmes, ils Ă©coutaient en lui battre leur propre cƓur, un monde s’ouvrait plus humain, qui les conquĂ©rait par la pitiĂ©, par l’éternel cri de misĂšre qu’ils devaient dĂ©sormais entendre monter de toutes choses. Du reste, ils Ă©taient peu difficiles, ils montraient une belle gloutonnerie de jeunesse, un furieux appĂ©tit de lecture, oĂč s’engouffraient l’excellent et le pire, si avides d’admirer, que souvent des Ɠuvres exĂ©crables les jetaient dans l’exaltation des purs chefs-d’Ɠuvre. Et, comme Sandoz le disait Ă  prĂ©sent, c’était l’amour des grandes marches, c’était cette fringale de lecture, qui les avaient protĂ©gĂ©s de l’engourdissement invincible du milieu. Ils n’entraient jamais dans un cafĂ©, ils professaient l’horreur des rues, posaient mĂȘme pour y dĂ©pĂ©rir comme des aigles mis en cage, lorsque dĂ©jĂ  des camarades Ă  eux traĂźnaient leurs manches d’écoliers sur les petites tables de marbre, en jouant aux cartes la consommation. Cette vie provinciale qui prenait les enfants tout jeunes dans l’engrenage de son manĂšge, l’habitude du cercle, le journal Ă©pelĂ© jusqu’aux annonces, la partie de dominos sans cesse recommencĂ©e, la mĂȘme promenade Ă  la mĂȘme heure sur la mĂȘme avenue, l’abrutissement final sous cette meule qui aplatit les cervelles, les indignait, les jetait Ă  des protestations, escaladant les collines voisines pour y dĂ©couvrir des solitudes ignorĂ©es, dĂ©clamant des vers sous des pluies battantes, sans vouloir d’abri, par haine des citĂ©s. Ils projetaient de camper au bord de la Viorne, d’y vivre en sauvages, dans la joie d’une baignade continuelle, avec cinq ou six livres, pas plus, qui auraient suffi Ă  leurs besoins. La femme elle-mĂȘme Ă©tait bannie, ils avaient des timiditĂ©s, des maladresses, qu’ils Ă©rigeaient en une austĂ©ritĂ© de gamins supĂ©rieurs. Claude, pendant deux ans, s’était consumĂ© d’amour pour une apprentie chapeliĂšre, que chaque soir il accompagnait de loin ; et jamais il n’avait eu l’audace de lui adresser la parole. Sandoz nourrissait des rĂȘves, des dames rencontrĂ©es en voyage, des filles trĂšs belles qui surgiraient dans un bois inconnu, qui se livreraient tout un jour, puis qui se dissiperaient comme des ombres, au crĂ©puscule. Leur seule aventure galante les Ă©gayait encore, tant elle leur semblait sotte des sĂ©rĂ©nades donnĂ©es Ă  deux petites demoiselles, du temps oĂč ils faisaient partie de la musique du collĂšge ; des nuits passĂ©es sous une fenĂȘtre, Ă  jouer de la clarinette et du cornet Ă  pistons ; des cacophonies affreuses effarant les bourgeois du quartier, jusqu’au soir mĂ©morable oĂč les parents rĂ©voltĂ©s avaient vidĂ© sur eux tous les pots Ă  eau de la famille. Ah ! l’heureux temps, et quels rires attendris, au moindre souvenir ! Les murs de l’atelier Ă©taient justement couverts d’une sĂ©rie d’esquisses, faites lĂ -bas par le peintre, dans un rĂ©cent voyage. C’était comme s’ils avaient eu, autour d’eux, les anciens horizons, l’ardent ciel bleu sur la campagne rousse. LĂ , une plaine s’étendait, avec le moutonnement des petits oliviers grisĂątres, jusqu’aux dentelures roses des collines lointaines. Ici, entre des coteaux brĂ»lĂ©s, couleur de rouille, l’eau tarie de la Viorne se dessĂ©chait sous l’arche d’un vieux pont, enfarinĂ© de poussiĂšre, sans autre verdure que des buissons morts de soif. Plus loin, la gorge des Infernets ouvrait son entaille bĂ©ante, au milieu de ses Ă©croulements de roches foudroyĂ©es, un immense chaos, un dĂ©sert farouche, roulant Ă  l’infini ses vagues de pierre. Puis, toutes sortes de coins bien connus le vallon de Repentance, si resserrĂ©, si ombreux, d’une fraĂźcheur de bouquet parmi les champs calcinĂ©s ; le bois des Trois-Bons-Dieux, dont les pins, d’un vert dur et verni, pleuraient leur rĂ©sine sous le grand soleil ; le Jas de Bouffan, d’une blancheur de mosquĂ©e, au centre de ses vastes terres, pareilles Ă  des mares de sang ; d’autres, d’autres encore, des bouts de routes aveuglantes qui tournaient, des ravins oĂč la chaleur semblait faire monter des bouillons Ă  la peau cuite des cailloux, des langues de sable altĂ©rĂ©es et achevant de boire goutte Ă  goutte la riviĂšre, des trous de taupe, des sentiers de chĂšvre, des sommets dans l’azur. — Tiens ! s’écria Sandoz en se tournant vers une Ă©tude, oĂč est-ce donc, ça ? Claude, indignĂ©, brandit sa palette. — Comment ! tu ne te souviens pas ?
 Nous avons failli nous y casser les os. Tu sais bien, le jour oĂč nous avons grimpĂ© avec Dubuche, du fond de Jaumegarde. C’était lisse comme la main, nous nous cramponnions avec les ongles ; tellement qu’au beau milieu, nous ne pouvions plus ni monter ni descendre
 Puis, en haut, quand il s’est agi de faire cuire les cĂŽtelettes, nous nous sommes presque battus, toi et moi. Sandoz, maintenant, se rappelait. — Ah ! oui, ah ! oui, chacun devait faire cuire la sienne, sur des baguettes de romarin, et comme mes baguettes brĂ»laient, tu m’exaspĂ©rais Ă  blaguer ma cĂŽtelette qui se rĂ©duisait en charbon. Un fou rire les secouait encore. Le peintre se remit Ă  son tableau, et il conclut gravement — Fichu tout ça, mon vieux ! Ici, maintenant, il n’y a plus Ă  flĂąner. C’était vrai, depuis que les trois insĂ©parables avaient rĂ©alisĂ© leur rĂȘve de se retrouver ensemble Ă  Paris, pour le conquĂ©rir, l’existence se faisait terriblement dure. Ils essayaient bien de recommencer les grandes promenades d’autrefois, ils partaient Ă  pied, certains dimanches, par la barriĂšre de Fontainebleau, allaient battre les taillis de VerriĂšres, poussaient jusqu’à BiĂšvre, traversaient les bois de Bellevue et de Meudon, puis rentraient par Grenelle. Mais ils accusaient Paris de leur gĂąter les jambes, ils n’en quittaient plus guĂšre le pavĂ©, tout entiers Ă  leur bataille. Du lundi au samedi, Sandoz s’enrageait Ă  la mairie du cinquiĂšme arrondissement, dans un coin sombre du bureau des naissances, clouĂ© lĂ  par l’unique pensĂ©e de sa mĂšre, que ses cent cinquante francs nourrissaient mal. De son cĂŽtĂ©, Dubuche, pressĂ© de payer Ă  ses parents les intĂ©rĂȘts des sommes placĂ©es sur sa tĂȘte, cherchait de basses besognes chez des architectes, en dehors de ses travaux de l’École. Claude, lui, avait sa libertĂ©, grĂące aux mille francs de rente ; mais quelles fins de mois terribles, surtout lorsqu’il partageait le fond de ses poches ! Heureusement, il commençait Ă  vendre de petites toiles achetĂ©es des dix et douze francs par le pĂšre Malgras, un marchand rusĂ© ; et, du reste, il aimait mieux crever la faim, que de recourir au commerce, Ă  la fabrication des portraits bourgeois, des saintetĂ©s de pacotille, des stores de restaurant et des enseignes de sage-femme. Lors de son retour, il avait eu, dans l’impasse des Bourdonnais, un atelier trĂšs vaste ; puis, il Ă©tait venu au quai de Bourbon, par Ă©conomie. Il y vivait en sauvage, d’un absolu dĂ©dain pour tout ce qui n’était pas la peinture, brouillĂ© avec sa famille qui le dĂ©goĂ»tait, ayant rompu avec une tante, charcutiĂšre aux Halles, parce qu’elle se portait trop bien, gardant seulement au cƓur la plaie secrĂšte de la dĂ©chĂ©ance de sa mĂšre, que des hommes mangeaient et poussaient au ruisseau. Brusquement, il cria Ă  Sandoz — HĂ© ! dis donc, si tu voulais bien ne pas t’avachir ! Mais Sandoz dĂ©clara qu’il s’ankylosait, et il sauta du canapĂ©, pour se dĂ©rouiller les jambes. Il y eut un repos de dix minutes. On parla d’autre chose. Claude se montrait dĂ©bonnaire. Quand son travail marchait, il s’allumait peu Ă  peu, il devenait bavard, lui qui peignait les dents serrĂ©es, rageant Ă  froid, dĂšs qu’il sentait la nature lui Ă©chapper. Aussi, Ă  peine son ami eut-il repris la pose, qu’il continua d’un flot intarissable, sans perdre un coup de pinceau. — Hein ? mon vieux, ça marche ? Tu as une crĂąne tournure, lĂ -dedans
 Ah ! les crĂ©tins, s’ils me refusent celui-ci, par exemple ! Je suis plus sĂ©vĂšre pour moi qu’ils ne le sont pour eux, bien sĂ»r ; et, lorsque je me reçois un tableau, vois-tu, c’est plus sĂ©rieux que s’il avait passĂ© devant tous les jurys de la terre
 Tu sais, mon tableau des Halles, mes deux gamins sur des tas de lĂ©gumes, eh bien ! je l’ai grattĂ©, dĂ©cidĂ©ment ça ne venait pas, je m’étais fichu lĂ  dans une sacrĂ©e machine, trop lourde encore pour mes Ă©paules. Oh ! je reprendrai ça un jour, quand je saurai, et j’en ferai d’autres, oh ! des machines Ă  les flanquer tous par terre d’étonnement ! Il eut un grand geste, comme pour balayer une foule ; il vida un tube de bleu sur sa palette, puis, il ricana en demandant quelle tĂȘte aurait devant sa peinture son premier maĂźtre, le pĂšre Belloque, un ancien capitaine manchot, qui, depuis un quart de siĂšcle, dans une salle du MusĂ©e, enseignait les belles hachures aux gamins de Plassans. D’ailleurs, Ă  Paris, Berthou, le cĂ©lĂšbre peintre de NĂ©ron au cirque, dont il avait frĂ©quentĂ© l’atelier pendant six mois, ne lui avait-il pas rĂ©pĂ©tĂ©, Ă  vingt reprises, qu’il ne ferait jamais rien ! Ah ! qu’il les regrettait aujourd’hui, ces six mois d’imbĂ©ciles tĂątonnements, d’exercices niais sous la fĂ©rule d’un bonhomme dont la caboche diffĂ©rait de la sienne ! Il en arrivait Ă  dĂ©clamer contre le travail au Louvre, il se serait, disait-il, coupĂ© le poignet, plutĂŽt que d’y retourner gĂąter son Ɠil Ă  une de ces copies, qui encrassent pour toujours la vision du monde oĂč l’on vit. Est-ce que, en art, il y avait autre chose que de donner ce qu’on avait dans le ventre ? est-ce que tout ne se rĂ©duisait pas Ă  planter une bonne femme devant soi, puis Ă  la rendre comme on la sentait ? est-ce qu’une botte de carottes, oui, une botte de carottes ! Ă©tudiĂ©e directement, peinte naĂŻvement, dans la note personnelle oĂč on la voit, ne valait pas les Ă©ternelles tartines de l’École, cette peinture au jus de chique, honteusement cuisinĂ©e d’aprĂšs les recettes ? Le jour venait oĂč une seule carotte originale serait grosse d’une rĂ©volution. C’était pourquoi, maintenant, il se contentait d’aller peindre Ă  l’atelier Boutin, un atelier libre qu’un ancien modĂšle tenait rue de la Huchette. Quand il avait donnĂ© ses vingt francs au massier, il trouvait lĂ  du nu, des hommes, des femmes, Ă  en faire une dĂ©bauche, dans son coin ; et il s’acharnait, il y perdait le boire et le manger, luttant sans repos avec la nature, fou de travail, Ă  cĂŽtĂ© des beaux fils qui l’accusaient de paresse ignorante, et qui parlaient arrogamment de leurs Ă©tudes, parce qu’ils copiaient des nez et des bouches, sous l’Ɠil d’un maĂźtre. — Écoute ça, mon vieux, quand un de ces cocos-lĂ  aura bĂąti un torse comme celui-ci, il montera me le dire, et nous causerons. Du bout de sa brosse, il indiquait une acadĂ©mie peinte, pendue au mur, prĂšs de la porte. Elle Ă©tait superbe, enlevĂ©e avec une largeur de maĂźtre ; et, Ă  cĂŽtĂ©, il y avait encore d’admirables morceaux, des pieds de fillette, exquis de vĂ©ritĂ© dĂ©licate, un ventre de femme surtout, une chair de satin, frissonnante, vivante du sang qui coulait sous la peau. Dans ses rares heures de contentement, il avait la fiertĂ© de ces quelques Ă©tudes, les seules dont il fĂ»t satisfait, celles qui annonçaient un grand peintre, douĂ© admirablement, entravĂ© par des impuissances soudaines et inexpliquĂ©es. Il poursuivit avec violence, sabrant Ă  grands coups le veston de velours, se fouettant dans son intransigeance qui ne respectait personne — Tous des barbouilleurs d’images Ă  deux sous, des rĂ©putations volĂ©es, des imbĂ©ciles ou des malins Ă  genoux devant la bĂȘtise publique ! Pas un gaillard qui flanque une gifle aux bourgeois !
 Tiens ! le pĂšre Ingres, tu sais s’il me tourne sur le cƓur, celui-lĂ , avec sa peinture glaireuse ? Eh bien ! c’est tout de mĂȘme un sacrĂ© bonhomme, et je le trouve trĂšs crĂąne, et je lui tire mon chapeau, car il se fichait de tout, il avait un dessin du tonnerre de Dieu, qu’il a fait avaler de force aux idiots, qui croient aujourd’hui le comprendre
 AprĂšs ça, entends-tu ! ils ne sont que deux, Delacroix et Courbet. Le reste, c’est de la fripouille
 Hein ? le vieux lion romantique, quelle fiĂšre allure ! En voilĂ  un dĂ©corateur qui faisait flamber les tons ! Et quelle poigne ! Il aurait couvert les murs de Paris, si on les lui avait donnĂ©s sa palette bouillait et dĂ©bordait. Je sais bien, ce n’était que de la fantasmagorie ; mais, tant pis ! ça me gratte, il fallait ça, pour incendier l’École
 Puis, l’autre est venu, un rude ouvrier, le plus vraiment peintre du siĂšcle, et d’un mĂ©tier absolument classique, ce que pas un de ces crĂ©tins n’a senti. Ils ont hurlĂ©, parbleu ! ils ont criĂ© Ă  la profanation, au rĂ©alisme, lorsque ce fameux rĂ©alisme n’était guĂšre que dans les sujets ; tandis que la vision restait celle des vieux maĂźtres et que la facture reprenait et continuait les beaux morceaux de nos musĂ©es
 Tous les deux, Delacroix et Courbet, se sont produits Ă  l’heure voulue. Ils ont fait chacun son pas en avant. Et maintenant, oh ! maintenant
 Il se tut, se recula pour juger l’effet, s’absorba une minute dans la sensation de son Ɠuvre, puis repartit — Maintenant, il faut autre chose
 Ah ! quoi ? je ne sais pas au juste ! Si je savais et si je pouvais, je serais trĂšs fort. Oui, il n’y aurait plus que moi
 Mais ce que je sens, c’est que le grand dĂ©cor romantique de Delacroix craque et s’effondre ; et c’est encore que la peinture noire de Courbet empoisonne dĂ©jĂ  le renfermĂ©, le moisi de l’atelier oĂč le soleil n’entre jamais
 Comprends-tu, il faut peut-ĂȘtre le soleil, il faut le plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les ĂȘtres tels qu’ils se comportent dans de la vraie lumiĂšre, enfin je ne puis pas dire, moi ! notre peinture Ă  nous, la peinture que nos yeux d’aujourd’hui doivent faire et regarder. Sa voix s’éteignit de nouveau, il bĂ©gayait, n’arrivait pas Ă  formuler la sourde Ă©closion d’avenir qui montait en lui. Un grand silence tomba, pendant qu’il achevait d’ébaucher le veston de velours, frĂ©missant. Sandoz l’avait Ă©coutĂ©, sans lĂącher la pose. Et, le dos tournĂ©, comme s’il eĂ»t parlĂ© au mur, dans un rĂȘve ; il dit alors Ă  son tour — Non, non, on ne sait pas, il faudrait savoir
 Moi, chaque fois qu’un professeur a voulu m’imposer une vĂ©ritĂ©, j’ai eu une rĂ©volte de dĂ©fiance, en songeant Il se trompe ou il me trompe. » Leurs idĂ©es m’exaspĂšrent, il me semble que la vĂ©ritĂ© est plus large
 Ah ! que ce serait beau, si l’on donnait son existence entiĂšre Ă  une Ɠuvre, oĂč l’on tĂącherait de mettre les choses, les bĂȘtes, les hommes, l’arche immense ! Et pas dans l’ordre des manuels de philosophie, selon la hiĂ©rarchie imbĂ©cile dont notre orgueil se berce ; mais en pleine coulĂ©e de la vie universelle, un monde oĂč nous ne serions qu’un accident, oĂč le chien qui passe, et jusqu’à la pierre des chemins, nous complĂšteraient, nous expliqueraient ; enfin, le grand tout, sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel qu’il fonctionne
 Bien sĂ»r, c’est Ă  la science que doivent s’adresser les romanciers et les poĂštes, elle est aujourd’hui l’unique source possible. Mais, voilĂ  ! que lui prendre, comment marcher avec elle ? Tout de suite, je sens que je patauge
 Ah ! si je savais, si je savais, quelle sĂ©rie de bouquins je lancerais Ă  la tĂȘte de la foule ! Il se tut, lui aussi. L’hiver prĂ©cĂ©dent, il avait publiĂ© son premier livre, une suite d’esquisses aimables, rapportĂ©es de Plassans, parmi lesquelles quelques notes plus rudes indiquaient seules le rĂ©voltĂ©, le passionnĂ© de vĂ©ritĂ© et de puissance. Et, depuis, il tĂątonnait, il s’interrogeait dans le tourment des idĂ©es, confuses encore, qui battaient son crĂąne. D’abord, Ă©pris des besognes gĂ©antes, il avait eu le projet d’une genĂšse de l’univers, en trois phases la crĂ©ation, rĂ©tablie d’aprĂšs la science ; l’histoire de l’humanitĂ©, arrivant Ă  son heure jouer son rĂŽle, dans la chaĂźne des ĂȘtres ; l’avenir, les ĂȘtres se succĂ©dant toujours, achevant de crĂ©er le monde, par le travail sans fin de la vie. Mais il s’était refroidi devant les hypothĂšses trop hasardĂ©es de cette troisiĂšme phase ; et il cherchait un cadre plus resserrĂ©, plus humain, oĂč il ferait tenir pourtant sa vaste ambition. — Ah ! tout voir et tout peindre ! reprit Claude, aprĂšs un long intervalle. Avec des lieues de murailles Ă  couvrir, dĂ©corer les gares, les halles, les mairies, tout ce qu’on bĂątira, quand les architectes ne seront plus des crĂ©tins ! Et il ne faudra que des muscles et une tĂȘte solides, car ce ne sont pas les sujets qui manqueront
 Hein ? la vie telle qu’elle passe dans les rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchĂ©s, aux courses, sur les boulevards, au fond des ruelles populeuses ; et tous les mĂ©tiers en branle ; et toutes les passions remises debout, sous le plein jour ; et les paysans, et les bĂȘtes, et les campagnes !
 On verra, on verra, si je ne suis pas une brute ! J’en ai des fourmillements dans les mains. Oui ! toute la vie moderne ! Des fresques hautes comme le PanthĂ©on ! Une sacrĂ©e suite de toiles Ă  faire Ă©clater le Louvre ! DĂšs qu’ils Ă©taient ensemble, le peintre et l’écrivain en arrivaient d’ordinaire Ă  cette exaltation. Ils se fouettaient mutuellement, ils s’affolaient de gloire ; et il y avait lĂ  une telle envolĂ©e de jeunesse, une telle passion du travail, qu’eux-mĂȘmes souriaient ensuite de ces grands rĂȘves d’orgueil, ragaillardis, comme entretenus en souplesse et en force. Claude, qui se reculait maintenant jusqu’au mur, y demeura adossĂ©, s’abandonnant. Alors, Sandoz, brisĂ© par la pose, quitta le divan et alla se mettre prĂšs de lui. Puis, tous deux regardĂšrent, de nouveau muets. Le monsieur en veston de velours Ă©tait Ă©bauchĂ© entiĂšrement ; la main, plus poussĂ©e que le reste, faisait dans l’herbe une note trĂšs intĂ©ressante, d’une jolie fraĂźcheur de ton ; et la tache sombre du dos s’enlevait avec tant de vigueur, que les petites silhouettes du fond, les deux femmes luttant au soleil, semblaient s’ĂȘtre Ă©loignĂ©es, dans le frisson lumineux de la clairiĂšre ; tandis que la grande figure, la femme nue et couchĂ©e, Ă  peine indiquĂ©e encore, flottait toujours, ainsi qu’une chair de songe, une Ève dĂ©sirĂ©e naissant de la terre, avec son visage qui souriait, sans regard, les paupiĂšres closes. — DĂ©cidĂ©ment, comment appelles-tu ça ? demanda Sandoz. — Plein air, rĂ©pondit Claude d’une voix brĂšve. Mais ce titre parut bien technique Ă  l’écrivain, qui, malgrĂ© lui, Ă©tait parfois tentĂ© d’introduire de la littĂ©rature dans la peinture. — Plein air, ça ne dit rien. — Ça n’a besoin de rien dire
 Des femmes et un homme se reposent dans une forĂȘt, au soleil. Est-ce que ça ne suffit pas ? Va, il y en a assez pour faire un chef-d’Ɠuvre. Il renversa la tĂȘte, il ajouta entre ses dents — Nom d’un chien, c’est encore noir ! J’ai ce sacrĂ© Delacroix dans l’Ɠil. Et ça, tiens ! cette main-lĂ , c’est du Courbet
 Ah ! nous y trempons tous, dans la sauce romantique. Notre jeunesse y a trop barbotĂ©, nous en sommes barbouillĂ©s jusqu’au menton. Il nous faudra une fameuse lessive. Sandoz haussa dĂ©sespĂ©rĂ©ment les Ă©paules lui aussi se lamentait d’ĂȘtre nĂ© au confluent d’Hugo et de Balzac. Cependant, Claude restait satisfait, dans l’excitation heureuse d’une bonne sĂ©ance. Si son ami pouvait lui donner deux ou trois dimanches pareils, le bonhomme y serait, et carrĂ©ment. Pour cette fois, il y en avait assez. Tous deux plaisantĂšrent, car d’habitude il tuait ses modĂšles, ne les lĂąchant qu’évanouis, morts de fatigue. Lui-mĂȘme attendait de tomber, les jambes rompues, le ventre vide. Et, comme cinq heures sonnaient au coucou, il se jeta sur son reste de pain, il le dĂ©vora. ÉpuisĂ©, il le cassait de ses doigts tremblants, il le mĂąchait Ă  peine, revenu devant son tableau, repris par son idĂ©e, au point qu’il ne savait mĂȘme pas qu’il mangeait. — Cinq heures, dit Sandoz qui s’étirait, les bras en l’air. Nous allons dĂźner
 Justement, voici Dubuche. On frappait, et Dubuche entra. C’était un gros garçon brun, au visage correct et bouffi, le cheveux ras, les moustaches dĂ©jĂ  fortes. Il donna des poignĂ©es de main, il s’arrĂȘta d’un air interloquĂ© devant le tableau. Au fond, cette peinture dĂ©rĂ©glĂ©e le bousculait, dans la pondĂ©ration de sa nature, dans son respect de bon Ă©lĂšve pour les formules Ă©tablies ; et sa vieille amitiĂ© seule empĂȘchait d’ordinaire ses critiques. Mais, cette fois, tout son ĂȘtre se rĂ©voltait, visiblement. — Eh bien ! quoi donc ? ça ne te va pas ? demanda Sandoz qui le guettait. — Si, si, oh ! trĂšs bien peint
 Seulement
 — Allons, accouche. Qu’est-ce qui te chiffonne ? — Seulement, c’est ce monsieur, tout habillĂ©, lĂ , au milieu de ces femmes nues
 On n’a jamais vu ça. Du coup, les deux autres Ă©clatĂšrent. Est-ce qu’au Louvre, il n’y avait pas cent tableaux composĂ©s de la sorte ? Et puis, si l’on n’avait jamais vu ça, on le verrait. On s’en fichait bien, du public ! Sans se troubler sous la furie de ces rĂ©ponses, Dubuche rĂ©pĂ©tait tranquillement — Le public ne comprendra pas
 Le public trouvera ça cochon
 Oui, c’est cochon. — Sale bourgeois ! cria Claude exaspĂ©rĂ©. Ah ! ils te crĂ©tinisent raide Ă  l’École, tu n’étais pas si bĂȘte ! C’était la plaisanterie courante de ses deux amis, depuis qu’il suivait les cours de l’École des Beaux-Arts. Il battit alors en retraite, un peu inquiet de la violence que prenait la querelle ; et il se sauva, en tapant sur les peintres. Ça, on avait raison de le dire, les peintres Ă©taient de jolis crĂ©tins, Ă  l’École. Mais, pour les architectes, la question changeait. OĂč voulait-on qu’il fĂźt ses Ă©tudes ? Il se trouvait bien forcĂ© de passer par lĂ . Plus tard, ça ne l’empĂȘcherait pas d’avoir ses idĂ©es Ă  lui. Et il affecta une allure trĂšs rĂ©volutionnaire. — Bon ! dit Sandoz, du moment que tu fais des excuses, allons dĂźner. Mais Claude, machinalement, avait repris un pinceau, et il s’était remis au travail. Maintenant, Ă  cĂŽtĂ© du monsieur en veston, la figure de la femme ne tenait plus. ÉnervĂ©, impatient, il la cernait d’un trait vigoureux, pour la rĂ©tablir au plan qu’elle devait occuper. — Viens-tu ? rĂ©pĂ©ta son ami. — Tout Ă  l’heure, que diable ! rien ne presse
 Laisse-moi indiquer ça, et je suis Ă  vous. Sandoz hocha la tĂȘte ; puis, doucement, de peur de l’exaspĂ©rer davantage — Tu as tort de t’acharner, mon vieux
 Oui, tu es Ă©reintĂ©, tu crĂšves de faim, et tu vas encore gĂąter ton affaire, comme l’autre jour. D’un geste irritĂ©, le peintre lui coupa la parole. C’était sa continuelle histoire il ne pouvait lĂącher Ă  temps la besogne, il se grisait de travail, dans le besoin d’avoir une certitude immĂ©diate, de se prouver qu’il tenait enfin son chef-d’Ɠuvre. Des doutes venaient de le dĂ©sespĂ©rer, au milieu de sa joie d’une bonne sĂ©ance ; avait-il eu raison de donner une telle puissance au veston de velours ? retrouverait-il la note Ă©clatante qu’il voulait pour sa figure nue ? Et il serait plutĂŽt mort lĂ , que de ne pas savoir tout de suite. Il tira fiĂ©vreusement la tĂȘte de Christine du carton oĂč il l’avait cachĂ©e, comparant, s’aidant de ce document pris sur nature. — Tiens ! s’écria Dubuche, oĂč as-tu dessinĂ© ça ?
 Qui est-ce ? Claude, saisi de cette question, ne rĂ©pondit point ; puis, sans raisonner, lui qui leur disait tout, il mentit, cĂ©dant Ă  une pudeur singuliĂšre, au sentiment dĂ©licat de garder pour lui seul son aventure. — Hein ! qui est-ce ? rĂ©pĂ©tait l’architecte. — Oh ! personne, un modĂšle. — Vrai, un modĂšle ! Toute jeune, n’est-ce pas ? Elle est trĂšs bien
 Tu devrais me donner l’adresse, pas pour moi, pour un sculpteur qui cherche une PsychĂ©. Est-ce que tu as l’adresse, lĂ  ? Et Dubuche s’était tournĂ© vers un pan du mur grisĂątre, oĂč se trouvaient, Ă©crites Ă  la craie, jetĂ©es dans tous les sens, des adresses de modĂšles. Les femmes surtout laissaient lĂ , en grosses Ă©critures d’enfant, leurs cartes de visite. ZoĂ© PiĂ©defer, rue Campagne-PremiĂšre, 7, une grande brune dont le ventre s’abĂźmait, coupait en deux la petite Flore Beauchamp, rue de Laval, 32, et Judith Vaquez, rue du Rocher, 69, une juive, l’une et l’autre assez fraĂźches, mais trop maigres. — Dis, as-tu l’adresse ? Alors, Claude s’emporta. — Eh ! fiche-moi la paix !
 Est-ce que je sais ?
 Tu es agaçant, Ă  vous dĂ©ranger toujours, quand on travaille ! Sandoz n’avait rien dit, Ă©tonnĂ© d’abord, puis souriant. Il Ă©tait plus subtil que Dubuche, il lui fit un signe d’intelligence, et ils se mirent Ă  plaisanter. Pardon ! excuse ! du moment que monsieur la gardait pour son usage intime, on ne lui demandait pas de la prĂȘter. Ah ! le gaillard, qui se payait les belles filles ! Et oĂč l’avait-il ramassĂ©e ? Dans un bastringue de Montmartre ou sur un trottoir de la place Maubert ? De plus en plus gĂȘnĂ©, le peintre s’agitait. — Que vous ĂȘtes bĂȘtes, mon Dieu ! Si vous saviez comme vous ĂȘtes bĂȘtes !
 En voilĂ  assez, vous me faites de la peine. Sa voix Ă©tait si altĂ©rĂ©e, que les deux autres, immĂ©diatement, se turent ; et lui, aprĂšs avoir grattĂ© de nouveau la tĂȘte de la figure nue, la redessina et la repeignit, d’aprĂšs la tĂȘte de Christine, d’une main emportĂ©e, mal assurĂ©e, qui s’égarait. Puis, il attaqua la gorge, indiquĂ©e Ă  peine sur l’étude. Son excitation augmentait, c’était sa passion de chaste pour la chair de la femme, un amour fou des nuditĂ©s dĂ©sirĂ©es et jamais possĂ©dĂ©es, une impuissance Ă  se satisfaire, Ă  crĂ©er de cette chair autant qu’il rĂȘvait d’en Ă©treindre, de ses deux bras Ă©perdus. Ces filles qu’il chassait de son atelier, il les adorait dans ses tableaux, il les caressait et les violentait, dĂ©sespĂ©rĂ© jusqu’aux larmes de ne pouvoir les faire assez belles, assez vivantes. — Hein ! dix minutes, n’est-ce pas ? rĂ©pĂ©ta-t-il. J’établis les Ă©paules pour demain, et nous descendons. Sandoz et Dubuche, sachant qu’il n’y avait pas Ă  l’empĂȘcher de se tuer ainsi, se rĂ©signĂšrent. Le second alluma une pipe et s’étala sur le divan lui seul fumait, les deux autres ne s’étaient jamais bien accoutumĂ©s au tabac, toujours menacĂ©s d’une nausĂ©e, pour un cigare trop fort. Puis, lorsqu’il fut sur le dos, les regards perdus dans les jets de fumĂ©e qu’il soufflait, il parla de lui, longuement, en phrases monotones. Ah ! ce sacrĂ© Paris, comme il fallait s’y user la peau, pour arriver Ă  une position ! Il rappelait ses quinze mois d’apprentissage, chez son patron, le cĂ©lĂšbre DequersonniĂšre, l’ancien grand prix, aujourd’hui architecte des bĂątiments civils, officier de la LĂ©gion d’honneur, membre de l’Institut, dont le chef-d’Ɠuvre, l’église Saint-Mathieu, tenait du moule Ă  pĂątĂ© et de la pendule empire un bon homme au fond, qu’il blaguait, tout en partageant son respect des vieilles formules classiques. Sans les camarades, d’ailleurs, il n’aurait pas appris grand’chose Ă  leur atelier de la rue du Four, oĂč le patron passait en courant, trois fois par semaine ; des gaillards fĂ©roces, les camarades, qui lui avaient rendu la vie joliment dure, au dĂ©but, mais, qui au moins lui avaient enseignĂ© Ă  coller un chĂąssis, Ă  dessiner et Ă  laver un projet. Et que de dĂ©jeuners faits d’une tasse de chocolat et d’un petit pain, pour pouvoir donner les vingt-cinq francs au massier ! et que de feuilles barbouillĂ©es pĂ©niblement, que d’heures passĂ©es chez lui sur des bouquins, avant d’oser se prĂ©senter Ă  l’École ! Avec ça, il avait failli ĂȘtre retoquĂ©, malgrĂ© son effort de gros travailleur l’imagination lui manquait, son Ă©preuve Ă©crite, une cariatide et une salle Ă  manger d’étĂ©, trĂšs mĂ©diocres, l’avaient classĂ© tout au bout ; il est vrai qu’il s’était relevĂ© Ă  l’oral, avec son calcul de logarithmes, ses Ă©pures de gĂ©omĂ©trie et l’examen d’histoire, car il Ă©tait trĂšs ferrĂ© sur la partie scientifique. Maintenant qu’il se trouvait Ă  l’École, comme Ă©lĂšve de seconde classe, il devait se dĂ©carcasser pour enlever son diplĂŽme de premiĂšre classe. Quelle chienne de vie ! Jamais ça ne finissait ! Il Ă©carta les jambes, trĂšs haut, sur les coussins, fuma plus fort, rĂ©guliĂšrement. — Cours de perspective, cours de gĂ©omĂ©trie descriptive, cours de stĂ©rĂ©otomie, cours de construction, histoire de l’art, ah ! ils vous en font noircir du papier, Ă  prendre des notes
 Et, tous les mois, un concours d’architecture, tantĂŽt une simple esquisse, tantĂŽt un projet. Il n’y a point Ă  s’amuser, si l’on veut passer ses examens et dĂ©crocher les mentions nĂ©cessaires, surtout lorsqu’on doit, en dehors de ces besognes, trouver le temps de gagner son pain
 Moi, j’en crĂšve
 Un coussin ayant glissĂ© par terre, il le repĂȘcha Ă  l’aide de ses deux pieds. — Tout de mĂȘme, j’ai de la chance. Il y a tant de camarades qui cherchent Ă  faire la place, sans rien dĂ©nicher ! Avant-hier, j’ai dĂ©couvert un architecte qui travaille pour un grand entrepreneur, oh ! non, on n’a pas idĂ©e d’un architecte de cette ignorance un vrai goujat, incapable de se tirer d’un dĂ©calque ; et il me donne vingt-cinq sous de l’heure, je lui remets ses maisons debout
 Ça tombe joliment bien, la mĂšre m’avait signifiĂ© qu’elle Ă©tait complĂštement Ă  sec. Pauvre mĂšre, en ai-je de l’argent Ă  lui rendre ! Comme Dubuche parlait Ă©videmment pour lui, remĂąchant ses idĂ©es de tous les jours, sa continuelle prĂ©occupation d’une fortune prompte, Sandoz ne prenait pas la peine de l’écouter. Il avait ouvert la petite fenĂȘtre, il s’était assis au ras du toit, souffrant Ă  la longue de la chaleur qui rĂ©gnait dans l’atelier. Mais il finit par interrompre l’architecte. — Dis donc, est-ce que tu viens dĂźner jeudi ?
 Ils y seront tous, Fagerolles, Mahoudeau, Jory, GagniĂšre. Chaque jeudi, on se rĂ©unissait chez Sandoz, une bande, les camarades de Plassans, d’autres connus Ă  Paris, tous rĂ©volutionnaires, animĂ©s de la mĂȘme passion de l’art. — Jeudi prochain, je ne crois pas, rĂ©pondit Dubuche. Il faut que j’aille dans une famille, oĂč l’on danse. — Est-ce que tu espĂšres y carotter une dot ? — Tiens ! ce ne serait dĂ©jĂ  pas si bĂȘte ! Il tapa sa pipe sur la paume de sa main gauche, pour la vider ; et, avec un soudain Ă©clat de voix — J’oubliais
 J’ai reçu une lettre de Pouillaud. — Toi aussi !
 Hein ? est-il assez vidĂ©, Pouillaud ! En voilĂ  un qui a mal tournĂ© ! — Pourquoi donc ? Il succĂ©dera Ă  son pĂšre, il mangera tranquillement son argent, lĂ -bas. Sa lettre est trĂšs raisonnable, j’ai toujours dit qu’il nous donnerait une leçon Ă  tous, avec son air de farceur
 Ah ! cet animal de Pouillaud ! Sandoz allait rĂ©pliquer, furieux, lorsqu’un juron dĂ©sespĂ©rĂ© de Claude les interrompit. Ce dernier, depuis qu’il s’obstinait au travail, n’avait plus desserrĂ© les dents. Il semblait mĂȘme ne pas les entendre. — Nom de Dieu ! c’est encore raté  DĂ©cidĂ©ment, je suis une brute, jamais je ne ferai rien ! Et, d’un Ă©lan, dans une crise de folle rage, il voulut se jeter sur sa toile, pour la crever du poing. Ses amis le retinrent. Voyons, Ă©tait-ce enfantin, une colĂšre pareille ! il serait bien avancĂ© ensuite, quand il aurait le mortel regret d’avoir abĂźmĂ© son Ɠuvre. Mais lui, tremblant encore, retombĂ© Ă  son silence, regardait le tableau sans rĂ©pondre, d’un regard ardent et fixe, oĂč brĂ»lait l’affreux tourment de son impuissance. Rien de clair ni de vivant ne venait plus sous ses doigts ; la gorge de la femme s’empĂątait de tons lourds ; cette chair adorĂ©e qu’il rĂȘvait Ă©clatante, il la salissait, il n’arrivait mĂȘme pas Ă  la mettre Ă  son plan. Qu’avait-il donc dans le crĂąne, pour l’entendre ainsi craquer de son effort inutile ? Était-ce une lĂ©sion de ses yeux qui l’empĂȘchait de voir juste ? Ses mains cessaient-elles d’ĂȘtre Ă  lui, puisqu’elles refusaient de lui obĂ©ir ? Il s’affolait davantage, en s’irritant de cet inconnu hĂ©rĂ©ditaire, qui parfois lui rendait la crĂ©ation si heureuse, et qui d’autres fois l’abĂȘtissait de stĂ©rilitĂ©, au point qu’il oubliait les premiers Ă©lĂ©ments du dessin. Et sentir son ĂȘtre tourner dans une nausĂ©e de vertige, et rester lĂ  quand mĂȘme avec la fureur de crĂ©er, lorsque tout fuit, tout coule autour de soi, l’orgueil du travail, la gloire rĂȘvĂ©e, l’existence entiĂšre ! — Écoute, mon vieux, reprit Sandoz, ce n’est pas pour te le reprocher, mais il est six heures et demie, et tu nous fais crever de faim
 Sois sage, descends avec nous. Claude nettoyait Ă  l’essence un coin de sa palette. Il y vida de nouveaux tubes, il rĂ©pondit d’un seul mot, la voix tonnante — Non ! Pendant dix minutes, personne ne parla plus, le peintre hors de lui, se battant avec sa toile, les deux autres troublĂ©s et chagrins de cette crise, qu’ils ne savaient de quelle façon calmer. Puis, comme on frappait Ă  la porte, ce fut l’architecte qui alla ouvrir. — Tiens ! le pĂšre Malgras ! Le marchand de tableaux Ă©tait un gros homme, enveloppĂ© dans une vieille redingote verte, trĂšs sale, qui lui donnait l’air d’un cocher de fiacre mal tenu, avec ses cheveux blancs coupĂ©s en brosse et sa face rouge, plaquĂ©e de violet. Il dit, d’une voix de rogomme — Je passais par hasard sur le quai, en face
 J’ai vu monsieur Ă  la fenĂȘtre, et je suis monté  Il s’interrompit, devant le silence du peintre, qui s’était retournĂ© vers sa toile, avec un mouvement d’exaspĂ©ration. Du reste, il ne se troublait pas, trĂšs Ă  l’aise, carrĂ©ment plantĂ© sur ses fortes jambes, examinant de ses yeux tachĂ©s de sang le tableau Ă©bauchĂ©. Il le jugea sans gĂȘne, d’une phrase oĂč il y avait de l’ironie et de la tendresse. — En voilĂ  une machine ! Et, comme personne encore ne soufflait mot, il se promena tranquillement Ă  petits pas dans l’atelier, regardant le long des murs. Le pĂšre Malgras, sous l’épaisse couche de sa crasse, Ă©tait un gaillard trĂšs fin, qui avait le goĂ»t et le flair de la bonne peinture. Jamais il ne s’égarait chez les barbouilleurs mĂ©diocres, il allait droit, par instinct, aux artistes personnels, encore contestĂ©s, dont son nez flamboyant d’ivrogne sentait de loin le grand avenir. Avec cela, il avait le marchandage fĂ©roce, il se montrait d’une ruse de sauvage, pour emporter Ă  bas prix la toile qu’il convoitait. Ensuite, il se contentait d’un bĂ©nĂ©fice de brave homme, vingt pour cent, trente pour cent au plus, ayant basĂ© son affaire sur le renouvellement rapide de son petit capital, n’achetant jamais le matin sans savoir auquel de ses amateurs il vendrait le soir. Il mentait d’ailleurs superbement. ArrĂȘtĂ© prĂšs de la porte, devant les acadĂ©mies, peintes Ă  l’atelier Boutin, il les contempla quelques minutes en silence, les yeux luisant d’une jouissance de connaisseur, qu’il Ă©teignait sous ses lourdes paupiĂšres. Quel talent, quel sentiment de la vie, chez ce grand toquĂ© qui perdait son temps Ă  d’immenses choses dont personne ne voulait ! Les jolies jambes de la fillette, l’admirable ventre de la femme surtout, le ravissaient. Mais cela n’était pas de vente, et il avait dĂ©jĂ  fait son choix, une petite esquisse, un coin de la campagne de Plassans, violente et dĂ©licate, qu’il affectait de ne pas voir. Enfin, il s’approcha, il dit nĂ©gligemment — Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! oui, une de vos affaires du Midi
 C’est trop cru, j’ai encore les deux que je vous ai achetĂ©es. Et il continua en phrases molles, interminables — Vous refuserez peut-ĂȘtre de me croire, monsieur Lantier, ça ne se vend pas du tout, pas du tout. J’en ai plein un appartement, je crains toujours de crever quelque chose, quand je me retourne. Il n’y a pas moyen que je continue, parole d’honneur ! il faudra que je liquide, et je finirai Ă  l’hĂŽpital
 N’est-ce pas ? vous me connaissez, j’ai le cƓur plus grand que la poche, je ne demande qu’à obliger les jeunes gens de talent comme vous. Oh ! pour ça, vous avez du talent, je ne cesse de le leur crier. Mais, que voulez-vous ? ils ne mordent pas, ah ! non, ils ne mordent pas ! Il jouait l’émotion ; puis, avec l’élan d’un homme qui fait une folie — Enfin, je ne serai pas venu pour rien
 Qu’est-ce que vous me demandez de cette pochade ? Claude, agacĂ©, peignait avec des tressaillements nerveux. Il rĂ©pondit d’une voix sĂšche, sans tourner la tĂȘte — Vingt francs. — Comment ! Vingt francs ! Vous ĂȘtes fou ! Vous m’avez vendu les autres dix francs piĂšce
 Aujourd’hui, je ne donnerai que huit francs, pas un sou de plus ! D’habitude, le peintre cĂ©dait tout de suite, honteux et excĂ©dĂ© de ces querelles misĂ©rables, bien heureux au fond de trouver ce peu d’argent. Mais, cette fois, il s’entĂȘta, il vint crier des insultes dans la face du marchand de tableaux, qui se mit Ă  le tutoyer, lui retira tout talent, l’accabla d’invectives, en le traitant de fils ingrat. Ce dernier avait fini par sortir de sa poche, une Ă  une, trois piĂšces de cent sous ; et il les lança de loin comme des palets, sur la table, oĂč elles sonnĂšrent parmi les assiettes. — Une, deux, trois
 Pas une de plus, entends-tu ! car il y en a dĂ©jĂ  une de trop, et tu me la rendras, je te la retiendrai sur autre chose, parole d’honneur !
 Quinze francs, ça ! Ah ! mon petit, tu as tort, voilĂ  un sale tour dont tu te repentiras ! ÉpuisĂ©, Claude le laissa dĂ©crocher la toile. Elle disparut comme par enchantement, dans la grande redingote verte. Avait-elle glissĂ© au fond d’une poche spĂ©ciale ? dormait-elle sous le revers ? Aucune bosse ne l’indiquait. Son coup fait, le pĂšre Malgras se dirigea vers la porte, subitement calmĂ©. Mais il se ravisa et revint dire, de son air bonhomme — Écoutez donc Lantier, j’ai besoin d’un homard
 Hein ? vous me devez bien ça, aprĂšs m’avoir Ă©trillé  Je vous apporterai le homard ; vous m’en ferez une nature morte, et vous le garderez pour la peine, vous le mangerez avec des amis
 Entendu, n’est-ce pas ? À cette proposition, Sandoz et Dubuche, qui avaient jusque-lĂ  Ă©coutĂ© curieusement, Ă©clatĂšrent d’un si grand rire, que le marchand s’égaya, lui aussi. Ces rosses de peintres, ça ne fichait rien de bon, ça crevait la faim. Qu’est-ce qu’ils seraient devenus, les sacrĂ©s fainĂ©ants, si le pĂšre Malgras, de temps Ă  autre, ne leur avait pas apportĂ© un beau gigot, une barbue bien fraĂźche, ou un homard avec son bouquet de persil ? — J’aurai mon homard, n’est-ce pas ? Lantier
 Merci bien. De nouveau, il restait plantĂ© devant l’ébauche de la grande toile, avec son souffre d’admiration railleuse. Et il partit enfin, en rĂ©pĂ©tant — En voilĂ  une machine ! Claude voulut reprendre encore sa palette et ses brosses. Mais ses jambes flĂ©chissaient, ses bras retombaient, engourdis, comme liĂ©s Ă  son corps par une force supĂ©rieure. Dans le grand silence morne qui s’était fait, aprĂšs l’éclat de la dispute, il chancelait, aveuglĂ©, Ă©garĂ©, devant son Ɠuvre informe. Alors, il bĂ©gaya — Ah ! je ne peux plus, je ne peux plus
 Ce cochon m’a achevĂ© ! Sept heures venaient de sonner au coucou, il avait travaillĂ© lĂ  huit longues heures, sans manger autre chose qu’une croĂ»te, sans se reposer une minute, debout, secouĂ© de fiĂšvre. Maintenant, le soleil se couchait, une ombre commençait Ă  assombrir l’atelier, oĂč cette fin de jour prenait une mĂ©lancolie affreuse. Lorsque la lumiĂšre s’en allait ainsi, sur une crise de mauvais travail, c’était comme si le soleil ne devait jamais reparaĂźtre, aprĂšs avoir emportĂ© la vie, la gaietĂ© chantante des couleurs. — Viens, supplia Sandoz, avec l’attendrissement d’une pitiĂ© fraternelle. Viens, mon vieux. Dubuche lui-mĂȘme ajouta — Tu verras plus clair demain. Viens dĂźner. Un moment, Claude refusa de se rendre. Il demeurait clouĂ© au parquet, sourd Ă  leurs voix amicales, farouche dans son entĂȘtement. Que voulait-il faire, maintenant que ses doigts raidis lĂąchaient le pinceau ? Il ne savait pas ; mais il avait beau ne plus pouvoir, il Ă©tait ravagĂ© par un dĂ©sir furieux de pouvoir encore, de crĂ©er quand mĂȘme. Et, s’il ne faisait rien, il resterait au moins, il ne quitterait pas la place. Puis, il se dĂ©cida, un tressaillement le traversa comme d’un grand sanglot. À pleine main, il avait pris un couteau Ă  palette trĂšs large ; et, d’un seul coup, lentement, profondĂ©ment, il gratta la tĂȘte et la gorge de la femme. Ce fut un meurtre vĂ©ritable, un Ă©crasement tout disparut dans une bouillie fangeuse. Alors, Ă  cĂŽtĂ© du monsieur au veston vigoureux, parmi les verdures Ă©clatantes oĂč se jouaient les deux petites lutteuses si claires, il n’y eut plus, de cette femme nue, sans poitrine et sans tĂȘte, qu’un tronçon mutilĂ©, qu’une tache vague de cadavre, une chair de rĂȘve Ă©vaporĂ©e et morte. DĂ©jĂ , Sandoz et Dubuche descendaient bruyamment l’escalier de bois. Et Claude les suivit, s’enfuit de son Ɠuvre, avec la souffrance abominable de la laisser ainsi, balafrĂ©e d’une plaie bĂ©ante. III Le commencement de la semaine fut dĂ©sastreux pour Claude. Il Ă©tait tombĂ© dans un de ces doutes qui lui faisaient exĂ©crer la peinture, d’une exĂ©cration d’amant trahi, accablant l’infidĂšle d’insultes, torturĂ© du besoin de l’adorer encore ; et, le jeudi, aprĂšs trois horribles journĂ©es de lutte vaine et solitaire, il sortit dĂšs huit heures du matin, il referma violemment sa porte, si Ă©cƓurĂ© de lui-mĂȘme qu’il jurait de ne plus toucher un pinceau. Quand une de ces crises le dĂ©traquait, il n’avait qu’un remĂšde s’oublier, aller se prendre de querelle avec des camarades, marcher surtout, marcher au travers de Paris, jusqu’à ce que la chaleur et l’odeur de bataille des pavĂ©s lui eussent remis du cƓur au ventre. Ce jour-lĂ , comme tous les jeudis, il dĂźnait chez Sandoz, oĂč il y avait rĂ©union. Mais que faire jusqu’au soir ? L’idĂ©e de rester seul, Ă  se dĂ©vorer, le dĂ©sespĂ©rait. Il aurait couru tout de suite chez son ami, s’il ne s’était dit que ce dernier devait ĂȘtre Ă  son bureau. Puis, la pensĂ©e de Dubuche lui vint, et il hĂ©sita, car leur vieille camaraderie se refroidissait depuis quelque temps. Il ne sentait pas entre eux la fraternitĂ© des heures nerveuses, il le devinait inintelligent, sourdement hostile, engagĂ© dans d’autres ambitions. Pourtant, Ă  quelle porte frapper ? Et il se dĂ©cida, il se rendit rue Jacob, oĂč l’architecte habitait une Ă©troite chambre, au sixiĂšme Ă©tage d’une grande maison froide. Claude Ă©tait au second, lorsque la concierge, le rappelant, cria d’un ton aigre que M. Dubuche n’était pas chez lui, et qu’il avait mĂȘme dĂ©couchĂ©. Lentement, il se retrouva sur le trottoir, stupĂ©fiĂ© par cette chose Ă©norme, une escapade de Dubuche. C’était une malchance incroyable. Il erra un moment sans but. Mais, comme il s’arrĂȘtait au coin de la rue de Seine, ne sachant de quel cĂŽtĂ© tourner, il se souvint brusquement de ce que lui avait contĂ© son ami certaine nuit passĂ©e Ă  l’atelier DequersonniĂšre, une derniĂšre nuit de terrible travail, la veille du jour oĂč les projets des Ă©lĂšves devaient ĂȘtre dĂ©posĂ©s Ă  l’École des Beaux-Arts. Tout de suite, il monta vers la rue du Four, dans laquelle Ă©tait l’atelier. Jusque-lĂ , il avait Ă©vitĂ© d’y aller jamais prendre Dubuche, par crainte des huĂ©es dont on y accueillait les profanes. Et il y allait carrĂ©ment, sa timiditĂ© s’enhardissait dans son angoisse d’ĂȘtre seul, au point qu’il se sentait prĂȘt Ă  subir des injures, pour conquĂ©rir un compagnon de misĂšre. Rue du Four, Ă  l’endroit le plus Ă©troit, l’atelier se trouvait au fond d’un vieux logis lĂ©zardĂ©. Il fallait traverser deux cours puantes, et l’on arrivait enfin dans une troisiĂšme, oĂč Ă©tait plantĂ©e de travers une sorte de hangar fermĂ©, une vaste salle de planches et de platras, qui avait servi jadis Ă  un emballeur. Du dehors, par les quatre grandes fenĂȘtres, dont les vitres infĂ©rieures Ă©taient barbouillĂ©es de cĂ©ruse, on ne voyait que le plafond nu, blanchi Ă  la chaux. Mais Claude, ayant poussĂ© la porte, demeura immobile sur le seuil. La vaste salle s’étendait, avec ses quatre longues tables, perpendiculaires aux fenĂȘtres, des tables doubles, trĂšs larges, occupĂ©es des deux cĂŽtĂ©s par des files d’élĂšves, encombrĂ©es d’éponges mouillĂ©es, de godets, de vases d’eau, de chandeliers de fer, de caisses de bois, les caisses oĂč chacun serrait sa blouse de toile blanche, ses compas et ses couleurs. Dans un coin, le poĂȘle oubliĂ© du dernier hiver se rouillait, Ă  cĂŽtĂ© d’un reste de coke, qu’on n’avait mĂȘme pas balayĂ© ; tandis que, Ă  l’autre bout, une grande fontaine de zinc Ă©tait pendue, entre deux serviettes. Et, au milieu de cette nuditĂ© de halle mal soignĂ©e, les murs surtout tiraient l’Ɠil, alignant en haut, sur des Ă©tagĂšres, une dĂ©bandade de moulages, disparaissant plus bas sous une forĂȘt de tĂ©s et d’équerres, sous un amas de planches Ă  laver, retenues en paquets par des bretelles. Peu Ă  peu, tous les pans restĂ©s libres s’étaient salis d’inscriptions, de dessins, d’une Ă©cume montante, jetĂ©e lĂ , comme sur les marges d’un livre toujours ouvert. Il y avait des charges de camarades, des profils d’objets dĂ©shonnĂȘtes, des mots Ă  faire pĂąlir des gendarmes, puis des sentences, des additions, des adresses ; le tout dominĂ©, Ă©crasĂ© par cette ligne laconique de procĂšs-verbal, en grosses lettres, Ă  la plus belle place Le 7 juin, Gorju a dit qu’il se foutait de Rome. SignĂ© Godemard. » Un grognement avait accueilli le peintre, le grognement des fauves dĂ©rangĂ©s chez eux. Ce qui l’immobilisait, c’était l’aspect de la salle, au matin de la nuit de charrette », ainsi que les architectes nomment cette nuit suprĂȘme de travail. Depuis la veille, tout l’atelier, soixante Ă©lĂšves, Ă©taient enfermĂ©s lĂ , ceux qui n’avaient pas de projets Ă  dĂ©poser, les nĂšgres », aidant les autres, les concurrents en retard, forcĂ©s d’abattre en douze heures la besogne de huit jours. DĂšs minuit, on s’était empiffrĂ© de charcuterie et de vin au litre. Vers une heure, comme dessert, on avait fait venir trois dames d’une maison voisine. Et sans que le travail se ralentĂźt, la fĂȘte avait tournĂ© Ă  l’orgie romaine, au milieu de la fumĂ©e des pipes. Il en restait, par terre, une jonchĂ©e de papiers gras, de culs de bouteilles cassĂ©es, de mares louches, que le parquet achevait de boire ; pendant que l’air gardait l’ñcretĂ© des bougies noyĂ©es dans les chandeliers de fer, l’odeur sĂ»re du musc des dames, mĂȘlĂ©e Ă  celle des saucisses et du vin bleu. Des voix hurlĂšrent, sauvages — À la porte !
 Oh ! cette gueule !
 Qu’est-ce qu’il veut, cet empaillĂ© ?
 À la porte ! Ă  la porte ! Claude, sous la rudesse de cette tempĂȘte, chancela un instant, Ă©tourdi. On en arrivait aux mots abominables, la grande Ă©lĂ©gance, mĂȘme pour les natures les plus distinguĂ©es, Ă©tant de rivaliser d’ordures. Et il se remettait, il rĂ©pondait, lorsque Dubuche le reconnut. Ce dernier devint trĂšs rouge, car il dĂ©testait ces aventures. Il eut honte de son ami, il accourut, sous les huĂ©es, qui se tournaient contre lui, maintenant ; et il bĂ©gaya — Comment ! c’est toi !
 Je t’avais dit de ne jamais entrer
 Attends-moi un instant dans la cour. À ce moment, Claude, qui reculait, manqua d’ĂȘtre Ă©crasĂ© par une petite charrette Ă  bras, que deux gaillards trĂšs barbus amenaient au galop. C’était de cette charrette que la nuit de gros travail tirait son nom ; et, depuis huit jours, les Ă©lĂšves, retardĂ©s par les basses besognes payĂ©es du dehors, rĂ©pĂ©taient le cri Oh ! que je suis en charrette ! » DĂšs qu’elle parut, une clameur Ă©clata. Il Ă©tait neuf heures moins un quart, on avait le temps bien juste d’arriver Ă  l’École. Une dĂ©bandade Ă©norme vida la salle ; chacun sortait ses chĂąssis, au milieu des coudoiements ; ceux qui voulaient s’entĂȘter Ă  finir un dĂ©tail, Ă©taient bousculĂ©s, emportĂ©s. En moins de cinq minutes, les chĂąssis de tous se trouvĂšrent empilĂ©s dans la voiture, et les deux gaillards barbus, les derniers nouveaux de l’atelier, s’attelĂšrent comme des bĂȘtes, tirĂšrent au pas de course ; tandis que le flot des autres vocifĂ©rait et poussait par derriĂšre. Ce fut une rupture d’écluse, les deux cours franchies dans un fracas de torrent, la rue envahie, inondĂ©e de cette cohue hurlante. Claude, cependant, s’était mis Ă  courir, prĂšs de Dubuche, qui venait Ă  la queue, trĂšs contrariĂ© de n’avoir pas eu un quart d’heure de plus, pour soigner un lavis. — Qu’est-ce que tu fais ensuite ? — Oh ! j’ai des courses toute la journĂ©e. Le peintre fut dĂ©sespĂ©rĂ© de voir que cet ami lui Ă©chappait encore. — C’est bon, je te laisse
 Et tu en es, ce soir, chez Sandoz ? — Oui, je crois, Ă  moins qu’on ne me retienne Ă  dĂźner ailleurs. Tous deux s’essoufflaient. La bande, sans se ralentir, allongeait le chemin, pour promener davantage son vacarme. AprĂšs avoir descendu la rue du Four, elle s’était ruĂ©e Ă  travers la place Gozlin, et elle se jetait dans la rue de l’ÉchaudĂ©. En tĂȘte, la charrette Ă  bras, tirĂ©e, poussĂ©e plus fort, bondissait sur les pavĂ©s inĂ©gaux, avec la danse lamentable des chĂąssis dont elle Ă©tait pleine ; puis, la queue galopait, forçant les passants Ă  se coller contre les maisons, s’ils ne voulaient pas ĂȘtre renversĂ©s ; et les boutiquiers, bĂ©ants sur leurs portes, croyaient Ă  une rĂ©volution. Tout le quartier Ă©tait dans le bouleversement. Rue Jacob, la dĂ©bĂącle devint telle, au milieu de cris si affreux, que des persiennes se fermĂšrent. Comme on entrait enfin rue Bonaparte, un grand blond fit la farce de saisir une petite bonne, ahurie sur le trottoir, et de l’entraĂźner. Une paille dans le torrent. — Eh bien ! adieu, dit Claude. À ce soir ! — Oui, Ă  ce soir ! Le peintre, hors d’haleine, s’était arrĂȘtĂ© au coin de la rue des Beaux-Arts. Devant lui, la cour de l’École se trouvait grande ouverte. Tout s’y engouffra. AprĂšs avoir soufflĂ© un moment, Claude regagna la rue de Seine. Sa malechance s’aggravait, il Ă©tait dit qu’il ne dĂ©baucherait pas un camarade, ce matin-lĂ  ; et il remonta la rue, il marcha lentement jusqu’à la place du PanthĂ©on, sans idĂ©e nette ; puis, il pensa qu’il pouvait toujours entrer Ă  la mairie, pour serrer la main de Sandoz. Ce serait dix bonnes minutes. Mais il demeura suffoquĂ©, quand un garçon lui rĂ©pondit que M. Sandoz avait demandĂ© un jour de congĂ©, pour un enterrement. Il connaissait cependant l’histoire, son ami allĂ©guait ce motif, chaque fois qu’il voulait avoir, chez lui, toute une journĂ©e de bon travail. Et il prenait dĂ©jĂ  sa course, lorsqu’une fraternitĂ© d’artiste, un scrupule de travailleur honnĂȘte, l’arrĂȘta c’était un crime que d’aller dĂ©ranger un brave homme, de lui apporter le dĂ©couragement d’une Ɠuvre rebelle, au moment oĂč il abattait sans doute gaillardement la sienne. DĂšs lors, Claude dut se rĂ©signer. Il traĂźna sa mĂ©lancolie noire sur les quais jusqu’à midi, la tĂȘte si lourde, si bourdonnante de la pensĂ©e continue de son impuissance, qu’il ne voyait plus que dans un brouillard les horizons aimĂ©s de la Seine. Puis, il se retrouva rue de la Femme-sans-TĂȘte, il y dĂ©jeuna chez Gomard, un marchand de vin, dont l’enseigne Au Chien de Montargis, l’intĂ©ressait. Des maçons, en blouse de travail, Ă©claboussĂ©s de plĂątre, Ă©taient lĂ , attablĂ©s ; et, comme eux, avec eux, il mangea son ordinaire » de huit sous, le bouillon dans un bol, oĂč il trempa une soupe, et la tranche de bouilli, garnie de haricots, sur une assiette humide des eaux de vaisselle. C’était encore trop bon, pour une brute qui ne savait pas son mĂ©tier quand il avait manquĂ© une Ă©tude, il se ravalait, il se mettait plus bas que les manƓuvres, dont les gros bras au moins faisaient leur besogne. Pendant une heure, il s’attarda, il s’abĂȘtit, dans les conversations des tables voisines. Et, dehors, il reprit sa marche lente, au hasard. Mais, place de l’HĂŽtel-de-Ville, une idĂ©e lui fit hĂąter le pas. Pourquoi n’avait-il point songĂ© Ă  Fagerolles ? Il Ă©tait gentil, Fagerolles, bien qu’il fĂ»t Ă©lĂšve de l’École des Beaux-Arts ; et gai, et pas bĂȘte. On pouvait causer avec lui, mĂȘme lorsqu’il dĂ©fendait la mauvaise peinture. S’il avait dĂ©jeunĂ© chez son pĂšre, rue Vieille-du-Temple, pour sĂ»r il s’y trouvait encore. Claude, en entrant dans cette rue Ă©troite, Ă©prouva une sensation de fraĂźcheur. La journĂ©e devenait trĂšs chaude, et une humiditĂ© montait du pavĂ©, qui, malgrĂ© le ciel pur, restait mouillĂ© et gras, sous le continuel piĂ©tinement des passants. À chaque minute, des camions, des tapissiĂšres manquaient de l’écraser, lorsqu’une bousculade le forçait Ă  quitter le trottoir. Pourtant, la rue l’amusait, avec la dĂ©bandade mal alignĂ©e de ses maisons, des façades plates, bariolĂ©es d’enseignes jusqu’aux gouttiĂšres, trouĂ©es de minces fenĂȘtres, oĂč l’on entendait bruire tous les mĂ©tiers en chambre de Paris. À un des passages les plus Ă©tranglĂ©s, une petite boutique de journaux le retint c’était, entre un coiffeur et un tripier, un Ă©talage de gravures imbĂ©ciles, des suavitĂ©s de romance mĂȘlĂ©es Ă  des ordures de corps de garde. PlantĂ©s devant les images, un grand garçon pĂąle rĂȘvait, deux gamines se poussaient en ricanant. Il les aurait giflĂ©s tous les trois, il se hĂąta de traverser la rue, car la maison de Fagerolles se trouvait juste en face, une vieille demeure sombre qui avançait sur les autres, mouchetĂ©e des Ă©claboussures boueuses du ruisseau. Et, comme un omnibus arrivait, il n’eut que le temps de sauter sur le trottoir, rĂ©duit lĂ  Ă  une simple bordure les roues lui frĂŽlĂšrent la poitrine, il fut inondĂ© jusqu’aux genoux. M. Fagerolles, le pĂšre, fabricant de zinc d’art, avait ses ateliers au rez-de-chaussĂ©e ; et, au premier Ă©tage, pour abandonner Ă  ses magasins d’échantillons les deux grandes piĂšces Ă©clairĂ©es sur la rue, il occupait, sur la cour, un petit logement obscur, d’un Ă©touffement de cave. C’était lĂ  que son fils Henri avait poussĂ©, en vraie plante du pavĂ© parisien, au bord de ce trottoir mangĂ© par les roues, trempĂ© par le ruisseau, en face de la boutique Ă  images, du tripier et du coiffeur. D’abord, son pĂšre avait fait de lui un dessinateur d’ornements, pour son usage personnel. Puis, lorsque le gamin s’était rĂ©vĂ©lĂ© avec des ambitions plus hautes, s’attaquant Ă  la peinture, parlant de l’École, il y avait eu des querelles, des gifles, une sĂ©rie de brouilles et de rĂ©conciliations. Aujourd’hui encore, bien qu’Henri eĂ»t remportĂ© de premiers succĂšs, le fabricant de zinc d’art, rĂ©signĂ© Ă  le laisser libre, le traitait durement, en garçon qui gĂątait sa vie. AprĂšs s’ĂȘtre secouĂ©, Claude enfila le porche de la maison, une voĂ»te profonde, bĂ©ante sur une cour qui avait le jour verdĂątre, l’odeur fade et moisie d’un fond de citerne. L’escalier s’ouvrait sous une marquise, au plein air, un large escalier, Ă  vieille rampe dĂ©vorĂ©e de rouille. Et, comme le peintre passait devant les magasins du premier Ă©tage, il aperçut, par une porte vitrĂ©e, M. Fagerolles en train d’examiner ses modĂšles. Alors, voulant ĂȘtre poli, il entra, malgrĂ© son Ă©cƓurement d’artiste pour tout ce zinc peinturlurĂ© en bronze, tout ce joli affreux et menteur de l’imitation. — Bonjour, monsieur
 Est-ce qu’Henri est encore lĂ  ? Le fabricant, un gros homme blĂȘme, se redressa au milieu de ses porte-bouquet, de ses buires et de ses statuettes. Il tenait Ă  la main un nouveau modĂšle de thermomĂštre, une jongleuse accroupie, qui portait sur son nez le lĂ©ger tube, de verre. — Henri n’est pas rentrĂ© dĂ©jeuner, rĂ©pondit-il sĂšchement. Cet accueil troubla le jeune homme. — Ah ! il n’est pas rentré  Je vous demande pardon. Bonsoir, monsieur. — Bonsoir. Dehors, Claude jura entre ses dents. DĂ©veine complĂšte, Fagerolles aussi lui Ă©chappait. Il s’en voulait maintenant d’ĂȘtre venu et de s’ĂȘtre intĂ©ressĂ© Ă  cette vieille rue pittoresque, furieux de la gangrĂšne romantique qui repoussait quand mĂȘme en lui c’était son mal peut-ĂȘtre, l’idĂ©e fausse dont il se sentait parfois la barre en travers du crĂąne. Et, lorsque, de nouveau, il retomba sur les quais, la pensĂ©e lui vint de rentrer, pour voir si son tableau Ă©tait vraiment trĂšs mauvais. Mais cette pensĂ©e seule le secoua d’un tremblement. Son atelier lui semblait un lieu d’horreur, oĂč il ne pouvait plus vivre, comme s’il y avait laissĂ© le cadavre d’une affection morte. Non, non, monter les trois Ă©tages, ouvrir la porte, s’enfermer en face de ça il lui aurait fallu une force au-dessus de son courage ! Il traversa la Seine, il suivit toute la rue Saint-Jacques. Tant pis ! il Ă©tait trop malheureux, il allait, rue d’Enfer, dĂ©baucher Sandoz. Le petit logement, au quatriĂšme, se composait d’une salle Ă  manger, d’une chambre Ă  coucher et d’une Ă©troite cuisine, que le fils occupait ; tandis que la mĂšre, clouĂ©e par la paralysie, avait, de l’autre cĂŽtĂ© du palier, une chambre oĂč elle vivait dans une solitude chagrine et volontaire. La rue Ă©tait dĂ©serte, les fenĂȘtres ouvraient sur le vaste jardin des Sourds-Muets, que dominaient la tĂȘte arrondie d’un grand arbre et le clocher carrĂ© de Saint-Jacques du Haut-Pas. Claude trouva Sandoz dans sa chambre, courbĂ© sur sa table, absorbĂ© devant une page Ă©crite. — Je te dĂ©range ? — Non, je travaille depuis ce matin, j’en ai assez
 Imagine-toi, voici une heure que je m’épuise Ă  retaper une phrase mal bĂątie, dont le remords m’a torturĂ© pendant tout mon dĂ©jeuner. Le peintre eut un geste de dĂ©sespoir ; et, Ă  le voir si lugubre, l’autre comprit. — Hein ? toi, ça ne va guĂšre
 Sortons. Un grand tour pour nous dĂ©rouiller un peu, veux-tu ? Mais, comme il passait devant la cuisine, une vieille femme l’arrĂȘta. C’était sa femme de mĂ©nage, qui d’habitude venait deux heures le matin et deux heures le soir ; seulement, le jeudi, elle restait l’aprĂšs-midi entiĂšre, pour le dĂźner. — Alors, demanda-t-elle, c’est dĂ©cidĂ©, monsieur de la raie et un gigot avec des pommes de terre ? — Oui, si vous voulez. — Et combien faut-il que je mette de couverts ? — Ah ! ça, on ne sait jamais
 Mettez toujours cinq couverts, on verra ensuite. Pour sept heures, n’est-ce pas ? Nous tĂącherons d’y ĂȘtre. Puis, sur le palier, pendant que Claude attendait un instant, Sandoz se glissa chez sa mĂšre ; et, quand il en fut ressorti, du mĂȘme mouvement discret et tendre, tous deux descendirent, silencieux. Dehors, aprĂšs avoir flairĂ© Ă  gauche et Ă  droite, comme pour prendre le vent, ils finirent par remonter la rue, tombĂšrent sur la place de l’Observatoire, enfilĂšrent le boulevard du Montparnasse. C’était leur promenade ordinaire, ils y aboutissaient quand mĂȘme, aimant ce large dĂ©roulement des boulevards extĂ©rieurs, oĂč leur flĂąnerie vaguait Ă  l’aise. Ils ne parlaient toujours pas, la tĂȘte lourde encore, rassĂ©rĂ©nĂ©s peu Ă  peu d’ĂȘtre ensemble. Devant la gare de l’Ouest seulement, Sandoz eut une idĂ©e. — Dis donc, si nous allions chez Mahoudeau voir oĂč en est sa grande machine ? Je sais qu’il a lĂąchĂ© ses bons dieux aujourd’hui. — C’est ça, rĂ©pondit Claude. Allons chez Mahoudeau. Ils s’engagĂšrent tout de suite dans la rue du Cherche-Midi. Le sculpteur Mahoudeau avait louĂ©, Ă  quelques pas du boulevard, la boutique d’une fruitiĂšre tombĂ©e en faillite ; et il s’y Ă©tait installĂ©, en se contentant de barbouiller les vitres d’une couche de craie. À cet endroit, large et dĂ©serte, la rue est d’une bonhomie provinciale, adoucie encore d’une pointe d’odeur ecclĂ©siastique des portes charretiĂšres restent bĂ©antes, montrant des enfilades de cours, trĂšs profondes ; une vacherie exhale des souffles tiĂšdes de litiĂšre, un mur de couvent s’allonge, interminable. Et c’était lĂ , flanquĂ©e de ce couvent et d’une herboristerie, que se trouvait la boutique, devenue un atelier, et dont l’enseigne portait toujours les mots Fruits et lĂ©gumes, en grosses lettres jaunes. Claude et Sandoz faillirent ĂȘtre Ă©borgnĂ©s par des petites filles qui sautaient Ă  la corde. Il y avait, sur les trottoirs, des familles assises, dont les barricades de chaises les forçaient Ă  prendre la chaussĂ©e. Pourtant, ils arrivaient, lorsque la vue de l’herboristerie les attarda un moment. Entre les deux vitrines, dĂ©corĂ©es d’irrigateurs, de bandages, de toutes sortes d’objets intimes et dĂ©licats, sous les herbes sĂ©chĂ©es de la porte, d’oĂč sortait une continuelle haleine d’aromates, une femme maigre et brune, debout, les dĂ©visageait ; pendant que, derriĂšre elle, dans l’ombre, apparaissait le profil noyĂ© d’un petit homme pĂąlot, en train de cracher ses poumons. Ils se poussĂšrent du coude, les yeux Ă©gayĂ©s d’un rire farceur ; puis, ils tournĂšrent le bec-de-canne de la boutique Ă  Mahoudeau. La boutique, assez grande, Ă©tait comme emplie par un tas d’argile, une Bacchante colossale, Ă  demi renversĂ©e sur une roche. Les madriers qui la portaient, pliaient sous le poids de cette masse encore informe, oĂč l’on ne distinguait que des seins de gĂ©ante et des cuisses pareilles Ă  des tours. De l’eau avait coulĂ©, des baquets boueux traĂźnaient, un gĂąchis de plĂątre salissait tout un coin ; tandis que, sur les planches de l’ancienne fruiterie restĂ©es en place, se dĂ©bandaient quelques moulages d’antiques, que la poussiĂšre amassĂ©e lentement semblait ourler de cendre fine. Une humiditĂ© de buanderie, une odeur fade de glaise mouillĂ©e montait du sol. Et cette misĂšre des ateliers de sculpteur, cette saletĂ© du mĂ©tier s’accusaient davantage, sous la clartĂ© blafarde des vitres barbouillĂ©es de la devanture. — Tiens ! c’est vous ! cria Mahoudeau, assis devant sa bonne femme, en train de fumer une pipe. Il Ă©tait petit, maigre, la figure osseuse, dĂ©jĂ  creusĂ©e de rides Ă  vingt-sept ans ; ses cheveux de crin noir s’embroussaillaient sur un front trĂšs bas ; et, dans ce masque jaune, d’une laideur fĂ©roce, s’ouvraient des yeux d’enfant, clairs et vides, qui souriaient avec une puĂ©rilitĂ© charmante. Fils d’un tailleur de pierres de Plassans, il avait remportĂ© lĂ -bas de grands succĂšs, aux concours du MusĂ©e ; puis, il Ă©tait venu Ă  Paris comme laurĂ©at de la ville, avec la pension de huit cents francs, qu’elle servait pendant quatre annĂ©es. Mais, Ă  Paris, il avait vĂ©cu dĂ©paysĂ©, sans dĂ©fense, ratant l’École des Beaux-Arts, mangeant sa pension Ă  ne rien faire ; si bien que, au bout des quatre ans, il s’était vu forcĂ©, pour vivre, de se mettre aux gages d’un marchand de bons dieux, oĂč il grattait dix heures par jour des Saint-Joseph, des Saint-Roch, des Madeleine, tout le calendrier des paroisses. Depuis six mois seulement, l’ambition l’avait repris, en retrouvant des camarades de Provence, des gaillards dont il Ă©tait l’aĂźnĂ©, connus autrefois chez tata Giraud, un pensionnat de mioches, devenus aujourd’hui de farouches rĂ©volutionnaires ; et cette ambition tournait au gigantesque, dans cette frĂ©quentation d’artistes passionnĂ©s, qui lui troublaient la cervelle avec l’emportement de leurs thĂ©ories. — Fichtre ! dit Claude, quel morceau ! Le sculpteur, ravi, tira sur sa pipe, lĂącha un nuage de fumĂ©e. — Hein ! n’est-ce pas ?
 Je vais leur en coller, de la chair, et de la vraie, pas du saindoux comme ils en font ! — C’est une baigneuse ? demanda Sandoz. — Non, je lui mettrai des pampres
 Une bacchante, tu comprends ! Mais, du coup, violemment, Claude s’emporta. — Une bacchante ! est-ce que tu te fiches de nous ! est-ce que ça existe, une bacchante ?
 Une vendangeuse, hein ? et une vendangeuse moderne, tonnerre de Dieu ! Je sais bien, il y a le nu. Alors, une paysanne qui se serait dĂ©shabillĂ©e. Il faut qu’on sente ça, il faut que ça vive ! Mahoudeau, interdit, Ă©coutait avec un tremblement. Il le redoutait, se pliait Ă  son idĂ©al de force et de vĂ©ritĂ©. Et, renchĂ©rissant — Oui, oui, c’est ce que je voulais dire
 Une vendangeuse. Tu verras si ça pue la femme ! À ce moment, Sandoz, qui faisait le tour de l’énorme bloc d’argile, eut une lĂ©gĂšre exclamation. — Ah ! ce sournois de ChaĂźne qui est lĂ  ! En effet, derriĂšre le tas, ChaĂźne, un gros garçon, peignait en silence, copiant sur une petite toile le poĂȘle Ă©teint et rouillĂ©. On reconnaissait un paysan Ă  ses allures lentes, Ă  son cou de taureau, halĂ©, durci, en cuir. Seul, le front se voyait, bombĂ© d’entĂȘtement ; car son nez Ă©tait si court, qu’il disparaissait entre les joues rouges, et une barbe dure cachait ses fortes mĂąchoires. Il Ă©tait de Saint-Firmin, Ă  deux lieues de Plassans, un village oĂč il avait gardĂ© les troupeaux jusqu’à son tirage au sort ; et son malheur Ă©tait nĂ© de l’enthousiasme d’un bourgeois du voisinage, pour les pommes de canne qu’il sculptait avec son couteau, dans des racines. DĂšs lors, devenu le pĂątre de gĂ©nie, le grand homme en herbe du bourgeois amateur, qui se trouvait ĂȘtre membre de la Commission du MusĂ©e, poussĂ© par lui, adulĂ©, dĂ©traquĂ© d’espĂ©rances, il avait tout manquĂ© successivement, les Ă©tudes, les concours, la pension de la ville ; et il n’en Ă©tait pas moins parti pour Paris, aprĂšs avoir exigĂ© de son pĂšre, un paysan misĂ©rable, sa part anticipĂ©e d’hĂ©ritage, mille francs, avec lesquels il comptait vivre un an, en attendant le triomphe promis. Les mille francs avaient durĂ© dix-huit mois. Puis, comme il ne lui restait que vingt francs, il venait de se mettre avec son ami Mahoudeau, dormant tous les deux dans le mĂȘme lit, au fond de l’arriĂšre-boutique sombre, coupant l’un aprĂšs l’autre au mĂȘme pain, du pain dont ils achetaient une provision quinze jours d’avance, pour qu’il fĂ»t trĂšs dur et qu’on n’en pĂ»t manger beaucoup. — Dites donc, ChaĂźne, continua Sandoz, il est joliment exact, votre poĂȘle ! ChaĂźne, sans parler, eut dans sa barbe un rire silencieux de gloire, qui lui Ă©claira la face comme d’un coup de soleil. Par une imbĂ©cillitĂ© derniĂšre, et pour que l’aventure fĂ»t complĂšte, les conseils de son protecteur l’avaient jetĂ© dans la peinture, malgrĂ© le goĂ»t vĂ©ritable qu’il montrait Ă  tailler le bois ; et il peignait en maçon, gĂąchant les couleurs, rĂ©ussissant Ă  rendre boueuses les plus claires et les plus vibrantes. Mais son triomphe Ă©tait l’exactitude dans la gaucherie, il avait les minuties naĂŻves d’un primitif, le souci du petit dĂ©tail, oĂč se complaisait l’enfance de son ĂȘtre, Ă  peine dĂ©gagĂ© de la terre. Le poĂȘle, avec une perspective de guingois, Ă©tait sec et prĂ©cis, d’un ton lugubre de vase. Claude s’approcha, fut pris de pitiĂ© devant cette peinture ; et lui, si dur aux mauvais peintres, trouva un Ă©loge. — Ah ! vous, on ne peut pas dire que vous ĂȘtes un ficeleur ! Vous faites comme vous sentez, au moins. C’est trĂšs bien, ça ! Mais la porte de la boutique s’était rouverte, et un beau garçon blond, avec un grand nez rose et de gros yeux bleus de myope, entrait en criant — Vous savez, l’herboriste d’à cĂŽtĂ©, elle est lĂ  qui raccroche
 La sale tĂȘte ! Tous rirent, sauf Mahoudeau, qui parut trĂšs gĂȘnĂ©. — Jory, le roi des gaffeurs, dĂ©clara Sandoz en serrant la main au nouveau venu. — Hein ? quoi ? Mahoudeau couche avec, reprit Jory, lorsqu’il eut fini par comprendre. Eh bien ! qu’est-ce que ça fiche ? Une femme, ça ne se refuse jamais. — Toi, se contenta de dire le sculpteur, tu es encore tombĂ© sur les ongles de la tienne, elle t’a emportĂ© un morceau de la joue. De nouveau, tous Ă©clatĂšrent, et ce fut Jory qui devint rouge Ă  son tour. Il avait, en effet, la face griffĂ©e, deux entailles profondes. Fils d’un magistrat de Plassans, qu’il dĂ©sespĂ©rait par ses aventures de beau mĂąle, il avait comblĂ© la mesure de ses dĂ©bordements, en se sauvant avec une chanteuse de cafĂ©-concert, sous le prĂ©texte d’aller Ă  Paris faire de la littĂ©rature ; et, depuis six mois qu’ils campaient ensemble dans un hĂŽtel borgne du quartier Latin, cette fille l’écorchait vif, chaque fois qu’il la trahissait pour le premier jupon crottĂ©, suivi sur un trottoir. Aussi montrait-il toujours quelque nouvelle balafre, le nez en sang, une oreille fendue, un Ɠil entamĂ©, enflĂ© et bleu. On causa enfin, il n’y eut plus que ChaĂźne qui continuĂąt Ă  peindre, de son air entĂȘtĂ© de bƓuf au labour. Tout de suite, Jory s’était extasiĂ© sur l’ébauche de la Vendangeuse. Lui aussi adorait les grosses femmes. Il avait dĂ©butĂ©, lĂ -bas, en Ă©crivant des sonnets romantiques, cĂ©lĂ©brant la gorge et les hanches ballonnĂ©es d’une belle charcutiĂšre qui troublait ses nuits ; et, Ă  Paris, oĂč il avait rencontrĂ© la bande, il s’était fait critique d’art, il donnait, pour vivre, des articles Ă  vingt francs, dans un petit journal tapageur, le Tambour. MĂȘme un de ces articles, une Ă©tude sur un tableau de Claude, exposĂ© chez le pĂšre Malgras, venait de soulever un scandale Ă©norme, car il y sacrifiait Ă  son ami les peintres aimĂ©s du public », et il le posait comme chef d’une Ă©cole nouvelle, l’école du plein air. Au fond, trĂšs pratique, il se moquait de tout ce qui n’était pas sa jouissance, il rĂ©pĂ©tait simplement les thĂ©ories entendues dans le groupe. — Tu sais, Mahoudeau, cria-t-il, tu auras ton article, je vais lancer ta bonne femme
 Ah ! quelles cuisses ! Si l’on pouvait se payer des cuisses comme ça ! Puis, brusquement, il parla d’autre chose. — À propos, mon avare de pĂšre m’a fait des excuses. Oui, il craint que je ne le dĂ©shonore, il m’envoie cent francs par mois
 Je paie mes dettes. — Des dettes, tu es trop raisonnable ! murmura Sandoz en souriant. Jory montrait en effet une hĂ©rĂ©ditĂ© d’avarice, dont on s’amusait. Il ne payait pas les femmes, il arrivait Ă  mener une vie dĂ©sordonnĂ©e, sans argent et sans dettes ; et cette science innĂ©e de jouir pour rien s’alliait en lui Ă  une duplicitĂ© continuelle, Ă  une habitude de mensonge qu’il avait contractĂ©e dans le milieu dĂ©vot de sa famille, oĂč le souci de cacher ses vices le faisait mentir sur tout, Ă  toute heure, mĂȘme inutilement. Il eut une rĂ©ponse superbe, le cri d’un sage qui aurait beaucoup vĂ©cu. — Oh ! vous autres, vous ne savez pas le prix de l’argent. Cette fois, il fut huĂ©. Quel bourgeois ! Et les invectives s’aggravaient, lorsque de lĂ©gers coups, frappĂ©s contre une vitre, firent cesser le vacarme. — Ah ! elle est embĂȘtante Ă  la fin ! dit Mahoudeau avec un geste d’humeur. — Hein ! qui est-ce ? l’herboriste ? demanda Jory. Laisse-la entrer, ce sera drĂŽle. D’ailleurs, la porte s’était ouverte sans attendre, et la voisine, madame Jabouille, Mathilde comme on la nommait familiĂšrement, parut sur le seuil. Elle avait trente ans, la figure plate, ravagĂ©e de maigreur, avec des yeux de passion, aux paupiĂšres violĂątres et meurtries. On racontait que les prĂȘtres l’avaient mariĂ©e au petit Jabouille, un veuf dont l’herboristerie prospĂ©rait alors, grĂące Ă  la clientĂšle pieuse du quartier. La vĂ©ritĂ© Ă©tait qu’on apercevait parfois de vagues ombres de soutanes, traversant le mystĂšre de la boutique, embaumĂ©e par les aromates d’une odeur d’encens. Il y rĂ©gnait une discrĂ©tion de cloĂźtre, une onction de sacristie, dans la vente des canules ; et les dĂ©votes qui entraient, chuchotaient comme au confessionnal, glissaient des injecteurs au fond de leur sac, puis s’en allaient, les yeux baissĂ©s. Par malheur, des bruits d’avortement avaient couru une calomnie du marchand de vin d’en face, disaient les personnes bien pensantes. Depuis que le veuf s’était remariĂ©, l’herboristerie dĂ©pĂ©rissait. Les bocaux semblaient pĂąlir, les herbes sĂ©chĂ©es du plafond tombaient en poussiĂšre, lui-mĂȘme toussait Ă  rendre l’ñme, rĂ©duit Ă  rien, la chair finie. Et, bien que Mathilde eĂ»t de la religion, la clientĂšle pieuse l’abandonnait peu Ă  peu, trouvant qu’elle s’affichait trop avec des jeunes gens, maintenant que Jabouille Ă©tait mangĂ©. Un instant, elle resta immobile, fouillant les coins d’un rapide coup d’Ɠil. Une senteur forte s’était rĂ©pandue, la senteur des simples dont sa robe se trouvait imprĂ©gnĂ©e, et qu’elle apportait dans sa chevelure grasse, dĂ©frisĂ©e toujours le sucre fade des mauves, l’ñpretĂ© du sureau, l’amertume de la rhubarbe, mais surtout la flamme de la menthe poivrĂ©e, qui Ă©tait comme son haleine propre, l’haleine chaude qu’elle soufflait au nez des hommes. D’un geste, elle feignit la surprise. — Ah ! mon Dieu ! vous avez du monde !
 Je ne savais pas, je reviendrai. — C’est ça, dit Mahoudeau, trĂšs contrariĂ©. Je vais sortir d’ailleurs. Vous me donnerez une sĂ©ance dimanche. Claude, stupĂ©fait, regarda Mathilde, puis la Vendangeuse. — Comment ! cria-t-il, c’est madame qui te pose ces muscles-lĂ  ? Bigre, tu l’engraisses ! Et les rires recommencĂšrent, pendant que le sculpteur bĂ©gayait des explications oh ! non, pas le torse, ni les jambes ; rien que la tĂȘte et les mains ; et encore quelques indications, pas davantage. Mais Mathilde riait avec les autres, d’un rire aigu d’impudeur. CarrĂ©ment, elle Ă©tait entrĂ©e, elle avait refermĂ© la porte. Puis, comme chez elle, heureuse au milieu de tous ces hommes, se frottant Ă  eux, elle les flaira. Son rire avait montrĂ© les trous noirs de sa bouche, oĂč manquaient plusieurs dents ; et elle Ă©tait ainsi laide Ă  inquiĂ©ter, dĂ©vastĂ©e dĂ©jĂ , la peau cuite, collĂ©e sur les os. Jory, qu’elle voyait pour la premiĂšre fois, devait la tenter, avec sa fraĂźcheur de poulet gras, son grand nez rose qui promettait. Elle le poussa du coude, finit brusquement, voulant l’exciter sans doute, par s’asseoir sur les genoux de Mahoudeau, dans un abandon de fille. — Non, laisse, dit celui-ci en se levant. J’ai affaire
 N’est-ce pas ? vous autres, on nous attend lĂ -bas. Il avait clignĂ© les paupiĂšres, dĂ©sireux d’une bonne flĂąnerie. Tous rĂ©pondirent qu’on les attendait, et ils l’aidĂšrent Ă  couvrir son Ă©bauche de vieux linges, trempĂ©s dans un seau. Cependant, Mathilde, l’air soumis et dĂ©sespĂ©rĂ©, ne s’en allait point. Debout, elle se contentait de changer de place, quand on la bousculait ; tandis que ChaĂźne, qui ne travaillait plus, la couvait de ses gros yeux, par-dessus sa toile, plein d’une convoitise gloutonne de timide. Jusque-lĂ , il n’avait pas desserrĂ© les lĂšvres. Mais, comme Mahoudeau partait enfin avec les trois camarades, il se dĂ©cida, il dit de sa voix sourde, empĂątĂ©e de longs silences — Tu rentreras ? — TrĂšs tard. Mange et dors
 Adieu. Et ChaĂźne demeura seul avec Mathilde, dans la boutique humide, au milieu des tas de glaise et des flaques d’eau, sous le grand jour crayeux des vitres barbouillĂ©es, qui Ă©clairait crĂ»ment ce coin de misĂšre mal tenu. Dehors, Claude et Mahoudeau marchĂšrent les premiers, pendant que les deux autres les suivaient ; et Jory se rĂ©cria, lorsque Sandoz l’eĂ»t plaisantĂ©, en lui affirmant qu’il avait fait la conquĂȘte de l’herboriste. — Ah ! non, elle est affreuse, elle pourrait ĂȘtre notre mĂšre Ă  tous. En voilĂ  une gueule de vieille chienne qui n’a plus de crocs !
 Avec ça, elle empoisonne la pharmacie. Cette exagĂ©ration fit rire Sandoz. Il haussa les Ă©paules. — Laisse donc, tu n’es pas si difficile, tu en prends qui ne valent guĂšre mieux. — Moi ! oĂč ça ?
 Et tu sais que, derriĂšre notre dos, elle a sautĂ© sur ChaĂźne. Ah ! les cochons, ils doivent s’en payer ensemble ! Vivement, Mahoudeau, qui semblait enfoncĂ© dans une forte discussion avec Claude, se retourna au milieu d’une phrase, pour dire — Ce que je m’en fiche ! Il acheva sa phrase Ă  son compagnon ; et, dix pas plus loin, il lança de nouveau, par-dessus son Ă©paule — Et, d’abord, ChaĂźne est trop bĂȘte ! On n’en parla plus. Tous quatre, flĂąnant, semblaient tenir la largeur du boulevard des Invalides. C’était l’expansion habituelle, la bande peu Ă  peu accrue des camarades racolĂ©s en chemin, la marche libre d’une horde partie en guerre. Ces gaillards, avec la belle carrure de leurs vingt ans, prenaient possession du pavĂ©. DĂšs qu’ils se trouvaient ensemble, des fanfares sonnaient devant eux, ils empoignaient Paris d’une main et le mettaient tranquillement dans leurs poches. La victoire ne faisait plus un doute, ils promenaient leurs vieilles chaussures et leurs paletots fatiguĂ©s, dĂ©daigneux de ces misĂšres, n’ayant du reste qu’à vouloir pour ĂȘtre les maĂźtres. Et cela n’allait point sans un immense mĂ©pris de tout ce qui n’était pas leur art, le mĂ©pris de la fortune, le mĂ©pris du monde, le mĂ©pris de la politique surtout. À quoi bon, ces saletĂ©s-lĂ  ? Il n’y avait que des gĂąteux, lĂ  dedans ! Une injustice superbe les soulevait, une ignorance voulue des nĂ©cessitĂ©s de la vie sociale, le rĂȘve fou de n’ĂȘtre que des artistes sur la terre. Ils en Ă©taient stupides parfois, mais cette passion les rendait braves et forts. Claude, alors, s’anima. Il recommençait Ă  croire, dans cette chaleur des espĂ©rances mises en commun. Ses tortures de la matinĂ©e ne lui laissaient qu’un engourdissement vague, et il en Ă©tait de nouveau Ă  discuter sa toile avec Mahoudeau et Sandoz, en jurant, il est vrai, de la crever le lendemain. Jory, trĂšs myope, regardait les vieilles dames sous le nez, se rĂ©pandait en thĂ©ories sur la production artistique on devait se donner tel qu’on Ă©tait, dans le premier jet de l’inspiration ; lui, jamais ne se raturait. Et, tout en discutant, les quatre continuaient Ă  descendre le boulevard, dont la demi-solitude, les rangĂ©es de beaux arbres, Ă  l’infini, paraissaient ĂȘtre faites pour leurs disputes. Mais, quand ils eurent dĂ©bouchĂ© sur l’Esplanade, la querelle devint si violente, qu’ils s’arrĂȘtĂšrent, au milieu de la vaste Ă©tendue. Hors de lui, Claude traita Jory de crĂ©tin est-ce qu’il ne valait pas mieux dĂ©truire cette Ɠuvre que de la livrer mĂ©diocre ? Oui, c’était dĂ©goĂ»tant, ce bas intĂ©rĂȘt de commerce ! De leur cĂŽtĂ©, Sandoz et Mahoudeau parlaient Ă  la fois, trĂšs fort. Des bourgeois, inquiets, tournaient la tĂȘte, finissaient par s’attrouper autour de ces jeunes gens si furieux, qui semblaient vouloir se mordre. Puis, les passants s’en allĂšrent, vexĂ©s, croyant Ă  une farce, lorsqu’ils les virent brusquement, trĂšs bons amis, s’émerveiller ensemble, au sujet d’une nourrice vĂȘtue de clair, avec de longs rubans cerise. Ah ! sacrĂ© bon sort, quel ton ! c’est ça qui fichait une note ! Ravis, ils clignaient les yeux, ils suivaient la nourrice sous les quinconces, comme rĂ©veillĂ©s en sursaut, Ă©tonnĂ©s d’ĂȘtre dĂ©jĂ  lĂ . Cette Esplanade, ouverte de partout sous le ciel, bornĂ©e seulement au sud par la perspective lointaine des Invalides, les enchantait, si grande, si calme ; car ils y avaient suffisamment de place pour les gestes ; et ils reprenaient un peu haleine, eux qui dĂ©claraient trop Ă©troit Paris, oĂč l’air manquait Ă  l’ambition de leur poitrine. — Est-ce que vous allez quelque part ? demanda Sandoz Ă  Mahoudeau et Ă  Jory. — Non, rĂ©pondit ce dernier, nous allons avec vous
 OĂč allez-vous ? Claude, les regards perdus, murmura — Je ne sais pas
 Par lĂ . Ils tournĂšrent sur le quai d’Orsay, ils le remontĂšrent jusqu’au pont de la Concorde. Et, devant le Corps lĂ©gislatif, le peintre reprit, indignĂ© — Quel sale monument ! — L’autre jour, dit Jory, Jules Favre a fait un fameux discours
 Ce qu’il a embĂȘtĂ© Rouher ! Mais les trois autres ne le laissĂšrent pas continuer, la querelle recommença. Qui ça, Jules Favre ? qui ça, Rouher ? Est-ce que ça existait ! Des idiots, dont personne ne parlerait plus, dix ans aprĂšs leur mort ! Ils s’étaient engagĂ©s sur le pont, ils haussaient les Ă©paules de pitiĂ©. Puis, lorsqu’ils se trouvĂšrent au milieu de la place de la Concorde, ils se turent. — Ça, finit par dĂ©clarer Claude, ça, ce n’est pas bĂȘte du tout. Il Ă©tait quatre heures, la belle journĂ©e s’achevait dans un poudroiement glorieux de soleil. À droite et Ă  gauche, vers la Madeleine et vers le Corps lĂ©gislatif, des lignes d’édifices filaient en lointaines perspectives, se dĂ©coupaient nettement au ras du ciel ; tandis que le jardin des Tuileries Ă©tageait les cimes rondes de ses grands marronniers. Et, entre les deux bordures vertes des contre-allĂ©es, l’avenue des Champs-ÉlysĂ©es montait tout lĂ -haut, Ă  perte de vue, terminĂ©e par la porte colossale de l’Arc de Triomphe, bĂ©ante sur l’infini. Un double courant de foule, un double fleuve y roulait, avec les remous vivants des attelages, les vagues fuyantes des voitures, que le reflet d’un panneau, l’étincelle d’une vitre de lanterne semblaient blanchir d’une Ă©cume. En bas, la place, aux trottoirs immenses, aux chaussĂ©es larges comme des lacs, s’emplissait de ce flot continuel, traversĂ©e en tous sens du rayonnement des roues, peuplĂ©e de points noirs qui Ă©taient des hommes ; et les deux fontaines ruisselaient, exhalaient une fraĂźcheur, dans cette vie ardente. Claude, frĂ©missant, cria — Ah ! ce Paris
 Il est Ă  nous, il n’y a qu’à le prendre. Tous quatre se passionnaient, ouvraient des yeux luisants de dĂ©sir. N’était-ce pas la gloire qui soufflait, du haut de cette avenue, sur la ville entiĂšre ? Paris tenait lĂ , et ils le voulaient. — Eh bien ! nous le prendrons, affirma Sandoz de son air tĂȘtu. — Parbleu ! dirent simplement Mahoudeau et Jory. Ils s’étaient remis Ă  marcher, ils vagabondĂšrent encore, se trouvĂšrent derriĂšre la Madeleine, enfilĂšrent la rue Tronchet. Enfin, ils arrivaient Ă  la place du Havre, lorsque Sandoz s’exclama — Mais c’est donc chez Baudequin que nous allons ? Les autres s’étonnĂšrent. Tiens ! ils allaient chez Baudequin. — Quel jour sommes-nous ? demanda Claude. Hein ? jeudi
 Fagerolles et GagniĂšre doivent y ĂȘtre alors
 Allons chez Baudequin. Et ils gravirent la rue d’Amsterdam. Ils venaient de traverser Paris, c’était lĂ  une de leurs grandes tournĂ©es favorites ; mais ils avaient d’autres itinĂ©raires, d’un bout Ă  l’autre des quais parfois, ou bien un morceau des fortifications, de la porte Saint-Jacques aux Moulineaux, ou encore une pointe sur le PĂšre-La-Chaise, suivie d’un crochet par les boulevards extĂ©rieurs. Ils couraient les rues, les places, les carrefours, ils vaguaient des journĂ©es entiĂšres, tant que leurs jambes pouvaient les porter, comme s’ils avaient voulu conquĂ©rir les quartiers les uns aprĂšs les autres, en jetant leurs thĂ©ories retentissantes aux façades des maisons ; et le pavĂ© semblait Ă  eux, tout le pavĂ© battu par leurs semelles, ce vieux sol de combat d’oĂč montait une ivresse qui grisait leur lassitude. Le cafĂ© Baudequin Ă©tait situĂ© sur le boulevard des Batignolles, Ă  l’angle de la rue Darcet. Sans qu’on sĂ»t pourquoi, la bande l’avait choisi comme lieu de rĂ©union, bien que GagniĂšre seul habitĂąt le quartier. Elle s’y rĂ©unissait rĂ©guliĂšrement le dimanche soir ; puis, le jeudi, vers cinq heures, ceux qui Ă©taient libres avaient pris l’habitude d’y paraĂźtre un instant. Ce jour-lĂ , par ce beau soleil, les petites tables du dehors, sous la tente, se trouvaient toutes occupĂ©es d’un double rang de consommateurs barrant le trottoir. Mais eux, avaient l’horreur de ce coudoiement, de cet Ă©talage en public et ils bousculĂšrent le monde, pour entrer dans la salle dĂ©serte et fraĂźche. — Tiens ! Fagerolles qui est seul ! cria Claude. Il avait marchĂ© Ă  leur table accoutumĂ©e, au fond, Ă  gauche, et il serrait la main d’un garçon mince et pĂąle, dont la figure de fille Ă©tait Ă©clairĂ©e par des yeux gris, d’une cĂąlinerie moqueuse, oĂč passaient des Ă©tincelles d’acier. Tous s’assirent, on commanda des bocks, et le peintre reprit — Tu sais que je suis allĂ© te chercher chez ton pĂšre
 Il m’a joliment reçu ! Fagerolles, qui affectait des airs de casseur et de voyou, se tapa sur les cuisses. — Ah ! il m’embĂȘte, le vieux !
 J’ai filĂ© ce matin, aprĂšs un attrapage. Est-ce qu’il ne veut pas me faire dessiner des choses pour ses cochonneries en zinc ! C’est bien assez du zinc de l’École. Cette plaisanterie aisĂ©e sur ses professeurs enchanta les camarades. Il les amusait, il se faisait adorer par cette continuelle lĂąchetĂ© de gamin flatteur et dĂ©bineur. Son sourire inquiĂ©tant allait des uns aux autres, tandis que ses longs doigts souples, d’une adresse native, Ă©bauchaient sur la table des scĂšnes compliquĂ©es, avec des gouttes de biĂšre rĂ©pandues. Il avait l’art facile, un tour de main Ă  tout rĂ©ussir. — Et GagniĂšre, demanda Mahoudeau, tu ne l’as pas vu ? — Non, il y a une heure que je suis lĂ . Mais Jory, silencieux, poussa du coude Sandoz, en lui montrant de la tĂȘte une fille qui occupait une table avec son monsieur, dans le fond de la salle. Il n’y avait, du reste, que deux autres consommateurs, deux sergents jouant aux cartes. C’était presque une enfant, une de ces galopines de Paris qui gardent Ă  dix-huit ans la maigreur du fruit vert. On aurait dit un chien coiffĂ©, une pluie de petits cheveux blonds sur un nez dĂ©licat, une grande bouche rieuse dans un museau rose. Elle feuilletait un journal illustrĂ©, tandis que le monsieur, sĂ©rieusement, buvait un madĂšre ; et, par-dessus le journal, elle lançait de gais regards vers la bande, Ă  toute minute. — Hein ? gentille ! murmura Jory, qui s’allumait. À qui diable en a-t-elle ?
 C’est moi qu’elle regarde. Vivement, Fagerolles intervint. — Eh ! dis donc, pas d’erreur, elle est Ă  moi !
 Si tu crois que je suis lĂ  depuis une heure pour vous attendre ! Les autres rirent. Et, baissant la voix, il leur parla d’Irma BĂ©cot. Oh ! une petite d’un drĂŽle ! Il connaissait son histoire, elle Ă©tait fille d’un Ă©picier de la rue Montorgueil. TrĂšs instruite d’ailleurs, histoire sainte, calcul, orthographe, car elle avait suivi jusqu’à seize ans les cours d’une Ă©cole du voisinage. Elle faisait ses devoirs entre deux sacs de lentilles, et elle achevait son Ă©ducation, de plain-pied avec la rue, vivant sur le trottoir, au milieu des bousculades, apprenant la vie dans les continuels commĂ©rages des cuisiniĂšres en cheveux, qui dĂ©shabillaient les abominations du quartier, pendant qu’on leur pesait cinq sous de gruyĂšre. Sa mĂšre Ă©tait morte, le pĂšre BĂ©cot avait fini par coucher avec ses bonnes, trĂšs raisonnablement, pour Ă©viter de courir dehors ; mais cela lui donnait le goĂ»t des femmes, il lui en avait fallu d’autres, bientĂŽt il s’était lancĂ© dans une telle noce, que l’épicerie y passait peu Ă  peu, les lĂ©gumes secs, les bocaux, les tiroirs aux sucreries. Irma allait encore Ă  l’école, lorsque, un soir, en fermant la boutique, un garçon l’avait jetĂ©e en travers d’un panier de figues. Six mois plus tard, la maison Ă©tait mangĂ©e, son pĂšre mourait d’un coup de sang, elle se rĂ©fugiait chez une tante pauvre qui la battait, en partait avec un jeune homme d’en face, y revenait Ă  trois reprises, pour s’envoler dĂ©finitivement un beau jour dans tous les bastringues de Montmartre et des Batignolles. — Une roulure ! murmura Claude de son air de mĂ©pris. Tout d’un coup, comme son monsieur se levait et sortait, aprĂšs lui avoir parlĂ© bas, Irma BĂ©cot le regarda disparaĂźtre ; puis, avec une violence d’écolier Ă©chappĂ©, elle accourut s’asseoir sur les genoux de Fagerolles. — Hein ? crois-tu, est-il assez crampon !
 Baise-moi vite, il va revenir. Elle le baisa sur les lĂšvres, but dans son verre ; et elle se donnait aussi aux autres, leur riait d’une façon engageante, car elle avait la passion des artistes, en regrettant qu’ils ne fussent pas assez riches pour se payer des femmes Ă  eux tout seuls. Jory surtout semblait l’intĂ©resser, trĂšs excitĂ©, fixant sur elle des yeux de braise. Comme il fumait, elle lui enleva sa cigarette de la bouche et la mit Ă  la sienne ; cela, sans interrompre son bavardage de pie polissonne. — Vous ĂȘtes tous des peintres, ah ! c’est amusant !
 Et ces trois-lĂ , pourquoi ont-ils l’air de bouder ? Rigolez donc, je vas vous chatouiller, moi ! vous allez voir ! En effet, Sandoz, Claude et Mahoudeau, interloquĂ©s, la contemplaient d’un air sĂ©rieux. Mais elle restait l’oreille aux aguets, elle entendit revenir son monsieur, et elle jeta vivement dans le nez de Fagerolles — Tu sais, demain soir, si tu veux. Viens me prendre Ă  la brasserie BrĂ©da. Puis, aprĂšs avoir replacĂ© la cigarette tout humide aux lĂšvres de Jory, elle se cavala Ă  longues enjambĂ©es, les bras en l’air, dans une grimace d’un comique extravagant ; et, lorsque le monsieur reparut, la mine grave, un peu pĂąle, il la retrouva immobile, les yeux sur la mĂȘme gravure du journal illustrĂ©. Cette scĂšne s’était passĂ©e si rapidement, au galop d’une telle drĂŽlerie, que les deux sergents, de bons diables, se remirent Ă  battre leurs cartes, en crevant de rire. Du reste, Irma les avait tous conquis. Sandoz dĂ©clarait son nom de BĂ©cot trĂšs bien pour un roman ; Claude demandait si elle voudrait lui poser une Ă©tude ; tandis que Mahoudeau la voyait en gamin, une statuette qu’on vendrait pour sĂ»r. BientĂŽt, elle s’en alla, en envoyant du bout des doigts, derriĂšre le dos du monsieur, des baisers Ă  toute la table, une pluie de baisers, qui achevĂšrent d’enflammer Jory. Mais Fagerolles ne voulait pas la prĂȘter encore, trĂšs amusĂ© inconsciemment de retrouver en elle une enfant du mĂȘme trottoir que lui, chatouillĂ© par cette perversion du pavĂ©, qui Ă©tait la sienne. Il Ă©tait cinq heures, la bande fit revenir de la biĂšre. Des habituĂ©s du quartier avaient envahi les tables voisines, et ces bourgeois jetaient sur le coin des artistes des regards obliques, oĂč le dĂ©dain se mĂȘlait Ă  une dĂ©fĂ©rence inquiĂšte. On les connaissait bien, une lĂ©gende commençait Ă  se former. Eux, causaient maintenant de choses bĂȘtes, la chaleur qu’il faisait, la difficultĂ© d’avoir de la place dans l’omnibus de l’OdĂ©on, la dĂ©couverte d’un marchand de vin chez qui on mangeait de la vraie viande. Un d’eux voulut entamer une discussion sur un lot de tableaux infects qu’on venait de mettre au MusĂ©e du Luxembourg ; mais tous Ă©taient du mĂȘme avis les toiles ne valaient pas les cadres. Et ils ne parlĂšrent plus, ils fumĂšrent en Ă©changeant des mots rares et des rires d’intelligence. — Ah çà, demanda enfin Claude, est-ce que nous attendons GagniĂšre ? On protesta. GagniĂšre Ă©tait assommant ; et, d’ailleurs, il arriverait bien Ă  l’odeur de la soupe. — Alors, filons, dit Sandoz. Il y a un gigot ce soir, tĂąchons d’ĂȘtre Ă  l’heure. Chacun paya sa consommation, et tous sortirent. Cela Ă©motionna le cafĂ©. Des jeunes gens, des peintres sans doute, chuchotĂšrent en se montrant Claude, comme s’ils avaient vu passer le chef redoutable d’un clan de sauvages. C’était le fameux article de Jory qui produisait son effet, le public devenait complice et allait crĂ©er de lui-mĂȘme l’école du plein air, dont la bande plaisantait encore. Ainsi qu’ils le disaient gaiement, le cafĂ© Baudequin ne s’était pas doutĂ© de l’honneur qu’ils lui faisaient, le jour oĂč ils l’avaient choisi pour ĂȘtre le berceau d’une rĂ©volution. Sur le boulevard, ils se retrouvĂšrent cinq, Fagerolles avait renforcĂ© le groupe ; et, lentement, ils retraversĂšrent Paris, de leur air tranquille de conquĂȘte. Plus ils Ă©taient, plus ils barraient largement les rues, plus ils emportaient Ă  leurs talons de la vie chaude des trottoirs. Quand ils eurent descendu la rue de Clichy, ils suivirent la rue de la ChaussĂ©e-d’Antin, allĂšrent prendre la rue Richelieu, traversĂšrent la Seine au pont des Arts pour insulter l’Institut, gagnĂšrent enfin le Luxembourg par la rue de Seine, oĂč une affiche tirĂ©e en trois couleurs, la rĂ©clame violemment enluminĂ©e d’un cirque forain, les fit crier d’admiration. Le soir venait, le flot des passants coulait ralenti, c’était la ville lasse qui attendait l’ombre, prĂȘte Ă  se livrer au premier mĂąle assez vigoureux pour la prendre. Rue d’Enfer, lorsque Sandoz eut fait entrer les quatre autres chez lui, il disparut dans la chambre de sa mĂšre ; il y resta quelques minutes, puis revint sans dire un mot, avec le sourire discret et attendri qu’il avait toujours en en sortant. Et ce fut aussitĂŽt, dans son Ă©troit logis, un vacarme terrible, des rires, des discussions, des clameurs. Lui-mĂȘme donnait l’exemple, aidait au service la femme de mĂ©nage, qui s’emportait en paroles amĂšres, parce qu’il Ă©tait sept heures et demie, et que son gigot se dessĂ©chait. Les cinq, attablĂ©s, mangeaient dĂ©jĂ  la soupe, une soupe Ă  l’oignon trĂšs bonne, quand un nouveau convive parut. — Oh ! GagniĂšre ! hurla-t-on en chƓur. GagniĂšre, petit, vague, avec sa figure poupine et Ă©tonnĂ©e, qu’une barbe follette blondissait, demeura un instant sur le seuil Ă  cligner ses yeux verts. Il Ă©tait de Melun, fils de gros bourgeois qui venaient de lui laisser lĂ -bas deux maisons, et il avait appris la peinture tout seul dans la forĂȘt de Fontainebleau, il peignait des paysages consciencieux, d’intentions excellentes ; mais sa vraie passion Ă©tait la musique, une folie de musique, une flambĂ©e cĂ©rĂ©brale qui le mettait de plain-pied avec les plus exaspĂ©rĂ©s de la bande. — Est-ce que je suis de trop ? demanda-t-il doucement. — Non, non, entre donc ! cria Sandoz. DĂ©jĂ , la femme de mĂ©nage apportait un couvert. — Si l’on ajoutait tout de suite une assiette pour Dubuche ? dit Claude. Il m’a dit qu’il viendrait sans doute. Mais on conspua Dubuche, qui frĂ©quentait des femmes du monde. Jory raconta qu’il l’avait rencontrĂ© en voiture avec une vieille dame et sa demoiselle, dont il tenait les ombrelles sur les genoux. — D’oĂč sors-tu, pour ĂȘtre si en retard ? reprit Fagerolles, en s’adressant Ă  GagniĂšre. Celui-ci, qui allait avaler sa premiĂšre cuillerĂ©e de soupe, la reposa dans son assiette. — J’étais rue de Lancry, tu sais, oĂč ils font de la musique de chambre
 Oh ! mon cher, des machines de Schumann, tu n’as pas idĂ©e ! Ça vous prend lĂ , derriĂšre la tĂȘte, c’est comme si une femme vous soufflait dans le cou. Oui, oui, quelque chose de plus immatĂ©riel qu’un baiser, l’effleurement d’une haleine
 Parole d’honneur, on se sent mourir
 Ses yeux se mouillaient, il pĂąlissait comme dans une jouissance trop vive. — Mange ta soupe, dit Mahoudeau, tu nous raconteras ça aprĂšs. La raie fut servie, et l’on fit apporter la bouteille de vinaigre sur la table, pour corser le beurre noir, qui semblait fade. On mangeait dur, les morceaux de pain disparaissaient. D’ailleurs, aucun raffinement, du vin au litre, que les convives mouillaient beaucoup, par discrĂ©tion, pour ne pas pousser Ă  la dĂ©pense. On venait de saluer le gigot d’un hourra, et le maĂźtre de la maison s’était mis Ă  le dĂ©couper, lorsque de nouveau la porte s’ouvrit. Mais, cette fois, des protestations furieuses s’élevĂšrent. — Non, non, plus personne !
 À la porte, le lĂącheur ! Dubuche, essoufflĂ© d’avoir couru, ahuri de tomber au milieu de ces hurlements, avançait sa grosse face pĂąle, en bĂ©gayant des explications. — Vrai, je vous assure, c’est la faute de l’omnibus
 J’en ai attendu cinq aux Champs-ÉlysĂ©es. — Non, non, il ment !
 Qu’il s’en aille, il n’aura pas de gigot !
 À la porte, Ă  la porte ! Pourtant, il avait fini par entrer, et l’on remarqua alors qu’il Ă©tait trĂšs correctement mis, tout en noir, pantalon noir, redingote noire, cravatĂ©, chaussĂ©, Ă©pinglĂ©, avec la raideur cĂ©rĂ©monieuse d’un bourgeois qui dĂźne en ville. — Tiens ! il a ratĂ© son invitation, cria plaisamment Fagerolles. Vous ne voyez pas que ses femmes du monde l’ont laissĂ© partir, et qu’il accourt manger notre gigot, parce qu’il ne sait plus oĂč aller ! Il devint rouge, il balbutia — Oh ! quelle idĂ©e ! Êtes-vous mĂ©chants !
 Fichez-moi la paix Ă  la fin ! Sandoz et Claude, placĂ©s cĂŽte Ă  cĂŽte, souriaient et le premier appela Dubuche d’un signe, pour lui dire — Mets ton couvert toi-mĂȘme, prends lĂ  un verre et une assiette, et assieds-toi entre nous deux
 Ils te laisseront tranquille. Mais, tout le temps qu’on mangea le gigot, les plaisanteries continuĂšrent. Lui-mĂȘme, quand la femme de mĂ©nage lui eut retrouvĂ© une assiettĂ©e de soupe et une part de raie, se blagua, en bon enfant. Il affectait d’ĂȘtre affamĂ©, torchait goulument son assiette, et il racontait une histoire, une mĂšre qui lui avait refusĂ© sa fille, parce qu’il Ă©tait architecte. La fin du dĂźner fut ainsi trĂšs bruyante, tous parlaient Ă  la fois. Un morceau de brie, l’unique dessert, eut un succĂšs Ă©norme. On n’en laissa pas. Le pain faillit manquer. Puis, comme le vin manquait rĂ©ellement, chacun avala une claire lampĂ©e d’eau, en faisant claquer sa langue, au milieu des grands rires. Et, la face fleurie, le ventre rond, avec la bĂ©atitude de gens qui viennent de se nourrir trĂšs richement, ils passĂšrent dans la chambre Ă  coucher. C’étaient les bonnes soirĂ©es de Sandoz. MĂȘme aux heures de misĂšre, il avait toujours eu un pot-au-feu Ă  partager avec les camarades. Cela l’enchantait d’ĂȘtre en bande, tous amis, tous vivant de la mĂȘme idĂ©e. Bien qu’il fĂ»t de leur Ăąge, une paternitĂ© l’épanouissait, une bonhomie heureuse, quand il les voyait chez lui, autour de lui, la main dans la main, ivres d’espoir. Comme il n’avait qu’une piĂšce, sa chambre Ă  coucher Ă©tait Ă  eux ; et, la place manquant, deux ou trois devaient s’asseoir sur le lit. Par ces chaudes soirĂ©es d’étĂ©, la fenĂȘtre restait ouverte au grand air du dehors, on apercevait dans la nuit claire deux silhouettes noires, dominant les maisons, la tour de Saint-Jacques du Haut-Pas et l’arbre des Sourds-Muets. Les jours de richesse, il y avait de la biĂšre. Chacun apportait son tabac, la chambre s’emplissait vite de fumĂ©e, on finissait par causer sans se voir, trĂšs tard dans la nuit, au milieu du grand silence mĂ©lancolique de ce quartier perdu. Ce jour-lĂ , dĂšs neuf heures, la femme de mĂ©nage vint dire — Monsieur, j’ai fini, puis-je m’en aller ? — Oui, allez-vous-en
 Vous avez laissĂ© de l’eau au feu, n’est-ce pas ? Je ferai le thĂ© moi-mĂȘme. Sandoz s’était levĂ©. Il disparut derriĂšre la femme de mĂ©nage, et ne rentra qu’au bout d’un quart d’heure. Sans doute, il Ă©tait allĂ© embrasser sa mĂšre, dont il bordait le lit chaque soir, avant qu’elle s’endormĂźt. Mais le bruit des voix montait dĂ©jĂ , Fagerolles racontait une histoire. — Oui, mon vieux, Ă  l’École, ils corrigent le modĂšle
 L’autre jour, Mazel s’approche et me dit Les deux cuisses ne sont pas d’aplomb. » Alors, je lui dis Voyez, monsieur, elle les a comme ça. » C’était la petite Flore Beauchamp, vous savez. Et il me dit, furieux Si elle les a comme ça, elle a tort. » On se roula, Claude surtout, Ă  qui Fagerolles contait l’histoire, pour lui faire sa cour. Depuis quelque temps, il subissait son influence ; et, bien qu’il continuĂąt de peindre avec une adresse d’escamoteur, il ne parlait plus que de peinture grasse et solide, que de morceaux de nature, jetĂ©s sur la toile, vivants, grouillants, tels qu’ils Ă©taient ; ce qui ne l’empĂȘchait pas de blaguer ailleurs ceux du plein air, qu’il accusait d’empĂąter leurs Ă©tudes avec une cuiller Ă  pot. Dubuche, qui n’avait pas ri, froissĂ© dans son honnĂȘtetĂ©, osa rĂ©pondre — Pourquoi restes-tu Ă  l’École, si tu trouves qu’on vous y abrutit ? C’est bien simple, on s’en va
 Oh ! je sais, vous ĂȘtes tous contre moi, parce que je dĂ©fends l’École. Voyez-vous, mon idĂ©e est que, lorsqu’on veut faire un mĂ©tier, il n’est pas mauvais d’abord de l’apprendre. Des cris fĂ©roces s’élevĂšrent, et il fallut Ă  Claude toute son autoritĂ© pour dominer les voix. — Il a raison, on doit apprendre son mĂ©tier. Seulement, ce n’est guĂšre bon de l’apprendre sous la fĂ©rule de professeurs qui vous entrent de force dans la caboche leur vision Ă  eux
 Ce Mazel, quel idiot ! dire que les cuisses de Flore Beauchamp ne sont pas d’aplomb ! Et des cuisses si Ă©tonnantes, hein ? vous les connaissez, des cuisses qui la disent jusqu’au fond, cette enragĂ©e noceuse-lĂ  ! Il se renversa sur le lit, oĂč il se trouvait ; et, les yeux en l’air, il continua d’une voix ardente — Ah ! la vie, la vie ! la sentir et la rendre dans sa rĂ©alitĂ©, l’aimer pour elle, y voir la seule beautĂ© vraie, Ă©ternelle et changeante, ne pas avoir l’idĂ©e bĂȘte de l’anoblir en la chĂątrant, comprendre que les prĂ©tendues laideurs ne sont que les saillies des caractĂšres, et faire vivre, et faire des hommes, la seule façon d’ĂȘtre Dieu ! Sa foi revenait, la course Ă  travers Paris l’avait fouettĂ©, il Ă©tait repris de sa passion de la chair vivante. On l’écoutait en silence. Il eut un geste fou, puis il se calma. — Mon Dieu ! chacun ses idĂ©es ; mais l’embĂȘtant, c’est qu’ils sont encore plus intolĂ©rants que nous Ă  l’Institut
 Le jury du Salon est Ă  eux, je suis sĂ»r que cet idiot de Mazel va me refuser mon tableau. Et, lĂ -dessus, tous partirent en imprĂ©cations, car cette question du jury Ă©tait un Ă©ternel sujet de colĂšre. On exigeait des rĂ©formes, chacun avait une solution prĂȘte, depuis le suffrage universel appliquĂ© Ă  l’élection d’un jury largement libĂ©ral, jusqu’à la libertĂ© entiĂšre, le Salon libre pour tous les exposants. Devant la fenĂȘtre ouverte, pendant que les autres discutaient, GagniĂšre avait attirĂ© Mahoudeau, et il murmurait d’une voix Ă©teinte, les regards perdus dans la nuit — Oh ! ce n’est rien, vois-tu, quatre mesures, une impression jetĂ©e. Mais ce qu’il y a lĂ -dedans !
 Pour moi, d’abord, c’est un paysage qui fuit, un coin de route mĂ©lancolique, avec l’ombre d’un arbre qu’on ne voit pas ; et puis, une femme passe, Ă  peine un profil ; et puis, elle s’en va, et on ne la rencontrera jamais, jamais plus
 À ce moment, Fagerolles cria — Dis donc, GagniĂšre, qu’est-ce que tu envoies au Salon, cette annĂ©e ? Il n’entendit pas, il poursuivait, extasiĂ© — Dans Schumann, il y a tout, c’est l’infini
 Et Wagner qu’ils ont encore sifflĂ© dimanche ! Mais un nouvel appel de Fagerolles le fit sursauter. — Hein ? quoi ? ce que j’enverrai au Salon ?
 Un petit paysage peut-ĂȘtre, un coin de Seine. C’est si difficile, il faut avant tout que je sois content. Il Ă©tait redevenu brusquement timide et inquiet. Ses scrupules de conscience artistique le tenaient pendant des mois sur une toile grande comme la main. À la suite des paysagistes français, ces maĂźtres qui ont les premiers conquis la nature, il se prĂ©occupait de la justesse du ton, de l’exacte observation des valeurs, en thĂ©oricien dont l’honnĂȘtetĂ© finissait par alourdir la main. Et, souvent, il n’osait plus risquer une note vibrante, d’une tristesse grise qui Ă©tonnait, au milieu de sa passion rĂ©volutionnaire. — Moi, dit Mahoudeau, je me rĂ©gale Ă  l’idĂ©e de les faire loucher, avec ma bonne femme. Claude haussa les Ă©paules. — Oh ! toi, tu seras reçu les sculpteurs sont plus larges que les peintres. Et, du reste, tu sais trĂšs bien ton affaire, tu as dans les doigts quelque chose qui plaĂźt
 Elle sera pleine de jolies choses, ta Vendangeuse. Ce compliment laissa Mahoudeau sĂ©rieux, car il posait pour la force, il s’ignorait et mĂ©prisait la grĂące, une grĂące invincible qui repoussait quand mĂȘme de ses gros doigts d’ouvrier sans Ă©ducation, comme une fleur qui s’entĂȘte dans le dur terrain oĂč un coup de vent l’a semĂ©e. Fagerolles, trĂšs malin, n’exposait pas, de peur de mĂ©contenter ses maĂźtres ; et il tapait sur le Salon, un bazar infect oĂč la bonne peinture tournait Ă  l’aigre avec la mauvaise. En secret, il rĂȘvait le prix de Rome, qu’il plaisantait d’ailleurs comme le reste. Mais Jory se planta au milieu de la chambre, son verre de biĂšre au poing. Tout en le vidant Ă  petits coups, il dĂ©clara — À la fin, il m’embĂȘte, le jury !
 Dites donc, voulez-vous que je le dĂ©molisse ? DĂšs le prochain numĂ©ro, je commence, je le bombarde. Vous me donnerez des notes, n’est-ce pas ? et nous le flanquerons par terre
 Ce sera rigolo. Claude acheva de se monter, ce fut un enthousiasme gĂ©nĂ©ral. Oui, oui, il fallait faire campagne ! Tous en Ă©taient, tous se pressaient pour se mieux sentir les coudes et marcher au feu ensemble. Il n’y en avait pas un, Ă  cette minute, qui rĂ©servĂąt sa part de gloire, car rien ne les sĂ©parait encore, ni leurs profondes dissemblances qu’ils ignoraient, ni les rivalitĂ©s qui devaient les heurter un jour. Est-ce que le succĂšs de l’un n’était pas le succĂšs des autres ? Leur jeunesse fermentait, ils dĂ©bordaient de dĂ©vouement, ils recommençaient l’éternel rĂȘve de s’enrĂ©gimenter pour la conquĂȘte de la terre, chacun donnant son effort, celui-ci poussant celui-lĂ , la bande arrivant d’un bloc, sur le mĂȘme rang. DĂ©jĂ  Claude, en chef acceptĂ©, sonnait la victoire, distribuait des couronnes. Fagerolles lui-mĂȘme, malgrĂ© sa blague de Parisien, croyait Ă  la nĂ©cessitĂ© d’ĂȘtre une armĂ©e ; tandis que, plus Ă©pais d’appĂ©tits, mal dĂ©barbouillĂ© de sa province, Jory se dĂ©pensait en camaraderie utile, prenant au vol des phrases, prĂ©parant lĂ  ses articles. Et Mahoudeau exagĂ©rait ses brutalitĂ©s voulues, les mains convulsĂ©es, ainsi qu’un geindre dont les poings pĂ©triraient un monde ; et GagniĂšre, pĂąmĂ©, dĂ©gagĂ© du gris de sa peinture, raffinait la sensation jusqu’à l’évanouissement final de l’intelligence ; et Dubuche, de conviction pesante, ne jetait que des mots, mais des mots pareils Ă  des coups de massue, en plein milieu des obstacles. Alors, Sandoz, bien heureux, riant d’aise Ă  les voir si unis, tous dans la mĂȘme chemise, comme il disait, dĂ©boucha une nouvelle bouteille de biĂšre. Il aurait vidĂ© la maison, il cria — Hein ? nous y sommes, ne lĂąchons plus
 Il n’y a que ça de bon, s’entendre quand on a des choses dans la caboche, et que le tonnerre de Dieu emporte les imbĂ©ciles ! Mais, Ă  ce moment, un coup de sonnette le stupĂ©fia. Au milieu du silence brusque des autres, il reprit — À onze heures ! qui diable est-ce donc ? Il courut ouvrir, on l’entendit jeter une exclamation joyeuse. DĂ©jĂ , il revenait, ouvrant la porte toute grande, disant — Ah ! que c’est gentil de nous aimer un peu et de nous surprendre !
 Bongrand, messieurs ! Le grand peintre, que le maĂźtre de la maison annonçait ainsi, avec une familiaritĂ© respectueuse, s’avança, les mains tendues. Tous se levĂšrent vivement, Ă©motionnĂ©s, heureux de cette poignĂ©e de main si large et si cordiale. C’était un gros homme de quarante-cinq ans, la face tourmentĂ©e, sous de longs cheveux gris. Il venait d’entrer Ă  l’Institut, et le simple veston d’alpaga qu’il portait, avait Ă  la boutonniĂšre une rosette d’officier de la LĂ©gion d’honneur. Mais il aimait la jeunesse, ses meilleures escapades Ă©taient de tomber lĂ , de loin en loin, pour fumer une pipe, au milieu de ces dĂ©butants, dont la flamme le rĂ©chauffait. — Je vais faire le thĂ©, cria Sandoz. Et, quand il revint de la cuisine avec la thĂ©iĂšre et des tasses, il trouva Bongrand installĂ©, Ă  califourchon sur une chaise, fumant sa courte pipe de terre, dans le vacarme qui avait repris. Bongrand lui-mĂȘme parlait d’une voix de tonnerre, petit-fils d’un fermier beauceron, fils d’un pĂšre bourgeois, de sang paysan, affinĂ© par une mĂšre trĂšs artiste. Il Ă©tait riche, n’avait pas besoin de vendre, et gardait des goĂ»ts et des opinions de bohĂšme. — Leur jury, ah bien ! j’aime mieux crever que d’en ĂȘtre ! disait-il avec de grands gestes. Est-ce que je suis un bourreau pour flanquer dehors de pauvres diables, qui ont souvent leur pain Ă  gagner ? — Cependant, fit remarquer Claude, vous pourriez nous rendre un fameux service, en y dĂ©fendant nos tableaux. — Moi, laissez donc ! je vous compromettrais
 Je ne compte pas, je ne suis personne. Il y eut une clameur de protestation, Fagerolles lança d’une voix aiguĂ« — Alors, si le peintre de la Noce au village ne compte pas ! Mais Bongrand s’emportait, debout, le sang aux joues. — Fichez-moi la paix, hein ! avec la Noce. Elle commence Ă  m’embĂȘter, la Noce, je vous en avertis
 Vraiment, elle tourne pour moi au cauchemar, depuis qu’on l’a mise au musĂ©e du Luxembourg. Cette Noce au village restait jusque-lĂ  son chef-d’Ɠuvre une noce dĂ©bandĂ©e Ă  travers les blĂ©s, des paysans Ă©tudiĂ©s de prĂšs, et trĂšs vrais, qui avaient une allure Ă©pique de hĂ©ros d’HomĂšre. De ce tableau datait une Ă©volution, car il avait apportĂ© une formule nouvelle. À la suite de Delacroix, et parallĂšlement Ă  Courbet, c’était un romantisme tempĂ©rĂ© de logique, avec plus d’exactitude dans l’observation, plus de perfection dans la facture, sans que la nature y fĂ»t encore abordĂ©e de front, sous les cruditĂ©s du plein air. Pourtant, toute la jeune Ă©cole se rĂ©clamait de cet art. — Il n’y a rien de beau, dit Claude, comme les deux premiers groupes, le joueur de violon, puis la mariĂ©e avec le vieux paysan. — Et la grande paysanne, donc, s’écria Mahoudeau, celle qui se retourne et qui appelle d’un geste !
 J’avais envie de la prendre pour une statue. — Et le coup de vent dans les blĂ©s, ajouta GagniĂšre, et les deux tĂąches si jolies de la fille et du garçon qui se poussent, trĂšs loin ! Bongrand Ă©coutait d’un air gĂȘnĂ©, avec un sourire de souffrance. Comme Fagerolles lui demandait ce qu’il faisait en ce moment, il rĂ©pondit avec un haussement d’épaules — Mon Dieu ! rien, des petites choses
 Je n’exposerai pas, je voudrais trouver un coup
 Ah ! que vous ĂȘtes heureux, vous autres, d’ĂȘtre encore au pied de la montagne ! On a de si bonnes jambes, on est si brave, quand il s’agit de monter lĂ -haut ! Et puis, lorsqu’on y est, va te faire fiche ! les embĂȘtements commencent. Une vraie torture, et des coups de poing, et des efforts sans cesse renaissants, dans la crainte d’en dĂ©gringoler trop vite !
 Ma parole ! on prĂ©fĂ©rerait ĂȘtre en bas, pour avoir tout Ă  faire
 Riez, vous verrez, vous verrez un jour ! La bande riait en effet, croyant Ă  un paradoxe, Ă  une pose d’homme cĂ©lĂšbre, qu’elle excusait d’ailleurs. Est-ce que la suprĂȘme joie n’était pas d’ĂȘtre saluĂ© comme lui du nom de maĂźtre ? Les deux bras appuyĂ©s au dossier de sa chaise, il renonça Ă  se faire comprendre, il les Ă©couta, silencieux, en tirant de sa pipe de lentes fumĂ©es. Cependant, Dubuche, qui avait des qualitĂ©s d’homme de mĂ©nage, aidait Sandoz Ă  servir le thĂ©. Et le vacarme continua. Fagerolles racontait une histoire impayable du pĂšre Malgras, une cousine Ă  sa femme, qu’il prĂȘtait, quand on voulait bien lui en faire une acadĂ©mie. Puis, la conversation tomba sur les modĂšles, Mahoudeau Ă©tait furieux, parce que les beaux ventres s’en allaient impossible d’avoir une fille avec un ventre propre. Mais, brusquement, le tumulte grandit, on fĂ©licitait GagniĂšre au sujet d’un amateur qu’il avait connu Ă  la musique du Palais-Royal, un petit rentier maniaque dont l’unique dĂ©bauche Ă©tait d’acheter de la peinture. En riant, les autres demandaient l’adresse. Tous les marchands furent conspuĂ©s, il Ă©tait vraiment fĂącheux que l’amateur se dĂ©fiĂąt du peintre, au point de vouloir absolument passer par un intermĂ©diaire, dans l’espoir d’obtenir un rabais. Cette question du pain les excitait encore. Claude montrait un beau mĂ©pris on Ă©tait volĂ©, eh bien ! qu’est-ce que ça fichait, si l’on avait fait un chef-d’Ɠuvre, et que l’on eĂ»t seulement de l’eau Ă  boire ? Jory, ayant de nouveau exprimĂ© des idĂ©es basses de lucre, souleva une indignation. À la porte, le journaliste ! On lui posait des questions sĂ©vĂšres est-ce qu’il vendrait sa plume ? est-ce qu’il ne se couperait pas le poignet, plutĂŽt que d’écrire le contraire de sa pensĂ©e ? Du reste, on n’écouta pas sa rĂ©ponse, la fiĂšvre montait toujours, c’était maintenant la belle folie des vingt ans, le dĂ©dain du monde entier, la seule passion de l’Ɠuvre, dĂ©gagĂ©e des infirmitĂ©s humaines, mise en l’air comme un soleil. Quel dĂ©sir ! se perdre, se consumer dans ce brasier qu’ils allumaient ! Bongrand, jusque-lĂ  immobile, eut un geste vague de souffrance, devant cette confiance illimitĂ©e, cette joie bruyante de l’assaut. Il oubliait les cent toiles qui avaient fait sa gloire, il pensait Ă  l’accouchement de l’Ɠuvre dont il venait de laisser l’ébauche sur son chevalet. Et, retirant de la bouche sa petite pipe, il murmura, les yeux mouillĂ©s d’attendrissement — Oh ! jeunesse, jeunesse ! Jusqu’à deux heures du matin, Sandoz, qui se multipliait, remit de l’eau chaude dans la thĂ©iĂšre. On n’entendait plus monter du quartier, anĂ©anti de sommeil, que les jurements d’une chatte en folie. Tous divaguaient, grisĂ©s de paroles, la gorge arrachĂ©e, les yeux brĂ»lĂ©s ; et lui, lorsqu’ils se dĂ©cidĂšrent enfin Ă  partir, prit la lampe, les Ă©claira par-dessus la rampe de l’escalier, en disant trĂšs bas — Ne faites pas de bruit, ma mĂšre dort. La dĂ©gringolade assourdie des souliers le long des marches alla en s’affaiblissant, et la maison retomba dans un grand silence. Quatre heures sonnaient. Claude, qui accompagnait Bongrand, causait toujours, Ă  travers les rues dĂ©sertes. Il ne voulait pas se coucher, il attendait le soleil, avec une rage d’impatience, pour se remettre Ă  son tableau. Cette fois, il Ă©tait certain de faire un chef-d’Ɠuvre, exaltĂ© par cette bonne journĂ©e de camaraderie, la tĂȘte douloureuse et grosse d’un monde. Enfin, il avait trouvĂ© la peinture, il se voyait rentrant dans son atelier comme on retourne chez une femme adorĂ©e, le cƓur battant Ă  grands coups, dĂ©sespĂ©rĂ© maintenant de cette absence d’un jour, qui lui semblait un abandon sans fin ; et il allait droit Ă  sa toile, et en une sĂ©ance il rĂ©alisait son rĂȘve. Cependant, tous les vingt pas, Ă  la clartĂ© vacillante des becs de gaz, Bongrand l’arrĂȘtait par un bouton de son paletot, en lui rĂ©pĂ©tant que cette sacrĂ©e peinture Ă©tait un mĂ©tier du tonnerre de Dieu. Ainsi, lui, Bongrand, avait beau ĂȘtre un malin, il n’y entendait rien encore. À chaque Ɠuvre nouvelle, il dĂ©butait, c’était Ă  se casser la tĂȘte contre les murs. Le ciel s’éclairait, des maraĂźchers commençaient Ă  descendre vers les Halles. Et l’un et l’autre continuaient Ă  vaguer, chacun parlant pour lui, trĂšs haut, sous les Ă©toiles pĂąlissantes. IV Six semaines plus tard, Claude peignait un matin dans un flot de soleil qui tombait par la baie vitrĂ©e de l’atelier. Des pluies continues avaient attristĂ© le milieu d’aoĂ»t, et le courage au travail lui revenait avec le ciel bleu. Son grand tableau n’avançait guĂšre, il s’y appliquait pendant de longues matinĂ©es silencieuses, en artiste combattu et obstinĂ©. On frappa. Il crut que c’était madame Joseph, la concierge, qui lui montait son dĂ©jeuner ; et, comme la clef restait toujours sur la porte, il cria simplement — Entrez ! La porte s’était ouverte, il y eut un remuement lĂ©ger, puis tout cessa. Lui, continuait de peindre, sans mĂȘme tourner la tĂȘte. Mais ce silence frissonnant, une vague haleine qui palpitait, finirent par l’inquiĂ©ter. Il regarda, il demeura stupĂ©fait une femme Ă©tait lĂ , vĂȘtue d’une robe claire, le visage Ă  demi cachĂ© sous une voilette blanche ; et il ne la connaissait point, et elle tenait une botte de roses, qui achevait de l’ahurir. Tout d’un coup, il la reconnut. — Vous, mademoiselle !
 Ah bien ! si je songeais Ă  vous ! C’était Christine. Il n’avait pu rattraper Ă  temps ce cri peu aimable, qui Ă©tait le cri mĂȘme de la vĂ©ritĂ©. D’abord, elle l’avait prĂ©occupĂ© de son souvenir ; ensuite, Ă  mesure que les jours s’écoulaient, depuis prĂšs de deux mois qu’elle ne donnait pas signe de vie, elle Ă©tait passĂ©e Ă  l’état de vision fuyante et regrettĂ©e, de profil charmant qui se perd et qu’on ne doit jamais revoir. — Oui, c’est moi, monsieur
 J’ai pensĂ© que c’était mal de ne pas vous remercier
 Elle rougissait, elle balbutiait, ne pouvant trouver les mots. Sans doute la montĂ©e de l’escalier l’avait essoufflĂ©e, car son cƓur battait trĂšs fort. Eh quoi ? Ă©tait-ce donc dĂ©placĂ©, cette visite, raisonnĂ©e si longtemps, et qui avait fini par lui sembler toute naturelle ? Le pis Ă©tait qu’en passant sur le quai, elle venait d’acheter cette botte de roses, dans l’intention dĂ©licate de tĂ©moigner sa gratitude Ă  ce garçon ; et ces fleurs la gĂȘnaient horriblement. Comment les lui donner ? Qu’allait-il penser d’elle ? L’inconvenance de toutes ces choses ne lui Ă©tait apparue qu’en ouvrant la porte. Mais Claude, plus troublĂ© encore, se jetait Ă  une exagĂ©ration de politesse. Il avait lĂąchĂ© sa palette, il bouleversait l’atelier pour dĂ©barrasser une chaise. — Mademoiselle, je vous en prie, asseyez-vous
 Vraiment, c’est une surprise
 Vous ĂȘtes trop charmante
 Alors, quand elle fut assise, Christine se calma. Il Ă©tait si drĂŽle avec ses grands gestes Ă©perdus, elle le sentait lui-mĂȘme si timide, qu’elle eut un sourire. Et elle lui tendit les roses, bravement. — Tenez ! c’est pour que vous sachiez que je ne suis pas une ingrate. Il ne dit rien d’abord, la contempla, saisi. Lorsqu’il eut vu qu’elle ne se moquait pas, il lui serra les deux mains, Ă  les briser ; puis, il mit tout de suite le bouquet dans son pot Ă  eau, en rĂ©pĂ©tant — Ah ! par exemple, vous ĂȘtes un bon garçon, vous !
 C’est la premiĂšre fois que je fais ce compliment Ă  une femme, parole d’honneur ! Il revint, il lui demanda, ses yeux dans les siens — Vrai, vous ne m’avez pas oubliĂ© ? — Vous le voyez bien, rĂ©pondit-elle en riant. — Pourquoi alors avez-vous attendu deux mois ? De nouveau, elle rougit. Le mensonge qu’elle faisait, lui rendit un instant son embarras. — Mais je ne suis pas libre, vous le savez
 Oh ! madame Vanzade est trĂšs bonne pour moi ; seulement, elle est impotente, elle ne sort jamais ; et il a fallu qu’elle-mĂȘme, inquiĂšte de ma santĂ©, me forçùt Ă  prendre l’air. Elle ne disait pas la honte oĂč son aventure du quai de Bourbon l’avait jetĂ©e, les premiers jours. En se retrouvant Ă  l’abri, dans la maison de la vieille dame, le souvenir de la nuit passĂ©e chez un homme, l’avait tracassĂ©e de remords, comme une faute ; et elle croyait ĂȘtre parvenue Ă  chasser cet homme de sa mĂ©moire, ce n’était plus qu’un mauvais rĂȘve, dont les contours s’effaçaient. Puis, sans qu’elle sĂ»t comment, au milieu du grand calme de son existence nouvelle, l’image Ă©tait ressortie de l’ombre, en se prĂ©cisant, en s’accentuant, jusqu’à devenir l’obsession de toutes ses heures. Pourquoi donc l’aurait-elle oubliĂ© ? elle ne trouvait Ă  lui faire aucun reproche ? au contraire, ne lui devait-elle pas de la gratitude ? La pensĂ©e de le revoir, repoussĂ©e d’abord, longtemps combattue ensuite, avait ainsi tournĂ© en elle Ă  l’idĂ©e fixe. Chaque soir, la tentation la reprenait dans la solitude de sa chambre, un malaise dont elle s’irritait, un dĂ©sir ignorĂ© d’elle-mĂȘme ; et elle ne s’était apaisĂ©e un peu qu’en s’expliquant ce trouble par son besoin de reconnaissance. Elle Ă©tait si seule, si Ă©touffĂ©e, dans cette demeure somnolente ! le flot de sa jeunesse bouillonnait si fort, son cƓur avait une si grosse envie d’amitiĂ© ! — Alors, continua-t-elle, j’ai profitĂ© de ma premiĂšre sortie
 Et puis, il faisait tellement beau, ce matin, aprĂšs toutes ces averses maussades ! Claude, heureux, debout devant elle, se confessa lui aussi, mais sans avoir rien Ă  cacher. — Moi, je n’osais plus songer Ă  vous
 N’est-ce pas ? vous ĂȘtes comme ces fĂ©es des contes qui sortent du plancher et qui rentrent dans les murs, toujours au moment oĂč l’on ne s’y attend pas. Je me disais C’est fini, ce n’est peut-ĂȘtre pas vrai, qu’elle a traversĂ© cet atelier
 Et vous voilĂ , et ça me fait un plaisir, oh ! un fier plaisir ! Souriante et gĂȘnĂ©e, Christine tournait la tĂȘte, affectait maintenant de regarder autour d’elle. Son sourire disparut, la peinture fĂ©roce qu’elle retrouvait lĂ , les flamboyantes esquisses du Midi, l’anatomie terriblement exacte des Ă©tudes, la glaçaient comme la premiĂšre fois. Elle fut reprise d’une vĂ©ritable crainte, elle dit, sĂ©rieuse, la voix changĂ©e — Je vous dĂ©range, je m’en vais. — Mais non ! mais non ! cria Claude en l’empĂȘchant de quitter sa chaise. Je m’abrutissais au travail, ça me fait du bien de causer avec vous
 Ah ! ce sacrĂ© tableau, il me torture assez dĂ©jĂ  ! Et Christine, levant les yeux, regarda le grand tableau, cette toile, tournĂ©e l’autre fois contre le mur, et qu’elle avait eu en vain le dĂ©sir de voir. Les fonds, la clairiĂšre sombre trouĂ©e d’une nappe de soleil, n’étaient toujours qu’indiquĂ©s Ă  larges coups. Mais les deux petites lutteuses, la blonde et la brune, presque terminĂ©es, se dĂ©tachaient dans la lumiĂšre, avec leurs deux notes si fraĂźches. Au premier plan, le monsieur, recommencĂ© trois fois, restait en dĂ©tresse. Et c’était surtout Ă  la figure centrale, Ă  la femme couchĂ©e, que le peintre travaillait il n’avait plus repris la tĂȘte, il s’acharnait sur le corps, changeant de modĂšle chaque semaine, si dĂ©sespĂ©rĂ© de ne pas se satisfaire, que, depuis deux jours, lui qui se flattait de ne pouvoir inventer, il cherchait sans document, en dehors de la nature. Christine, tout de suite, se reconnut. C’était elle, cette fille, vautrĂ©e dans l’herbe, un bras sous la nuque, souriant sans regard, les paupiĂšres closes. Cette fille nue avait son visage, et une rĂ©volte la soulevait, comme si elle avait eu son corps, comme si, brutalement, l’on eĂ»t dĂ©shabillĂ© lĂ  toute sa nuditĂ© de vierge. Elle Ă©tait surtout blessĂ©e par l’emportement de la peinture, si rude qu’elle s’en trouvait violentĂ©e, la chair meurtrie. Cette peinture, elle ne la comprenait pas, elle la jugeait exĂ©crable, elle se sentait contre elle une haine, la haine instinctive d’une ennemie. Elle se mit debout, elle rĂ©pĂ©ta d’une voix brĂšve — Je m’en vais. Claude la suivait des yeux, Ă©tonnĂ© et chagrin de ce changement brusque. — Comment, si vite ? — Oui, l’on m’attend. Adieu ! Et elle Ă©tait Ă  la porte dĂ©jĂ , lorsqu’il put lui prendre la main. Il osa lui demander — Quand vous reverrai-je ? Sa petite main mollissait dans la sienne. Un moment, elle parut hĂ©sitante. — Mais je ne sais pas. Je suis si occupĂ©e ! Puis, elle se dĂ©gagea, elle s’en alla, en disant trĂšs vite — Quand je le pourrai, un de ces jours
 Adieu ! Claude Ă©tait restĂ© plantĂ© sur le seuil. Quoi ? qu’avait-elle eu encore, cette subite rĂ©serve, cette irritation sourde ? Il referma la porte, il marcha, les bras ballants, sans comprendre, cherchant en vain la phrase, le geste qui avait pu la blesser. La colĂšre le prenait Ă  son tour, un juron jetĂ© dans le vide, un terrible haussement d’épaules, comme pour se dĂ©barrasser de cette prĂ©occupation imbĂ©cile. Est-ce qu’on savait jamais, avec les femmes ! Mais la vue du bouquet de roses, dĂ©bordant du pot Ă  eau, l’apaisa, tant il sentait bon. Toute la piĂšce en Ă©tait embaumĂ©e ; et, silencieux, il se remit au travail, dans ce parfum. Deux nouveaux mois se passĂšrent. Claude, les premiers jours, au moindre bruit, le matin, lorsque madame Joseph lui apportait son dĂ©jeuner ou des lettres, tournait vivement la tĂȘte, avait un geste involontaire de dĂ©sappointement. Il ne sortait plus avant quatre heures, et la concierge lui ayant dit, un soir, comme il rentrait, qu’une jeune fille Ă©tait venue le demander vers cinq heures, il ne s’était calmĂ© qu’en reconnaissant un modĂšle, ZoĂ© PiĂ©defer, dans la visiteuse. Puis, les jours suivant les jours, il avait eu une crise furieuse de travail, inabordable pour tous, d’une violence de thĂ©ories telle, que ses amis eux-mĂȘmes n’osaient le contrarier. Il balayait le monde d’un geste, il n’y avait plus que la peinture, on devait Ă©gorger les parents, les camarades, les femmes surtout ! De cette fiĂšvre chaude, il Ă©tait tombĂ© dans un abominable dĂ©sespoir, une semaine d’impuissance et de doute, toute une semaine de torture Ă  se croire frappĂ© de stupiditĂ©. Et il se remettait, il avait repris son train habituel, sa lutte rĂ©signĂ©e et solitaire contre son tableau, lorsque, par une matinĂ©e brumeuse de la fin d’octobre, il tressaillit et posa rapidement sa palette. On n’avait pas frappĂ©, mais il venait de reconnaĂźtre un pas qui montait. Il ouvrit, et elle entra. C’était elle enfin. Christine, ce jour-lĂ , portait un large manteau de laine grise qui l’enveloppait tout entiĂšre. Son petit chapeau de velours Ă©tait sombre, et le brouillard du dehors avait emperlĂ© sa voilette de dentelle noire. Mais il la trouva trĂšs gaie, dans ce premier frisson de l’hiver. Elle s’excusa d’avoir tardĂ© si longtemps Ă  revenir ; et elle souriait de son air franc, elle avouait qu’elle avait hĂ©sitĂ©, qu’elle avait bien failli ne plus vouloir oui, des idĂ©es Ă  elle, des choses qu’il devait comprendre. Il ne comprenait pas, il ne demandait pas Ă  comprendre, puisqu’elle Ă©tait lĂ . Cela suffisait qu’elle ne fĂ»t point fĂąchĂ©e, qu’elle consentĂźt Ă  monter de temps Ă  autre, en bonne camarade. Il n’y eut pas d’explication, chacun garda le tourment et le combat des jours passĂ©s. Pendant prĂšs d’une heure, ils causĂšrent, trĂšs d’accord, sans rien de cachĂ© ni d’hostile dĂ©sormais, comme si l’entente s’était faite Ă  leur insu, loin l’un de l’autre. Elle ne sembla mĂȘme pas voir les esquisses et les Ă©tudes des murs. Un instant, elle regarda fixement la grande toile, la figure de femme nue, couchĂ©e dans l’herbe, sous l’or flambant du soleil. Non, ce n’était pas elle, cette fille n’avait ni son visage ni son corps comment avait-elle pu se reconnaĂźtre, dans cet Ă©pouvantable gĂąchis de couleurs ? Et son amitiĂ© s’attendrit d’une pointe de pitiĂ© pour ce brave garçon, qui ne faisait pas mĂȘme ressemblant. Au dĂ©part, sur le seuil, ce fut elle qui lui tendit cordialement la main. — Vous savez, je reviendrai. — Oui, dans deux mois. — Non, la semaine prochaine
 Vous verrez bien. À jeudi. Le jeudi, elle reparut, trĂšs exacte. Et, dĂšs lors, elle ne cessa plus de venir, une fois par semaine, d’abord sans date rĂ©guliĂšre, au hasard de ses jours libres ; puis, elle choisit le lundi, madame Vanzade lui ayant accordĂ© ce jour-lĂ , pour marcher et respirer au plein air du bois de Boulogne. Elle devait ĂȘtre rentrĂ©e Ă  onze heures, elle se hĂątait Ă  pied, elle arrivait toute rose d’avoir couru, car il y avait une bonne course de Passy au quai de Bourbon. Pendant quatre mois d’hiver, d’octobre Ă  fĂ©vrier, elle s’en vint ainsi sous les pluies battantes, sous les brouillards de la Seine, sous les pĂąles soleils qui attiĂ©dissaient les quais. MĂȘme, dĂšs le deuxiĂšme mois, elle arriva parfois Ă  l’improviste, un autre jour de la semaine, profitant d’une course dans Paris pour monter ; et elle ne pouvait s’attarder plus de deux minutes, on avait tout juste le temps de se dire bonjour dĂ©jĂ , elle redescendait l’escalier, en criant bonsoir. Maintenant, Claude commençait Ă  connaĂźtre Christine. Dans son Ă©ternelle mĂ©fiance de la femme, un soupçon lui Ă©tait restĂ©, l’idĂ©e d’une aventure galante en province ; mais les yeux doux, le rire clair de la jeune fille, avaient tout emportĂ©, il la sentait d’une innocence de grande enfant. DĂšs qu’elle arrivait, sans un embarras, Ă  l’aise comme chez un ami, c’était pour bavarder, d’un flot intarissable. Vingt fois, elle lui avait racontĂ© son enfance Ă  Clermont, et elle y revenait toujours. Le soir oĂč son pĂšre, le capitaine Hallegrain, avait eu sa derniĂšre attaque, foudroyĂ©, tombĂ© de son fauteuil ainsi qu’une masse, sa mĂšre et elle Ă©taient Ă  l’église. Elle se rappelait parfaitement leur retour, puis la nuit affreuse, le capitaine trĂšs gros, trĂšs fort, allongĂ© sur un matelas, avec sa mĂąchoire infĂ©rieure qui avançait ; si bien que, dans sa mĂ©moire de gamine, elle ne pouvait le revoir autrement. Elle aussi avait cette mĂąchoire-lĂ , sa mĂšre lui criait, quand elle ne savait de quelle façon la dompter Ah ! menton de galoche, tu te mangeras le sang comme ton pĂšre ! » Pauvre mĂšre ! l’avait-elle assez Ă©tourdie de ses jeux violents, de ses crises folles de tapage ! Aussi loin qu’elle pouvait remonter, elle la trouvait devant la mĂȘme fenĂȘtre, petite, fluette, peignant sans bruit ses Ă©ventails, avec des yeux doux, tout ce qu’elle tenait d’elle aujourd’hui. On le lui disait parfois, Ă  la chĂšre femme, voulant lui faire plaisir Elle a vos yeux. » Et elle souriait, elle Ă©tait heureuse d’ĂȘtre au moins pour ce coin de douceur, dans le visage de sa fille. Depuis la mort de son mari, elle travaillait si tard, que sa vue se perdait. Comment vivre ? la pension de veuve, les six cents francs qu’elle touchait, suffisait Ă  peine aux besoins de l’enfant. Pendant cinq annĂ©es, celle-ci avait vu sa mĂšre pĂąlir et maigrir, s’en aller un peu chaque jour, jusqu’à n’ĂȘtre plus qu’une ombre ; et elle gardait le remords de n’avoir pas Ă©tĂ© trĂšs sage, la dĂ©sespĂ©rant par son manque d’application au travail, recommençant tous les lundis de beaux projets, jurant de l’aider bientĂŽt Ă  gagner de l’argent ; mais ses jambes et ses bras partaient malgrĂ© son effort, elle tombait malade dĂšs qu’elle restait tranquille. Alors, un matin, sa mĂšre n’avait pu se lever, et elle Ă©tait morte, la voix Ă©teinte, les yeux pleins de grosses larmes. Toujours, elle l’avait ainsi prĂ©sente, morte dĂ©jĂ , les yeux grands ouverts et pleurant encore, fixĂ©s sur elle. D’autres fois, Christine, questionnĂ©e par Claude sur Clermont, oubliait tout ce deuil, pour lĂącher les gais souvenirs. Elle riait Ă  belles dents de leur campement, rue de l’Éclache, elle nĂ©e Ă  Strasbourg, le pĂšre Gascon, la mĂšre Parisienne, tous les trois jetĂ©s dans cette Auvergne, qu’ils abominaient. La rue de l’Éclache, qui descend au Jardin-des-Plantes, Ă©troite et humide, Ă©tait d’une mĂ©lancolie de caveau ; pas une boutique, jamais un passant, rien que les façades mornes, aux volets toujours fermĂ©s ; mais, vers le midi, dominant des cours intĂ©rieures, les fenĂȘtres de leur logement avaient la joie du grand soleil. MĂȘme la salle Ă  manger ouvrait sur un large balcon, une sorte de galerie de bois, dont les arcades Ă©taient garnies d’une glycine gĂ©ante, qui les enfouissait dans sa verdure. Et elle y avait grandi, d’abord prĂšs de son pĂšre infirme, ensuite cloĂźtrĂ©e avec sa mĂšre que la moindre sortie Ă©puisait ; elle ignorait si complĂštement la ville et les environs, qu’elle et Claude finissaient par s’égayer lorsqu’elle accueillait ses questions d’un Ă©ternel Je ne sais pas. Les montagnes ? oui, il y avait des montagnes d’un cĂŽtĂ©, on les apercevait au bout des rues. Tandis que, de l’autre cĂŽtĂ©, en enfilant d’autres rues, on voyait des champs plats, Ă  l’infini ; mais on n’y allait pas, c’était trop loin. Elle reconnaissait seulement le Puy de DĂŽme, tout rond, pareil Ă  une bosse. Dans la ville, elle se serait rendue Ă  la cathĂ©drale, les yeux fermĂ©s on faisait le tour par la place de Jaude, on prenait la rue des Gras ; et il ne fallait point lui en demander davantage, le reste s’enchevĂȘtrait, des ruelles et des boulevards en pente, une citĂ© de lave noire qui dĂ©valait, oĂč les pluies d’orage roulaient comme des fleuves, sous de formidables Ă©clats de foudre. Oh ! les orages de lĂ -bas, elle en frissonnait encore ! Dans sa chambre, au-dessus des toits, le paratonnerre du MusĂ©e Ă©tait toujours en feu. Elle avait, dans la salle Ă  manger qui servait aussi de salon, une fenĂȘtre Ă  elle, une profonde embrasure, grande comme une piĂšce, oĂč se trouvaient sa table de travail et ses petites affaires. C’était lĂ  que sa mĂšre lui avait appris Ă  lire ; c’était lĂ  que, plus tard, elle s’endormait en Ă©coutant ses professeurs, tellement la fatigue des leçons l’étourdissait. Aussi, maintenant, se moquait-elle de son ignorance ah ! une demoiselle bien instruite, qui n’aurait pas su dire seulement tous les noms des rois de France, avec les dates ! une musicienne fameuse qui en Ă©tait restĂ©e aux Petits bateaux » ! une aquarelliste prodige, qui ratait les arbres, parce que les feuilles Ă©taient trop difficiles Ă  imiter ! Brusquement, elle sautait aux quinze mois qu’elle avait passĂ©s Ă  la Visitation, aprĂšs la mort de sa mĂšre, un grand couvent, hors de la ville, avec des jardins magnifiques ; et les histoires de bonnes sƓurs ne tarissaient plus, des jalousies, des niaiseries, des innocences Ă  faire trembler. Elle devait entrer en religion, elle suffoquait Ă  l’église. Tout lui semblait fini, lorsque la supĂ©rieure qui l’aimait beaucoup, l’avait elle-mĂȘme dĂ©tournĂ©e du cloĂźtre, en lui procurant cette place, chez madame Vanzade. Une surprise lui en restait, comment la mĂšre des Saints-Anges avait-elle lu si clairement en elle ? car, depuis qu’elle habitait Paris, elle Ă©tait en effet tombĂ©e Ă  une complĂšte indiffĂ©rence religieuse. Alors, quand les souvenirs de Clermont se trouvaient Ă©puisĂ©s, Claude voulait savoir quelle Ă©tait sa vie chez madame Vanzade ; et, chaque semaine, elle lui donnait de nouveaux dĂ©tails. Dans le petit hĂŽtel de Passy, silencieux et fermĂ©, l’existence passait rĂ©guliĂšre, avec le tic-tac affaibli des vieilles horloges. Deux serviteurs antiques, une cuisiniĂšre et un valet de chambre, depuis quarante ans dans la famille, traversaient seuls les piĂšces vides, sans un bruit de leurs pantoufles, d’un pas de fantĂŽmes. Parfois, de loin en loin, venait une visite, quelque gĂ©nĂ©ral octogĂ©naire, si dessĂ©chĂ©, qu’il pesait Ă  peine sur les tapis. C’était la maison des ombres, le soleil s’y mourait en lueurs de veilleuse, Ă  travers les lames des persiennes. Depuis que madame, prise par les genoux et devenue aveugle, ne quittait plus sa chambre, elle n’avait d’autre distraction que de se faire lire des livres de piĂ©tĂ©, interminablement. Ah ! ces lectures sans fin, comme elles pesaient Ă  la jeune fille ! Si elle avait su un mĂ©tier, avec quelle joie elle aurait coupĂ© des robes, Ă©pinglĂ© des chapeaux, gaufrĂ© des pĂ©tales de fleurs ! Dire qu’elle n’était capable de rien, qu’elle avait tout appris, et qu’il n’y avait en elle que l’étoffe d’une fille Ă  gages, d’une demi-domestique ! Et puis, elle souffrait de cette demeure close, rigide, qui sentait la mort ; elle Ă©tait reprise des Ă©tourdissements de son enfance, quand jadis elle voulait se forcer au travail, pour faire plaisir Ă  sa mĂšre ; une rĂ©bellion de son sang la soulevait, elle aurait criĂ© et sautĂ©, ivre du besoin de vivre. Mais madame la traitait si doucement, la renvoyant de sa chambre, lui ordonnant de longues promenades, qu’elle Ă©tait pleine de remords, lorsque, au retour du quai de Bourbon, elle devait mentir, parler du bois de Boulogne, inventer une cĂ©rĂ©monie Ă  l’église, oĂč elle ne mettait plus les pieds. Chaque jour, madame semblait Ă©prouver pour elle une tendresse plus grande ; c’étaient sans cesse des cadeaux, une robe de soie, une petite montre ancienne, jusqu’à du linge ; et elle-mĂȘme aimait beaucoup madame, elle avait pleurĂ© un soir que celle-ci l’appelait sa fille, elle jurait de ne la quitter jamais maintenant, le cƓur noyĂ© de pitiĂ©, Ă  la voir si vieille et si infirme. — Bah ! dit Claude un matin, vous serez rĂ©compensĂ©e, elle vous fera son hĂ©ritiĂšre. Christine demeura saisie. — Oh ! pensez-vous ?
 On dit qu’elle a trois millions
 Non, non, je n’y ai jamais songĂ©, je ne veux pas, qu’est-ce que je deviendrais ? Claude s’était dĂ©tournĂ©, et il ajouta d’une voix brusque — Vous deviendriez riche, parbleu !
 D’abord, sans doute, elle vous mariera. Mais, Ă  ce mot, elle l’interrompit d’un Ă©clat de rire. — Avec un de ses vieux amis, le gĂ©nĂ©ral qui a un menton en argent
 Ah ! la bonne folie ! Tous deux en restaient Ă  une camaraderie de vieilles connaissances. Il Ă©tait presque aussi neuf qu’elle en toutes choses, n’ayant connu que des filles de hasard, vivant au-dessus du rĂ©el, dans des amours romantiques. Cela leur semblait naturel et trĂšs simple, Ă  elle comme Ă  lui, de se voir de la sorte en secret, par amitiĂ©, sans autre galanterie qu’une poignĂ©e de main Ă  l’arrivĂ©e et qu’une poignĂ©e de main au dĂ©part. Lui, ne se questionnait mĂȘme plus sur ce qu’elle pouvait savoir de la vie et de l’homme, dans ses ignorances de demoiselle honnĂȘte ; et c’était elle qui le sentait timide, qui le regardait fixement parfois, avec le vacillement des yeux, le trouble Ă©tonnĂ© de la passion qui s’ignore. Mais rien encore de brĂ»lant ni d’agitĂ© ne gĂątait le plaisir qu’ils Ă©prouvaient Ă  ĂȘtre ensemble. Leurs mains demeuraient fraĂźches, ils parlaient de tout gaiement, ils se disputaient parfois, en amis certains de ne jamais se fĂącher. Seulement, cette amitiĂ© devenait si vive, qu’ils ne pouvaient plus vivre l’un sans l’autre. DĂšs que Christine Ă©tait lĂ , Claude enlevait la clef de la porte. Elle-mĂȘme l’exigeait de cette façon, personne ne viendrait les dĂ©ranger. Au bout de quelques visites, elle avait pris possession de l’atelier, elle y semblait chez elle. Une idĂ©e d’y mettre un peu d’ordre la tourmentait, car elle souffrait nerveusement, au milieu d’un pareil abandon ; mais ce n’était point besogne facile, le peintre dĂ©fendait Ă  madame Joseph de balayer, de peur que la poussiĂšre ne couvrĂźt ses toiles fraĂźches ; et, les premiĂšres fois, lorsque son amie tentait un bout de nettoyage, il la suivait d’un regard inquiet et suppliant. À quoi bon changer les choses de place ? est-ce qu’il ne suffisait pas de les avoir sous la main ? Pourtant, elle montrait une obstination si gaie, elle paraissait si heureuse de jouer Ă  la mĂ©nagĂšre, qu’il avait fini par la laisser libre. Maintenant, Ă  peine arrivĂ©e, dĂ©gantĂ©e, la jupe Ă©pinglĂ©e pour ne pas la salir, elle bousculait tout, elle rangeait la vaste piĂšce en trois tours. Devant le poĂȘle, on ne voyait plus un tas de cendre accumulĂ©e ; le paravent cachait le lit et la toilette ; le divan Ă©tait brossĂ©, l’armoire frottĂ©e et luisante, la table de sapin dĂ©sencombrĂ©e de la vaisselle, nette de taches de couleurs ; et, au-dessus des chaises posĂ©es en belle symĂ©trie, des chevalets boiteux appuyĂ©s aux murs, le coucou Ă©norme, Ă©panouissant ses fleurs de carmin, avait l’air de battre d’un tic-tac plus sonore. C’était magnifique, on n’aurait pas reconnu la piĂšce. Lui, stupĂ©fait, la regardait aller, venir, tourner en chantant. Était-ce donc cette paresseuse qui avait des migraines intolĂ©rables, au moindre travail ? Mais elle riait le travail de tĂȘte, oui ; tandis que le travail des pieds et des mains, au contraire, lui faisait du bien, la redressait comme un jeune arbre. Elle avouait, ainsi qu’une dĂ©pravation, son goĂ»t pour les soins bas du mĂ©nage, ce goĂ»t qui dĂ©sespĂ©rait sa mĂšre, dont l’idĂ©al d’éducation Ă©tait l’art d’agrĂ©ment, l’institutrice aux mains fines, ne touchant Ă  rien. Aussi que de remontrances, quand on la surprenait, toute petite, balayant, torchonnant, jouant Ă  la cuisiniĂšre avec dĂ©lices ! Encore aujourd’hui, si elle avait pu se battre contre la poussiĂšre, chez madame Vanzade, elle se serait moins ennuyĂ©e. Seulement, qu’aurait-on dit ? Du coup, elle n’aurait plus Ă©tĂ© une dame. Et elle venait se satisfaire quai de Bourbon, essoufflĂ©e de tant d’exercice, avec des yeux de pĂ©cheresse qui mord au fruit dĂ©fendu. Claude, Ă  cette heure, sentait autour de lui les bons soins d’une femme. Pour la faire asseoir et causer tranquillement, il lui demandait, parfois, de recoudre un poignet arrachĂ©, un pan de veston dĂ©chirĂ©. D’elle-mĂȘme, elle avait bien offert de visiter son linge. Mais ce n’était plus sa belle flamme de mĂ©nagĂšre qui s’agite. D’abord, elle ne savait pas, elle tenait son aiguille en fille Ă©levĂ©e dans le mĂ©pris de la couture. Puis, cette immobilitĂ©, cette attention, ces petits points Ă  soigner un par un, l’exaspĂ©raient. L’atelier reluisait de propretĂ©, comme un salon ; mais Claude restait en guenilles ; et tous les deux en plaisantaient, ils trouvaient ça drĂŽle. Quels mois heureux ils passĂšrent, ces quatre mois de gelĂ©e et de pluie, dans l’atelier oĂč le poĂȘle rouge ronflait comme un tuyau d’orgue ! L’hiver semblait les isoler encore. Quand la neige couvrait les toits voisins, que des moineaux venaient battre de l’aile contre la baie vitrĂ©e, ils souriaient d’avoir chaud et d’ĂȘtre perdus ainsi, au milieu de la grande ville muette. Et ils n’eurent pas toujours que ce coin Ă©troit, elle finit par lui permettre de la reconduire. Longtemps, elle avait voulu s’en aller seule, tourmentĂ©e de la honte d’ĂȘtre vue dehors au bras d’un homme. Puis, un jour qu’une averse brusque tombait, il fallut bien qu’elle le laissĂąt descendre avec un parapluie ; et, l’averse ayant cessĂ© tout de suite, de l’autre cĂŽtĂ© du pont Louis-Philippe, elle l’avait renvoyĂ©, ils Ă©taient seulement restĂ©s quelques minutes devant le parapet, Ă  regarder le Mail, heureux de se trouver ensemble, sous le ciel libre. En bas, contre les pavĂ©s du port, les grandes toues pleines de pommes s’alignaient sur quatre rangs, si serrĂ©es, que des planches, entre elles, faisaient des sentiers, oĂč couraient des enfants et des femmes ; et ils s’amusĂšrent de cet Ă©croulement de fruits, des tas Ă©normes qui encombraient la berge, des paniers ronds qui voyageaient ; tandis qu’une odeur forte, presque puante, une odeur de cidre en fermentation, s’exhalait avec le souffle humide de la riviĂšre. La semaine suivante, comme le soleil avait reparu et qu’il lui vantait la solitude des quais, autour de l’üle Saint-Louis, elle consentit Ă  une promenade. Ils remontĂšrent le quai de Bourbon et le quai d’Anjou, s’arrĂȘtant Ă  chaque pas, intĂ©ressĂ©s par la vie de la Seine, la dragueuse dont les seaux grinçaient, le bateau-lavoir secouĂ© d’un bruit de querelles, une grue, lĂ -bas, en train de dĂ©charger un chaland. Elle, surtout, s’étonnait Ă©tait-ce possible que ce quai des Ormes, si vivant en face, que ce quai Henri IV, avec sa berge immense, sa plage oĂč des bandes d’enfants et de chiens se culbutaient sur des tas de sable, que tout cet horizon de ville peuplĂ©e et active fĂ»t l’horizon de citĂ© maudite, aperçu dans un Ă©claboussement de sang, la nuit de son arrivĂ©e ? Ensuite, ils tournĂšrent la pointe, ralentissant encore leur marche, pour jouir du dĂ©sert et du silence que de vieux hĂŽtels semblent mettre lĂ  ; ils regardĂšrent l’eau bouillonner Ă  travers la forĂȘt des charpentes de l’Estacade, ils revinrent en suivant le quai de BĂ©thune et le quai d’OrlĂ©ans, rapprochĂ©s par l’élargissement du fleuve, se serrant l’un contre l’autre devant cette coulĂ©e Ă©norme, les yeux au loin sur le Port-au-Vin et le Jardin-des-Plantes. Dans le ciel pĂąle, des dĂŽmes de monuments bleuissaient. Comme ils arrivaient au pont Saint-Louis, il dut lui nommer Notre-Dame qu’elle ne reconnaissait pas, vue ainsi du chevet, colossale et accroupie entre ses arcs-boutants, pareils Ă  des pattes au repos, dominĂ©e par la double tĂȘte de ses tours, au-dessus de sa longue Ă©chine de monstre. Mais leur trouvaille, ce jour-lĂ , ce fut la pointe occidentale de l’üle, cette proue de navire continuellement Ă  l’ancre, qui, dans la fuite des deux courants, regarde Paris sans jamais l’atteindre. Ils descendirent un escalier trĂšs raide, ils dĂ©couvrirent une berge solitaire, plantĂ©e de grands arbres ; et c’était un refuge dĂ©licieux, un asile en pleine foule, Paris grondant alentour, sur les quais, sur les ponts, pendant qu’ils goĂ»taient au bord de l’eau la joie d’ĂȘtre seuls, ignorĂ©s de tous. DĂšs lors, cette berge fut leur coin de campagne, le pays de plein air oĂč ils profitaient des heures de soleil, quand la grosse chaleur de l’atelier, oĂč le poĂȘle rouge ronflait, les suffoquait et commençait Ă  chauffer leurs mains d’une fiĂšvre dont ils avaient peur. Cependant, jusque-lĂ , Christine refusait de se laisser accompagner plus loin que le Mail. Au quai des Ormes, elle congĂ©diait toujours Claude, comme si Paris, avec sa foule et ses rencontres possibles, eĂ»t commencĂ© Ă  cette longue file de quais, qu’il lui fallait suivre. Mais Passy Ă©tait si loin, et elle s’ennuyait tant Ă  faire seule une course pareille, que peu Ă  peu elle cĂ©da, lui permettant d’abord de pousser jusqu’à l’HĂŽtel-de-Ville, puis jusqu’au Pont-Neuf, puis jusqu’aux Tuileries. Elle oubliait le danger, tous deux s’en allaient maintenant bras dessus bras dessous, comme un jeune mĂ©nage ; et cette promenade sans cesse rĂ©pĂ©tĂ©e, cette marche lente sur le mĂȘme trottoir, du cĂŽtĂ© de l’eau, avait pris un charme infini, une jouissance de bonheur telle, qu’ils ne devaient jamais en Ă©prouver de plus vive. Ils Ă©taient l’un Ă  l’autre, profondĂ©ment, sans s’ĂȘtre donnĂ©s encore. Il semblait que l’ñme de la grande ville, montant du fleuve, les enveloppĂąt de toutes les tendresses qui avaient battu dans ces vieilles pierres, au travers des Ăąges. Depuis les grands froids de dĂ©cembre, Christine ne venait plus que l’aprĂšs-midi ; et c’était vers quatre heures, lorsque le soleil dĂ©clinait, que Claude la reconduisait Ă  son bras. Par les jours de ciel clair, dĂšs qu’ils dĂ©bouchaient du pont Louis-Philippe, toute la trouĂ©e des quais, immense Ă  l’infini, se dĂ©roulait. D’un bout Ă  l’autre, le soleil oblique chauffait d’une poussiĂšre d’or les maisons de la rive droite ; tandis que la rive gauche, les Ăźles, les Ă©difices, se dĂ©coupaient en une ligne noire, sur la gloire enflammĂ©e du couchant. Enfin cette marge Ă©clatante et cette marge sombre, la Seine pailletĂ©e luisait, coupĂ©e des barres minces de ses ponts, les cinq arches du pont Notre-Dame sous l’arche unique du pont d’Arcole, puis le pont au Change, puis le Pont-Neuf, de plus en plus fins, montrant chacun, au delĂ  de son ombre, un vif coup de lumiĂšre, une eau de satin bleu, blanchissant dans un reflet de miroir ; et, pendant que les dĂ©coupures crĂ©pusculaires de gauche se terminaient par la silhouette des tours pointues du Palais-de-Justice, charbonnĂ©es durement sur le vide, une courbe molle s’arrondissait Ă  droite dans la clartĂ©, si allongĂ©e et si perdue, que le pavillon de Flore, tout lĂ -bas, qui s’avançait comme une citadelle, Ă  l’extrĂȘme pointe, semblait un chĂąteau du rĂȘve, bleuĂątre, lĂ©ger et tremblant, au milieu des fumĂ©es roses de l’horizon. Mais eux, baignĂ©s de soleil sous les platanes sans feuilles, dĂ©tournaient les yeux de cet Ă©blouissement, s’égayaient Ă  certains coins, toujours les mĂȘmes, un surtout, le pĂątĂ© de maisons trĂšs vieilles, au-dessus du Mail ; en bas, de petites boutiques de quincaillerie et d’articles de pĂȘche Ă  un Ă©tage, surmontĂ©es de terrasses, fleuries de lauriers et de vignes vierges, et, par derriĂšre, des maisons plus hautes, dĂ©labrĂ©es, Ă©talant des linges aux fenĂȘtres, tout un entassement de constructions baroques, un enchevĂȘtrement de planches et de maçonneries, de murs croulants et de jardins suspendus, oĂč des boules de verre allumaient des Ă©toiles. Ils marchaient, ils dĂ©laissaient bientĂŽt les grands bĂątiments qui suivaient, la Caserne, l’HĂŽtel-de-Ville, pour s’intĂ©resser, de l’autre cĂŽtĂ© du fleuve, Ă  la CitĂ©, serrĂ©e dans ses murailles droites et lisses, sans berge. Au-dessus des maisons assombries, les tours de Notre-Dame, resplendissantes, Ă©taient comme dorĂ©es Ă  neuf. Des boĂźtes de bouquinistes commençaient Ă  envahir les parapets ; une pĂ©niche, chargĂ©e de charbon, luttait contre le courant terrible, sous une arche du pont Notre-Dame. Et lĂ , les jours de marchĂ© aux fleurs, malgrĂ© la rudesse de la saison, ils s’arrĂȘtaient Ă  respirer les premiĂšres violettes et les giroflĂ©es hĂątives. Sur la gauche, cependant, la rive se dĂ©couvrait et se prolongeait au delĂ  des poivriĂšres du Palais-de-Justice, avaient paru les petites maisons blafardes du quai de l’Horloge, jusqu’à la touffe d’arbres du terre-plein ; puis, Ă  mesure qu’ils avançaient, d’autres quais sortaient de la brume, trĂšs loin, le quai Voltaire, le quai Malaquais, la coupole de l’Institut, le bĂątiment carrĂ© de la Monnaie, une longue barre grise de façades dont on ne distinguait mĂȘme pas les fenĂȘtres, un promontoire de toitures que les poteries des cheminĂ©es faisaient ressembler Ă  une falaise rocheuse, s’enfonçant au milieu d’une mer phosphorescente. En face, au contraire, le pavillon de Flore sortait du rĂȘve, se solidifiait dans la flambĂ©e derniĂšre de l’astre. Alors, Ă  droite, Ă  gauche, aux deux bords de l’eau, c’étaient les profondes perspectives du boulevard SĂ©bastopol et du boulevard du Palais ; c’étaient les bĂątisses neuves du quai de la MĂ©gisserie, la nouvelle PrĂ©fecture de police en face, le vieux Pont-Neuf, avec la tache d’encre de sa statue ; c’étaient le Louvre, les Tuileries, puis, au fond, par-dessus Grenelle, les lointains sans borne, les coteaux de SĂšvres, la campagne noyĂ©e d’un ruissellement de rayons. Jamais Claude n’allait plus loin, Christine toujours l’arrĂȘtait avant le Pont-Royal, prĂšs des grands arbres des bains Vigier ; et, quand ils se retournaient pour Ă©changer encore une poignĂ©e de main, dans l’or du soleil devenu rouge, ils regardaient en arriĂšre, ils retrouvaient Ă  l’autre horizon l’üle Saint-Louis, d’oĂč ils venaient, une fin confuse de capitale, que la nuit gagnait dĂ©jĂ , sous le ciel ardoisĂ© de l’orient. Ah ! que de beaux couchers de soleil ils eurent, pendant ces flĂąneries de chaque semaine ! Le soleil les accompagnait dans cette gaietĂ© vibrante des quais, la vie de la Seine, la danse des reflets au fil du courant, l’amusement des boutiques chaudes comme des serres, et les fleurs en pot de grainetiers, et les cages assourdissantes des oiseliers, tout ce tapage de sons et de couleurs qui fait du bord de l’eau l’éternelle jeunesse des villes. Tandis qu’ils avançaient, la braise ardente du couchant s’empourprait Ă  leur gauche, au-dessus de la ligne sombre des maisons ; et l’astre semblait les attendre, s’inclinait Ă  mesure, roulait lentement vers les toits lointains, dĂšs qu’ils avaient dĂ©passĂ© le pont Notre-Dame, en face du fleuve Ă©largi. Dans aucune futaie sĂ©culaire, sur aucune route de montagne, par les prairies d’aucune plaine, il n’y aura jamais des fins de jour aussi triomphales que derriĂšre la coupole de l’Institut. C’est Paris qui s’endort dans sa gloire. À chacune de leurs promenades, l’incendie changeait, des fournaises nouvelles ajoutaient leurs brasiers Ă  cette couronne de flammes. Un soir qu’une averse venait de les surprendre, le soleil, reparaissant derriĂšre la pluie, alluma la nuĂ©e tout entiĂšre, et il n’y eut plus sur leurs tĂȘtes que cette poussiĂšre d’eau embrasĂ©e, qui s’irisait de bleu et de rose. Les jours de ciel pur, au contraire, le soleil, pareil Ă  une boule de feu, descendait majestueusement dans un lac de saphir tranquille ; un instant, la coupole noire de l’Institut l’écornait, comme une lune Ă  son dĂ©clin ; puis, la boule se violaçait, se noyait au fond du lac devenu sanglant. DĂšs fĂ©vrier, elle agrandit sa courbe, elle tomba droit dans la Seine, qui semblait bouillonner Ă  l’horizon, sous l’approche de ce fer rouge. Mais les grands dĂ©cors, les grandes fĂ©eries de l’espace ne flambaient que les soirs de nuages. Alors, suivant le caprice du vent, c’étaient des mers de soufre battant des rochers de corail, c’étaient des palais et des tours, des architectures entassĂ©es, brĂ»lant, s’écroulant, lĂąchant par leurs brĂšches des torrents de lave ; ou encore, tout d’un coup, l’astre, disparu dĂ©jĂ , couchĂ© derriĂšre un voile de vapeurs, perçait ce rempart d’une telle poussĂ©e de lumiĂšre, que des traits d’étincelles jaillissaient, partaient d’un bout du ciel Ă  l’autre, visibles, ainsi qu’une volĂ©e de flĂšches d’or. Et le crĂ©puscule se faisait, et ils se quittaient avec ce dernier Ă©blouissement dans les yeux, ils sentaient ce Paris triomphal complice de la joie qu’ils ne pouvaient Ă©puiser, Ă  toujours recommencer ensemble cette promenade, le long des vieux parapets de pierre. Un jour enfin, il arriva ce que Claude redoutait, sans le dire. Christine semblait ne plus croire qu’on pĂ»t les rencontrer. Qui, du reste, la connaissait ? Elle passerait ainsi, Ă©ternellement inconnue. Lui, songeait aux camarades, avait parfois un petit frisson, en croyant distinguer au loin quelque dos de sa connaissance. Il Ă©tait travaillĂ© d’une pudeur, l’idĂ©e qu’on pourrait dĂ©visager la jeune fille, l’aborder, plaisanter peut-ĂȘtre, lui causait un insupportable malaise. Et, ce jour-lĂ  justement, comme elle se serrait Ă  son bras, et qu’ils approchaient du pont des Arts, il tomba sur Sandoz et Dubuche, qui descendaient les marches du pont. Impossible de les Ă©viter, on Ă©tait presque face Ă  face ; d’ailleurs, ses amis l’avaient aperçu sans doute, car ils souriaient. TrĂšs pĂąle, il avançait toujours ; et il pensa tout perdu, en voyant Dubuche faire un mouvement vers lui ; mais dĂ©jĂ  Sandoz le retenait, l’emmenait. Ils passĂšrent d’un air indiffĂ©rent, ils disparurent dans la cour du Louvre, sans mĂȘme se retourner. Tous deux venaient de reconnaĂźtre l’original de cette tĂȘte au pastel, que le peintre cachait avec une jalousie d’amant. Christine, trĂšs gaie, n’avait rien remarquĂ©. Claude, le cƓur battant Ă  grands coups, lui rĂ©pondait par des mots Ă©tranglĂ©s, touchĂ© aux larmes, dĂ©bordant de gratitude pour la discrĂ©tion de ses deux vieux compagnons. À quelques jours de lĂ , il eut encore une secousse. Il n’attendait pas Christine, et il avait donnĂ© rendez-vous Ă  Sandoz ; puis, comme elle Ă©tait montĂ©e en courant passer une heure, dans une de ces surprises qui les ravissaient, ils venaient Ă  leur habitude de retirer la clef, lorsqu’on frappa du poing, familiĂšrement. Tout de suite, lui reconnut cette façon de s’annoncer, si bouleversĂ© de l’aventure, qu’il en renversa une chaise impossible maintenant de ne pas rĂ©pondre. Mais elle Ă©tait devenue blĂȘme, elle le suppliait d’un geste Ă©perdu, et il demeura immobile, l’haleine coupĂ©e. Les coups continuaient dans la porte. Une voix cria Claude ! Claude ! » Lui, ne bougeait toujours point, combattu pourtant, les lĂšvres blanches, les yeux Ă  terre. Un grand silence rĂ©gna, des pas descendirent, en faisant craquer les marches de bois. Sa poitrine s’était gonflĂ©e d’une tristesse immense, il la sentait Ă©clater de remords, Ă  chacun de ces pas qui s’en allaient, comme s’il eĂ»t reniĂ© l’amitiĂ© de toute sa jeunesse. Cependant, une aprĂšs-midi, on frappa encore, et Claude n’eut que le temps de murmurer avec dĂ©sespoir — La clef est restĂ©e sur la porte ! En effet, Christine avait oubliĂ© de la retirer. Elle s’effara, s’élança derriĂšre le paravent, tomba assise au bord du lit, son mouchoir sur la bouche, pour Ă©touffer le bruit de sa respiration. On tapait plus fort, des rires Ă©clataient, le peintre dut crier — Entrez ! Et son malaise augmenta, en apercevant Jory, qui, galamment, introduisait Irma BĂ©cot. Depuis quinze jours, Fagerolles la lui avait cĂ©dĂ©e ; ou plutĂŽt il s’était rĂ©signĂ© Ă  ce caprice, par crainte de la perdre tout Ă  fait. Elle jetait alors sa jeunesse aux quatre coins des ateliers, dans une telle folie de son corps, que chaque semaine elle dĂ©mĂ©nageait ses trois chemises, quitte Ă  revenir pour une nuit, si le cƓur lui en disait. — C’est elle qui a voulu visiter ton atelier, et je te l’amĂšne, expliqua le journaliste. Mais, sans attendre, elle se promenait, elle s’exclamait, trĂšs libre. — Oh ! que c’est drĂŽle, ici !
 Oh ! quelle drĂŽle de peinture !
 Hein ? soyez aimable, montrez-moi tout, je veux tout voir
 Et oĂč couchez-vous ? Claude, anxieux d’inquiĂ©tude, eut peur qu’elle n’écartĂąt le paravent. Il s’imaginait Christine lĂ  derriĂšre, il Ă©tait dĂ©solĂ© dĂ©jĂ  de ce qu’elle entendait. — Tu sais ce qu’elle vient te demander ? reprit gaiement Jory. Comment, tu ne te rappelles pas ? tu lui as promis de faire quelque chose d’aprĂšs elle
 Elle te posera tout ce que tu voudras, n’est-ce pas, ma chĂšre ? — Pardi, tout de suite ! — C’est que, dit le peintre embarrassĂ©, mon tableau me prendra jusqu’au Salon
 Il y a lĂ  une figure qui me donne un mal ! Impossible de m’en tirer, avec ces sacrĂ©s modĂšles ! Elle s’était plantĂ©e devant la toile, elle levait son petit nez d’un air entendu. — Cette femme nue, dans l’herbe
 Eh bien ! dites donc, si je pouvais vous ĂȘtre utile ? Du coup, Jory s’enflamma. — Tiens ! mais c’est une idĂ©e ! Toi qui cherches une belle fille, sans la trouver !
 Elle va se dĂ©faire. DĂ©fais-toi, ma chĂ©rie, dĂ©fais-toi un peu, pour qu’il voie. D’une main, Irma dĂ©noua vivement son chapeau, et elle cherchait de l’autre les agrafes de son corsage, malgrĂ© les refus Ă©nergiques de Claude, qui se dĂ©battait, comme si on l’eĂ»t violentĂ©. — Non, non, c’est inutile
 Madame est trop petite
 Ce n’est pas du tout ça, pas du tout ! — Qu’est-ce que ça fiche ? dit-elle, vous verrez toujours. Et Jory s’obstinait. — Laisse donc ! c’est Ă  elle que tu fais plaisir
 Elle ne pose pas d’habitude, elle n’en a pas besoin ; mais ça la rĂ©gale, de se montrer. Elle vivrait sans chemise
 DĂ©fais-toi, ma chĂ©rie. Rien que la gorge, puisqu’il a peur que tu ne le manges ! Enfin, Claude l’empĂȘcha de se dĂ©shabiller. Il bĂ©gayait des excuses plus tard, il serait trĂšs heureux ; en ce moment, il craignait qu’un document nouveau n’achevĂąt de l’embrouiller ; et elle se contenta de hausser les Ă©paules, en le regardant fixement de ses jolis yeux de vice, d’un air de souriant mĂ©pris. Alors, Jory causa de la bande. Pourquoi donc Claude n’était-il pas venu, l’autre jeudi, chez Sandoz ? On ne le voyait plus, Dubuche l’accusait d’ĂȘtre entretenu par une actrice. Oh ! il y avait eu un attrapage entre Fagerolles et Mahoudeau, Ă  propos de l’habit noir en sculpture ! GagniĂšre, le dimanche d’auparavant, Ă©tait sorti d’une audition de Wagner, avec un Ɠil en compote. Lui, Jory, avait manquĂ© d’avoir un duel, au cafĂ© Baudequin, pour un de ses derniers articles du Tambour. C’est qu’il les menait raides, les peintres de quatre sous, les rĂ©putations volĂ©es ! La campagne contre le jury du Salon faisait un vacarme du diable, il ne resterait pas un morceau de ses gabelous de l’idĂ©al, qui empĂȘcheraient la nature d’entrer. Claude l’écoutait, dans une impatience irritĂ©e. Il avait repris sa palette, il piĂ©tinait devant son tableau. L’autre finit par comprendre. — Tu dĂ©sires travailler, nous te laissons. Irma continuait Ă  regarder le peintre, avec son vague sourire, Ă©tonnĂ©e de la bĂȘtise de ce nigaud qui ne voulait pas d’elle, tourmentĂ©e maintenant du caprice de l’avoir, malgrĂ© lui. C’était laid, son atelier, et lui-mĂȘme n’avait rien de beau ; mais pourquoi posait-il pour la vertu ? Elle le plaisanta un instant, fine, intelligente, portant dĂ©jĂ  sa fortune, dans le dĂ©braillĂ© de sa jeunesse. Et, Ă  la porte, elle s’offrit une derniĂšre fois, en lui chauffant la main d’une pression longue et enveloppante. — Quand vous voudrez. Ils Ă©taient partis, et Claude dut aller Ă©carter le paravent ; car, derriĂšre, Christine restait au bord du lit, comme sans force pour se lever. Elle ne parla pas de cette fille, elle dĂ©clara simplement qu’elle avait eu bien peur ; et elle voulut s’en aller tout de suite, tremblant d’entendre frapper encore, emportant au fond de ses yeux inquiets le trouble des choses qu’elle ne disait point. Longtemps, d’ailleurs, ce milieu d’art brutal, cet atelier empli de tableaux violents, Ă©tait demeurĂ© pour elle un malaise. Elle ne pouvait s’habituer aux nuditĂ©s vraies des acadĂ©mies, Ă  la rĂ©alitĂ© crue des Ă©tudes faites en Provence, blessĂ©e, rĂ©pugnĂ©e. Surtout elle n’y comprenait rien, grandie dans la tendresse et l’admiration d’un autre art, ces fines aquarelles de sa mĂšre, ces Ă©ventails d’une dĂ©licatesse de rĂȘve, oĂč des couples lilas flottaient au milieu de jardins bleuĂątres. Souvent encore, elle-mĂȘme s’amusait Ă  de petits paysages d’écoliĂšre, deux ou trois motifs toujours rĂ©pĂ©tĂ©s, un lac avec une ruine, un moulin battant l’eau d’une riviĂšre, un chalet et des sapins blancs de neige. Et elle s’étonnait Ă©tait-ce possible qu’un garçon intelligent peignĂźt d’une façon si dĂ©raisonnable, si laide, si fausse ? car elle ne trouvait pas seulement ces rĂ©alitĂ©s d’une hideur de monstres, elle les jugeait aussi en dehors de toute vĂ©ritĂ© permise. Enfin, il fallait ĂȘtre fou. Un jour, Claude voulut absolument voir un petit album, son ancien album de Clermont, dont elle lui avait parlĂ©. AprĂšs s’en ĂȘtre longtemps dĂ©fendu, elle l’apporta, flattĂ©e au fond, ayant la vive curiositĂ© de savoir ce qu’il dirait. Lui, le feuilleta en souriant ; et, comme il se taisait, elle murmura la premiĂšre — Vous trouvez ça mauvais, n’est-ce pas ? — Mais non, rĂ©pondit-il, c’est innocent. Le mot la froissa, malgrĂ© le ton bonhomme qui le rendait aimable. — Dame ! j’ai eu si peu de leçons de maman !
 Moi, j’aime que ce soit bien fait et que ça plaise. Alors, il Ă©clata franchement de rire. — Avouez que ma peinture vous rend malade. Je l’ai remarquĂ©, vous pincez les lĂšvres, vous arrondissez des yeux de terreur
 Ah ! certes, ce n’est pas de la peinture pour les dames, encore moins pour les jeunes filles
 Mais vous vous y accoutumerez, il n’y a lĂ  qu’une Ă©ducation de l’Ɠil ; et vous verrez que c’est trĂšs sain et trĂšs honnĂȘte, ce que je fais lĂ . En effet, peu Ă  peu, Christine s’accoutuma. La conviction artistique n’y entra pour rien d’abord, d’autant plus que Claude, avec son dĂ©dain des jugements de la femme, ne l’endoctrinait pas, Ă©vitant au contraire de parler art avec elle, comme s’il eĂ»t voulu se rĂ©server cette passion de sa vie, en dehors de la passion nouvelle qui l’envahissait. Seulement, elle glissait Ă  l’habitude, elle finissait par Ă©prouver de l’intĂ©rĂȘt pour ces toiles abominables, en voyant quelle place souveraine elles tenaient dans l’existence du peintre. Ce fut sa premiĂšre Ă©tape, elle s’attendrit de cette rage du travail, de ce don absolu de tout un ĂȘtre n’était-ce pas touchant ? n’y avait-il pas lĂ  quelque chose de trĂšs bien ? Puis, lorsqu’elle remarqua les joies et les douleurs qui le bouleversaient, Ă  la suite d’une bonne sĂ©ance ou d’une mauvaise, elle arriva d’elle-mĂȘme Ă  se mettre de moitiĂ© dans son effort. Elle s’attristait, si elle le trouvait triste ; elle s’égayait, quand il l’accueillait gaiement ; et, dĂšs lors, ce fut sa prĂ©occupation avait-il beaucoup travaillĂ© ? Ă©tait-il content de ce qu’il avait fait, depuis leur derniĂšre entrevue ? Au bout du deuxiĂšme mois, elle Ă©tait conquise, elle se plantait devant les toiles, n’en avait plus peur, n’approuvait toujours pas beaucoup cette façon de peindre, mais commençait Ă  rĂ©pĂ©ter des mots d’artiste, dĂ©clarait ça vigoureux, crĂąnement bĂąti, bien dans la lumiĂšre. » Il lui semblait si bon, elle l’aimait tant, qu’aprĂšs l’avoir excusĂ© de barbouiller de pareilles horreurs, elle en venait Ă  leur dĂ©couvrir des qualitĂ©s, pour les aimer aussi un peu. Cependant, il Ă©tait un tableau, le grand, celui du prochain Salon, qu’elle fut longue Ă  accepter. DĂ©jĂ  elle regardait sans dĂ©plaisir les acadĂ©mies de l’atelier Boutin et les Ă©tudes de Plassans, qu’elle s’irritait encore contre la femme nue, couchĂ©e dans l’herbe. C’était une rancune personnelle, la honte d’avoir cru un instant se reconnaĂźtre, une sourde gĂȘne en face de ce grand corps, qui continuait Ă  la blesser, bien qu’elle y retrouvĂąt de moins en moins ses traits. D’abord, elle avait protestĂ© en dĂ©tournant les yeux. Maintenant, elle restait des minutes entiĂšres, les regards fixes, dans une contemplation muette. Comment donc sa ressemblance avait-elle disparu ainsi ? À mesure que le peintre s’acharnait, jamais content, revenant cent fois sur le mĂȘme morceau, cette ressemblance s’évanouissait un peu chaque fois. Et, sans qu’elle pĂ»t analyser cela, sans qu’elle osĂąt mĂȘme se l’avouer ; elle dont la pudeur s’était rĂ©voltĂ©e le premier jour, elle Ă©prouvait un chagrin croissant Ă  voir que rien d’elle ne demeurait plus. Leur amitiĂ© lui paraissait en pĂątir, elle se sentait moins prĂšs de lui, Ă  chaque trait qui s’effaçait. Ne l’aimait-il pas, qu’il la laissait ainsi sortir de son Ɠuvre ? et quelle Ă©tait cette femme nouvelle, cette face inconnue et vague qui perçait sous la sienne ? Claude, dĂ©solĂ© d’avoir gĂątĂ© la tĂȘte, ne savait justement de quelle maniĂšre lui demander quelques heures de pose. Elle se serait simplement assise, il n’aurait pris que des indications. Mais il l’avait vue si fĂąchĂ©e, qu’il craignait de l’irriter encore. AprĂšs s’ĂȘtre promis de la supplier gaiement, il ne trouvait pas les mots, tout d’un coup honteux, comme s’il se fĂ»t agi d’une inconvenance. Une aprĂšs-midi, il la bouleversa par un de ses accĂšs de colĂšre, dont il n’était pas le maĂźtre, mĂȘme devant elle. Rien n’avait marchĂ©, cette semaine-lĂ . Il parlait de gratter sa toile, il se promenait furieusement, en lĂąchant des ruades dans les meubles. Tout d’un coup, il la saisit par les Ă©paules et la posa sur le divan. — Je vous en prie, rendez-moi ce service, ou j’en crĂšve, parole d’honneur ! EffarĂ©e, elle ne comprenait pas. — Quoi, que voulez-vous ? Puis, lorsqu’elle le vit prendre ses brosses, elle ajouta Ă©tourdiment — Ah ! oui
 pourquoi ne me l’avez-vous pas demandĂ© plus tĂŽt ? D’elle-mĂȘme, elle se renversa sur un coussin, elle glissa le bras sous la nuque. Mais une surprise et une confusion d’avoir consenti si vite, l’avaient rendue grave ; car elle ne se savait pas dĂ©cidĂ©e Ă  cette chose, elle aurait bien jurĂ© que jamais plus elle ne lui servirait de modĂšle. Ravi, il cria — Vrai ! vous consentez !
 Nom d’un chien ! la sacrĂ©e bonne femme que je vais bĂątir avec vous ! De nouveau, sans rĂ©flĂ©chir, elle dit — Oh ! la tĂȘte seulement ! Et lui, bredouilla, dans une hĂąte d’homme qui craint d’ĂȘtre allĂ© trop loin — Bien sĂ»r, bien sĂ»r, seulement la tĂȘte ! Une gĂȘne les rendit muets, il se mit Ă  peindre, tandis que les yeux en l’air, immobile, elle restait troublĂ©e d’avoir lĂąchĂ© une pareille phrase. DĂ©jĂ , sa complaisance l’emplissait de remords, comme si elle entrait dans quelque chose de coupable, en laissant donner sa ressemblance Ă  cette nuditĂ© de femme, Ă©clatante sous le soleil. Claude, en deux sĂ©ances, campa la tĂȘte. Il exultait de joie, il criait que c’était son meilleur morceau de peinture ; et il avait raison, jamais il n’avait baignĂ© dans de la vraie lumiĂšre un visage plus vivant. Heureuse de le voir si heureux, Christine s’était Ă©gayĂ©e, elle aussi, au point de trouver sa tĂȘte trĂšs bien, pas trĂšs ressemblante toujours, mais d’une expression Ă©tonnante. Ils restĂšrent longtemps devant le tableau, Ă  cligner les yeux, Ă  se reculer jusqu’au mur. — Maintenant, dit-il enfin, je vais la bĂącler avec un modĂšle
 Ah ! cette gueuse, je la tiens donc ! Et, dans un accĂšs de gaminerie, il empoigna la jeune fille, ils dansĂšrent ensemble ce qu’il appelait le pas du triomphe ». Elle riait trĂšs fort, adorant le jeu, n’éprouvant plus rien de son trouble, ni scrupules ni malaise. Mais, dĂšs la semaine suivante, Claude redevint sombre. Il avait choisi ZoĂ© PiĂ©defer, pour poser le corps, et elle ne lui donnait pas ce qu’il voulait la tĂȘte, si fine, disait-il, ne s’emmanchait point sur ces Ă©paules canaille. Il s’obstina, pourtant, gratta, recommença. Vers le milieu de janvier, pris de dĂ©sespoir, il lĂącha le tableau, le retourna contre le mur ; puis, quinze jours plus tard, il s’y remit, avec un autre modĂšle, la grande Judith, ce qui le força Ă  changer les tonalitĂ©s. Les choses se gĂątĂšrent encore, il fit revenir ZoĂ©, ne sut plus oĂč il allait, malade d’incertitude et d’angoisse. Et le pis Ă©tait que la figure centrale seule l’enrageait ainsi, car le reste de l’Ɠuvre, les arbres, les deux petites femmes, le monsieur en veston, terminĂ©s, solides, le satisfaisaient pleinement. FĂ©vrier s’achevait, il ne lui restait que quelques jours pour l’envoi au Salon, c’était un dĂ©sastre. Un soir, devant Christine, il jura, il lĂącha ce cri de colĂšre — Aussi, tonnerre de Dieu ! est-ce qu’on plante la tĂȘte d’une femme sur le corps d’une autre !
 Je devrais me couper la main. Au fond de lui, maintenant, une pensĂ©e unique montait obtenir d’elle qu’elle consentĂźt Ă  poser la figure entiĂšre. Cela, lentement, avait germĂ©, d’abord un simple souhait vite Ă©cartĂ© comme absurde, puis une discussion muette sans cesse reprise, enfin le dĂ©sir net, aigu, sous le fouet de la nĂ©cessitĂ©. Cette gorge qu’il avait entrevue quelques minutes, le hantait d’un souvenir obsĂ©dant. Il la revoyait dans sa fraĂźcheur de jeunesse, rayonnante, indispensable. S’il ne l’avait pas, autant valait-il renoncer au tableau, car aucune autre ne le contenterait. Lorsque, pendant des heures, tombĂ© sur une chaise, il se dĂ©vorait d’impuissance Ă  ne plus savoir oĂč donner un coup de pinceau, il prenait des rĂ©solutions hĂ©roĂŻques dĂšs qu’elle entrerait, il lui dirait son tourment, en paroles si touchantes, qu’elle cĂ©derait peut-ĂȘtre. Mais elle arrivait, avec son rire de camarade, sa robe chaste qui ne livrait rien de son corps, et il perdait tout courage, il dĂ©tournait les yeux, de peur qu’elle ne le surprĂźt Ă  chercher, sous le corsage, la ligne souple du torse. On ne pouvait exiger d’une amie un service pareil, jamais il n’en aurait l’audace. Et, pourtant, un soir, comme il s’apprĂȘtait Ă  la reconduire et qu’elle remettait son chapeau, les bras en l’air, ils restĂšrent deux secondes les yeux dans les yeux, lui frĂ©missant devant les pointes des seins relevĂ©s qui crevaient l’étoffe, elle si brusquement sĂ©rieuse, si pĂąle, qu’il se sentit devinĂ©. Le long des quais, ils parlĂšrent Ă  peine cette chose demeura entre eux, pendant que le soleil se couchait, dans un ciel couleur de vieux cuivre. À deux autres reprises, il lut, au fond de son regard, qu’elle savait sa continuelle pensĂ©e. En effet, depuis qu’il y songeait, elle s’était mise Ă  y songer aussi, malgrĂ© elle, l’attention Ă©veillĂ©e par des allusions involontaires. Elle en fut effleurĂ©e d’abord, elle dut s’y arrĂȘter ensuite ; mais elle ne croyait pas avoir Ă  s’en dĂ©fendre, car cela lui semblait hors de la vie, une de ces imaginations du sommeil dont on a honte. La peur mĂȘme qu’il osĂąt le demander, ne lui vint pas elle le connaissait bien Ă  prĂ©sent, elle l’aurait fait taire d’un souffle, avant qu’il eĂ»t bĂ©gayĂ© les premiers mots, malgrĂ© les Ă©clats subits de ses colĂšres. C’était fou, simplement. Jamais, jamais. Des jours s’écoulĂšrent ; et, entre eux, l’idĂ©e fixe grandissait. DĂšs qu’ils se trouvaient ensemble, ils ne pouvaient plus ne pas y penser. Ils n’en ouvraient point la bouche, mais leurs silences en Ă©taient pleins ; ils ne risquaient plus un geste, ils n’échangeaient plus un sourire, sans retrouver au fond cette chose impossible Ă  dire tout haut, et dont ils dĂ©bordaient. BientĂŽt, rien autre ne resta dans leur vie de camarades. S’il la regardait, elle croyait se sentir dĂ©shabiller par son regard ; les mots innocents retentissaient en significations gĂȘnantes ; chaque poignĂ©e de main allait au delĂ  du poignet, faisait couler un lĂ©ger frisson le long du corps. Et ce qu’ils avaient Ă©vitĂ© jusque-lĂ , le trouble de leur liaison, l’éveil de l’homme et de la femme dans leur bonne amitiĂ©, Ă©clatait enfin, sous l’évocation constante de cette nuditĂ© de vierge. Peu Ă  peu, ils se dĂ©couvraient une fiĂšvre secrĂšte, ignorĂ©e d’eux-mĂȘmes. Des chaleurs leur montaient aux joues, ils rougissaient pour s’ĂȘtre frĂŽlĂ©s du doigt. C’était dĂ©sormais comme une excitation de chaque minute, fouettant leur sang ; tandis que, dans cet envahissement de tout leur ĂȘtre, le tourment de ce qu’ils taisaient ainsi, sans pouvoir se le cacher, s’exagĂ©rait au point qu’ils en Ă©touffaient, la poitrine gonflĂ©e de grands soupirs. Vers le milieu de mars, Christine, Ă  une de ses visites, trouva Claude assis devant son tableau, Ă©crasĂ© de chagrin. Il ne l’avait pas mĂȘme entendue, il restait immobile, les yeux vides et hagards sur l’Ɠuvre inachevĂ©e. Dans trois jours expiraient les dĂ©lais pour l’envoi au Salon. — Eh bien ? lui demanda-t-elle doucement, dĂ©sespĂ©rĂ©e de son dĂ©sespoir. Il tressaillit, il se retourna. — Eh bien, c’est fichu, je n’exposerai pas cette annĂ©e
 Ah ! moi qui avais tant comptĂ© sur ce Salon ! Tous deux retombĂšrent dans leur accablement, oĂč s’agitaient de grandes choses confuses. Puis, elle reprit, pensant Ă  voix haute — On aurait le temps encore. — Le temps ? eh non ! Il faudrait un miracle. OĂč voulez-vous que je trouve un modĂšle, Ă  cette heure ?
 Tenez ! depuis ce matin, je me dĂ©bats, et j’ai cru un moment avoir une idĂ©e oui, ce serait d’aller chercher cette fille, cette Irma qui est venue comme vous Ă©tiez ici. Je sais bien qu’elle est petite et ronde, qu’il faudrait tout changer peut-ĂȘtre ; mais elle est jeune, elle doit ĂȘtre possible
 DĂ©cidĂ©ment, je vais en essayer
 Il s’interrompit. Les yeux brĂ»lants dont il la regardait, disaient clairement Ah ! il y a vous, ah ! ce serait le miracle attendu, le triomphe certain, si vous me faisiez ce suprĂȘme sacrifice ! Je vous implore, je vous le demande, comme Ă  une amie adorĂ©e, la plus belle, la plus chaste ! » Elle, toute droite, trĂšs blanche, entendait chaque mot ; et ces yeux d’ardente priĂšre exerçaient sur elle une puissance. Sans hĂąte, elle ĂŽta son chapeau et sa pelisse ; puis, simplement, elle continua du mĂȘme geste calme, dĂ©grafa le corsage, le retira ainsi que le corset, abattit les jupons, dĂ©boutonna les Ă©paulettes de la chemise, qui glissa sur les hanches. Elle n’avait pas prononcĂ© une parole, elle semblait autre part, comme les soirs, oĂč, enfermĂ©e dans sa chambre, perdue au fond de quelque rĂȘve, elle se dĂ©shabillait machinalement, sans y prĂȘter attention. Pourquoi donc laisser une rivale donner son corps, quand elle avait dĂ©jĂ  donnĂ© sa face ? Elle voulait ĂȘtre lĂ  tout entiĂšre, chez elle, dans sa tendresse, en comprenant enfin quel malaise jaloux ce monstre bĂątard lui causait depuis longtemps. Et, toujours muette, nue et vierge, elle se coucha sur le divan, prit la pose, un bras sous la tĂȘte, les yeux fermĂ©s. Saisi, immobile de joie, lui la regarda se dĂ©vĂȘtir. Il la retrouvait. La vision rapide, tant de fois Ă©voquĂ©e, redevenait vivante. C’était cette enfance, grĂȘle encore, mais si souple, d’une jeunesse si fraĂźche ; et il s’étonnait de nouveau oĂč cachait-elle cette gorge Ă©panouie, qu’on ne soupçonnait point sous la robe ? Il ne parla pas non plus, il se mit Ă  peindre, dans le silence recueilli qui s’était fait. Durant trois longues heures, il se rua au travail, d’un effort si viril, qu’il acheva d’un coup une Ă©bauche superbe du corps entier. Jamais la chair de la femme ne l’avait grisĂ© de la sorte, son cƓur battait comme devant une nuditĂ© religieuse. Il ne s’approchait point, il restait surpris de la transfiguration du visage, dont les mĂąchoires un peu massives et sensuelles s’étaient noyĂ©es sous l’apaisement tendre du front et des joues. Pendant les trois heures, elle ne remua pas, elle ne souffla pas, faisant le don de sa pudeur, sans un frisson, sans une gĂȘne. Tous deux sentaient que, s’ils disaient une seule phrase, une grande honte leur viendrait. Seulement, de temps Ă  autre, elle ouvrait ses yeux clairs, les fixait sur un point vague de l’espace, restait ainsi un instant sans qu’il pĂ»t rien y lire de ses pensĂ©es, puis les refermait, retombait dans son nĂ©ant de beau marbre, avec le sourire mystĂ©rieux et figĂ© de la pose. Claude, d’un geste, dit qu’il avait fini ; et, redevenu gauche, il bouscula une chaise pour tourner le dos plus vite ; tandis que, trĂšs rouge, Christine quittait le divan. En hĂąte, elle se rhabilla, dans un grelottement brusque, prise d’un tel Ă©moi, qu’elle s’agrafait de travers, tirant ses manches, remontant son col, pour ne plus laisser un seul coin de sa peau nue. Et elle Ă©tait enfouie au fond de sa pelisse, que lui, le nez toujours contre le mur, ne se dĂ©cidait pas Ă  risquer un regard. Pourtant, il revint vers elle, ils se contemplĂšrent, hĂ©sitants, Ă©tranglĂ©s d’une Ă©motion, qui les empĂȘcha encore de parler. Était-ce donc de la tristesse, une tristesse infinie, inconsciente et innomĂ©e ? car leurs paupiĂšres se gonflĂšrent de larmes, comme s’ils venaient de gĂąter leur existence, de toucher le fond de la misĂšre humaine. Alors, attendri et navrĂ©, ne trouvant rien, pas mĂȘme un remerciement, il la baisa au front. V Le 15 mai, Claude, qui Ă©tait rentrĂ© la veille de chez Sandoz Ă  trois heures du matin, dormait encore, vers neuf heures, lorsque madame Joseph lui monta un gros bouquet de lilas blancs, qu’un commissionnaire venait d’apporter. Il comprit, Christine lui fĂȘtait Ă  l’avance le succĂšs de son tableau ; car c’était un grand jour pour lui, l’ouverture du Salon des RefusĂ©s, créé de cette annĂ©e-lĂ , et oĂč allait ĂȘtre exposĂ©e son Ɠuvre, repoussĂ©e par le jury du Salon officiel. Cette pensĂ©e tendre, ces lilas frais et odorants, qui l’éveillaient, le touchĂšrent beaucoup, comme s’ils Ă©taient le prĂ©sage d’une bonne journĂ©e. En chemise, nu-pieds, il les mit dans son pot-Ă -eau, sur la table. Puis, les yeux enflĂ©s de sommeil, effarĂ©, il s’habilla, en grondant d’avoir dormi si tard. La veille, il avait promis Ă  Dubuche et Ă  Sandoz de les prendre, dĂšs huit heures, chez ce dernier, pour se rendre tous les trois ensemble au Palais-de-l’Industrie, oĂč l’on trouverait le reste de la bande. Et il Ă©tait dĂ©jĂ  en retard d’une heure ! Mais, justement, il ne pouvait plus mettre la main sur rien, dans son atelier, en dĂ©route depuis le dĂ©part de la grande toile. Pendant cinq minutes, il chercha ses souliers, Ă  genoux parmi de vieux chĂąssis. Des parcelles d’or s’envolaient ; car, ne sachant oĂč se procurer l’argent d’un cadre, il avait fait ajuster quatre planches par un menuisier du voisinage, et il les avait dorĂ©es lui-mĂȘme, avec son amie, qui s’était rĂ©vĂ©lĂ©e comme une doreuse trĂšs maladroite. Enfin, vĂȘtu, chaussĂ©, son chapeau de feutre constellĂ© d’étincelles jaunes, il s’en allait lorsqu’une pensĂ©e superstitieuse le ramena vers les fleurs, qui restaient seules au milieu de la table. S’il ne baisait point ces lilas, il aurait un affront. Il les baisa, embaumĂ© par leur odeur forte de printemps. Sous la voĂ»te, il donna sa clef Ă  la concierge, comme d’habitude. — Madame Joseph, je n’y serai pas de la journĂ©e. En moins de vingt minutes, Claude fut rue d’Enfer, chez Sandoz. Mais celui-ci, qu’il craignait de ne plus rencontrer, se trouvait Ă©galement en retard, Ă  la suite d’une indisposition de sa mĂšre. Ce n’était rien, simplement une mauvaise nuit, qui l’avait bouleversĂ© d’inquiĂ©tude. RassurĂ© Ă  prĂ©sent, il lui conta que Dubuche avait Ă©crit de ne pas l’attendre, en leur donnant rendez-vous lĂ -bas. Tous les deux partirent ; et, comme il Ă©tait prĂšs d’onze heures, ils se dĂ©cidĂšrent Ă  dĂ©jeuner, au fond d’une petite crĂ©merie dĂ©serte de la rue Saint-HonorĂ©, longuement, envahis d’une paresse dans leur ardent dĂ©sir de voir, goĂ»tant une sorte de tristesse attendrie Ă  s’attarder parmi de vieux souvenirs d’enfance. Une heure sonna, lorsqu’ils traversĂšrent les Champs-ÉlysĂ©es. C’était par une journĂ©e exquise, au grand ciel limpide, dont une brise, froide encore, semblait aviver le bleu. Sous le soleil, couleur de blĂ© mĂ»r, les rangĂ©es de marronniers avaient des feuilles neuves, d’un vert tendre, fraĂźchement verni ; et les bassins avec leurs gerbes jaillissantes, les pelouses correctement tenues, la profondeur des allĂ©es et la largeur des espaces, donnaient au vaste horizon un air de grand luxe. Quelques Ă©quipages, rares Ă  cette heure, montaient ; pendant qu’un flot de foule, perdu et mouvant comme une fourmiliĂšre, s’engouffrait sous l’arcade Ă©norme du Palais-de-l’Industrie. Quand ils furent entrĂ©s, Claude eut un lĂ©ger frisson, dans le vestibule gĂ©ant, d’une fraĂźcheur de cave, et dont le pavĂ© humide sonnait sous les pieds, ainsi qu’un dallage d’église. Il regarda, Ă  droite et Ă  gauche, les deux escaliers monumentaux, et il demanda avec mĂ©pris — Dis donc, est-ce que nous allons traverser leur saletĂ© de Salon ? — Ah ! non, fichtre ! rĂ©pondit Sandoz. Filons par le jardin. Il y a, lĂ -bas, l’escalier de l’Ouest qui mĂšne aux RefusĂ©s. Et ils passĂšrent dĂ©daigneusement entre les petites tables de vendeuses de catalogues. Dans l’écartement d’immenses rideaux de velours rouge, le jardin vitrĂ© apparaissait, au delĂ  d’un porche d’ombre. À ce moment de la journĂ©e, le jardin Ă©tait presque vide, il n’y avait du monde qu’au buffet, sous l’horloge, la cohue des gens en train de dĂ©jeuner lĂ . Toute la foule se trouvait au premier Ă©tage, dans les salles ; et, seules, les statues blanches bordaient les allĂ©es de sable jaune, qui dĂ©coupaient crĂ»ment le dessin vert des gazons. C’était un peuple de marbre immobile, que baignait la lumiĂšre diffuse, descendue comme en poussiĂšre des vitres hautes. Au midi, des stores de toile barraient une moitiĂ© de la nef, blonde sous le soleil, tachĂ©e aux deux bouts par les rouges et les bleus Ă©clatants des vitraux. Quelques visiteurs, harassĂ©s dĂ©jĂ , occupaient les chaises et les bancs tout neufs, luisants de peinture ; tandis que les vols des moineaux qui habitaient, en l’air, la forĂȘt des charpentes de fonte, s’abattaient avec des petits cris de poursuite, rassurĂ©s et fouillant le sable. Claude et Sandoz affectĂšrent de marcher vite, sans un coup d’Ɠil autour d’eux. Un bronze raide et noble, la Minerve d’un membre de l’Institut, les avait exaspĂ©rĂ©s dĂšs la porte. Mais, comme ils pressaient le pas le long d’une interminable ligne de bustes, ils reconnurent Bongrand, seul, faisant lentement le tour d’une figure couchĂ©e, colossale et dĂ©bordante. — Tiens ! c’est vous ! cria-t-il lorsqu’ils lui eurent tendu la main. Je regardais justement la figure de notre ami Mahoudeau, qu’ils ont eu au moins l’intelligence de recevoir et de bien placer
 Et, s’interrompant — Vous venez de lĂ -haut ? — Non, nous arrivons, dit Claude. Alors, trĂšs chaudement, il leur parla du Salon des RefusĂ©s. Lui, qui Ă©tait de l’Institut, mais qui vivait Ă  l’écart de ses collĂšgues, s’égayait sur l’aventure l’éternel mĂ©contentement des peintres, la campagne menĂ©e par les petits journaux comme le Tambour, les protestations, les rĂ©clamations continues qui avaient enfin troublĂ© l’Empereur ; et le coup d’état artistique de ce rĂȘveur silencieux, car la mesure venait uniquement de lui ; et l’effarement, le tapage de tous, Ă  la suite de ce pavĂ© tombĂ© dans la mare aux grenouilles. — Non, continua-t-il, vous n’avez pas idĂ©e des indignations, parmi les membres du jury !
 Et encore on se mĂ©fie de moi, on se tait, quand je suis lĂ  !
 Toutes les rages sont contre les affreux rĂ©alistes. C’est devant eux qu’on fermait systĂ©matiquement les portes du temple ; c’est Ă  cause d’eux que l’Empereur a voulu permettre au public de rĂ©viser le procĂšs ; ce sont eux enfin qui triomphent
 Ah ! j’en entends de belles, je ne donnerais pas cher de vos peaux, jeunes gens ! Il riait de son grand rire, les bras ouverts, comme pour embrasser toute la jeunesse qu’il sentait monter du sol. — Vos Ă©lĂšves poussent, dit Claude simplement. D’un geste, Bongrand le fit taire, pris d’une gĂȘne. Il n’avait rien exposĂ©, et toute cette production, au travers de laquelle il marchait, ces tableaux, ses statues, cet effort de crĂ©ation humaine, l’emplissait d’un regret. Ce n’était pas jalousie, car il n’y avait point d’ñme plus haute ni meilleure, mais retour sur lui-mĂȘme, peur sourde d’une lente dĂ©chĂ©ance, cette peur inavouĂ©e qui le hantait. — Et aux RefusĂ©s, lui demanda Sandoz, comment ça marche-t-il ? — Superbe ! vous allez voir. Puis, se tournant vers Claude, lui gardant les deux mains dans les siennes — Vous, mon bon, vous ĂȘtes un fameux
 Écoutez ! moi, que l’on dit un malin, je donnerais dix ans de ma vie, pour avoir peint votre grande coquine de femme. Cet Ă©loge, sorti d’une telle bouche, toucha le jeune peintre aux larmes. Enfin, il tenait donc un succĂšs ! Il ne trouva pas un mot de gratitude, il parla brusquement d’autre chose, voulant cacher son Ă©motion. — Ce brave Mahoudeau ! mais elle est trĂšs bien, sa figure !
 Un sacrĂ© tempĂ©rament, n’est-ce pas ? Sandoz et lui s’étaient mis Ă  tourner autour du plĂątre. Bongrand rĂ©pondit avec un sourire — Oui, oui, trop de cuisses, trop de gorge. Mais regardez les attaches des membres, c’est fin et joli comme tout
 Allons, adieu, je vous laisse. Je vais m’asseoir un peu, j’ai les jambes cassĂ©es. Claude avait levĂ© la tĂȘte et prĂȘtait l’oreille. Un bruit Ă©norme, qui ne l’avait pas frappĂ© d’abord, roulait dans l’air, avec un fracas continu c’était une clameur de tempĂȘte battant la cĂŽte, le grondement d’un assaut infatigable, se ruant de l’infini. — Tiens ! murmura-t-il, qu’est-ce donc ? — Ça, dit Bongrand qui s’éloignait, c’est la foule, lĂ -haut, dans les salles. Et les deux jeunes gens, aprĂšs avoir traversĂ© le jardin, montĂšrent au Salon des RefusĂ©s. On l’avait fort bien installĂ©, les tableaux reçus n’étaient pas logĂ©s plus richement hautes tentures de vieilles tapisseries aux portes, cimaises garnies de serge verte, banquettes de velours rouge, Ă©crans de toile blanche sous les baies vitrĂ©es des plafonds ; et, dans l’enfilade des salles, le premier aspect Ă©tait le mĂȘme, le mĂȘme or des cadres, les mĂȘmes taches vives des toiles. Mais une gaietĂ© particuliĂšre y rĂ©gnait, un Ă©clat de jeunesse, dont on ne se rendait pas nettement compte d’abord. La foule, dĂ©jĂ  compacte, augmentait de minute en minute, car on dĂ©sertait le Salon officiel, on accourait, fouettĂ© de curiositĂ©, piquĂ© du dĂ©sir de juger les juges, amusĂ© enfin dĂšs le seuil par la certitude qu’on allait voir des choses extrĂȘmement plaisantes. Il faisait trĂšs chaud, une poussiĂšre fine montait du plancher, on Ă©toufferait sĂ»rement vers quatre heures. — Fichtre ! dit Sandoz en jouant des coudes, ça ne va pas ĂȘtre commode de manƓuvrer lĂ  dedans et de trouver ton tableau. Il se hĂątait, dans une fiĂšvre de fraternitĂ©. Ce jour-lĂ , il ne vivait que pour l’Ɠuvre et la gloire de son vieux camarade. — Laisse donc ! s’écria Claude, nous arriverons bien. Il ne s’envolera pas, mon tableau ! Et lui, au contraire, affecta de ne pas se presser, malgrĂ© l’irrĂ©sistible envie qu’il avait de courir. Il levait la tĂȘte, regardait. BientĂŽt, dans la voix haute de la foule qui l’avait Ă©tourdi, il distingua des rires lĂ©gers, contenus encore, que couvraient le roulement des pieds et le bruit des conversations. Devant certaines toiles, des visiteurs plaisantaient. Cela l’inquiĂ©ta, car il Ă©tait d’une crĂ©dulitĂ© et d’une sensibilitĂ© de femme, au milieu de ses rudesses rĂ©volutionnaires, s’attendant toujours au martyre, et toujours saignant, toujours stupĂ©fait d’ĂȘtre repoussĂ© et raillĂ©. Il murmura — Ils sont gais, ici ! — Dame ! c’est qu’il y a de quoi, fit remarquer Sandoz. Regarde donc ces rosses extravagantes. Mais, Ă  ce moment, comme ils s’attardaient dans la premiĂšre salle, Fagerolles, sans les voir, tomba sur eux. Il eut un sursaut, contrariĂ© sans doute de la rencontre. Du reste, il se remit tout de suite, trĂšs aimable. — Tiens ! je songeais Ă  vous
 Je suis lĂ  depuis une heure. — OĂč ont-ils donc fourrĂ© le tableau de Claude ? demanda Sandoz. Fagerolles, qui venait de rester vingt minutes plantĂ© devant ce tableau, l’étudiant et Ă©tudiant l’impression du public, rĂ©pondit sans une hĂ©sitation — Je ne sais pas
 Nous allons le chercher ensemble, voulez-vous ? Et il se joignit Ă  eux. Le terrible farceur qu’il Ă©tait, n’affectait plus autant des allures de voyou, dĂ©jĂ  correctement vĂȘtu, toujours d’une moquerie Ă  mordre le monde, mais les lĂšvres dĂ©sormais pincĂ©es en une moue sĂ©rieuse de garçon qui veut arriver. Il ajouta, l’air convaincu — C’est moi qui regrette de n’avoir rien envoyĂ©, cette annĂ©e ! Je serais ici avec vous autres, j’aurais ma part du succĂšs
 Et il y a des machines Ă©tonnantes, mes enfants ! Par exemple, ces chevaux
 Il montrait, en face d’eux, la vaste toile, devant laquelle la foule s’attroupait en riant. C’était, disait-on, l’Ɠuvre d’un ancien vĂ©tĂ©rinaire, des chevaux grandeur nature lĂąchĂ©s dans un prĂ©, mais des chevaux fantastiques, bleus, violets, roses, et dont la stupĂ©fiante anatomie perçait la peau. — Dis donc, si tu ne te fichais pas de nous ! dĂ©clara Claude, soupçonneux. Fagerolles joua l’enthousiasme. — Comment ! mais c’est plein de qualitĂ©s, ça ! Il connaĂźt joliment son cheval, le bonhomme ! Sans doute, il peint comme un salaud. Qu’est-ce que ça fait, s’il est original et s’il apporte un document ? Son fin visage de fille restait grave. À peine, au fond de ses yeux clairs, luisait une Ă©tincelle jeune de moquerie. Et il ajouta cette allusion mĂ©chante, dont lui seul put jouir — Ah bien ! si tu te laisses influencer par les imbĂ©ciles qui rient, tu vas en voir bien d’autres, tout Ă  l’heure ! Les trois camarades, qui s’étaient remis en marche, avançaient avec une peine infinie, au milieu de la houle des Ă©paules. En rentrant dans la seconde salle, ils parcoururent les murs d’un coup d’Ɠil ; mais le tableau cherchĂ© ne s’y trouvait pas. Et ce qu’ils virent, ce fut Irma BĂ©cot au bras de GagniĂšre, Ă©crasĂ©s tous les deux contre une cimaise, lui en train d’examiner une petite toile, tandis qu’elle, ravie de la bousculade, levait son museau rose et riait Ă  la cohue. — Comment ! dit Sandoz Ă©tonnĂ©, elle est avec GagniĂšre, maintenant ? — Oh ! une passade, expliqua Fagerolles d’un air tranquille. L’histoire est si drĂŽle
 Vous savez qu’on vient de lui meubler un appartement trĂšs chic ; oui, ce jeune crĂ©tin de marquis, celui dont on parle dans les journaux, vous vous souvenez ? Une gaillarde qui ira loin, je l’ai toujours dit !
 Mais on a beau la mettre dans des lits armoriĂ©s, elle a des rages de lits de sangle, il y a des soirs oĂč il lui faut la soupente d’un peintre. Et c’est ainsi que, lĂąchant tout, elle est tombĂ©e au cafĂ© Baudequin dimanche, vers une heure du matin. Nous venions de partir, il n’y avait plus lĂ  que GagniĂšre, endormi sur sa chope
 Alors, elle a pris GagniĂšre. Irma les avait aperçus et leur faisait de loin des gestes tendres. Ils durent s’approcher. Lorsque GagniĂšre se retourna, avec ses cheveux pĂąles et sa petite face imberbe, l’air plus falot encore que de coutume, il ne marqua aucune surprise de les trouver dans son dos. — C’est inouĂŻ, murmura-t-il. — Quoi donc ? demanda Fagerolles. — Mais ce petit chef-d’Ɠuvre
 Et honnĂȘte, et naĂŻf, et convaincu ! Il dĂ©signait la toile minuscule devant laquelle il s’était absorbĂ©, une toile absolument enfantine, telle qu’un gamin de quatre ans aurait pu la peindre, une petite maison au bord d’un petit chemin, avec un petit arbre Ă  cĂŽtĂ©, le tout de travers, cernĂ© de traits noirs, sans oublier le tire-bouchon de fumĂ©e qui sortait du toit. Claude avait eu un geste nerveux, tandis que Fagerolles rĂ©pĂ©tait avec flegme — TrĂšs fin, trĂšs fin
 Mais ton tableau, GagniĂšre, oĂč est-il donc ? — Mon tableau ? il est lĂ . En effet, la toile envoyĂ©e par lui se trouvait justement prĂšs du petit chef-d’Ɠuvre. C’était un paysage d’un gris perlĂ©, un bord de Seine, soigneusement peint, joli de ton quoiqu’un peu lourd, et d’un parfait Ă©quilibre, sans aucune brutalitĂ© rĂ©volutionnaire. — Sont-ils assez bĂȘtes d’avoir refusĂ© ça ! dit Claude, qui s’était approchĂ© avec intĂ©rĂȘt. Mais pourquoi, pourquoi, je vous le demande ? En effet, aucune raison n’expliquait le refus du jury. — Parce que c’est rĂ©aliste, dit Fagerolles, d’une voix si tranchante, qu’on ne pouvait savoir s’il blaguait le jury ou le tableau. Cependant, Irma, dont personne ne s’occupait, regardait fixement Claude, avec le sourire inconscient que la sauvagerie godiche de ce grand garçon lui mettait aux lĂšvres. Dire qu’il n’avait mĂȘme pas eu l’idĂ©e de la revoir ! Elle le trouvait si diffĂ©rent, si drĂŽle, pas en beautĂ© ce jour-lĂ , hĂ©rissĂ©, le teint brouillĂ© comme aprĂšs une grosse fiĂšvre ! Et, peinĂ©e de son peu d’attention, elle lui toucha le bras, d’un geste familier. — Dites, n’est-ce pas, en face, un de vos amis qui vous cherche ? C’était Dubuche, qu’elle connaissait, pour l’avoir rencontrĂ© une fois au cafĂ© Baudequin. Il fendait pĂ©niblement la foule, les yeux vagues sur le flot des tĂȘtes. Mais, tout d’un coup, au moment oĂč Claude tĂąchait de se faire voir, en gesticulant, l’autre lui tourna le dos et salua trĂšs bas un groupe de trois personnes, le pĂšre gras et court, la face cuite d’un sang trop chaud, la mĂšre trĂšs maigre, couleur de cire, mangĂ©e d’anĂ©mie, la fille si chĂ©tive Ă  dix-huit ans, qu’elle avait encore la pauvretĂ© grĂȘle de la premiĂšre enfance. — Bon ! murmura le peintre, le voilĂ  pincé  A-t-il de laides connaissances, cet animal-lĂ  ! OĂč a-t-il pĂȘchĂ© ces horreurs ? GagniĂšre, paisiblement, dit les connaĂźtre de nom. Le pĂšre Margaillan Ă©tait un gros entrepreneur de maçonnerie, dĂ©jĂ  cinq ou six fois millionnaire, et qui faisait sa fortune dans les grands travaux de Paris, bĂątissant Ă  lui seul des boulevards entiers. Sans doute Dubuche s’était trouvĂ© en rapport avec lui, par un des architectes dont il redressait les plans. Mais Sandoz, que la maigreur de la jeune fille apitoyait, la jugea d’un mot. — Ah ! le pauvre petit chat Ă©corchĂ© ! Quelle tristesse ! — Laisse donc ! dĂ©clara Claude avec fĂ©rocitĂ©, ils ont sur la face tous les crimes de la bourgeoisie, ils suent la scrofule et la bĂȘtise. C’est bien fait
 Tiens ! notre lĂącheur file avec eux. Est-ce assez plat, un architecte ? Bon voyage, qu’il nous retrouve ! Dubuche, qui n’avait pas aperçu ses amis, venait d’offrir son bras Ă  la mĂšre et s’en allait, en expliquant les tableaux, le geste dĂ©bordant d’une complaisance exagĂ©rĂ©e. — Continuons, nous autres, dit Fagerolles. Et, s’adressant Ă  GagniĂšre — Sais-tu oĂč ils ont fourrĂ© la toile de Claude, toi ? — Moi, non, je la cherchais
 Je vais avec vous. Il les accompagna, il oublia Irma BĂ©cot contre la cimaise. C’était elle qui avait eu le caprice de visiter le Salon Ă  son bras, et il avait si peu l’habitude de promener ainsi une femme, qu’il la perdait sans cesse en chemin, stupĂ©fait de la retrouver toujours prĂšs de lui, ne sachant plus comment ni pourquoi ils Ă©taient ensemble. Elle courut, elle lui reprit le bras, pour suivre Claude, qui passait dĂ©jĂ  dans une autre salle, avec Fagerolles et Sandoz. Alors, ils vaguĂšrent tous les cinq, le nez en l’air, coupĂ©s par une poussĂ©e, rĂ©unis par une autre, emportĂ©s au fil du courant. Une abomination de ChaĂźne les arrĂȘta, un Christ pardonnant Ă  la femme adultĂšre, de sĂšches figures taillĂ©es dans du bois, d’une charpente osseuse violaçant la peau, et peintes avec de la boue. Mais, Ă  cĂŽtĂ©, ils admirĂšrent une trĂšs belle Ă©tude de femme, vue de dos, les reins saillants, la tĂȘte tournĂ©e. C’était, le long des murs, un mĂ©lange de l’excellent et du pire, tous les genres confondus, les gĂąteux de l’école historique coudoyant les jeunes fous du rĂ©alisme, les simples niais restĂ©s dans le tas avec les fanfarons de l’originalitĂ©, une JĂ©zabel morte qui semblait avoir pourri au fond des caves de l’École des Beaux-Arts, prĂšs de la Dame en blanc, trĂšs curieuse vision d’un Ɠil de grand artiste, un immense Berger regardant la mer, fable, en face d’une petite toile, des Espagnols jouant Ă  la paume, un coup de lumiĂšre d’une intensitĂ© splendide. Rien ne manquait dans l’exĂ©crable, ni les tableaux militaires aux soldats de plomb, ni l’antiquitĂ© blafarde, ni le moyen-Ăąge sabrĂ© de bitume. Mais, de cet ensemble incohĂ©rent, des paysages surtout, presque tous d’une note sincĂšre et juste, des portraits encore, la plupart trĂšs intĂ©ressants de facture, il sortait une bonne odeur de jeunesse, de bravoure et de passion. S’il y avait moins de mauvaises toiles au Salon officiel, la moyenne y Ă©tait Ă  coup sĂ»r plus banale et plus mĂ©diocre. On se sentait lĂ  dans une bataille, et une bataille gaie, livrĂ©e de verve, quand le petit jour naĂźt, que les clairons sonnent, que l’on marche Ă  l’ennemi avec la certitude de le battre avant le coucher du soleil. Claude, ragaillardi par ce souffle de lutte, s’animait, se fĂąchait, Ă©coutait maintenant monter les rires du public, l’air provocant, comme s’il eĂ»t entendu siffler des balles. Discrets Ă  l’entrĂ©e, les rires sonnaient plus haut, Ă  mesure qu’il avançait. Dans la troisiĂšme salle dĂ©jĂ , les femmes ne les Ă©touffaient plus sous leurs mouchoirs, les hommes tendaient le ventre, afin de se soulager mieux. C’était l’hilaritĂ© contagieuse d’une foule venue pour s’amuser, s’excitant peu Ă  peu, Ă©clatant Ă  propos d’un rien, Ă©gayĂ©e autant par les belles choses que par les dĂ©testables. On riait moins devant le Christ de ChaĂźne que devant l’étude de femme, dont la croupe saillante, comme sortie de la toile, paraissait d’un comique extraordinaire. La Dame en blanc, elle aussi, rĂ©crĂ©ait le monde on se poussait du coude, on se tordait, il se formait toujours lĂ  un groupe, la bouche fendue. Et chaque toile avait son succĂšs, des gens s’appelaient de loin pour s’en montrer une bonne, continuellement des mots d’esprit circulaient de bouche en bouche ; si bien que Claude, en entrant dans la quatriĂšme salle, manqua gifler une vieille dame dont les gloussements l’exaspĂ©raient. — Quels idiots ! dit-il en se tournant vers les autres. Hein ? on a envie de leur flanquer des chefs-d’Ɠuvre Ă  la tĂȘte ! Sandoz s’était enflammĂ©, lui aussi ; et Fagerolles continuait Ă  louer trĂšs haut les pires peintures, ce qui augmentait la gaietĂ© ; tandis que GagniĂšre, vague au milieu de la bousculade, tirait Ă  sa suite Irma ravie, dont les jupes s’enroulaient aux jambes de tous les hommes. Mais, brusquement, Jory parut devant eux. Son grand nez rose, sa face blonde de beau garçon resplendissait. Il fendait violemment la foule, gesticulait, exultait comme d’un triomphe personnel. DĂšs qu’il aperçut Claude, il cria — Ah ! c’est toi, enfin ! Il y a une heure que je te cherche
 Un succĂšs, mon vieux, oh ! un succĂšs
 — Quel succĂšs ? — Le succĂšs de ton tableau, donc !
 Viens, il faut que je te montre ça. Non, tu vas voir, c’est Ă©patant ! Claude pĂąlit, une grosse joie l’étranglait, tandis qu’il feignait d’accueillir la nouvelle avec flegme. Le mot de Bongrand lui revint, il se crut du gĂ©nie. — Tiens ! bonjour ! continuait Jory, en donnant des poignĂ©es de main aux autres. Et, tranquillement, lui, Fagerolles et GagniĂšre, entouraient Irma qui leur souriait, dans un partage bon enfant, en famille, comme elle disait elle-mĂȘme. — OĂč est-ce, Ă  la fin ? demanda Sandoz impatient. Conduis-nous. Jory prit la tĂȘte, suivi de la bande. Il fallut faire le coup de poing Ă  la porte de la derniĂšre salle, pour entrer. Mais Claude, restĂ© en arriĂšre, entendait toujours monter les rires, une clameur grandissante, le roulement d’une marĂ©e qui allait battre son plein. Et, comme il pĂ©nĂ©trait enfin dans la salle, il vit une masse Ă©norme, grouillante, confuse, en tas, qui s’écrasait devant son tableau. Tous les rires s’enflaient, s’épanouissaient, aboutissaient lĂ . C’était de son tableau qu’on riait. — Hein ? rĂ©pĂ©ta Jory, triomphant, en voilĂ  un succĂšs ! GagniĂšre, intimidĂ©, honteux comme si on l’eĂ»t giflĂ© lui-mĂȘme, murmura — Trop de succĂšs
 J’aimerais mieux autre chose. — Es-tu bĂȘte ! reprit Jory dans un Ă©lan de conviction exaltĂ©e. C’est le succĂšs, ça
 Qu’est-ce que ça fiche qu’ils rient ! Nous voilĂ  lancĂ©s, demain tous les journaux parleront de nous. — CrĂ©tins ! lĂącha seulement Sandoz, la voix Ă©tranglĂ©e de douleur. Fagerolles se taisait, avec la tenue dĂ©sintĂ©ressĂ©e et digne d’un ami de la famille qui suit un convoi. Et, seule, Irma restait souriante, trouvant ça drĂŽle ; puis, d’un geste caressant, elle s’appuya contre l’épaule du peintre huĂ©, elle le tutoya et lui souffla doucement dans l’oreille — Faut pas te faire de la bile, mon petit. C’est des bĂȘtises, on s’amuse tout de mĂȘme. Mais Claude demeurait immobile. Un grand froid le glaçait. Son cƓur s’était arrĂȘtĂ© un moment, tant la dĂ©ception venait d’ĂȘtre cruelle. Et, les yeux Ă©largis, attirĂ©s et fixĂ©s par une force invincible, il regardait son tableau, il s’étonnait, le reconnaissait Ă  peine, dans cette salle. Ce n’était certainement pas la mĂȘme Ɠuvre que dans son atelier. Elle avait jauni sous la lumiĂšre blafarde de l’écran de toile ; elle semblait Ă©galement diminuĂ©e, plus brutale et plus laborieuse Ă  la fois ; et, soit par l’effet des voisinages, soit Ă  cause du nouveau milieu, il en voyait du premier regard tous les dĂ©fauts, aprĂšs avoir vĂ©cu des mois aveuglĂ© devant elle. En quelques coups, il la refaisait, reculait les plans, redressait un membre, changeait la valeur d’un ton. DĂ©cidĂ©ment, le monsieur au veston de velours ne valait rien, empĂątĂ©, mal assis ; la main seule Ă©tait belle. Au fond, les deux petites lutteuses, la blonde, la brune, restĂ©es trop Ă  l’état d’ébauche, manquaient de soliditĂ©, amusantes uniquement pour des yeux d’artiste. Mais il Ă©tait content des arbres, de la clairiĂšre ensoleillĂ©e ; et la femme nue, la femme couchĂ©e sur l’herbe, lui apparaissait supĂ©rieure Ă  son talent mĂȘme, comme si un autre l’avait peinte et qu’il ne l’eĂ»t pas connue encore, dans ce resplendissement de vie. Il se tourna vers Sandoz, il dit simplement — Ils ont raison de rire, c’est incomplet
 N’importe, la femme est bien ! Bongrand ne s’est pas fichu de moi. Son ami s’efforçait de l’emmener, mais il s’entĂȘtait, il se rapprocha au contraire. Maintenant qu’il avait jugĂ© son Ɠuvre, il Ă©coutait et regardait la foule. L’explosion continuait, s’aggravait dans une gamme ascendante de fous rires. DĂšs la porte, il voyait se fendre les mĂąchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux, s’élargir le visage ; et c’étaient des souffles tempĂ©tueux d’hommes gras, des grincements rouillĂ©s d’hommes maigres, dominĂ©s par les petites flĂ»tes aiguĂ«s des femmes. En face, contre la cimaise, des jeunes gens se renversaient, comme si on leur avait chatouillĂ© les cĂŽtes. Une dame venait de se laisser tomber sur une banquette, les genoux serrĂ©s, Ă©touffant, tĂąchant de reprendre haleine dans son mouchoir. Le bruit de ce tableau si drĂŽle devait se rĂ©pandre, on se ruait des quatre coins du Salon, des bandes arrivaient, se poussaient, voulaient en ĂȘtre. OĂč donc ? — LĂ -bas ! — Oh ! cette farce ! » Et les mots d’esprit pleuvaient plus drus qu’ailleurs, c’était le sujet surtout qui fouettait la gaietĂ© on ne comprenait pas, on trouvait ça insensĂ©, d’une cocasserie Ă  se rendre malade. VoilĂ , la dame a trop chaud, tandis que le monsieur a mis sa veste de velours, de peur d’un rhume. — Mais non, elle est dĂ©jĂ  bleue, le monsieur l’a retirĂ©e d’une mare, et il se repose Ă  distance, en se bouchant le nez. — Pas poli, l’homme ! il pourrait nous montrer son autre figure. — Je vous dis que c’est un pensionnat de jeunes filles en promenade regardez les deux qui jouent Ă  saute-mouton. — Tiens ! un savonnage les chairs sont bleues, les arbres sont bleus, pour sĂ»r qu’il l’a passĂ© au bleu, son tableau ! » Ceux qui ne riaient pas entraient en fureur ce bleuissement, cette notation nouvelle de la lumiĂšre semblaient une insulte. Est-ce qu’on laisserait outrager l’art ? De vieux messieurs brandissaient des cannes. Un personnage grave s’en allait, vexĂ©, en dĂ©clarant Ă  sa femme qu’il n’aimait pas les mauvaises plaisanteries. Mais un autre, un petit homme mĂ©ticuleux, ayant cherchĂ© dans le catalogue l’explication du tableau, pour l’instruction de sa demoiselle, et lisant Ă  voix haute le titre Plein Air, ce fut autour de lui une reprise formidable, des cris, des huĂ©es. Le mot courait, on le rĂ©pĂ©tait, on le commentait plein air, oh ! oui, plein air, le ventre Ă  l’air, tout en l’air, tra la la laire ! Cela tournait au scandale, la foule grossissait encore, les faces se congestionnaient dans la chaleur croissante, chacune avec la bouche ronde et bĂȘte des ignorants qui jugent de la peinture, exprimant Ă  elles toutes la somme d’ñneries, de rĂ©flexions saugrenues, de ricanements stupides et mauvais, que la vue d’une Ɠuvre originale peut tirer Ă  l’imbĂ©cillitĂ© bourgeoise. Et, Ă  ce moment, comme dernier coup, Claude vit reparaĂźtre Dubuche, qui traĂźnait les Margaillan. DĂšs qu’il arriva devant le tableau, l’architecte, embarrassĂ©, pris d’une honte lĂąche, voulut presser le pas, emmener son monde, en affectant de n’avoir aperçu ni la toile ni ses amis. Mais dĂ©jĂ  l’entrepreneur s’était plantĂ© sur ses courtes jambes, Ă©carquillant les yeux, lui demandant trĂšs haut, de sa grosse voix rauque — Dites donc, quel est le sabot qui a fichu ça ? Cette brutalitĂ© bon enfant, ce cri d’un parvenu millionnaire qui rĂ©sumait la moyenne de l’opinion, redoubla l’hilaritĂ© ; et lui, flattĂ© de son succĂšs, les cĂŽtes chatouillĂ©es par l’étrangetĂ© de cette peinture, partit Ă  son tour, mais d’un rire tel, si dĂ©mesurĂ©, si ronflant, au fond de sa poitrine grasse, qu’il dominait tous les autres. C’était l’allĂ©luia, l’éclat final des grandes orgues. — Emmenez ma fille, dit la pĂąle madame Margaillan Ă  l’oreille de Dubuche. Il se prĂ©cipita, dĂ©gagea RĂ©gine, qui avait baissĂ© les paupiĂšres ; et il dĂ©ployait des muscles vigoureux, comme s’il eĂ»t sauvĂ© ce pauvre ĂȘtre d’un danger de mort. Puis, ayant quittĂ© les Margaillan Ă  la porte, aprĂšs des poignĂ©es de main et des saluts d’homme du monde, il revint vers ses amis, il dit carrĂ©ment Ă  Sandoz, Ă  Fagerolles et Ă  GagniĂšre — Que voulez-vous ? ce n’est pas ma faute
 Je l’avais prĂ©venu que le public ne comprendrait pas. C’est cochon, oui, vous aurez beau dire, c’est cochon ! — Ils ont huĂ© Delacroix, interrompit Sandoz, blanc de rage, les poings serrĂ©s. Ils ont tuĂ© Courbet. Ah ! race ennemie, stupiditĂ© de bourreaux ! GagniĂšre, qui partageait maintenant cette rancune d’artiste, se fĂąchait au souvenir de ses batailles des concerts Pasdeloup, chaque dimanche, pour la vraie musique. — Et ils sifflent Wagner, ce sont les mĂȘmes ; je les reconnais
 Tenez ! ce gros, lĂ -bas
 Il fallut que Jory le retĂźnt. Lui, aurait excitĂ© la foule. Il rĂ©pĂ©tait que c’était fameux, qu’il y avait lĂ  pour cent mille francs de publicitĂ©. Et Irma, lĂąchĂ©e encore, venait de retrouver dans la cohue deux amis Ă  elle, deux jeunes boursiers, qui Ă©taient parmi les plus acharnĂ©s blagueurs, et qu’elle endoctrinait, qu’elle forçait Ă  trouver ça trĂšs bien, en leur donnant des tapes sur les doigts. Mais Fagerolles n’avait pas desserrĂ© les dents. Il examinait toujours la toile, il jetait des coups d’Ɠil sur le public. Avec son flair de Parisien et sa conscience souple de gaillard adroit, il se rendait compte du malentendu ; et, vaguement, il sentait dĂ©jĂ  ce qu’il faudrait pour que cette peinture fĂźt la conquĂȘte de tous, quelques tricheries peut-ĂȘtre, des attĂ©nuations, un arrangement du sujet, un adoucissement de la facture. L’influence que Claude avait eue sur lui, persistait il en restait pĂ©nĂ©trĂ©, Ă  jamais marquĂ©. Seulement, il le trouvait archi-fou d’exposer une pareille chose. N’était-ce pas stupide de croire Ă  l’intelligence du public ? À quoi bon cette femme nue avec ce monsieur habillĂ© ? Que voulaient dire les deux petites lutteuses du fond ? Et les qualitĂ©s d’un maĂźtre, un morceau de peinture comme il n’y en avait pas deux dans le Salon ! Un grand mĂ©pris lui venait de ce peintre admirablement douĂ©, qui faisait rire tout Paris comme le dernier des barbouilleurs. Ce mĂ©pris devint si fort qu’il ne put le cacher davantage. Il dit, dans un accĂšs d’invincible franchise — Ah ! Ă©coute, mon cher, tu l’as voulu, c’est toi qui es trop bĂȘte. Claude, en silence, dĂ©tournant les yeux de la foule, le regarda. Il n’avait point faibli, pĂąle seulement sous les rires, les lĂšvres agitĂ©es d’un lĂ©ger tic nerveux personne ne le connaissait, son Ɠuvre seule Ă©tait souffletĂ©e. Puis, il reporta un instant les regards sur le tableau, parcourut de lĂ  les autres toiles de la salle, lentement. Et, dans le dĂ©sastre de ses illusions, dans la douleur vive de son orgueil, un souffle de courage, une bouffĂ©e de santĂ© et d’enfance, lui vinrent de toute cette peinture si gaiement brave, montant Ă  l’assaut de l’antique routine, avec une passion si dĂ©sordonnĂ©e. Il en Ă©tait consolĂ© et raffermi, sans remords, sans contrition, poussĂ© au contraire Ă  heurter le public davantage. Certes, il y avait lĂ  bien des maladresses, bien des efforts puĂ©rils, mais quel joli ton gĂ©nĂ©ral, quel coup de lumiĂšre apportĂ©, une lumiĂšre gris d’argent, fine, diffuse, Ă©gayĂ©e de tous les reflets dansants du plein air ! C’était comme une fenĂȘtre brusquement ouverte dans la vieille cuisine au bitume, dans les jus recuits de la tradition, et le soleil entrait, et les murs riaient de cette matinĂ©e de printemps ! La note claire de son tableau, ce bleuissement dont on se moquait, Ă©clatait parmi les autres. N’était-ce pas l’aube attendue, un jour nouveau qui se levait pour l’art ? Il aperçut un critique qui s’arrĂȘtait sans rire, des peintres cĂ©lĂšbres, surpris, la mine grave, le pĂšre Malgras, trĂšs sale, allant de tableau en tableau avec sa moue de fin dĂ©gustateur, tombant en arrĂȘt devant le sien, immobile, absorbĂ©. Alors, il se retourna vers Fagerolles, il l’étonna par cette rĂ©ponse tardive — On est bĂȘte comme on peut, mon cher, et il est Ă  croire que je resterai bĂȘte
 Tant mieux pour toi, si tu es un malin ! Tout de suite, Fagerolles lui tapa sur l’épaule, en camarade qui plaisante, et Claude se laissa prendre le bras par Sandoz. On l’emmenait enfin, la bande entiĂšre quitta le Salon des RefusĂ©s, en dĂ©cidant qu’on allait passer par la salle de l’architecture ; car, depuis un instant, Dubuche, dont on avait reçu un projet de MusĂ©e, piĂ©tinait et les suppliait d’un regard si humble, qu’il semblait difficile de ne pas lui donner cette satisfaction. — Ah ! dit plaisamment Jory, en entrant dans la salle, quelle glaciĂšre ! On respire ici. Tous se dĂ©couvrirent et s’essuyĂšrent le front avec soulagement, comme s’ils arrivaient sous la fraĂźcheur de grands ombrages, au bout d’une longue course en plein soleil. La salle Ă©tait vide. Du plafond, tendu d’un Ă©cran de toile blanche, tombait une clartĂ© Ă©gale, douce et morne, qui se reflĂ©tait, pareille Ă  une eau de source immobile, dans le miroir du parquet fortement cirĂ©. Aux quatre murs, d’un rouge dĂ©teint, les projets, les grands et les petits chĂąssis, bordĂ©s de bleu pĂąle, mettaient les taches lavĂ©es de leurs teintes d’aquarelle. Et seul, absolument seul au milieu de ce dĂ©sert, un monsieur barbu se tenait debout devant un projet d’Hospice, plongĂ© dans une contemplation profonde. Trois dames parurent, s’effacĂšrent, traversĂšrent en fuyant Ă  petits pas pressĂ©s. DĂ©jĂ  Dubuche montrait et expliquait son Ɠuvre aux camarades. C’était un seul chĂąssis, une pauvre petite salle de MusĂ©e, qu’il avait envoyĂ©e par hĂąte ambitieuse, en dehors des usages, et contre la volontĂ© de son patron, qui pourtant la lui avait fait recevoir, se croyant engagĂ© d’honneur. — Est-ce que c’est pour loger les tableaux de l’école du plein air, ton MusĂ©e ? demanda Fagerolles sans rire. GagniĂšre admirait, d’un branle de la tĂȘte, en songeant Ă  autre chose ; tandis que Claude et Sandoz, par amitiĂ©, examinaient et s’intĂ©ressaient sincĂšrement. — Eh ! ce n’est pas mal, mon vieux, dit le premier. Les ornements sont encore d’une tradition joliment bĂątarde
 N’importe, ça va ! Jory, impatient, finit par l’interrompre. — Ah ! filons, voulez-vous ? Moi, je m’enrhume. La bande reprit sa marche. Mais le pis Ă©tait que, pour couper au plus court, il leur fallait traverser tout le Salon officiel ; et ils s’y rĂ©signĂšrent, malgrĂ© le serment qu’ils avaient fait de n’y pas mettre les pieds, par protestation. Fendant la foule, avançant avec raideur, ils suivirent l’enfilade des salles, en jetant Ă  droite et Ă  gauche des regards indignĂ©s. Ce n’était plus le gai scandale de leur Salon Ă  eux, les tons clairs, la lumiĂšre exagĂ©rĂ©e du soleil. Des cadres d’or pleins d’ombre se succĂ©daient, des choses gourmĂ©es et noires, des nuditĂ©s d’atelier jaunissant sous des jours de cave, toute la dĂ©froque classique, l’histoire, le genre, le paysage, trempĂ©s ensemble au fond du mĂȘme cambouis de la convention. Une mĂ©diocritĂ© uniforme suintait des Ɠuvres, la salissure boueuse du ton qui les caractĂ©risait, dans cette bonne tenue d’un art au sang pauvre et dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©. Et ils pressaient le pas, et ils galopaient pour Ă©chapper Ă  ce rĂšgne encore debout du bitume, condamnant tout en bloc avec leur belle injustice de sectaires, criant qu’il n’y avait lĂ  rien, rien, rien ! Enfin, ils s’échappĂšrent, et ils descendaient au jardin, lorsqu’ils rencontrĂšrent Mahoudeau et ChaĂźne. Le premier se jeta dans les bras de Claude. — Ah ! mon cher, ton tableau, quel tempĂ©rament ! Le peintre, tout de suite, loua la Vendangeuse. — Et toi, dis donc, tu leur en as fichu par la tĂȘte, un morceau ! Mais la vue de ChaĂźne, auquel personne ne parlait de sa Femme adultĂšre, et qui errait silencieux, l’apitoya. Il trouvait une mĂ©lancolie profonde Ă  l’exĂ©crable peinture, Ă  la vie manquĂ©e de ce paysan, victime des admirations bourgeoises. Toujours il lui donnait la joie d’un Ă©loge. Il le secoua amicalement, il cria — TrĂšs bien aussi, votre machine
 Ah ! mon gaillard, le dessin ne vous fait pas peur ! — Non, bien sĂ»r ! dĂ©clara ChaĂźne, dont la face s’était empourprĂ©e de vanitĂ©, sous les broussailles noires de sa barbe. Mahoudeau et lui se joignirent Ă  la bande ; et le premier demanda aux autres s’ils avaient vu le Semeur, de Chambouvard. C’était inouĂŻ, le seul morceau de sculpture du Salon. Tous le suivirent dans le jardin, que la foule envahissait maintenant. — Tiens ! reprit Mahoudeau, en s’arrĂȘtant au milieu de l’allĂ©e centrale, il est justement devant son Semeur, Chambouvard. En effet, un homme obĂšse Ă©tait lĂ , campĂ© fortement sur ses grosses jambes, et s’admirant. La tĂȘte dans les Ă©paules, il avait une face Ă©paisse et belle d’idole hindoue. On le disait fils d’un vĂ©tĂ©rinaire des environs d’Amiens. À quarante-cinq ans, il Ă©tait dĂ©jĂ  l’auteur de vingt chefs-d’Ɠuvre, des statues simples et vivantes, de la chair bien moderne, pĂ©trie par un ouvrier de gĂ©nie, sans raffluement ; et cela au hasard de la production, donnant ses Ɠuvres comme un champ donne son herbe, bon un jour, mauvais le lendemain, dans l’ignorance absolue de ce qu’il crĂ©ait. Il poussait le manque de sens critique jusqu’à ne pas faire de distinction, entre les fils les plus glorieux de ses mains, et les dĂ©testables magots qu’il lui arrivait de bĂącler parfois. Sans fiĂšvre nerveuse, sans un doute, toujours solide et convaincu, il avait un orgueil de dieu. — Étonnant, le Semeur ! murmura Claude, et quelle bĂątisse, et quel geste ! Fagerolles, qui n’avait pas regardĂ© la statue, s’amusait beaucoup du grand homme et de la queue de jeunes disciples bĂ©ants, qu’il traĂźnait d’ordinaire Ă  sa suite. — Regardez-les donc, ils communient, ma parole !
 Et lui, hein ? quelle bonne tĂȘte de brute, transfigurĂ©e dans la contemplation de son nombril ! Seul et Ă  l’aise au milieu de la curiositĂ© de tous, Chambouvard s’ébahissait, de l’air foudroyĂ© d’un homme qui s’étonne d’avoir enfantĂ© une pareille Ɠuvre. Il semblait la voir pour la premiĂšre fois, il n’en revenait point. Puis, un ravissement noya sa face large, il dodelina de la tĂȘte, il Ă©clata d’un rire doux et invincible, en rĂ©pĂ©tant Ă  dix reprises — C’est comique
 c’est comique
 Toute sa queue derriĂšre lui, se pĂąmait, tandis qu’il n’imaginait rien d’autre, pour dire l’adoration oĂč il Ă©tait de lui-mĂȘme. Mais il y eut un lĂ©ger Ă©moi Bongrand, qui se promenait, les mains derriĂšre le dos, les yeux vagues, venait de tomber sur Chambouvard ; et le public, s’écartant, chuchotait, s’intĂ©ressait Ă  la poignĂ©e de main Ă©changĂ©e par les deux artistes cĂ©lĂšbres, l’un court et sanguin, l’autre grand et frissonnant. On entendit des mots de bonne camaraderie Toujours des merveilles ! — Parbleu ! Et vous, rien cette annĂ©e ? — Non, rien. Je me repose, je cherche. — Allons donc ! farceur, ça vient tout seul. — Adieu ! — Adieu ! » DĂ©jĂ , Chambouvard, accompagnĂ© de sa cour, s’en allait lentement au travers de la foule, avec des regards de monarque heureux de vivre ; pendant que Bongrand, qui avait reconnu Claude et ses amis, s’approchait d’eux, les mains fĂ©briles, et leur dĂ©signait le sculpteur d’un mouvement nerveux du menton, en disant — En voilĂ  un gaillard que j’envie ! Toujours croire qu’on fait des chefs-d’Ɠuvre ! Il complimenta Mahoudeau de sa Vendangeuse, se montra paternel pour tous, avec sa large bonhomie, son abandon de vieux romantique rangĂ©, dĂ©corĂ©. Puis, s’adressant Ă  Claude — Eh bien, qu’est-ce que je vous disais ? Vous avez vu, lĂ -haut
 Vous voici passĂ© chef d’école. — Ah ! oui, rĂ©pondit Claude, ils m’arrangent
 C’est vous, notre maĂźtre Ă  tous. Bongrand eut un geste de vague souffrance, et il se sauva, en disant — Taisez-vous donc ! je ne suis pas mĂȘme mon maĂźtre ! Un moment encore, la bande erra dans le jardin. On Ă©tait retournĂ© voir la Vendangeuse, lorsque Jory s’aperçut que GagniĂšre n’avait plus Irma BĂ©cot Ă  son bras. Ce dernier fut stupĂ©fait oĂč diable pouvait-il l’avoir perdue ? Mais quand Fagerolles lui eut contĂ© qu’elle s’en Ă©tait allĂ©e dans la foule, avec deux messieurs, il se tranquillisa ; et il suivit les autres, plus lĂ©ger, soulagĂ© de cette bonne fortune qui l’ahurissait. Maintenant, on ne circulait qu’avec peine. Tous les bancs Ă©taient pris d’assaut, des groupes barraient les allĂ©es, oĂč la marche lente des promeneurs s’arrĂȘtait, refluait sans cesse autour des bronzes et des marbres Ă  succĂšs. Du buffet encombrĂ© sortait un gros murmure, un bruit de soucoupes et de cuillers, qui s’ajoutait au frisson vivant de l’immense nef. Les moineaux Ă©taient remontĂ©s dans la forĂȘt des charpentes de fonte, on entendait leurs petits cris aigus, le piaillement dont ils saluaient le soleil Ă  son dĂ©clin, sous les vitres chaudes. Il faisait lourd, une tiĂ©deur humide de serre, un air immobile, affadi d’une odeur de terreau fraĂźchement remuĂ©. Et, dominant cette houle du jardin, le fracas des salles du premier Ă©tage, le roulement des pieds sur les planchers de fer, ronflait toujours, avec sa clameur de tempĂȘte battant la cĂŽte. Claude, qui percevait nettement ce grondement d’orage, finissait par n’avoir que lui, dĂ©chaĂźnĂ© et hurlant, dans les oreilles. C’étaient des gaietĂ©s de la foule, dont les huĂ©es et les rires soufflaient en ouragan devant son tableau. Il eut un geste Ă©nervĂ©, il s’écria — Ah ! çà, qu’est-ce que nous fichons, ici ? Moi, je ne prends rien au buffet, ça pue l’Institut
 Allons boire une chope dehors, voulez-vous ? Tous sortirent, les jambes cassĂ©es, la face tirĂ©e et mĂ©prisante. Dehors, ils respirĂšrent bruyamment, d’un air de dĂ©lices, en rentrant dans la bonne nature printaniĂšre. Quatre heures sonnaient Ă  peine, le soleil oblique enfilait les Champs-ÉlysĂ©es ; et tout flambait, les queues serrĂ©es des Ă©quipages, les feuillages neufs des arbres, les gerbes des bassins qui jaillissaient et s’envolaient en une poussiĂšre d’or. D’un pas de flĂąnerie, ils descendirent, hĂ©sitĂšrent, s’échouĂšrent enfin dans un petit cafĂ©, le Pavillon de la Concorde, Ă  gauche, avant la place. La salle Ă©tait si Ă©troite, qu’ils s’attablĂšrent au bord de la contre-allĂ©e, malgrĂ© le froid tombant de la voĂ»te des feuilles, dĂ©jĂ  touffue et noire. Mais, aprĂšs les quatre rangĂ©es de marronniers, au delĂ  de cette bande d’ombre verdĂątre, ils avaient devant eux la chaussĂ©e ensoleillĂ©e de l’avenue, ils y voyaient passer Paris Ă  travers une gloire, les voitures aux roues rayonnantes comme des astres, les grands omnibus jaunes plus dorĂ©s que des chars de triomphe, des cavaliers dont les montures semblaient jeter des Ă©tincelles, des piĂ©tons qui se transfiguraient et resplendissaient dans la lumiĂšre. Et, durant prĂšs de trois heures, en face de sa chope restĂ©e pleine, Claude parla, discuta, dans une fiĂšvre croissante, le corps brisĂ©, la tĂȘte grosse de toute la peinture qu’il venait de voir. C’était, avec les camarades, l’habituelle sortie du Salon, que, cette annĂ©e-lĂ , passionnait davantage encore la mesure libĂ©rale de l’Empereur un flot montant de thĂ©ories, une griserie d’opinions extrĂȘmes qui rendait les langues pĂąteuses, toute la passion de l’art dont brĂ»lait leur jeunesse. — Eh bien, quoi ? criait-il, le public rit, il faut faire l’éducation du public
 Au fond, c’est une victoire. Enlevez deux cents toiles grotesques, et notre Salon enfonce le leur. Nous avons la bravoure et l’audace, nous sommes l’avenir
 Oui, oui, on verra plus tard, nous le tuerons, leur Salon. Nous y entrerons en conquĂ©rants, Ă  coups de chefs-d’Ɠuvre
 Ris donc, ris donc, grande bĂȘte de Paris, jusqu’à ce que tu tombes Ă  nos genoux ! Et, s’interrompant, il montrait d’un geste prophĂ©tique l’avenue triomphale, oĂč roulaient dans le soleil le luxe et la joie de la ville. Son geste s’élargissait, descendait jusqu’à la place de la Concorde, qu’on apercevait en Ă©charpe, sous les arbres, avec une de ses fontaines dont les nappes ruisselaient, un bout fuyant de ses balustrades, et deux de ses statues, Rouen aux mamelles gĂ©antes, Lille qui avance l’énormitĂ© de son pied nu. — Le plein air, ça les amuse ! reprit-il. Soit ! puisqu’ils le veulent, le plein air, l’école du plein air !
 Hein ? c’était entre nous, ça n’existait pas, hier, en dehors de quelques peintres. Et voilĂ  qu’ils lancent le mot, ce sont eux qui fondent l’école
 Oh ! je veux bien, moi. Va pour l’école du plein air ! Jory s’allongeait des claques sur les cuisses. — Quand je te disais ! J’étais sĂ»r, avec mes articles, de les forcer Ă  mordre, ces crĂ©tins ! Ce que nous allons les embĂȘter, maintenant ! Mahoudeau chantait victoire, lui aussi, en ramenant continuellement sa Vendangeuse, dont il expliquait les hardiesses Ă  ChaĂźne silencieux, qui seul Ă©coutait ; tandis que GagniĂšre, avec la raideur des timides lĂąchĂ©s au travers de la thĂ©orie pure, parlait de guillotiner l’Institut ; et Sandoz, par sympathie enflammĂ©e de travailleur, et Dubuche, cĂ©dant Ă  la contagion de ses amitiĂ©s rĂ©volutionnaires, s’exaspĂ©raient, tapaient sur la table, avalaient Paris, dans chaque gorgĂ©e de biĂšre. TrĂšs calme, Fagerolles gardait son sourire. Il les avait suivis par amusement, par le singulier plaisir qu’il trouvait Ă  pousser les camarades dans des farces qui tourneraient mal. Pendant qu’il fouettait leur esprit de rĂ©volte, il prenait justement la ferme rĂ©solution de travailler dĂ©sormais Ă  obtenir le prix de Rome cette journĂ©e le dĂ©cidait, il jugeait imbĂ©cile de compromettre son talent davantage. Le soleil baissait Ă  l’horizon, il n’y avait plus qu’un flot descendant de voitures, le retour du Bois, dans l’or pĂąli du couchant. Et la sortie du Salon devait s’achever, une queue dĂ©filait, des messieurs Ă  tĂȘte de critique, ayant chacun un catalogue sous le bras. GagniĂšre s’enthousiasma brusquement. — Ah ! Courajod, en voilĂ  un qui a inventĂ© le paysage ! Avez-vous vu sa Mare de Gagny, au Luxembourg ? — Une merveille ! cria Claude. Il y a trente ans que c’est fait, et on n’a encore rien fichu de plus solide
 Pourquoi laisse-t-on ça au Luxembourg ? Ça devrait ĂȘtre au Louvre. — Mais Courajod n’est pas mort, dit Fagerolles. — Comment ! Courajod n’est pas mort ! On ne le voit plus, on n’en parle plus. Et ce fut une stupeur, lorsque Fagerolles affirma que le maĂźtre paysagiste, ĂągĂ© de soixante-dix ans, vivait quelque part, du cĂŽtĂ© de Montmartre, retirĂ© dans une petite maison, au milieu de poules, de canards et de chiens. Ainsi, on pouvait se survivre, il y avait des mĂ©lancolies de vieux artistes, disparus avant leur mort. Tous se taisaient, un frisson les avait pris, lorsqu’ils aperçurent, passant au bras d’un ami, Bongrand, la face congestionnĂ©e, le geste inquiet, qui leur envoya un salut ; et, presque derriĂšre lui, au milieu de ses disciples, Chambouvard se montra, riant trĂšs haut, tapant les talons, en maĂźtre absolu, certain de l’éternitĂ©. — Tiens ! tu nous lĂąches ? demanda Mahoudeau Ă  ChaĂźne, qui se levait. L’autre mĂąchonna dans sa barbe des paroles sourdes ; et il partit, aprĂšs avoir distribuĂ© des poignĂ©es de main. — Tu sais qu’il va encore se payer ta sage-femme, dit Jory Ă  Mahoudeau. Oui, l’herboriste, la femme aux herbes qui puent
 Ma parole ! j’ai vu ses yeux flamber tout d’un coup ; ça le prend comme une rage de dents, ce garçon ; et regarde-le courir, lĂ -bas. Le sculpteur haussa les Ă©paules, au milieu des rires. Mais Claude n’entendait point. Maintenant, il entreprenait Dubuche sur l’architecture. Sans doute, ce n’était pas mal, cette salle de MusĂ©e, qu’il exposait ; seulement, ça n’apportait rien, on y retrouvait une patiente marqueterie des formules de l’École. Est-ce que tous les arts ne marchaient pas de front ? est-ce que l’évolution qui transformait la littĂ©rature, la peinture, la musique mĂȘme, n’allait pas renouveler l’architecture. Si jamais l’architecture d’un siĂšcle devait avoir un style Ă  elle, c’était assurĂ©ment celle du siĂšcle oĂč l’on entrerait bientĂŽt, un siĂšcle neuf, un terrain balayĂ©, prĂȘt Ă  la reconstruction de tout, un champ fraĂźchement ensemencĂ©, dans lequel pousserait un nouveau peuple. Par terre, les temples grecs qui n’avaient plus leurs raisons d’ĂȘtre sous notre ciel, au milieu de notre sociĂ©tĂ© ! par terre, les cathĂ©drales gothiques, puisque la foi aux lĂ©gendes Ă©tait morte ! par terre, les colonnades fines, les dentelles ouvragĂ©es de la Renaissance, ce renouveau antique greffĂ© sur le moyen-Ăąge, des bijoux d’art oĂč notre dĂ©mocratie ne pouvait se loger ! Et il voulait, il rĂ©clamait avec des gestes violents la formule architecturale de cette dĂ©mocratie, l’Ɠuvre de pierre qui l’exprimerait, l’édifice oĂč elle serait chez elle, quelque chose d’immense et de fort, de simple et de grand, ce quelque chose qui s’indiquait dĂ©jĂ  dans nos gares, dans nos halles, avec la solide Ă©lĂ©gance de leurs charpentes de fer, mais Ă©purĂ© encore, haussĂ© jusqu’à la beautĂ©, disant la grandeur de nos conquĂȘtes. — Eh ! oui, eh ! oui ! rĂ©pĂ©tait Dubuche, gagnĂ© par sa fougue. C’est ce que je veux faire, tu verras un jour
 Donne-moi le temps d’arriver, et quand je serai libre, ah ! quand je serai libre ! La nuit venait, Claude s’animait de plus en plus, dans l’énervement de sa passion, d’une abondance, d’une Ă©loquence que les camarades ne lui connaissaient pas. Tous s’excitaient Ă  l’écouter, finissaient par s’égayer bruyamment des mots extraordinaires qu’il lançait ; et lui-mĂȘme, Ă©tant revenu sur son tableau, en parlait avec une gaietĂ© Ă©norme, faisait la charge des bourgeois qui regardaient, imitait la gamme bĂȘte des rires. Sur l’avenue, couleur de cendre, on ne voyait plus filer que les ombres de rares voitures. La contre-allĂ©e Ă©tait toute noire, un froid de glace tombait des arbres. Seul, un chant perdu sortait d’un massif de verdure, derriĂšre le cafĂ©, quelque rĂ©pĂ©tition au Concert de l’Horloge, la voix sentimentale d’une fille s’essayant Ă  la romance. — Ah ! m’ont-ils amusĂ©, les idiots ! cria Claude dans un dernier Ă©clat. Entendez-vous, pour cent mille francs, je ne donnerais pas ma journĂ©e ! Il se tut, Ă©puisĂ©. Personne n’avait plus de salive. Un silence rĂ©gna, tous grelottĂšrent sous l’haleine glacĂ©e qui passait. Et ils se sĂ©parĂšrent avec des poignĂ©es de main lasses, dans une sorte de stupeur. Dubuche dĂźnait en ville. Fagerolles avait un rendez-vous. Vainement, Jory, Mahoudeau et GagniĂšre voulurent entraĂźner Claude chez Foucart, un restaurant Ă  vingt-cinq sous dĂ©jĂ  Sandoz l’emmenait Ă  son bras, inquiet de le voir si gai. — Allons, viens, j’ai promis Ă  ma mĂšre de rentrer. Tu mangeras un morceau avec nous, et ce sera gentil, nous finirons la journĂ©e ensemble. Tous deux descendirent le quai, le long des Tuileries, serrĂ©s l’un contre l’autre, fraternellement. Mais, au pont des Saints-PĂšres, le peintre s’arrĂȘta net. — Comment, tu me quittes ! s’écria Sandoz. Puisque tu dĂźnes avec moi ! — Non, merci, j’ai trop mal Ă  la tĂȘte
 Je rentre me coucher. Et il s’obstina sur cette excuse. — Bon ! bon ! finit par dire l’autre en souriant, on ne te voit plus, tu vis dans le mystĂšre
 Va, mon vieux, je ne veux pas te gĂȘner. Claude retint un geste d’impatience, et, laissant son ami passer le pont, il continua de filer tout seul par les quais. Il marchait les bras ballants, le nez Ă  terre, sans rien voir, Ă  longues enjambĂ©es de somnambule que l’instinct conduit. Quai de Bourbon, devant sa porte, il leva les yeux, Ă©tonnĂ© qu’un fiacre attendĂźt lĂ , arrĂȘtĂ© au bord du trottoir, lui barrant le chemin. Et ce fut du mĂȘme pas mĂ©canique qu’il entra chez la concierge, pour prendre sa clef. — Je l’ai donnĂ©e Ă  cette dame, cria madame Joseph du fond de la loge. Cette femme est lĂ -haut. — Quelle dame ? demanda-t-il effarĂ©. — Cette jeune personne
 Voyons, vous savez bien ? celle qui vient toujours. Il ne savait plus, il se dĂ©cida Ă  monter, dans une confusion extrĂȘme d’idĂ©es. La clef se trouvait sur la porte, qu’il ouvrit, puis qu’il referma, sans hĂąte. Claude resta un moment immobile. L’ombre avait envahi l’atelier, une ombre violĂątre qui pleuvait de la baie vitrĂ©e en un mĂ©lancolique crĂ©puscule, noyant les choses. Il ne voyait plus nettement le parquet, oĂč les meubles, les toiles, tout ce qui traĂźnait vaguement, semblait se fondre, comme dans l’eau dormante d’une mare. Mais, assise au bord du divan, se dĂ©tachait une forme sombre, raidie par l’attente, anxieuse et dĂ©sespĂ©rĂ©e au milieu de cette agonie du jour. C’était Christine, il l’avait reconnue. Elle tendit les mains, elle murmura d’une voix basse et entrecoupĂ©e — Il y a trois heures, oui, trois heures que je suis lĂ , toute seule, Ă  Ă©couter
 Au sortir de lĂ -bas, j’ai pris une voiture, et je ne voulais que venir, puis rentrer vite
 Mais je serais restĂ©e la nuit entiĂšre, je ne pouvais pas m’en aller, sans vous avoir serrĂ© les mains. Elle continua, elle dit son dĂ©sir violent de voir le tableau, son escapade au Salon, et comment elle Ă©tait tombĂ©e dans la tempĂȘte des rires, sous les huĂ©es de tout ce peuple. C’était elle qu’on sifflait ainsi, c’était sur sa nuditĂ© que crachaient les gens, cette nuditĂ© dont le brutal Ă©talage, devant la blague de Paris, l’avait Ă©tranglĂ©e dĂšs la porte. Et, prise d’une terreur folle, Ă©perdue de souffrance et de honte, elle s’était sauvĂ©e, comme si elle avait senti ces rires s’abattre sur sa peau nue, la cingler au sang de coups de fouet. Mais elle s’oubliait maintenant, elle ne songeait qu’à lui, bouleversĂ©e par l’idĂ©e du chagrin qu’il devait avoir, grossissant l’amertume de cet Ă©chec de toute sa sensibilitĂ© de femme, dĂ©bordant d’un besoin de charitĂ© immense. — Ô mon ami, ne vous faites pas de peine !
 Je voulais vous voir et vous dire que ce sont des jaloux, que je le trouve trĂšs bien, ce tableau, que je suis trĂšs fiĂšre et trĂšs heureuse de vous avoir aidĂ©, d’en ĂȘtre un peu, moi aussi
 Il l’écoutait bĂ©gayer ardemment ces tendresses, toujours immobile ; et, brusquement, il s’abattit devant elle, il laissa tomber la tĂȘte sur ses genoux, en Ă©clatant en larmes. Toute son excitation de l’aprĂšs-midi, sa bravoure d’artiste sifflĂ©, sa gaietĂ© et sa violence, crevaient lĂ , en une crise de sanglots qui le suffoquait. Depuis la salle oĂč les rires l’avaient souffletĂ©, il les entendait le poursuivre comme une meute aboyante, lĂ -bas aux Champs-ÉlysĂ©es, puis le long de la Seine, puis Ă  prĂ©sent encore chez lui, derriĂšre son dos. Sa force entiĂšre s’en Ă©tait allĂ©e, il se sentait plus dĂ©bile qu’un enfant ; et il rĂ©pĂ©ta, roulant sa tĂȘte, la voix Ă©teinte, le geste vague — Mon Dieu ! que je souffre ! Alors, elle, des deux poings, le remonta jusqu’à sa bouche, dans un emportement de passion. Elle le baisa, elle lui souffla jusqu’au cƓur, d’une haleine chaude — Tais-toi, tais-toi, je t’aime ! Ils s’adoraient, leur camaraderie devait aboutir Ă  ces noces, sur ce divan, dans l’aventure de ce tableau qui peu Ă  peu les avait unis. Le crĂ©puscule les enveloppa, ils restĂšrent aux bras l’un de l’autre, anĂ©antis, en larmes sous cette premiĂšre joie d’amour. PrĂšs d’eux, au milieu de la table, les lilas qu’elle avait envoyĂ©s le matin, embaumaient la nuit ; et les parcelles d’or Ă©parses, envolĂ©es du cadre, luisaient seules d’un reste de jour, pareilles Ă  un fourmillement d’étoiles. VI Le soir, comme il la tenait encore dans ses bras, il lui avait dit — Reste ! Mais elle s’était dĂ©gagĂ©e d’un effort. — Je ne peux pas, il faut que je rentre. — Alors, demain
 Je t’en prie, reviens demain. — Demain, non, c’est impossible
 Adieu, Ă  bientĂŽt ! Et, le lendemain, dĂšs sept heures, elle Ă©tait lĂ , rouge du mensonge qu’elle avait fait Ă  madame Vanzade une amie de Clermont qu’elle devait aller chercher Ă  la gare, et avec qui elle passerait la journĂ©e. Claude, ravi de la possĂ©der ainsi tout un jour, voulut l’emmener Ă  la campagne, par un besoin de l’avoir Ă  lui seul, trĂšs loin, sous le grand soleil. Elle fut enchantĂ©e, ils partirent comme des fous, arrivĂšrent Ă  la gare Saint-Lazare juste pour sauter dans un train du Havre. Lui, connaissait aprĂšs Mantes, un petit village, Bennecourt, oĂč Ă©tait une auberge d’artistes, qu’il avait envahie parfois avec des camarades ; et, sans s’inquiĂ©ter des deux heures de chemin de fer, il la conduisait dĂ©jeuner lĂ , comme il l’aurait menĂ©e Ă  AsniĂšres. Elle s’égaya beaucoup de ce voyage qui n’en finissait plus. Tant mieux, si c’était au bout du monde ! Il leur semblait que le soir ne devait jamais venir. À dix heures, ils descendirent Ă  BonniĂšres ; ils prirent le bac, un vieux bac craquant et filant sur sa chaĂźne ; car Bennecourt se trouve de l’autre cĂŽtĂ© de la Seine. La journĂ©e de mai Ă©tait splendide, les petits flots se pailletaient d’or au soleil, les jeunes feuillages verdissaient tendrement, dans le bleu sans tache. Et, au delĂ  des Ăźles, dont la riviĂšre est peuplĂ©e en cet endroit, quelle joie que cette auberge de campagne, avec son petit commerce d’épicerie, sa grande salle qui sentait la lessive, sa vaste cour pleine de fumier, oĂč barbotaient des canards ! — HĂ© ! pĂšre Faucheur, nous venons dĂ©jeuner
 Une omelette, des saucisses, du fromage. — Est-ce que vous coucherez, monsieur Claude ? — Non, non, une autre fois
 Et du vin blanc, hein ! du petit rose qui gratte la gorge. DĂ©jĂ , Christine avait suivi la mĂšre Faucheur dans la basse-cour ; et, quand cette derniĂšre revint avec des Ɠufs, elle demanda au peintre, avec son rire sournois de paysanne — C’est donc que vous ĂȘtes mariĂ©, Ă  cette heure ? — Dame ! rĂ©pondit-il rondement, il le faut bien, puisque je suis avec ma femme. Le dĂ©jeuner fut exquis, l’omelette trop cuite, les saucisses trop grasses, le pain d’une telle duretĂ©, qu’il dut lui couper des mouillettes pour qu’elle ne s’abĂźmĂąt pas le poignet. Ils burent deux bouteilles, en entamĂšrent une troisiĂšme, si gais, si bruyants, qu’ils s’étourdissaient eux-mĂȘmes, dans la grande salle oĂč ils mangeaient seuls. Elle, les joues ardentes, affirmait qu’elle Ă©tait grise ; et jamais ça ne lui Ă©tait arrivĂ©, et elle trouvait ça drĂŽle, oh ! si drĂŽle, riant Ă  ne plus pouvoir se retenir. — Allons prendre l’air, dit-elle enfin. — C’est ça, marchons un peu
 Nous repartons Ă  quatre heures, nous avons trois heures devant nous. Ils remontĂšrent Bennecourt, qui aligne ses maisons jaunes, le long de la berge, sur prĂšs de deux kilomĂštres. Tout le village Ă©tait aux champs, ils ne rencontrĂšrent que trois vaches, conduites par une petite fille. Lui, du geste, expliquait le pays, semblait savoir oĂč il allait ; et, quand arrivĂ©s Ă  la derniĂšre maison, une vieille bĂątisse, plantĂ©e sur le bord de la Seine, en face des coteaux de Jeufosse, il en fit le tour, entra dans un bois de chĂȘnes, trĂšs touffu. C’était le bout du monde qu’ils cherchaient l’un et l’autre, un gazon d’une douceur de velours, un abri de feuilles oĂč le soleil seul pĂ©nĂ©trait en minces flĂšches de flamme. Tout de suite, leurs lĂšvres s’unirent dans un baiser avide, et elle s’était abandonnĂ©e, et il l’avait prise, au milieu de l’odeur fraĂźche des herbes foulĂ©es. Longtemps, ils restĂšrent Ă  cette place, attendris maintenant, avec des paroles rares et basses, occupĂ©s de la seule caresse de leur haleine, comme en extase devant les points d’or qu’ils regardaient luire au fond de leurs yeux bruns. Puis, deux heures plus tard, quand ils sortirent du bois, ils tressaillirent un paysan Ă©tait lĂ , sur la porte grande ouverte de la maison, et qui paraissait les avoir guettĂ©s de ses yeux rapetissĂ©s de vieux loup. Elle devint toute rose, tandis que lui criait, pour cacher sa gĂȘne — Tiens ! le pĂšre Poirette
 C’est donc Ă  vous, la cambuse ? Alors, le vieux raconta avec des larmes que ses locataires Ă©taient partis sans le payer, en lui laissant leurs meubles. Et il les invita Ă  entrer. — Vous pouvez toujours voir, peut-ĂȘtre que vous connaissez du monde
 Ah ! il y en a, des Parisiens, qui seraient contents !
 Trois cents francs par an avec les meubles, n’est-ce pas que c’est pour rien ? Curieusement, ils le suivirent. C’était une grande lanterne de maison, qui semblait taillĂ©e dans un hangar en bas, une cuisine immense et une salle oĂč l’on aurait pu faire danser ; en haut, deux piĂšces Ă©galement, si vastes, qu’on s’y perdait. Quant aux meubles, ils consistaient en un lit de noyer, dans l’une des chambres, et en une table et des ustensiles de mĂ©nage, qui garnissaient la cuisine. Mais, devant la maison, le jardin abandonnĂ©, plantĂ© d’abricotiers magnifiques, se trouvait envahi de rosiers gĂ©ants, couverts de roses ; tandis que, derriĂšre, allant jusqu’au bois de chĂȘnes, il y avait un petit champ de pommes de terre, enclos d’une haie vive. — Je laisserai les pommes de terre, dit le pĂšre Poirette. Claude et Christine s’étaient regardĂ©s, dans un de ces brusques dĂ©sirs de solitude et d’oubli qui alanguissent les amants. Ah ! que ce serait bon de s’aimer lĂ , au fond de ce trou, si loin des autres ! Mais ils sourirent, est-ce qu’ils pouvaient ? ils avaient Ă  peine le temps de reprendre le train, pour rentrer Ă  Paris. Et le vieux paysan, qui Ă©tait le pĂšre de madame Faucheur, les accompagna le long de la berge ; puis, comme ils montaient dans le bac, il leur cria, aprĂšs tout un combat intĂ©rieur — Vous savez, ce sera deux cent cinquante francs
 Envoyez-moi du monde. À Paris, Claude accompagna Christine jusqu’à l’hĂŽtel de madame Vanzade. Ils Ă©taient devenus trĂšs tristes, ils Ă©changĂšrent une longue poignĂ©e de main, dĂ©sespĂ©rĂ©e et muette, n’osant s’embrasser. Une vie de tourment commença. En quinze jours, elle ne put venir que trois fois ; et elle accourait, essoufflĂ©e, n’ayant que quelques minutes Ă  elle, car justement la vieille dame se montrait exigeante. Lui, la questionnait, inquiet de la voir pĂąlie, Ă©nervĂ©e, les yeux brillants de fiĂšvre. Jamais elle n’avait tant souffert de cette maison pieuse, de ce caveau, sans air et sans jour, oĂč elle se mourait d’ennui. Ses Ă©tourdissements l’avaient reprise, le manque d’exercice faisait battre le sang Ă  ses tempes. Elle lui avoua qu’elle s’était Ă©vanouie, un soir, dans sa chambre, comme tout d’un coup Ă©tranglĂ©e par une main de plomb. Et elle n’avait pas de paroles mauvaises contre sa maĂźtresse, elle s’attendrissait au contraire une pauvre crĂ©ature, si vieille, si infirme, si bonne, qui l’appelait sa fille ! Cela lui coĂ»tait comme une vilaine action, chaque fois qu’elle l’abandonnait, pour courir chez son amant. Deux semaines encore se passĂšrent. Les mensonges dont elle devait payer chaque heure de libertĂ©, lui devinrent intolĂ©rables. Maintenant, c’était frĂ©missante de honte qu’elle rentrait dans cette maison rigide, oĂč son amour lui semblait une tache. Elle s’était donnĂ©e, elle l’aurait criĂ© tout haut, et son honnĂȘtetĂ© se rĂ©voltait Ă  cacher cela comme une faute, Ă  mentir bassement, ainsi qu’une servante qui craint un renvoi. Enfin, un soir, dans l’atelier, au moment oĂč elle partait une fois encore, Christine se jeta entre les bras de Claude, Ă©perdument, sanglotant de souffrance et de passion. — Ah ! je ne peux pas, je ne peux pas
 Garde-moi donc, empĂȘche-moi de retourner lĂ -bas ! Il l’avait saisie, il l’embrassait Ă  l’étouffer. — Bien vrai ? tu m’aimes ! Oh ! cher amour !
 Mais je n’ai rien, moi, et tu perdrais tout. Est-ce que je puis tolĂ©rer que tu te dĂ©pouilles ainsi ? Elle sanglota plus fort, ses paroles bĂ©gayĂ©es se brisaient dans ses larmes. — Son argent, n’est-ce pas ? ce qu’elle me laisserait
 Tu crois donc que je calcule ? Jamais je n’y ai songĂ©, je te le jure. Ah ! qu’elle garde tout et que je sois libre !
 Moi, je ne tiens Ă  rien ni Ă  personne, je n’ai aucun parent, ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux ? Je ne demande point que tu m’épouses, je demande seulement Ă  vivre avec toi
 Puis, dans un dernier sanglot de torture — Ah ! tu as raison, c’est mal de l’abandonner, cette pauvre femme ! Ah ! je me mĂ©prise, je voudrais avoir la force
 Mais je t’aime trop, je souffre trop, je ne peux pourtant pas en mourir. — Reste ! reste ! cria-t-il. Et que ce soient les autres qui meurent, il n’y a que nous deux ! Il l’avait assise sur ses genoux, tous deux pleuraient et riaient, en jurant au milieu de leurs baisers qu’ils ne se sĂ©pareraient jamais, jamais plus. Ce fut une folie. Christine quitta brutalement madame Vanzade, emporta sa malle, dĂšs le lendemain. Tout de suite, Claude et elle avaient Ă©voquĂ© la vieille maison dĂ©serte de Bennecourt, les rosiers gĂ©ants, les piĂšces immenses. Ah ! partir, partir sans perdre une heure, vivre au bout de la terre, dans la douceur de leur jeune mĂ©nage ! Elle, joyeuse, battait des mains. Lui, saignant encore de son Ă©chec du Salon, ayant le besoin de se reprendre, aspirait Ă  ce grand repos de la bonne nature ; et il aurait lĂ -bas le vrai plein air, il travaillerait dans l’herbe jusqu’au cou, il rapporterait des chefs-d’Ɠuvre. En deux jours, tout fut prĂȘt, le congĂ© de l’atelier donnĂ©, les quatre meubles portĂ©s au chemin de fer. Une chance heureuse leur Ă©tait advenue, une fortune, cinq cents francs payĂ©s par le pĂšre Malgras, pour un lot d’une vingtaine de toiles, qu’il avait triĂ©es au milieu des Ă©paves du dĂ©mĂ©nagement. Ils allaient vivre comme des princes, Claude avait sa rente de mille francs, Christine apportait quelques Ă©conomies, un trousseau, des robes. Et ils se sauvĂšrent, une vĂ©ritable fuite, les amis Ă©vitĂ©s, pas mĂȘme prĂ©venus par une lettre, Paris dĂ©daignĂ© et lĂąchĂ© avec des rires de soulagement. Juin s’achevait, une pluie torrentielle tomba pendant la semaine de leur installation ; et ils dĂ©couvrirent que le pĂšre Poirette, avant de signer avec eux, avait enlevĂ© la moitiĂ© des ustensiles de cuisine. Mais la dĂ©sillusion restait sans prise, ils pataugeaient avec dĂ©lices sous les averses, ils faisaient des voyages de trois lieues, jusqu’à Vernon, pour acheter des assiettes et des casseroles, qu’ils rapportaient en triomphe. Enfin, ils furent chez eux, n’occupant en haut qu’une des deux chambres, abandonnant l’autre aux souris, transformant en bas la salle Ă  manger en un vaste atelier, surtout heureux, amusĂ©s comme des enfants, de manger dans la cuisine, sur une table de sapin, prĂšs de l’ñtre oĂč chantait le pot-au-feu. Ils avaient pris pour les servir une fille du village, qui venait le matin et s’en allait le soir, MĂ©lie, une niĂšce des Faucheur, dont la stupiditĂ© les enchantait. Non, on n’en aurait pas trouvĂ© une plus bĂȘte dans tout le dĂ©partement ! Le soleil ayant reparu, des journĂ©es adorables se suivirent, des mois coulĂšrent dans une fĂ©licitĂ© monotone. Jamais ils ne savaient la date, et ils confondaient tous les jours de la semaine. Le matin, ils s’oubliaient trĂšs tard au lit, malgrĂ© les rayons qui ensanglantaient les murs blanchis de la chambre, Ă  travers les fentes des volets. Puis, aprĂšs le dĂ©jeuner, c’étaient des flĂąneries sans fin, de grandes courses sur le plateau plantĂ© de pommiers, par des chemins herbus de campagne, des promenades le long de la Seine, au milieu des prĂ©s, jusqu’à la Roche-Guyon, des explorations plus lointaines, de vĂ©ritables voyages de l’autre cĂŽtĂ© de l’eau, dans les champs de blĂ© de BonniĂšres et de Jeufosse. Un bourgeois, forcĂ© de quitter le pays, leur avait vendu un vieux canot trente francs ; et ils avaient aussi la riviĂšre, ils s’étaient pris pour elle d’une passion de sauvages, y vivant des jours entiers, naviguant, dĂ©couvrant des terres nouvelles, restant cachĂ©s sous les saules des berges, dans les petits bras noirs d’ombre. Entre les Ăźles semĂ©es au fil de l’eau, il y avait toute une citĂ© mouvante et mystĂ©rieuse, un lacis de ruelles par lesquelles ils filaient doucement, frĂŽlĂ©s de la caresse des branches basses, seuls au monde avec les ramiers et les martins-pĂȘcheurs. Lui, parfois, devait sauter sur le sable, les jambes nues, pour pousser le canot. Elle, vaillante, maniait les rames, voulait remonter les courants les plus durs, glorieuse de sa force. Et, le soir, ils mangeaient des soupes aux choux dans la cuisine, ils riaient de la bĂȘtise de MĂ©lie dont ils avaient ri la veille ; puis, dĂšs neuf heures, ils Ă©taient au lit, dans le vieux lit de noyer, vaste Ă  y loger une famille, et oĂč ils faisaient leurs douze heures, jouant dĂšs l’aube Ă  se jeter les oreillers, puis se rendormant, leurs bras Ă  leurs cous. Chaque nuit, Christine disait — Maintenant, mon chĂ©ri, tu vas me promettre une chose c’est que tu travailleras demain. — Oui, demain, je te le jure. — Et tu sais, je me fĂąche, cette fois
 Est-ce que c’est moi qui t’empĂȘche ? — Toi, quelle idĂ©e !
 Puisque je suis venu pour travailler, que diable ! Demain, tu verras. Le lendemain, ils repartaient en canot ; elle-mĂȘme le regardait avec un sourire gĂȘnĂ©, quand elle le voyait n’emporter ni toile ni couleurs ; puis, elle l’embrassait en riant, fiĂšre de sa puissance, touchĂ©e de ce continuel sacrifice qu’il lui faisait. Et c’étaient de nouvelles remontrances attendries demain, oh ! demain, elle l’attacherait plutĂŽt devant sa toile ! Claude, cependant, fit quelques tentatives de travail. Il commença une Ă©tude du coteau de Jeufosse, avec la Seine au premier plan ; mais, dans l’üle oĂč il s’était installĂ©, Christine le suivait, s’allongeait sur l’herbe prĂšs de lui, les lĂšvres entr’ouvertes, les yeux noyĂ©s au fond du bleu ; et elle Ă©tait si dĂ©sirable dans ces verdures, dans ce dĂ©sert oĂč seules passaient les voix murmurantes de l’eau, qu’il lĂąchait sa palette Ă  chaque minute, couchĂ© prĂšs d’elle, tous les deux anĂ©antis et bercĂ©s par la terre. Une autre fois, au-dessus de Bennecourt, une vieille ferme le sĂ©duisit, abritĂ©e de pommiers antiques, qui avaient grandi comme des chĂȘnes. Deux jours de suite, il y vint ; seulement, le troisiĂšme, elle l’emmena au marchĂ© de BonniĂšres, pour acheter des poules ; la journĂ©e suivante fut encore perdue, la toile avait sĂ©chĂ©, il s’impatienta Ă  la reprendre, et finalement l’abandonna. Pendant toute la saison chaude, il n’eut ainsi que des vellĂ©itĂ©s, des bouts de tableau Ă©bauchĂ©s Ă  peine, quittĂ©s au moindre prĂ©texte, sans un effort de persĂ©vĂ©rance. Sa passion de travail, cette fiĂšvre de jadis qui le mettait debout dĂšs l’aube, bataillant contre la peinture rebelle, semblait s’en ĂȘtre allĂ©e, dans une rĂ©action d’indiffĂ©rence et de paresse ; et, dĂ©licieusement, comme aprĂšs les grandes maladies, il vĂ©gĂ©tait, il goĂ»tait la joie unique de vivre par toutes les fonctions de son corps. Aujourd’hui, Christine seule existait. C’était elle qui l’enveloppait de cette haleine de flamme, oĂč s’évanouissaient ses volontĂ©s d’artiste. Depuis le baiser ardent, irrĂ©flĂ©chi, qu’elle lui avait posĂ© aux lĂšvres la premiĂšre, une femme Ă©tait nĂ©e de la jeune fille, l’amante qui se dĂ©battait chez la vierge, qui gonflait sa bouche et l’avançait, dans la carrure du menton. Elle se rĂ©vĂ©lait ce qu’elle devait ĂȘtre, malgrĂ© sa longue honnĂȘtetĂ© une chair de passion, une de ces chairs sensuelles, si troublantes, quand elles se dĂ©gagent de la pudeur oĂč elles dorment. D’un coup et sans maĂźtre, elle savait l’amour, elle y apportait l’emportement de son innocence ; et, elle ignorante jusque-lĂ , lui presque neuf encore, faisant ensemble les dĂ©couvertes de la voluptĂ©, s’exaltaient dans le ravissement de cette initiation commune. Il s’accusait de son ancien mĂ©pris fallait-il ĂȘtre sot, de dĂ©daigner en enfant des fĂ©licitĂ©s qu’on n’avait pas vĂ©cues ! DĂ©sormais, toute sa tendresse de la chair de la femme, cette tendresse dont il Ă©puisait autrefois le dĂ©sir dans ses Ɠuvres, ne le brĂ»lait plus que pour ce corps vivant, souple et tiĂšde, qui Ă©tait son bien. Il avait cru aimer les jours frisant sur les gorges de soie, les beaux tons d’ambre pĂąle qui dorent la rondeur des hanches, le modelĂ© douillet des ventres purs. Quelle illusion de rĂȘveur ! À cette heure seulement, il le tenait Ă  pleins bras, ce triomphe de possĂ©der son rĂȘve, toujours fuyant jadis sous sa main impuissante de peintre. Elle se donnait entiĂšre, il la prenait, depuis sa nuque jusqu’à ses pieds, il la serrait d’une Ă©treinte Ă  la faire sienne, Ă  l’entrer au fond de sa propre chair. Et elle, ayant tuĂ© la peinture, heureuse d’ĂȘtre sans rivale, prolongeait les noces. Au lit, le matin, c’étaient ses bras ronds, ses jambes douces qui le gardaient si tard, comme liĂ© par des chaĂźnes, dans la fatigue de leur bonheur ; en canot, lorsqu’elle ramait, il se laissait emporter sans force, ivre, rien qu’à regarder le balancement de ses reins ; sur l’herbe des Ăźles, les yeux au fond de ses yeux, il restait en extase des journĂ©es, absorbĂ© par elle, vidĂ© de son cƓur et de son sang. Et toujours, et partout, ils se possĂ©daient, avec le besoin inassouvi de se possĂ©der encore. Une des surprises de Claude Ă©tait de la voir rougir pour le moindre gros mot qui lui Ă©chappait. Les jupes rattachĂ©es, elle souriait d’un air de gĂȘne, dĂ©tournait la tĂȘte, aux allusions gaillardes. Elle n’aimait pas ça. Et, Ă  ce propos, un jour, ils se fĂąchĂšrent presque. C’était, derriĂšre leur maison, dans le petit bois de chĂȘnes, oĂč ils allaient parfois, en souvenir du baiser qu’ils y avaient Ă©changĂ© lors de leur premiĂšre visite Ă  Bennecourt. Lui, travaillĂ© d’une curiositĂ©, l’interrogeait sur sa vie de couvent. Il la tenait Ă  la taille, la chatouillait de son souffle, derriĂšre l’oreille, en tĂąchant de la confesser. Que savait-elle de l’homme, lĂ -bas ? qu’en disait-elle avec ses amies ? quelle idĂ©e se faisait-elle de ça ? — Voyons, mon mimi, conte-moi un peu
 Est-ce que tu te doutais ? Mais elle avait son rire mĂ©content, elle essayait de se dĂ©gager. — Es-tu bĂȘte ! laisse-moi donc !
 À quoi ça t’avance-t-il ? — Ça m’amuse
 Alors, tu savais ? Elle eut un geste de confusion, les joues envahies de rougeur. — Mon Dieu ! comme les autres, des choses
 Puis, en se cachant la face contre son Ă©paule — On est bien Ă©tonnĂ©e tout de mĂȘme. Il Ă©clata de rire, la serra follement, la couvrit d’une pluie de baisers. Mais, quand il crut l’avoir conquise et qu’il voulut obtenir ses confidences, ainsi que d’un camarade qui n’a rien Ă  cacher, elle s’échappa en phrases fuyantes, elle finit par bouder, muette, impĂ©nĂ©trable. Et jamais elle n’en avoua plus long, mĂȘme Ă  lui qu’elle adorait. Il y avait lĂ  ce fond que les plus franches gardent, cet Ă©veil de leur sexe dont le souvenir demeure enseveli et comme sacrĂ©. Elle Ă©tait trĂšs femme, elle se rĂ©servait, en se donnant toute. Pour la premiĂšre fois, ce jour-lĂ , Claude sentit qu’ils restaient Ă©trangers. Une impression de glace, le froid d’un autre corps, l’avait saisi. Est-ce que rien de l’un ne pouvait donc pĂ©nĂ©trer dans l’autre, quand ils s’étouffaient, entre leurs bras Ă©perdus, avides d’étreindre toujours davantage, au delĂ  mĂȘme de la possession ? Les jours passaient cependant, et ils ne souffraient point de la solitude. Aucun besoin d’une distraction, d’une visite Ă  faire ou Ă  recevoir, ne les avait encore sortis d’eux-mĂȘmes. Les heures qu’elle ne vivait pas prĂšs de lui, Ă  son cou, elle les employait en mĂ©nagĂšre bruyante, bouleversant la maison par de grands nettoyages que MĂ©lie devait exĂ©cuter sous ses yeux, ayant des fringales d’activitĂ© qui la faisaient se battre en personne contre les trois casseroles de la cuisine. Mais le jardin surtout l’occupait elle abattait des moissons de roses sur les rosiers gĂ©ants, armĂ©e d’un sĂ©cateur, les mains dĂ©chirĂ©es par les Ă©pines ; elle s’était donnĂ© une courbature Ă  vouloir cueillir les abricots, dont elle avait vendu la rĂ©colte deux cents francs aux Anglais qui battent le pays chaque annĂ©e ; et elle en tirait une vanitĂ© extraordinaire, elle rĂȘvait de vivre des produits du jardin. Lui, mordait moins Ă  la culture. Il avait mis son divan dans la vaste salle transformĂ©e en atelier, il s’y allongeait pour la regarder semer et planter, par la fenĂȘtre grande ouverte. C’était une paix absolue, la certitude qu’il ne viendrait personne, que pas un coup de sonnette ne le dĂ©rangerait, Ă  aucun moment de la journĂ©e. Il poussait si loin cette peur du dehors, qu’il Ă©vitait de passer devant l’auberge des Faucheur, dans la continuelle crainte de tomber sur une bande de camarades, dĂ©barquĂ©s de Paris. De tout l’étĂ©, pas une Ăąme ne se montra. Il rĂ©pĂ©tait chaque soir, en montant se coucher, que tout de mĂȘme c’était une rude chance. Une seule plaie secrĂšte saignait au fond de cette joie. AprĂšs la fuite de Paris, Sandoz ayant su l’adresse et ayant Ă©crit, demandant s’il pouvait aller le voir, Claude n’avait pas rĂ©pondu. Une brouille s’en Ă©tait suivie, et cette vieille amitiĂ© semblait morte. Christine s’en dĂ©solait, car elle sentait bien qu’il avait rompu pour elle. Continuellement, elle en parlait, ne voulant pas le fĂącher avec ses amis, exigeant qu’il les rappelĂąt. Mais, s’il promettait d’arranger les choses, il n’en faisait rien. C’était fini, Ă  quoi bon revenir sur le passĂ© ? Vers les derniers jours de juillet, l’argent devenant rare, il dut se rendre Ă  Paris pour vendre au pĂšre Malgras une demi-douzaine d’anciennes Ă©tudes ; et, en l’accompagnant Ă  la gare, elle lui fit jurer d’aller serrer la main Ă  Sandoz. Le soir, elle Ă©tait lĂ  de nouveau, devant la station de BonniĂšres, qui l’attendait. — Eh bien, l’as-tu vu, vous ĂȘtes-vous embrassĂ©s ? Il se mit Ă  marcher prĂšs d’elle, muet d’embarras. Puis, d’une voix sourde — Non, je n’ai pas eu le temps. Alors, elle dit, navrĂ©e, tandis que deux grosses larmes noyaient ses yeux — Tu me fais beaucoup de peine. Et, comme ils Ă©taient sous les arbres, il la baisa au visage, en pleurant lui aussi, en la suppliant de ne pas augmenter son chagrin. Est-ce qu’il pouvait changer la vie ? N’était-ce point assez dĂ©jĂ  d’ĂȘtre heureux ensemble ? Pendant ces premiers mois, ils firent une seule rencontre. C’était au-dessus de Bennecourt, en remontant du cĂŽtĂ© de la Roche-Guyon. Ils suivaient un chemin dĂ©sert et boisĂ©, un de ces dĂ©licieux chemins creux, lorsque, Ă  un dĂ©tour, ils tombĂšrent sur trois bourgeois en promenade, le pĂšre, la mĂšre et la fille. Justement, se croyant bien seuls, ils s’étaient pris Ă  la taille, en amoureux qui s’oublient derriĂšre les haies elle, ployĂ©e, abandonnait ses lĂšvres ; lui, rieur, avançait les siennes ; et la surprise fut si vive, qu’ils ne se dĂ©rangĂšrent point, toujours liĂ©s d’une Ă©treinte, marchant du mĂȘme pas ralenti. Saisie, la famille restait collĂ©e contre un des talus, le pĂšre gros et apoplectique, la mĂšre d’une maigreur de couteau, la fille rĂ©duite Ă  rien, dĂ©plumĂ©e comme un oiseau malade, tous les trois laids et pauvres du sang viciĂ© de leur race. Ils Ă©taient une honte, en pleine vie de la terre, sous le grand soleil. Et, soudain, la triste enfant qui regardait passer l’amour avec des yeux stupĂ©faits fut poussĂ©e par son pĂšre, emmenĂ©e par sa mĂšre, hors d’eux, exaspĂ©rĂ©s de ce baiser libre, demandant s’il n’y avait donc plus de police dans nos campagnes ; tandis que, toujours sans hĂąte, les deux amoureux s’en allaient triomphants, dans leur gloire. Claude pourtant s’interrogeait, la mĂ©moire hĂ©sitante. OĂč diable avait-il vu ces tĂȘtes-lĂ , cette dĂ©chĂ©ance bourgeoise, ces faces dĂ©primĂ©es et tassĂ©es, qui suaient les millions gagnĂ©s sur le pauvre monde ? C’était assurĂ©ment dans une circonstance grave de sa vie. Et il se souvint, il reconnut les Margaillan, cet entrepreneur que Dubuche promenait au Salon des RefusĂ©s, et qui avait ri devant son tableau, d’un rire tonnant d’imbĂ©cile. Deux cents pas plus loin, comme il dĂ©bouchait avec Christine du chemin creux, et qu’ils se trouvaient en face d’une vaste propriĂ©tĂ©, une grande bĂątisse blanche entourĂ©e de beaux arbres, ils apprirent d’une vieille paysanne que la RichaudiĂšre, comme on la nommait, appartenait aux Margaillan depuis trois annĂ©es. Ils l’avaient payĂ©e quinze cent mille francs et ils venaient d’y faire des embellissements pour plus d’un million. — VoilĂ  un coin du pays oĂč l’on ne nous reprendra guĂšre, dit Claude en redescendant vers Bennecourt. Ils gĂątent le paysage, ces monstres ! Mais, dĂšs le milieu d’aoĂ»t, un gros Ă©vĂ©nement changea leur vie Christine Ă©tait enceinte, et elle ne s’en apercevait qu’au troisiĂšme mois, dans son insouciance d’amoureuse. Ce fut d’abord une stupeur pour elle et pour lui, jamais ils n’avaient songĂ© que cela pĂ»t arriver. Puis, ils se raisonnĂšrent, sans joie pourtant, lui troublĂ© de ce petit ĂȘtre qui allait venir compliquer l’existence, elle saisie d’une angoisse qu’elle ne s’expliquait pas, comme si elle eĂ»t craint que cet accident-lĂ  ne fĂ»t la fin de leur grand amour. Elle pleura longtemps Ă  son cou, il tĂąchait vainement de la consoler, Ă©tranglĂ© de la mĂȘme tristesse sans nom. Plus tard, quand ils se furent habituĂ©s, ils s’attendrirent sur le pauvre petit, qu’ils avaient fait sans le vouloir, le jour tragique oĂč elle s’était livrĂ©e Ă  lui, dans les larmes, sous le crĂ©puscule navrĂ© qui noyait l’atelier les dates y Ă©taient, ce serait l’enfant de la souffrance et de la pitiĂ©, souffletĂ© Ă  sa conception du rire bĂȘte des foules. Et, dĂšs lors, comme ils n’étaient pas mĂ©chants, ils l’attendirent, le souhaitĂšrent mĂȘme, s’occupant dĂ©jĂ  de lui et prĂ©parant tout pour sa venue. L’hiver eut des froids terribles, Christine fut retenue par un gros rhume dans la maison mal close, qu’on ne parvenait pas Ă  chauffer. Sa grossesse lui causait de frĂ©quents malaises, elle restait accroupie, devant le feu, elle Ă©tait obligĂ©e de se fĂącher, pour que Claude sortĂźt sans elle, fĂźt de longues marches sur la terre gelĂ©e et sonore des routes. Et lui, pendant ces promenades, en se retrouvant seul aprĂšs des mois de continuelle existence Ă  deux, s’étonnait de la façon dont avait tournĂ© sa vie, en dehors de sa volontĂ©. Jamais il n’avait voulu ce mĂ©nage, mĂȘme avec elle ; il en aurait eu l’horreur, si on l’avait consultĂ© ; et ça s’était fait cependant, et ça n’était plus Ă  dĂ©faire ; car, sans parler de l’enfant, il Ă©tait de ceux qui n’ont point le courage de rompre. Évidemment, cette destinĂ©e l’attendait, il devait s’en tenir Ă  la premiĂšre qui n’aurait pas honte de lui. La terre dure sonnait sous ses galoches, le vent glacial figeait sa rĂȘverie, attardĂ©e Ă  des pensĂ©es vagues, Ă  sa chance d’ĂȘtre tombĂ© du moins sur une fille honnĂȘte, Ă  tout ce qu’il aurait souffert de cruel et de sale, s’il s’était mis avec un modĂšle, las de rouler les ateliers ; et il Ă©tait repris de tendresse, il se hĂątait de rentrer pour serrer Christine de ses deux bras tremblants, comme s’il avait failli la perdre, dĂ©concertĂ© seulement lorsqu’elle se dĂ©gageait, en poussant un cri de douleur. — Oh ! pas si fort ! tu me fais du mal ! Elle portait les mains Ă  son ventre, et lui regardait ce ventre, toujours avec la mĂȘme surprise anxieuse. L’accouchement eut lieu vers le milieu de fĂ©vrier. Une sage-femme Ă©tait venue de Vernon, tout marcha trĂšs bien la mĂšre fut sur pied au bout de trois semaines, l’enfant, un garçon, trĂšs fort, tĂ©tait si goulĂ»ment, qu’elle devait se lever jusqu’à cinq fois la nuit, pour l’empĂȘcher de crier et de rĂ©veiller son pĂšre. DĂšs lors, le petit ĂȘtre rĂ©volutionna la maison, car elle, si active mĂ©nagĂšre, se montra nourrice trĂšs maladroite. La maternitĂ© ne poussait pas en elle, malgrĂ© son bon cƓur et ses dĂ©solations au moindre bobo ; elle se lassait, se rebutait tout de suite, appelait MĂ©lie, qui aggravait les embarras par sa stupiditĂ© bĂ©ante ; et il fallait que le pĂšre accourĂ»t l’aider, plus gĂȘnĂ© encore que les deux femmes. Son ancien malaise Ă  coudre, son inaptitude aux travaux de son sexe, reparaissait dans les soins que rĂ©clamait l’enfant. Il fut assez mal tenu, il s’éleva un peu Ă  l’aventure, au travers du jardin et des piĂšces laissĂ©es en dĂ©sordre de dĂ©sespoir, encombrĂ©es de langes, de jouets cassĂ©s, de l’ordure et du massacre d’un petit monsieur qui fait ses dents. Et, quand les choses se gĂątaient par trop, elle ne savait que se jeter aux bras de son cher amour c’était son refuge, cette poitrine de l’homme qu’elle aimait, l’unique source de l’oubli et du bonheur. Elle n’était qu’amante, elle aurait donnĂ© vingt fois le fils pour l’époux. Une ardeur mĂȘme l’avait reprise aprĂšs la dĂ©livrance, une sĂšve remontante d’amoureuse qui se retrouve, avec sa taille libre, sa beautĂ© refleurie. Jamais sa chair de passion ne s’était offerte dans un tel frisson de dĂ©sir. Ce fut l’époque cependant oĂč Claude se remit un peu Ă  peindre. L’hiver finissait, il ne savait Ă  quoi employer les gaies matinĂ©es de soleil, depuis que Christine ne pouvait sortir avant midi, Ă  cause de Jacques, le gamin qu’ils avaient nommĂ© ainsi, du nom de son grand-pĂšre maternel, en nĂ©gligeant du reste de le faire baptiser. Il travailla dans le jardin, d’abord par dĂ©sƓuvrement, fit une pochade de l’allĂ©e d’abricotiers, Ă©baucha les rosiers gĂ©ants, composa des natures mortes, quatre pommes, une bouteille et un pot de grĂšs, sur une serviette. C’était pour se distraire. Puis, il s’échauffa, l’idĂ©e de peindre une figure habillĂ©e en plein soleil, finit par le hanter ; et, dĂšs ce moment, sa femme fut sa victime, d’ailleurs complaisante, heureuse de lui faire un plaisir, sans comprendre encore quelle rivale terrible elle se donnait. Il la peignit Ă  vingt reprises, vĂȘtue de blanc, vĂȘtue de rouge au milieu des verdures, debout ou marchant, Ă  demi allongĂ©e sur l’herbe, coiffĂ©e d’un grand chapeau de campagne, tĂȘte nue sous une ombrelle, dont la soie cerise baignait sa face d’une lumiĂšre rose. Jamais il ne se contentait pleinement, il grattait les toiles au bout de deux ou trois sĂ©ances, recommençait tout de suite, s’entĂȘtant au mĂȘme sujet. Quelques Ă©tudes, incomplĂštes, mais d’une notation charmante dans la vigueur de leur facture, furent sauvĂ©es du couteau Ă  palette et pendues aux murs de la salle Ă  manger. Et, aprĂšs Christine, ce fut Jacques qui dut poser. On le mettait nu comme un petit saint Jean, on le couchait, par les journĂ©es chaudes, sur une couverture ; et il ne fallait plus qu’il bougeĂąt. Mais c’était le diable. ÉgayĂ©, chatouillĂ© par le soleil, il riait et gigotait, ses petits pieds roses en l’air, se roulant, culbutant, le derriĂšre par-dessus la tĂȘte. Le pĂšre, aprĂšs avoir ri, se fĂąchait, jurait contre ce sacrĂ© mioche qui ne pouvait pas ĂȘtre sĂ©rieux une minute. Est-ce qu’on plaisantait avec la peinture ? Alors, la mĂšre, Ă  son tour, faisait les gros yeux, maintenait le petit pour que le peintre attrapĂąt au vol le dessin d’un bras ou d’une jambe. Pendant des semaines, il s’obstina, tellement les tons si jolis de cette chair d’enfance le tentaient. Il ne le couvait plus que de ses yeux d’artiste, comme un motif Ă  chef-d’Ɠuvre, clignant les paupiĂšres, rĂȘvant le tableau. Et il recommençait l’expĂ©rience, il le guettait des jours entiers, exaspĂ©rĂ© que ce polisson-lĂ  ne voulĂ»t pas dormir, aux heures oĂč l’on aurait pu le peindre. Un jour que Jacques sanglotait, en refusant de tenir la pose, Christine dit doucement — Mon ami, tu le fatigues, ce pauvre mignon. Alors, Claude s’emporta, plein de remords. — Tiens ! c’est vrai, je suis stupide, avec ma peinture !
 Les enfants, ce n’est pas fait pour ça. Le printemps et l’étĂ© se passĂšrent encore, dans une grande douceur. On sortait moins, on avait presque dĂ©laissĂ© le canot, qui achevait de se pourrir contre la berge ; car c’était toute une histoire que d’emmener le petit dans les Ăźles. Mais on descendait souvent Ă  pas ralentis le long de la Seine, sans jamais s’écarter Ă  plus d’un kilomĂštre. Lui, fatiguĂ© des Ă©ternels motifs du jardin, tentait maintenant des Ă©tudes au bord de l’eau ; et, ces jours-lĂ , elle allait le chercher avec l’enfant, s’asseyait pour le regarder peindre, en attendant de rentrer languissamment tous les trois, sous la cendre fine du crĂ©puscule. Un aprĂšs-midi, il fut surpris de la voir apporter son ancien album de jeune fille. Elle en plaisanta, elle expliqua que ça rĂ©veillait des choses en elle, d’ĂȘtre lĂ , derriĂšre lui. Sa voix tremblait un peu, la vĂ©ritĂ© Ă©tait qu’elle Ă©prouvait le besoin de se mettre de moitiĂ© dans sa besogne, depuis que cette besogne le lui enlevait davantage chaque jour. Elle dessina, risqua deux ou trois aquarelles, d’une main soigneuse de pensionnaire. Puis, dĂ©couragĂ©e par ses sourires, sentant bien que la communion ne se faisait pas sur ce terrain, elle lĂącha de nouveau son album, en le forçant Ă  promettre qu’il lui donnerait des leçons de peinture, plus tard, quand il aurait le temps. D’ailleurs, elle trouvait trĂšs jolies ses derniĂšres toiles. AprĂšs cette annĂ©e de repos en pleine campagne, en pleine lumiĂšre, il peignait avec une vision nouvelle, comme Ă©claircie, d’une gaietĂ© de tons chantante. Jamais encore il n’avait eu cette science des reflets, cette sensation si juste des ĂȘtres et des choses, baignant dans la clartĂ© diffuse. Et, dĂ©sormais, elle aurait dĂ©clarĂ© cela absolument bien, gagnĂ©e par ce rĂ©gal de couleurs, s’il avait voulu finir davantage, et si elle n’était restĂ©e interdite parfois, devant un terrain lilas ou devant un arbre bleu, qui dĂ©routaient toutes ses idĂ©es arrĂȘtĂ©es de coloration. Un jour qu’elle osait se permettre une critique, prĂ©cisĂ©ment Ă  cause d’un peuplier lavĂ© d’azur, il lui avait fait constater, sur la nature mĂȘme, ce bleuissement dĂ©licat des feuilles. C’était vrai pourtant, l’arbre Ă©tait bleu ; mais, au fond, elle ne se rendait pas, condamnait la rĂ©alitĂ© il ne pouvait y avoir des arbres bleus dans la nature. Elle ne parla plus que gravement des Ă©tudes qu’il accrochait aux murs de la salle. L’art rentrait dans leur vie, et elle en demeurait toute songeuse. Quand elle le voyait partir avec son sac, sa pique et son parasol, il lui arrivait de se pendre d’un Ă©lan Ă  son cou. — Tu m’aimes, dis ? — Es-tu bĂȘte ! pourquoi veux-tu que je ne t’aime pas ? — Alors, embrasse-moi comme tu m’aimes, bien fort, bien fort ! Puis, l’accompagnant jusque sur la route — Et travaille, tu sais que je ne t’ai jamais empĂȘchĂ© de travailler
 Va, va, je suis contente, lorsque tu travailles. Une inquiĂ©tude parut s’emparer de Claude, lorsque l’automne de cette seconde annĂ©e fit jaunir les feuilles et ramena les premiers froids. La saison fut justement abominable, quinze jours de pluies torrentielles le retinrent oisif Ă  la maison ; ensuite, des brouillards vinrent Ă  chaque instant contrarier ses sĂ©ances. Il restait assombri devant le feu, il ne parlait jamais de Paris, mais la ville se dressait lĂ -bas, Ă  l’horizon, la ville d’hiver avec son gaz qui flambait dĂšs cinq heures, ses rĂ©unions d’amis se fouettant d’émulation, sa vie de production ardente que mĂȘme les glaces de dĂ©cembre ne ralentissaient pas. En un mois, il s’y rendit Ă  trois reprises, sous le prĂ©texte de voir Malgras, auquel il avait encore vendu quelques petites toiles. Maintenant, il n’évitait plus de passer devant l’auberge des Faucheur, il se laissait mĂȘme arrĂȘter par le Poirette, acceptait un verre de vin blanc ; et ses regards fouillaient la salle, comme s’il eĂ»t cherchĂ©, malgrĂ© la saison, des camarades d’autrefois, tombĂ©s lĂ  du matin. Il s’attardait, dans l’attente ; puis, dĂ©sespĂ©rĂ© de solitude, il rentrait, Ă©touffant de tout ce qui bouillonnait en lui, malade de n’avoir personne pour crier ce dont Ă©clatait son crĂąne. L’hiver s’écoula pourtant, et Claude eut la consolation de peindre quelques beaux effets de neige. Une troisiĂšme annĂ©e commençait, lorsque, dans les derniers jours de mai, une rencontre inattendue l’émotionna. Il Ă©tait, ce matin-lĂ , montĂ© sur le plateau, pour chercher un motif, les bords de la Seine ayant fini par le lasser ; et il resta stupide, au dĂ©tour d’un chemin, devant Dubuche qui s’avançait entre deux haies de sureau, coiffĂ© d’un chapeau noir, pincĂ© correctement dans sa redingote. — Comment ! c’est toi ! L’architecte bĂ©gaya de contrariĂ©tĂ©. — Oui, je vais faire une visite
 Hein ? c’est joliment bĂȘte, Ă  la campagne ! Mais, que veux-tu ? on est forcĂ© Ă  des mĂ©nagements
 Et toi, tu habites par ici ? Je le savais
 C’est-Ă -dire, non ! on m’avait bien appris quelque chose comme ça, mais je croyais que c’était de l’autre cĂŽtĂ©, plus loin. Claude, trĂšs remuĂ©, le tira d’embarras. — Bon, bon, mon vieux, tu n’as pas Ă  t’excuser, c’est moi le plus coupable
 Ah ! qu’il y a donc longtemps qu’on ne s’est vus ! Si je te disais le coup que j’ai reçu au cƓur, quand ton nez a dĂ©bouchĂ© des feuilles ! Alors, il lui prit le bras, il l’accompagna en ricanant de plaisir ; et l’autre, dans la continuelle prĂ©occupation de sa fortune, qui le faisait parler de lui sans cesse, se mit tout de suite Ă  causer de son avenir. Il venait de passer Ă©lĂšve de premiĂšre classe Ă  l’École, aprĂšs avoir dĂ©crochĂ© avec une peine infinie les mentions rĂ©glementaires. Mais ce succĂšs le laissait perplexe. Ses parents ne lui envoyaient plus un sou, pleurant misĂšre, pour qu’il les soutĂźnt Ă  son tour ; il avait renoncĂ© au prix de Rome, certain d’ĂȘtre battu, pressĂ© de gagner sa vie ; et il Ă©tait las dĂ©jĂ , Ă©cƓurĂ© de faire la place, de gagner un franc vingt-cinq de l’heure chez des architectes ignorants, qui le traitaient en manƓuvre. Quelle route choisir ? oĂč prendre le plus court chemin ? Il quitterait l’École, il aurait un bon coup d’épaule de son patron, le puissant DequersonniĂšre, dont il Ă©tait aimĂ© pour sa docilitĂ© d’élĂšve piocheur. Seulement, que de peine encore, que d’inconnu devant lui ! Et il se plaignait avec amertume de ces Écoles du gouvernement, oĂč l’on trimait tant d’annĂ©es, et qui n’assuraient mĂȘme pas une position Ă  tous ceux qu’elles jetaient sur le pavĂ©. Brusquement, il s’arrĂȘta au milieu du sentier. Les haies de sureau dĂ©bouchaient en plaine rase, et la RichaudiĂšre apparaissait, au milieu de ses grands arbres. — Tiens ! c’est vrai, s’écria Claude, je n’avais pas compris
 Tu vas dans cette baraque. Ah ! les magots, ont-ils de sales tĂȘtes ! Dubuche, l’air vexĂ© de ce cri d’artiste, protesta d’un air gourmĂ©. — N’empĂȘche que le pĂšre Margaillan, tout crĂ©tin qu’il te semble, est un fier homme dans sa partie. Il faut le voir sur ses chantiers, au milieu de ses bĂątisses une activitĂ© du diable, un sens Ă©tonnant de la bonne administration, un flair merveilleux des rues Ă  construire et des matĂ©riaux Ă  acheter. Du reste, on ne gagne pas des millions sans ĂȘtre un monsieur
 Et puis, pour ce que je veux faire de lui, moi ! Je serais bien bĂȘte de n’ĂȘtre pas poli Ă  l’égard d’un homme qui peut m’ĂȘtre utile. Tout en parlant, il barrait l’étroit chemin, il empĂȘchait son ami d’avancer, sans doute par crainte d’ĂȘtre compromis, si on les voyait ensemble, et pour lui faire entendre qu’ils devaient se sĂ©parer lĂ . Claude allait l’interroger sur les camarades de Paris ; mais il se tut. Pas un mot de Christine ne fut mĂȘme prononcĂ©. Et il se rĂ©signait Ă  le quitter, il tendait la main, lorsque cette question sortit malgrĂ© lui de ses lĂšvres tremblantes — Sandoz va bien ? — Oui, pas mal. Je le vois rarement
 Il m’a encore parlĂ© de toi, le mois dernier. Il est toujours dĂ©solĂ© que tu nous aies mis Ă  la porte. — Mais je ne vous ai pas mis Ă  la porte ! cria Claude hors de lui ; mais, je vous en supplie, venez me voir ! Je serais si heureux ! — Alors, c’est ça, nous viendrons. Je lui dirai de venir, parole d’honneur !
 Adieu, adieu, mon vieux. Je suis pressĂ©. Et Dubuche s’en alla vers la RichaudiĂšre, et Claude le regarda qui se rapetissait au milieu des cultures, avec la soie luisante de son chapeau et la tache noire de sa redingote. Il rentra lentement, le cƓur gros d’une tristesse sans cause. Il ne dit rien Ă  sa femme de cette rencontre. Huit jours plus tard, Christine Ă©tait allĂ©e chez les Faucheur acheter une livre de vermicelle, et elle s’attardait au retour, elle causait avec une voisine, son enfant au bras, lorsqu’un monsieur, qui descendait du bac, s’approcha et lui demanda — Monsieur Claude Lantier ? c’est par ici, n’est-ce pas ? Elle resta saisie, elle rĂ©pondit simplement — Oui, monsieur. Si vous voulez bien me suivre
 Pendant une centaine de mĂštres, ils marchĂšrent cĂŽte Ă  cĂŽte. L’étranger, qui semblait la connaĂźtre, l’avait regardĂ©e avec un bon sourire ; mais, comme elle hĂątait le pas, cachant son trouble sous un air grave, il se taisait. Elle ouvrit la porte, elle l’introduisit dans la salle, en disant — Claude, une visite pour toi. Il y eut une grande exclamation, les deux hommes Ă©taient dĂ©jĂ  dans les bras l’un de l’autre. — Ah ! mon vieux Pierre, ah ! que tu es gentil d’ĂȘtre venu !
 Et Dubuche ? — Au dernier moment, une affaire l’a retenu, et il m’a envoyĂ© une dĂ©pĂȘche pour que je parte sans lui. — Bon ! je m’y attendais un peu
 Mais te voilĂ , toi ! Ah ! tonnerre de Dieu, que je suis content ! Et, se tournant vers Christine, qui souriait, gagnĂ©e par la joie — C’est vrai, je ne t’ai pas contĂ©. J’ai rencontrĂ© l’autre jour Dubuche, qui se rendait lĂ -haut, Ă  la propriĂ©tĂ© de ces monstres
 Mais il s’interrompit de nouveau, pour crier avec un geste fou — Je perds la tĂȘte, dĂ©cidĂ©ment ! Vous ne vous ĂȘtes jamais parlĂ©, et je vous laisse lĂ .. ! Ma chĂ©rie, tu vois ce monsieur c’est mon vieux camarade Pierre Sandoz, que j’aime comme un frĂšre
 Et toi, mon brave, je te prĂ©sente ma femme. Et vous allez vous embrasser tous les deux ! Christine se mit Ă  rire franchement, et elle tendit la joue, de grand cƓur. Tout de suite, Sandoz lui avait plu, avec sa bonhomie, sa solide amitiĂ©, l’air de sympathie paternelle dont il la regardait. Une Ă©motion mouilla ses yeux, lorsqu’il lui retint les mains entre les siennes, en disant — Vous ĂȘtes bien gentille d’aimer Claude, et il faut vous aimer toujours, car c’est encore ce qu’il y a de meilleur. Puis, se penchant pour baiser le petit, qu’elle avait au bras — Alors, en voilĂ  dĂ©jĂ  un ? Le peintre eut un geste vague d’excuse. — Que veux-tu ? ça pousse sans qu’on y songe ! Claude garda Sandoz dans la salle, pendant que Christine rĂ©volutionnait la maison pour le dĂ©jeuner. En deux mots, il lui conta leur histoire, qui elle Ă©tait, comment il l’avait connue, quelles circonstances les avaient fait se mettre en mĂ©nage ; et il parut s’étonner, lorsque son ami voulut savoir pourquoi ils ne se mariaient pas. Mon Dieu ! pourquoi ? parce qu’ils n’en avaient mĂȘme jamais causĂ©, parce qu’elle ne semblait pas y tenir, et qu’ils n’en seraient certainement ni plus ni moins heureux. Enfin, c’était une chose sans consĂ©quence. — Bon ! dit l’autre. Moi, ça ne me gĂȘne point
 Tu l’as eue honnĂȘte, tu devrais l’épouser. — Mais quand elle voudra, mon vieux ! Bien sĂ»r que je ne songe pas Ă  la planter lĂ , avec un enfant. Ensuite, Sandoz s’émerveilla des Ă©tudes pendues aux murs. Ah ! le gaillard avait joliment employĂ© son temps ! Quelle justesse de ton, quel coup de vrai soleil ! Et Claude, qui l’écoutait, ravi, avec des rires d’orgueil, allait le questionner sur les camarades, sur ce qu’ils faisaient tous, lorsque Christine rentra, en criant — Venez vite, les Ɠufs sont sur la table. On dĂ©jeuna dans la cuisine, un dĂ©jeuner extraordinaire, une friture de goujons aprĂšs les Ɠufs Ă  la coque, puis le bouilli de la veille assaisonnĂ© en salade, avec des pommes de terre et un hareng saur. C’était dĂ©licieux, l’odeur forte et appĂ©tissante du hareng que MĂ©lie avait culbutĂ© sur la braise, la chanson du cafĂ© qui passait goutte Ă  goutte dans le filtre, au coin du fourneau. Et, quand le dessert parut, des fraises cueillies Ă  l’instant, un fromage qui sortait de la laiterie d’une voisine, on causa sans fin, les coudes carrĂ©ment sur la table. À Paris ? mon Dieu ! Ă  Paris, les camarades ne faisaient rien de bien neuf. Pourtant, dame ! ils jouaient des coudes, ils se poussaient Ă  qui se caserait le premier. Naturellement, les absents avaient tort, il Ă©tait bon d’y ĂȘtre, lorsqu’on ne voulait pas se laisser trop oublier. Mais est-ce que le talent n’était pas le talent ? est-ce qu’on n’arrivait pas toujours, lorsqu’on en avait la volontĂ© et la force ? Ah ! oui, c’était le rĂȘve, vivre Ă  la campagne, y entasser des chefs-d’Ɠuvre, puis un beau jour Ă©craser Paris, en ouvrant ses malles ! Le soir, lorsque Claude accompagna Sandoz Ă  la gare, ce dernier lui dit — À propos, je comptais te faire une confidence
 Je crois que je vais me marier. Du coup, le peintre Ă©clata de rire. — Ah ! farceur, je comprends pourquoi tu me sermonnais ce matin ! En attendant le train, ils causĂšrent encore. Sandoz expliqua ses idĂ©es sur le mariage, qu’il considĂ©rait bourgeoisement comme la condition mĂȘme du bon travail, de la besogne rĂ©glĂ©e et solide, pour les grands producteurs modernes. La femme dĂ©vastatrice, la femme qui tue l’artiste, lui broie le cƓur et lui mange le cerveau, Ă©tait une idĂ©e romantique contre laquelle les faits protestaient. Lui, d’ailleurs, avait le besoin d’une affection gardienne de sa tranquillitĂ©, d’un intĂ©rieur de tendresse oĂč il pĂ»t se cloĂźtrer, afin de consacrer sa vie entiĂšre Ă  l’Ɠuvre Ă©norme dont il promenait le rĂȘve. Et il ajoutait que tout dĂ©pendait du choix, il croyait avoir trouvĂ© celle qu’il cherchait, une orpheline, la simple fille de petits commerçants sans un sou, mais belle, intelligente. Depuis six mois, aprĂšs avoir donnĂ© sa dĂ©mission d’employĂ©, il s’était lancĂ© dans le journalisme, oĂč il gagnait plus largement sa vie. Il venait d’installer sa mĂšre dans une petite maison des Batignolles, il y voulait l’existence Ă  trois, deux femmes pour l’aimer, et lui des reins assez forts pour nourrir tout son monde. — Marie-toi, mon vieux, dit Claude. On doit faire ce que l’on sent
 Et adieu, voici ton train. N’oublie pas ta promesse de revenir nous voir. Sandoz revint trĂšs souvent. Il tombait au hasard, quand son journal le lui permettait, libre encore, ne devant se mettre en mĂ©nage qu’à l’automne. C’étaient des journĂ©es heureuses, des aprĂšs-midi entiers de confidences, les anciennes volontĂ©s de gloire reprises en commun. Un jour, seul avec Claude, dans une Ăźle, Ă©tendus cĂŽte Ă  cĂŽte, les yeux perdus au ciel, il lui conta sa vaste ambition, il se confessa tout haut. — Le journal, vois-tu, ce n’est qu’un terrain de combat. Il faut vivre et il faut se battre pour vivre
 Puis, cette gueuse de presse, malgrĂ© les dĂ©goĂ»ts du mĂ©tier, est une sacrĂ©e puissance, une arme invincible aux mains d’un gaillard convaincu
 Mais, si je suis forcĂ© de m’en servir, je n’y vieillirai pas, ah ! non ! Et je tiens mon affaire, oui, je tiens ce que je cherchais, une machine Ă  crever de travail, quelque chose oĂč je vais m’engloutir pour n’en pas ressortir peut-ĂȘtre. Un silence tomba des feuillages immobiles dans la grosse chaleur. Il reprit d’une voix ralentie, en phrases sans suite — Hein ? Ă©tudier l’homme tel qu’il est, non plus leur pantin mĂ©taphysique, mais l’homme physiologique, dĂ©terminĂ© par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes
 N’est-ce pas une farce que cette Ă©tude continue et exclusive de la fonction du cerveau, sous le prĂ©texte que le cerveau est l’organe noble ?
 La pensĂ©e, la pensĂ©e, eh ! tonnerre de Dieu ! la pensĂ©e est le produit du corps entier. Faites donc penser un cerveau tout seul, voyez donc ce que devient la noblesse du cerveau, quand le ventre est malade !
 Non ! c’est imbĂ©cile, la philosophie n’y est plus, la science n’y est plus, nous sommes des positivistes, des Ă©volutionnistes, et nous garderions le mannequin littĂ©raire des temps classiques, et nous continuerions Ă  dĂ©vider les cheveux emmĂȘlĂ©s de la raison pure ! Qui dit psychologue dit traĂźtre Ă  la vĂ©ritĂ©. D’ailleurs, physiologie, psychologie, cela ne signifie rien l’une a pĂ©nĂ©trĂ© l’autre, toutes deux ne sont qu’une aujourd’hui, le mĂ©canisme de l’homme aboutissant Ă  la somme totale de ses fonctions
 Ah ! la formule est lĂ , notre rĂ©volution moderne n’a pas d’autre base, c’est la mort fatale de l’antique sociĂ©tĂ©, c’est la naissance d’une sociĂ©tĂ© nouvelle, et c’est nĂ©cessairement la poussĂ©e d’un nouvel art, dans ce nouveau terrain
 Oui, on verra, on verra la littĂ©rature qui va germer pour le prochain siĂšcle de science et de dĂ©mocratie ! Son cri monta, se perdit au fond du ciel immense. Pas un souffle ne passait, il n’y avait, le long des saules, que le glissement muet de la riviĂšre. Et il se tourna brusquement vers son compagnon, il lui dit dans la face — Alors, j’ai trouvĂ© ce qu’il me fallait, Ă  moi. Oh ! pas grand’chose, un petit coin seulement, ce qui suffit pour une vie humaine, mĂȘme quand on a des ambitions trop vastes
 Je vais prendre une famille, et j’en Ă©tudierai les membres, un Ă  un, d’oĂč ils viennent, oĂč ils vont, comment ils rĂ©agissent les uns sur les autres ; enfin, une humanitĂ© en petit, la façon dont l’humanitĂ© pousse et se comporte
 D’autre part, je mettrai mes bonshommes dans une pĂ©riode historique dĂ©terminĂ©e, ce qui me donnera le milieu et les circonstances, un morceau d’histoire
 Hein ? tu comprends, une sĂ©rie de bouquins, quinze, vingt bouquins, des Ă©pisodes qui se tiendront, tout en ayant chacun son cadre Ă  part, une suite de romans Ă  me bĂątir une maison pour mes vieux jours, s’ils ne m’écrasent pas ! Il retomba sur le dos, il Ă©largit les bras dans l’herbe, parut vouloir entrer dans la terre, riant, plaisantant. — Ah ! bonne terre, prends-moi, toi qui es la mĂšre commune, l’unique source de la vie ! toi l’éternelle, l’immortelle, oĂč circule l’ñme du monde, cette sĂšve Ă©pandue jusque dans les pierres, et qui fait des arbres nos grands frĂšres immobiles !
 Oui, je veux me perdre en toi, c’est toi que je sens lĂ , sous mes membres, m’étreignant et m’enflammant, c’est toi seule qui seras dans mon Ɠuvre comme la force premiĂšre, le moyen et le but, l’arche immense, oĂč toutes les choses s’animent du souffle de tous les ĂȘtres ! Mais, commencĂ©e en blague, avec l’enflure de son emphase lyrique, cette invocation s’acheva en un cri de conviction ardente, que faisait trembler une Ă©motion profonde de poĂšte ; et ses yeux se mouillĂšrent ; et, pour cacher cet attendrissement, il ajouta d’une voix brutale, avec un vaste geste qui embrassait l’horizon — Est-ce bĂȘte, une Ăąme Ă  chacun de nous, quand il y a cette grande Ăąme ! Claude n’avait pas bougĂ©, disparu au fond de l’herbe. AprĂšs un nouveau silence, il conclut — Ça y est, mon vieux ! crĂšve-les tous !
 Mais tu vas te faire assommer. — Oh ! dit Sandoz qui se leva et s’étira, j’ai les os trop durs. Ils se casseront les poignets
 Rentrons, je ne veux pas manquer le train. Christine s’était prise pour lui d’une vive amitiĂ©, en le voyant droit et robuste dans la vie ; et elle osa enfin lui demander un service, celui d’ĂȘtre le parrain de Jacques. Sans doute, elle ne mettait plus les pieds Ă  l’église ; mais Ă  quoi bon laisser ce gamin en dehors de l’usage ? Puis, ce qui surtout la dĂ©cidait, c’était de lui donner un soutien, ce parrain qu’elle sentait si pondĂ©rĂ©, si raisonnable, dans les Ă©clats de sa force. Claude s’étonna, consentit avec un haussement d’épaules. Et le baptĂȘme eut lieu, on trouva une marraine, la fille d’une voisine. Ce fut une fĂȘte, on mangea un homard, apportĂ© de Paris. Justement, ce jour-lĂ , comme on se sĂ©parait, Christine prit Sandoz Ă  part, et lui dit, d’une voix suppliante — Revenez bientĂŽt, n’est-ce pas ? Il s’ennuie. Claude, en effet, tombait dans des tristesses noires. Il abandonnait ses Ă©tudes, sortait seul, rĂŽdait malgrĂ© lui devant l’auberge des Faucheur, Ă  l’endroit oĂč le bac abordait, comme s’il eĂ»t toujours comptĂ© voir Paris dĂ©barquer. Paris le hantait, il y allait chaque mois, en revenait dĂ©solĂ©, incapable de travail. L’automne arriva, puis l’hiver, un hiver humide, trempĂ© de boue ; et il le passa dans un engourdissement maussade, amer pour Sandoz lui-mĂȘme, qui, mariĂ© d’octobre, ne pouvait plus faire si souvent le voyage de Bennecourt. Il ne semblait s’éveiller qu’à chacune de ces visites, il en gardait une excitation pendant une semaine, ne tarissait pas en paroles fiĂ©vreuses, sur les nouvelles de lĂ -bas. Lui, qui, auparavant, cachait son regret de Paris, Ă©tourdissait maintenant Christine, l’entretenait du matin au soir, Ă  propos d’affaires qu’elle ignorait et de gens qu’elle n’avait jamais vus. C’était, au coin du feu, lorsque Jacques dormait, des commentaires sans fin. Il se passionnait, et il fallait encore qu’elle donnĂąt son opinion, qu’elle se prononçùt dans les histoires. Est-ce que GagniĂšre n’était pas idiot, Ă  s’abrutir avec sa musique, lui qui aurait pu avoir un talent si consciencieux de paysagiste ? Maintenant, disait-on, il prenait chez une demoiselle des leçons de piano, Ă  son Ăąge ! Hein ? qu’en pensait-elle ? une vraie toquade ! Et Jory qui cherchait Ă  se remettre avec Irma BĂ©cot, depuis que celle-ci avait un petit hĂŽtel, rue de Moscou ! Elle les connaissait, ces deux-lĂ , deux bonnes rosses qui faisaient la paire, n’est-ce pas ? Mais le malin des malins, c’était Fagerolles, auquel il flanquerait ses quatre vĂ©ritĂ©s, quand il le verrait. Comment ! ce lĂącheur venait de concourir pour le prix de Rome, qu’il avait ratĂ©, du reste ! Un gaillard qui blaguait l’École, qui parlait de tout dĂ©molir ! Ah ! dĂ©cidĂ©ment, la dĂ©mangeaison du succĂšs, le besoin de passer sur le ventre des camarades et d’ĂȘtre saluĂ© par des crĂ©tins, poussait Ă  faire de bien grandes saletĂ©s. Voyons, elle ne le dĂ©fendait pas, peut-ĂȘtre ? elle n’était pas assez bourgeoise pour le dĂ©fendre ? Et, quand elle avait dit comme lui, il retombait toujours avec de grands rires nerveux sur la mĂȘme histoire, qu’il trouvait d’un comique extraordinaire l’histoire de Mahoudeau et de ChaĂźne, qui avaient tuĂ© le petit Jabouille, le mari de Mathilde, la terrible herboriste oui ! tuĂ©, un soir que ce cocu phtisique avait eu une syncope, et que tous deux, appelĂ©s par la femme, s’étaient mis Ă  le frictionner si dur, qu’il leur Ă©tait restĂ© dans les mains ! Alors, si Christine ne s’égayait pas, Claude se levait et disait d’une voix bourrue — Oh ! toi, rien ne te fait rire
 Allons nous coucher, ça vaudra mieux. Il l’adorait encore, il la possĂ©dait avec l’emportement dĂ©sespĂ©rĂ© d’un amant qui demande Ă  l’amour l’oubli de tout, la joie unique. Mais il ne pouvait aller au delĂ  du baiser, elle ne suffisait plus, un autre tourment l’avait repris, invincible. Au printemps, Claude, qui avait jurĂ© de ne plus exposer, par une affectation de dĂ©dain, s’inquiĂ©ta beaucoup du Salon. Quand il voyait Sandoz, il le questionnait sur les envois des camarades. Le jour de l’ouverture, il y alla, et revint le soir mĂȘme, frĂ©missant, trĂšs sĂ©vĂšre. Il n’y avait qu’un buste de Mahoudeau, bien, sans importance ; un petit paysage de GagniĂšre, reçu dans le tas, Ă©tait aussi d’une jolie note blonde ; puis, rien autre, rien que le tableau de Fagerolles, une actrice devant sa glace, faisant sa figure. Il ne l’avait pas citĂ© d’abord, il en parla ensuite avec des rires indignĂ©s. Ce Fagerolles, quel truqueur ! Maintenant qu’il avait ratĂ© son prix, il ne craignait plus d’exposer, il lĂąchait dĂ©cidĂ©ment l’École, mais il fallait voir avec quelle adresse, pour quel compromis, une peinture qui jouait l’audace du vrai, sans une seule qualitĂ© originale ! Et ça aurait du succĂšs, les bourgeois aimaient trop qu’on les chatouillĂąt, en ayant l’air de les bousculer. Ah ! comme il Ă©tait temps qu’un vĂ©ritable peintre parĂ»t, dans ce dĂ©sert morne du Salon, au milieu de ces malins et de ces imbĂ©ciles ! Quelle place Ă  prendre, tonnerre de Dieu ! Christine, qui l’écoutait se fĂącher, finit par dire en hĂ©sitant — Si tu voulais, nous rentrerions Ă  Paris. — Qui te parle de ça ? cria-t-il. On ne peut causer avec toi, sans que tu cherches midi Ă  quatorze heures. Six semaines plus tard, il apprit une nouvelle qui l’occupa huit jours son ami Dubuche Ă©pousait mademoiselle RĂ©gine Margaillan, la fille du propriĂ©taire de la RichaudiĂšre ; et c’était une histoire compliquĂ©e, dont les dĂ©tails l’étonnaient et l’égayaient Ă©normĂ©ment. D’abord, cet animal de Dubuche venait de dĂ©crocher une mĂ©daille, pour un projet de pavillon au milieu d’un parc, qu’il avait exposĂ© ; ce qui Ă©tait dĂ©jĂ  trĂšs amusant, car le projet, disait-on, avait dĂ» ĂȘtre remis debout par son patron DequersonniĂšre, lequel, tranquillement, l’avait fait mĂ©dailler par le jury, qu’il prĂ©sidait. Ensuite, le comble Ă©tait que cette rĂ©compense attendue avait dĂ©cidĂ© le mariage. Hein ? un joli trafic, si, maintenant, les mĂ©dailles servaient Ă  caser les bons Ă©lĂšves nĂ©cessiteux au sein des familles riches ! Le pĂšre Margaillan, comme tous les parvenus, rĂȘvait de trouver un gendre qui l’aidĂąt, qui lui apportĂąt, dans sa partie, des diplĂŽmes authentiques et d’élĂ©gantes redingotes ; et, depuis quelque temps, il couvait des yeux ce jeune homme, cet Ă©lĂšve de l’École des Beaux-Arts, dont les notes Ă©taient excellentes, si appliquĂ©, si recommandĂ© par ses maĂźtres. La mĂ©daille l’enthousiasma, du coup il donna sa fille, il prit cet associĂ© qui dĂ©cuplerait les millions en caisse, puisqu’il savait ce qu’il Ă©tait nĂ©cessaire de savoir pour bien bĂątir. D’ailleurs, la pauvre RĂ©gine, toujours triste, d’une santĂ© chancelante, aurait lĂ  un mari bien portant. — Crois-tu ? rĂ©pĂ©tait Claude Ă  sa femme, faut-il aimer l’argent, pour Ă©pouser ce malheureux petit chat Ă©corchĂ© ! Et, comme Christine, apitoyĂ©e, la dĂ©fendait — Mais je ne tape pas sur elle. Tant mieux si le mariage ne l’achĂšve pas ! Elle est certainement innocente de ce que son maçon de pĂšre a eu l’ambition stupide d’épouser une fille de bourgeois, et de ce qu’ils l’ont si mal fichue Ă  eux deux, lui le sang gĂątĂ© par des gĂ©nĂ©rations d’ivrognes, elle Ă©puisĂ©e, la chair mangĂ©e de tous les virus des races finissantes. Ah ! une jolie dĂ©gringolade, au milieu des piĂšces de cent sous ! Gagnez, gagnez donc des fortunes, pour mettre vos fƓtus dans de l’esprit-de-vin ! Il tournait Ă  la fĂ©rocitĂ©, sa femme devait l’étreindre, le garder entre ses bras, et le baiser, et rire, pour qu’il redevĂźnt le bon enfant des premiers jours. Alors, plus calme, il comprenait, il approuvait les mariages de ses deux vieux compagnons. C’était vrai, pourtant, que tous les trois avaient pris femme ! Comme la vie Ă©tait drĂŽle ! Une fois encore, l’étĂ© s’acheva, le quatriĂšme qu’ils passaient Ă  Bennecourt. Jamais ils ne devaient ĂȘtre plus heureux, l’existence leur Ă©tait douce et Ă  bon compte, au fond de ce village. Depuis qu’ils y habitaient, l’argent ne leur avait pas manquĂ©, les mille francs de rente et les quelques toiles vendues suffisaient Ă  leurs besoins ; mĂȘme ils faisaient des Ă©conomies, ils avaient achetĂ© du linge. De son cĂŽtĂ©, le petit Jacques, ĂągĂ© de deux ans et demi, se trouvait admirablement de la campagne. Du matin au soir, il se traĂźnait dans la terre, en loques et barbouillĂ©, poussant Ă  sa guise, d’une belle santĂ© rougeaude. Souvent, sa mĂšre ne savait plus par quel bout le prendre, pour le nettoyer un peu ; et, lorsqu’elle le voyait bien manger, bien dormir, elle ne s’en prĂ©occupait pas autrement, elle rĂ©servait ses tendresses inquiĂštes pour son autre grand enfant d’artiste, son cher homme, dont les humeurs noires l’emplissaient d’angoisse. Chaque jour, la situation empirait, ils avaient beau vivre tranquilles, sans cause de chagrin aucune, ils n’en glissaient pas moins Ă  une tristesse, Ă  un malaise qui se traduisait par une exaspĂ©ration de toutes les heures. Et c’en Ă©tait fait, des joies premiĂšres de la campagne. Leur barque pourrie, dĂ©foncĂ©e, avait coulĂ© au fond de la Seine. Du reste, ils n’avaient mĂȘme plus l’idĂ©e de se servir du canot que les Faucheur mettaient Ă  leur disposition. La riviĂšre les ennuyait, une paresse leur Ă©tait venue de ramer, ils rĂ©pĂ©taient sur certains coins dĂ©licieux des Ăźles les exclamations enthousiastes d’autrefois, sans jamais ĂȘtre tentĂ©s d’y retourner voir. MĂȘme les promenades le long des berges avaient perdu de leur charme ; on y Ă©tait grillĂ© l’étĂ©, on s’y enrhumait l’hiver ; et, quant au plateau, Ă  ces vastes terres plantĂ©es de pommiers qui dominaient le village, elles devenaient comme un pays lointain, quelque chose de trop reculĂ©, pour qu’on eĂ»t la folie d’y risquer ses jambes. Leur maison aussi les irritait, cette caserne oĂč il fallait manger dans le graillon de la cuisine, oĂč leur chambre Ă©tait le rendez-vous des quatre vents du ciel. Par un surcroĂźt de malchance, la rĂ©colte des abricots avait manquĂ©, cette annĂ©e-lĂ , et les plus beaux des rosiers gĂ©ants, trĂšs vieux, envahis d’une lĂšpre, Ă©taient morts. Ah ! quelle usure mĂ©lancolique de l’habitude ! comme l’éternelle nature avait l’air de se faire vieille, dans cette satiĂ©tĂ© lasse des mĂȘmes horizons ! Mais le pis Ă©tait que, en lui, le peintre se dĂ©goĂ»tait de la contrĂ©e, ne trouvant plus un seul motif qui l’enflammĂąt, battant les champs d’un pas morne, ainsi qu’un domaine vide dĂ©sormais, dont il aurait Ă©puisĂ© la vie, sans y laisser l’intĂ©rĂȘt d’un arbre ignorĂ©, d’un coup de lumiĂšre imprĂ©vu. Non, c’était fini, c’était glacĂ©, il ne ferait plus rien de bon, dans ce pays de chien ! Octobre arriva, avec son ciel noyĂ© d’eau. Un des premiers soirs de pluie, Claude s’emporta, parce que le dĂźner n’était pas prĂȘt. Il flanqua cette oie de MĂ©lie Ă  la porte, il gifla Jacques, qui se roulait dans ses jambes. Alors, Christine, pleurante, l’embrassa, en disant — Allons-nous-en, oh ! retournons Ă  Paris ! Il se dĂ©gagea, il cria d’une voix de colĂšre — Encore cette histoire !
 Jamais, entends-tu ! — Fais-le pour moi, reprit-elle ardemment. C’est moi qui te le demande, c’est Ă  moi que tu feras plaisir. — Tu t’ennuies donc ici ? — Oui, j’y mourrai, si nous restons
 Et puis, je veux que tu travailles, je sens bien que ta place est lĂ -bas. Ce serait un crime, de t’enterrer davantage. — Non, laisse-moi ! Il frĂ©missait, Paris l’appelait Ă  l’horizon, le Paris d’hiver qui s’allumait de nouveau. Il y entendait le grand effort des camarades, il y rentrait pour qu’on ne triomphĂąt pas sans lui, pour redevenir le chef, puisque pas un n’avait la force ni l’orgueil de l’ĂȘtre. Et, dans cette hallucination, dans le besoin qu’il Ă©prouvait de courir lĂ -bas, il s’obstinait Ă  refuser d’y aller, par une contradiction involontaire, qui montait du fond de ses entrailles, sans qu’il se l’expliquĂąt lui-mĂȘme. Était-ce la peur dont tremble la chair des plus braves, le dĂ©bat sourd du bonheur contre la fatalitĂ© du destin ? — Écoute, dit violemment Christine, je fais les malles et je t’emmĂšne. Cinq jours plus tard, ils partaient pour Paris, aprĂšs avoir tout emballĂ© et tout envoyĂ© au chemin de fer. Claude Ă©tait dĂ©jĂ  sur la route, avec le petit Jacques, lorsque Christine s’imagina qu’elle oubliait quelque chose. Elle revint seule dans la maison, elle la trouva complĂštement vide et se mit Ă  pleurer c’était une sensation d’arrachement, quelque chose d’elle-mĂȘme qu’elle laissait, sans pouvoir dire quoi. Comme elle serait volontiers restĂ©e ! quel ardent dĂ©sir elle avait de vivre toujours lĂ , elle qui venait d’exiger ce dĂ©part, ce retour dans la ville de passion, oĂč elle sentait une rivale ! Pourtant, elle continuait Ă  chercher ce qui lui manquait, elle finit par cueillir une rose, devant la cuisine, une derniĂšre rose, rouillĂ©e par le froid. Puis, elle ferma la porte sur le jardin dĂ©sert. VII Lorsqu’il se retrouva sur le pavĂ© de Paris, Claude fut pris d’une fiĂšvre de vacarme et de mouvement, du besoin de sortir, de battre la ville, d’aller voir les camarades. Il filait dĂšs son rĂ©veil, il laissait Christine installer seule l’atelier qu’ils avaient louĂ© rue de Douai, prĂšs du boulevard de Clichy. Ce fut de la sorte que, le surlendemain de sa rentrĂ©e, il tomba chez Mahoudeau, Ă  huit heures du matin, par un petit jour gris et glacĂ© de novembre, qui se levait Ă  peine. Pourtant, la boutique de la rue du Cherche-Midi, que le sculpteur occupait toujours, Ă©tait ouverte ; et celui-ci, la face blanche, mal rĂ©veillĂ©, enlevait les volets en grelottant. — Ah ! c’est toi !
 Fichtre ! tu Ă©tais matinal, Ă  la campagne
 Est-ce fait ? es-tu de retour ? — Oui, depuis avant-hier. — Bon ! on va se voir
 Entre donc, ça commence Ă  piquer, ce matin. Mais Claude, dans la boutique, eut plus froid que dans la rue. Il garda le collet de son paletot relevĂ©, il fourra les mains au fond de ses poches, saisi d’un frisson devant l’humiditĂ© ruisselante des murailles nues, la boue des tas d’argile et les continuelles flaques d’eau qui trempaient le sol. Un vent de misĂšre avait soufflĂ© lĂ , vidant les planches des moulages antiques, cassant les selles et les baquets, raccommodĂ©s avec des cordes. C’était un coin de gĂąchis et de dĂ©sordre, une cave de maçon tombĂ© en dĂ©confiture. Et, sur la vitre de la porte, barbouillĂ©e de craie, il y avait, comme par dĂ©rision, un grand soleil rayonnant, dessinĂ© Ă  coups de pouce, agrĂ©mentĂ© d’un visage au centre, dont la bouche en demi-cercle Ă©clatait de rire. — Attends, reprit Mahoudeau, on allume du feu. Ces sacrĂ©s ateliers, avec l’eau des linges, ça se refroidit tout de suite. Alors, en se retournant, Claude aperçut ChaĂźne agenouillĂ© prĂšs du poĂȘle, achevant de dĂ©pailler un vieux tabouret pour enflammer le charbon. Il lui dit bonjour ; mais il n’en tira qu’un sourd grognement, sans le dĂ©cider Ă  lever la tĂȘte. — Et que fais-tu, en ce moment, mon vieux ? demanda-t-il au sculpteur. — Oh ! pas grand’chose de propre, va ! Une fichue annĂ©e, plus mauvaise encore que la derniĂšre, qui n’avait rien valu !
 Tu sais que les bons dieux traversent une crise. Oui, il y a une baisse sur la saintetĂ© ; et, dame ! j’ai dĂ» me serrer le ventre
 Tiens ! en attendant, j’en suis rĂ©duit Ă  ça. Il dĂ©barrassait un buste de ses linges, il montra une figure longue, allongĂ©e encore par des favoris, monstrueuse de prĂ©tention et d’infinie bĂȘtise. — C’est un avocat d’à cĂŽté  Hein ? est-il assez rĂ©pugnant, le coco ? Et ce qu’il m’embĂȘte Ă  vouloir que je soigne sa bouche !
 Mais il faut manger, n’est-ce pas ? Il avait bien une idĂ©e pour le Salon, une figure debout, une baigneuse, tĂątant l’eau de son pied, dans cette fraĂźcheur dont le frisson rend si adorable la chair de la femme ; et il en montra une maquette dĂ©jĂ  fendillĂ©e Ă  Claude, qui la regarda en silence, surpris et mĂ©content des concessions qu’il y remarquait un Ă©panouissement du joli sous l’exagĂ©ration persistante des formes, une envie naturelle de plaire, sans trop lĂącher encore le parti pris du colossal. Seulement, il se dĂ©solait, car c’était une histoire qu’une figure debout. Il fallait des armatures de fer, qui coĂ»taient bon, et une selle qu’il n’avait pas, et tout un attirail. Aussi allait-il sans doute se dĂ©cider Ă  la coucher au bord de l’eau. — Hein ? qu’en dis-tu ?
 Comment la trouves-tu ? — Pas mal, rĂ©pondit enfin le peintre. Un peu romance, malgrĂ© ses cuisses de bouchĂšre ; mais ça ne se jugera qu’à l’exĂ©cution
 Et debout, mon vieux, debout, autrement tout fiche le camp ! Le poĂȘle ronflait, et ChaĂźne, muet, se releva. Il rĂŽda un instant, entra dans l’arriĂšre-boutique noire, oĂč se trouvait le lit qu’il partageait avec Mahoudeau ; puis, il reparut, le chapeau sur la tĂȘte, plus silencieux encore, d’un silence volontaire, accablant. Sans hĂąte, de ses doigts gourds de paysan, il prit un morceau de fusain, il Ă©crivit sur le mur Je vais acheter du tabac, remets du charbon dans le poĂȘle. » Et il sortit. StupĂ©fait, Claude l’avait regardĂ© faire. Il se tourna vers l’autre. — Quoi donc ? — Nous ne nous parlons plus, nous nous Ă©crivons, dit tranquillement le sculpteur. — Depuis quand ? — Trois mois. — Et vous couchez ensemble ? — Oui. Claude Ă©clata d’un grand rire. Ah ! par exemple, il fallait des caboches joliment dures ! Et Ă  propos de quoi cette brouille ? Mais, vexĂ©, Mahoudeau s’emportait contre cette brute de ChaĂźne. Est-ce qu’un soir, rentrant Ă  l’improviste, il ne l’avait pas surpris avec Mathilde, l’herboriste d’à cĂŽtĂ©, en chemise tous les deux, mangeant un pot de confiture ! Ce n’était pas l’affaire de la trouver sans jupon ça, il s’en fichait ; seulement, le pot de confiture Ă©tait de trop. Non ! jamais il ne pardonnerait qu’on se payĂąt salement des douceurs en cachette, lorsque lui mangeait son pain sec ! Que diable, on fait comme pour la femme, on partage ! Et il y avait bientĂŽt trois mois que la rancune durait, sans une dĂ©tente, sans une explication. La vie s’était organisĂ©e, ils rĂ©duisaient les rapports strictement nĂ©cessaires aux courtes phrases, charbonnĂ©es le long des murs. D’ailleurs, ils continuaient Ă  n’avoir qu’une femme comme ils n’avaient qu’un lit, aprĂšs ĂȘtre tacitement tombĂ©s d’accord sur les heures de chacun d’eux, l’un sortant quand venait le tour de l’autre. Mon Dieu ! on n’avait pas besoin de tant parler dans l’existence, on s’entendait tout de mĂȘme. Cependant, Mahoudeau, qui achevait de charger le poĂȘle, se soulagea de tout ce qu’il amassait. — Eh bien, tu me croiras si tu veux, mais quand on crĂšve la faim, ce n’est pas dĂ©sagrĂ©able de ne jamais s’adresser la parole. Oui, on s’abrutit dans le silence, c’est comme un empĂątement qui calme un peu les maux d’estomac
 Ah ! ce ChaĂźne, tu n’as pas idĂ©e de son fonds paysan ! Lorsqu’il a eu mangĂ© son dernier sou, sans arriver Ă  gagner avec la peinture la fortune attendue, il s’est lancĂ© dans le nĂ©goce, un petit nĂ©goce qui devait lui permettre d’achever ses Ă©tudes. Hein ? trĂšs fort, le bonhomme ! et tu vas voir son plan il se faisait envoyer de l’huile d’olive de Saint-Firmin, son village, puis il battait le pavĂ©, il plaçait l’huile dans les riches familles provençales, qui ont des positions Ă  Paris. Malheureusement, ça n’a pas durĂ©, il est trop rustre, il s’est fait mettre Ă  la porte de partout
 Alors, mon vieux, comme il reste une jarre d’huile dont personne ne veut, ma foi ! nous vivons dessus. Oui, les jours oĂč nous avons du pain, nous trempons notre pain dedans. Et il montra la jarre, dans un coin de la boutique. L’huile avait coulĂ©, la muraille et le sol Ă©taient noirs de larges taches grasses. Claude cessa de rire. Ah ! cette misĂšre, quel dĂ©couragement ! comment en vouloir Ă  ceux qu’elle Ă©crase ? Il se promenait par l’atelier, ne se fĂąchait plus contre les maquettes aveulies de concessions, tolĂ©rait l’affreux buste lui-mĂȘme. Et il tomba ainsi sur une copie que ChaĂźne avait faite au Louvre, un Mantegna, rendu avec une sĂ©cheresse d’exactitude extraordinaire. — L’animal ! murmura-t-il, c’est presque ça, jamais il n’a fait mieux
 Peut-ĂȘtre n’a-t-il que le tort d’ĂȘtre nĂ© quatre siĂšcles trop tard. Puis la chaleur devenant forte, il ĂŽta son paletot, en ajoutant — Il est bien long Ă  aller chercher son tabac. — Oh ! son tabac, je le connais, dit Mahoudeau, qui s’était mis Ă  son buste, fouillant les favoris. Il est lĂ , derriĂšre le mur, son tabac
 Quand il me voit occupĂ©, il file trouver Mathilde, parce qu’il croit voler sur ma part
 Idiot, va ! — Ça dure donc toujours, les amours avec elle ? — Oui, une habitude ! Elle ou une autre ! Et puis, c’est elle qui revient
 Ah ! grand Dieu ! elle m’en donne encore de trop. Du reste, il parlait de Mathilde sans colĂšre, en disant simplement qu’elle devait ĂȘtre malade. Depuis la mort du petit Jabouille, elle Ă©tait retombĂ©e Ă  la dĂ©votion, ce qui ne l’empĂȘchait pas de scandaliser le quartier. MalgrĂ© les quelques dames pieuses qui continuaient Ă  acheter chez elle des objets dĂ©licats et intimes, pour Ă©viter Ă  leur pudeur le premier embarras de les demander autre part, l’herboristerie pĂ©riclitait, la faillite semblait imminente. Un soir, la Compagnie du Gaz lui ayant fermĂ© son compteur, pour dĂ©faut de paiement, elle Ă©tait venue emprunter chez ses voisins de l’huile d’olive, qui d’ailleurs avait refusĂ© de brĂ»ler dans les lampes. Elle ne payait plus personne, elle en arrivait Ă  s’éviter les frais d’un ouvrier, en confiant Ă  ChaĂźne la rĂ©paration des injecteurs et des seringues que les dĂ©votes lui rapportaient, soigneusement dissimulĂ©s dans des journaux. On prĂ©tendait mĂȘme, chez le marchand de vin d’en face, qu’elle revendait Ă  des couvents des canules qui avaient servi. Enfin, c’était un dĂ©sastre, la boutique mystĂ©rieuse, avec ses ombres fuyantes de soutanes, ses chuchotements discrets de confessionnal, son encens refroidi de sacristie, tout ce qu’on y remuait de petits soins dont on ne pouvait parler Ă  voix haute, glissait Ă  un abandon de ruine. Et la misĂšre en Ă©tait Ă  ce point, que les herbes sĂ©chĂ©es du plafond grouillaient d’araignĂ©es, et que des sangsues, crevĂ©es, dĂ©jĂ  vertes, surnageaient dans les bocaux. — Tiens ! le voilĂ , reprit le sculpteur. Tu vas la voir arriver derriĂšre lui. ChaĂźne, en effet, rentrait. Il sortit avec affectation un cornet de tabac, bourra sa pipe, se mit Ă  fumer devant le poĂȘle, dans un redoublement de silence, comme s’il n’y avait eu personne lĂ . Et, tout de suite, Mathilde parut, en voisine qui vient dire un petit bonjour. Claude la trouva maigrie encore, la face Ă©claboussĂ©e de sang sous la peau, avec ses yeux de flamme, sa bouche Ă©largie par la perte de deux autres dents. Les odeurs d’aromates qu’elle portait toujours dans ses cheveux dĂ©peignĂ©s, semblaient rancir ; ce n’était plus la douceur des camomilles, la fraĂźcheur des anis ; et elle emplit la piĂšce de cette menthe poivrĂ©e, qui paraissait ĂȘtre son haleine, mais tournĂ©e, comme gĂątĂ©e par la chair meurtrie qui la soufflait. — DĂ©jĂ  au travail ! cria-t-elle. Bonjour, mon bibi. Sans s’inquiĂ©ter de Claude, elle embrassa Mahoudeau. Puis, elle vint serrer la main du premier, avec cette impudeur, cette façon de jeter le ventre en avant, qui la faisait s’offrir Ă  tous les hommes. Et elle continua — Vous ne savez pas, j’ai retrouvĂ© une boĂźte de guimauve, et nous allons nous la payer pour dĂ©jeuner
 Hein ? c’est gentil, partageons ! — Merci, dit le sculpteur, ça m’empĂąte, j’aime mieux fumer une pipe. Et, voyant Claude remettre son paletot — Tu pars ? — Oui, j’ai hĂąte de me dĂ©rouiller, de respirer un peu l’air de Paris. Pourtant, il s’attarda quelques minutes encore Ă  regarder ChaĂźne et Mathilde qui se gavaient de guimauve, prenant chacun son morceau, l’un aprĂšs l’autre. Et, bien qu’averti, il fut de nouveau stupĂ©fiĂ©, lorsqu’il vit Mahoudeau saisir le fusain et Ă©crire sur le mur Donne moi le tabac que tu as fourrĂ© dans ta poche. » Sans une parole, ChaĂźne tira le cornet, le tendit au sculpteur, qui bourra sa pipe. — Alors, Ă  bientĂŽt ? — Oui, Ă  bientĂŽt
 En tout cas, Ă  jeudi prochain, chez Sandoz. Dehors, Claude eut une exclamation, en se heurtant contre un monsieur, plantĂ© devant l’herboristerie, trĂšs occupĂ© Ă  fouiller du regard l’intĂ©rieur de la boutique, entre les bandages maculĂ©s et poussiĂ©reux de la vitrine. — Tiens, Jory ! qu’est-ce que tu fais lĂ  ? Le grand nez rose de Jory remua, effarĂ©. — Moi, rien
 Je passais, je regardais
 Il se dĂ©cida Ă  rire, il baissa la voix pour demander, comme si l’on avait pu l’entendre — Elle est chez les camarades, Ă  cĂŽtĂ©, n’est-ce pas ?
 Bon ! filons vite. Ce sera pour un autre jour. Et il emmena le peintre, il lui apprit des abominations. Maintenant, toute la bande venait chez Mathilde ; ça s’était dit de l’un Ă  l’autre, on y dĂ©filait chacun Ă  son tour, plusieurs mĂȘme Ă  la fois, si l’on trouvait ça plus drĂŽle ; et il se passait de vraies horreurs, des choses Ă©patantes, qu’il lui conta dans l’oreille, en l’arrĂȘtant sur le trottoir, au milieu des bousculades de la foule. Hein ? c’était renouvelĂ© des Romains ! voyait-il le tableau, derriĂšre le rempart des bandages et des clysopompes, sous les fleurs Ă  tisane qui pleuvaient du plafond ! Une boutique trĂšs chic, une dĂ©bauche Ă  curĂ©s, avec son empoisonnement de parfumeuse louche, installĂ©e dans le recueillement d’une chapelle. — Mais, dit Claude en riant, tu la dĂ©clarais affreuse, cette femme. Jory eut un geste d’insouciance. — Oh ! pour ce qu’on en fait !
 Ainsi, moi, ce matin, je reviens de la gare de l’Ouest, oĂč j’ai accompagnĂ© quelqu’un. Et c’est en passant dans la rue que l’idĂ©e m’a pris de profiter de l’occasion
 Tu comprends, on ne se dĂ©range pas exprĂšs. Il donnait ces explications d’un air d’embarras. Puis, soudain, la franchise de son vice lui arracha ce cri de vĂ©ritĂ©, Ă  lui qui mentait toujours — Et, zut ! d’ailleurs, je la trouve extraordinaire, si tu veux le savoir
 Pas belle, c’est possible, mais ensorcelante ! Enfin, une de ces femmes qu’on affecte de ne pas ramasser avec des pincettes, et pour qui on fait des bĂȘtises Ă  en crever. Alors, seulement, il s’étonna de voir Claude Ă  Paris, et quand il fut au courant, qu’il le sut rĂ©installĂ©, il reprit, tout d’un coup — Écoute donc ! je t’enlĂšve, tu vas venir dĂ©jeuner avec moi chez Irma. Violemment, le peintre, intimidĂ©, refusa, prĂ©texta qu’il n’avait pas mĂȘme de redingote. — Qu’est-ce que ça fiche ? Au contraire, c’est plus drĂŽle, elle sera enchantĂ©e
 Je crois que tu lui as tapĂ© dans l’Ɠil, elle nous parle toujours de toi
 Voyons, ne fais pas la bĂȘte, je te dis qu’elle m’attend ce matin et que nous allons ĂȘtre reçus comme des princes. Il ne lui lĂąchait plus le bras, tous deux continuĂšrent Ă  remonter vers la Madeleine, en causant. D’ordinaire, il se taisait sur ses amours, comme les ivrognes se taisent sur le vin. Mais, ce matin-lĂ , il dĂ©bordait, il se plaisanta, avoua des histoires. Depuis longtemps, il avait rompu avec la chanteuse de cafĂ©-concert, amenĂ©e par lui de sa petite ville, celle qui lui dĂ©pouillait la face Ă  coups d’ongle. Et c’était, d’un bout de l’annĂ©e Ă  l’autre, un furieux galop de femmes traversant son existence, les femmes les plus extravagantes, les plus inattendues la cuisiniĂšre d’une maison bourgeoise oĂč il dĂźnait ; l’épouse lĂ©gitime d’un sergent de ville, dont il devait guetter les heures de faction ; la jeune employĂ©e d’un dentiste, qui gagnait soixante francs par mois Ă  se laisser endormir, puis rĂ©veiller, devant chaque client, pour donner confiance ; d’autres, d’autres encore, les filles vagues des bastringues, les dames comme il faut en quĂȘte d’aventures, les petites blanchisseuses qui rapportaient son linge, les femmes de mĂ©nage qui retournaient ses matelas, toutes celles qui voulaient bien, toute la rue avec ses hasards, ses raccrocs, ce qui s’offre et ce qu’on vole ; et cela au petit bonheur, les jolies, les laides, les jeunes, les vieilles, sans choix, uniquement pour la satisfaction de ses gros appĂ©tits de mĂąle, sacrifiant la qualitĂ© Ă  la quantitĂ©. Chaque nuit, quand il rentrait seul, la terreur de son lit froid le jetait en chasse, battant les trottoirs jusqu’aux heures oĂč l’on assassine, n’allant se coucher que lorsqu’il en avait braconnĂ© une, si myope d’ailleurs, que cela l’exposait Ă  des mĂ©prises ainsi, il raconta qu’un matin, Ă  son rĂ©veil, il avait trouvĂ© sur l’oreiller la tĂȘte blanche d’une misĂ©rable de soixante ans, qu’il avait crue blonde, dans sa hĂąte. Au demeurant, il Ă©tait enchantĂ© de la vie, ses affaires marchaient. Son avare de pĂšre lui avait bien coupĂ© les vivres de nouveau, en le maudissant de s’entĂȘter Ă  suivre une voie de scandale ; mais il s’en moquait maintenant, il gagnait sept ou huit mille francs dans le journalisme, oĂč il faisait son trou comme chroniqueur et comme critique d’art. Les jours tapageurs du Tambour, les articles Ă  un louis, Ă©taient loin ; il se rangeait, collaborait Ă  deux journaux trĂšs lus ; et, bien qu’il restĂąt au fond le jouisseur sceptique, l’adorateur du succĂšs quand mĂȘme, il prenait une importance bourgeoise et commençait Ă  rendre des arrĂȘts. Chaque mois, travaillĂ© de sa ladrerie hĂ©rĂ©ditaire, il plaçait dĂ©jĂ  de l’argent dans d’infimes spĂ©culations, connues de lui seul ; car jamais ses vices ne lui avaient moins coĂ»tĂ©, il ne payait, les matins de grande largesse, qu’une tasse de chocolat aux femmes dont il Ă©tait trĂšs content. On arrivait rue de Moscou. Claude demanda — Alors, c’est toi qui l’entretiens ; cette petite BĂ©cot ? — Moi ! cria Jory, rĂ©voltĂ©. Mais, mon vieux, elle a un loyer de vingt mille francs, elle parle de faire bĂątir un hĂŽtel qui en coĂ»tera cinq cent mille
 Non, non, je dĂ©jeune, et je dĂźne parfois chez elle, c’est bien assez. — Et tu couches ? Il se mit Ă  rire, sans rĂ©pondre directement. — BĂȘte ! on couche toujours
 Allons, nous y sommes, entre vite. Mais Claude se dĂ©battit encore. Sa femme l’attendait pour dĂ©jeuner, il ne pouvait pas. Et il fallut que Jory sonnĂąt, puis le poussĂąt dans le vestibule, en rĂ©pĂ©tant que ce n’était pas une excuse, qu’on allait envoyer le valet de chambre prĂ©venir rue de Douai. Une porte s’ouvrit, ils se trouvĂšrent devant Irma BĂ©cot, qui s’exclama, lorsqu’elle aperçut le peintre. — Comment ! c’est vous, sauvage ! Elle le mit tout de suite Ă  l’aise, en l’accueillant comme un ancien camarade, et il vit, en effet, qu’elle ne remarquait mĂȘme pas son vieux paletot. Lui, s’étonnait, car il la reconnaissait Ă  peine. En quatre ans, elle Ă©tait devenue autre, la tĂȘte faite avec un art de cabotine, le front diminuĂ© par la frisure des cheveux, la face tirĂ©e en longueur, grĂące Ă  un effort de sa volontĂ© sans doute, rousse ardente de blonde pĂąle qu’elle Ă©tait, si bien qu’une courtisane du Titien semblait maintenant s’ĂȘtre levĂ©e du petit voyou de jadis. Ainsi qu’elle le disait parfois, dans ses heures d’abandon ça, c’était sa tĂȘte pour les jobards. L’hĂŽtel, Ă©troit, avait encore des trous, au milieu de son luxe. Ce qui frappa le peintre, ce fut quelques bons tableaux pendus aux murs, un Courbet, une Ă©bauche de Delacroix surtout. Elle n’était donc pas bĂȘte, cette fille, malgrĂ© un chat en biscuit coloriĂ©, affreux, qui se prĂ©lassait sur une console du salon ? Lorsque Jory parla d’envoyer le valet de chambre prĂ©venir chez son ami, elle s’écria, pleine de surprise — Comment ! vous ĂȘtes mariĂ© ? — Mais oui, rĂ©pondit Claude simplement. Elle regarda Jory qui souriait, elle comprit et ajouta — Ah ! vous vous ĂȘtes collé  Que me disait-on que vous aviez horreur des femmes ?
 Et vous savez que me voilĂ  vexĂ©e joliment, moi qui vous ai fait peur, rappelez-vous ! Hein ? vous me trouvez donc bien laide, que vous vous reculez encore ? Des deux mains, elle avait pris les siennes, et elle avançait le visage, souriante et vraiment blessĂ©e au fond, le regardant de tout prĂšs, dans les yeux, avec la volontĂ© aiguĂ« de plaire. Il eut un petit frisson sous cette haleine de fille qui lui chauffait la barbe, tandis qu’elle le lĂąchait, en disant — Enfin, nous recauserons de ça. Ce fut le cocher qui alla rue de Douai porter une lettre de Claude, car le valet de chambre avait ouvert la porte de la salle Ă  manger, pour annoncer que madame Ă©tait servie. Le dĂ©jeuner, trĂšs dĂ©licat, se passa correctement, sous l’Ɠil froid du domestique on parla des grands travaux qui bouleversaient Paris, on discuta ensuite le prix des terrains, ainsi que des bourgeois ayant de l’argent Ă  placer. Mais, au dessert, lorsque tous trois furent seuls devant le cafĂ© et les liqueurs, qu’ils avaient dĂ©cidĂ© de prendre lĂ , sans quitter la table, peu Ă  peu ils s’animĂšrent, ils s’oubliĂšrent, comme s’ils s’étaient retrouvĂ©s au cafĂ© Baudequin. — Ah ! mes enfants, dit Irma, il n’y a que ça de bon, rigoler ensemble et se ficher du monde ! Elle roulait des cigarettes, elle venait de prendre le flacon de chartreuse prĂšs d’elle, et elle le vidait, trĂšs rouge, les cheveux envolĂ©s, retombĂ©e sur son trottoir de drĂŽlerie canaille. — Alors, continua Jory qui s’excusait de ne pas lui avoir envoyĂ© le matin un livre qu’elle dĂ©sirait, alors, j’allais donc l’acheter, hier soir, vers dix heures, lorsque j’ai rencontrĂ© Fagerolles
 — Tu mens, dit-elle en l’interrompant d’une voix nette. Et, pour couper court aux protestations — Fagerolles Ă©tait ici, tu vois bien que tu mens. Puis, elle se tourna vers Claude — Non, c’est dĂ©goĂ»tant, vous n’avez pas idĂ©e d’un menteur pareil !
 Il ment comme une femme, pour le plaisir, pour des petites saletĂ©s sans consĂ©quence. Ainsi, au fond de toute son histoire, il n’y a qu’une chose ne pas dĂ©penser trois francs Ă  m’acheter ce livre. Chaque fois qu’il a dĂ» m’envoyer un bouquet, une voiture a passĂ© dessus, ou bien il n’y avait plus de fleurs dans Paris. Ah ! en voilĂ  un qu’il faut aimer pour lui ! Jory, sans se fĂącher, renversait sa chaise, se balançait en suçant son cigare. Il se contenta de dire avec un ricanement — Du moment que tu as renouĂ© avec Fagerolles
 — Je n’ai pas renouĂ© du tout ! cria-t-elle, furieuse. Et puis, est-ce que ça te regarde ?
 Je m’en moque, entends-tu ! de ton Fagerolles. Il sait bien, lui, qu’on ne se fĂąche pas avec moi. Oh ! nous nous connaissons tous les deux, nous avons poussĂ© dans la mĂȘme fente de pavé  Tiens ! regarde, quand je voudrai, je n’aurai qu’à faire ça, rien qu’un signe du petit doigt, et il sera lĂ , Ă  me lĂ©cher les pieds
 Il m’a dans le sang, ton Fagerolles ! Elle s’animait, il crut prudent de battre en retraite. — Mon Fagerolles, murmura-t-il, mon Fagerolles
 — Oui, ton Fagerolles ! Est-ce que tu t’imagines que je ne vous vois pas, lui toujours Ă  te passer la main dans le dos, parce qu’il espĂšre des articles, et toi faisant le bon prince, calculant le bĂ©nĂ©fice que tu en tireras, si tu appuies un artiste aimĂ© du public ? Jory, cette fois, bĂ©gaya, trĂšs ennuyĂ© devant Claude. Il ne se dĂ©fendit pas d’ailleurs, il prĂ©fĂ©ra tourner la querelle au plaisant. Hein ? Ă©tait-elle amusante, quand elle s’allumait ainsi ? l’Ɠil en coin luisant de vice, la bouche tordue pour l’engueulade ! — Seulement, ma chĂšre, tu fais craquer ton Titien. Elle se mit Ă  rire, dĂ©sarmĂ©e. Claude, noyĂ© de bien-ĂȘtre, buvait des petits verres de cognac, sans savoir. Depuis deux heures qu’on Ă©tait lĂ , une griserie montait, cette griserie hallucinante des liqueurs, au milieu de la fumĂ©e du tabac. On causait d’autre chose, il Ă©tait question des grands prix que commençait Ă  atteindre la peinture. Irma, qui ne parlait plus, gardait un bout Ă©teint de cigarette aux lĂšvres, les yeux fixĂ©s sur le peintre. Et elle l’interrogea brusquement, le tutoyant comme dans un songe. — OĂč l’as-tu prise, ta femme ? Cela ne parut pas le surprendre, ses idĂ©es s’en allaient Ă  l’abandon. — Elle arrivait de province, elle Ă©tait chez une dame, et honnĂȘte pour sĂ»r. — Jolie ? — Mais oui, jolie. Un instant, Irma retomba dans son rĂȘve ; puis, avec un sourire — Fichtre ! quelle veine ! Il n’y en avait plus, on en a fait une pour toi, alors ! Mais elle se secoua, elle cria, en quittant la table — BientĂŽt trois heures
 Ah ! mes enfants, je vous flanque Ă  la porte. Oui, j’ai rendez-vous avec un architecte, je vais visiter un terrain prĂšs du parc Monceau, vous savez, dans ce quartier neuf, qu’on bĂątit. J’ai flairĂ© un coup par lĂ . On Ă©tait revenu au salon, elle s’arrĂȘta devant une glace, fĂąchĂ©e de se voir si rouge. — C’est pour cet hĂŽtel, n’est-ce pas ? demanda Jory. Tu as donc trouvĂ© l’argent ? Elle rabattait ses cheveux sur son front, elle semblait effacer de la main le sang de ses joues, rallongeait l’ovale de sa figure, se refaisait sa tĂȘte de courtisane fauve, d’un charme intelligent d’Ɠuvre d’art ; et, se tournant, elle lui jeta pour toute rĂ©ponse — Regarde ! le revoilĂ , mon Titien ! DĂ©jĂ , au milieu des rires, elle les poussait vers le vestibule, oĂč elle reprit les deux mains de Claude, sans parler, en lui plantant de nouveau son regard de dĂ©sir au fond des yeux. Dans la rue, il Ă©prouva un malaise. L’air froid le dĂ©grisait, un remords le torturait maintenant, d’avoir parlĂ© de Christine Ă  cette fille. Il fit le serment de ne jamais remettre les pieds chez elle. — Hein ? n’est-ce pas ? une bonne enfant, disait Jory, en allumant un cigare, qu’il avait pris dans la boĂźte, avant de partir. Tu sais, d’ailleurs, ça n’engage Ă  rien on dĂ©jeune, on dĂźne, on couche ; et bonjour ; bonsoir, on va chacun Ă  ses affaires. Mais une sorte de honte empĂȘchait Claude de rentrer tout de suite, et lorsque son compagnon, excitĂ© par le dĂ©jeuner, mis en appĂ©tit de flĂąne, parla de monter serrer la main Ă  Bongrand, il fut ravi de l’idĂ©e, tous deux gagnĂšrent le boulevard de Clichy. Bongrand occupait lĂ , depuis vingt ans, un vaste atelier, oĂč il n’avait point sacrifiĂ© au goĂ»t du jour, cette magnificence de tentures et de bibelots dont commençaient Ă  s’entourer les jeunes peintres. C’était l’ancien atelier nu et gris, ornĂ© des seules Ă©tudes du maĂźtre, accrochĂ©es sans cadre, serrĂ©es comme les ex-voto d’une chapelle. Le seul luxe consistait en une psychĂ© empire, une vaste armoire normande, deux fauteuils de velours d’Utrecht, limĂ©s par l’usage. Dans un coin, une peau d’ours, qui avait perdu tous ses poils, recouvrait un large divan. Mais l’artiste gardait, de sa jeunesse romantique, l’habitude d’un costume de travail spĂ©cial, et ce fut en culotte flottante, en robe nouĂ©e d’une cordeliĂšre, le sommet du crĂąne coiffĂ© d’une calotte ecclĂ©siastique, qu’il reçut les visiteurs. Il Ă©tait venu ouvrir lui-mĂȘme, sa palette et ses pinceaux Ă  la main. — Vous voilĂ  ! Ah ! la bonne idĂ©e !
 Je pensais Ă  vous, mon cher. Oui, je ne sais plus qui m’avait annoncĂ© votre retour, et je me disais que je ne tarderais pas Ă  vous voir. Sa main libre Ă©tait allĂ©e d’abord Ă  Claude, dans un Ă©lan de vive affection. Il serra ensuite celle de Jory, en ajoutant — Et vous, jeune pontife, j’ai lu votre dernier article, je vous remercie du mot aimable qui s’y trouvait pour moi
 Entrez, entrez donc tous les deux ! Vous ne me dĂ©rangez pas, je profite du jour jusqu’à la derniĂšre minute, car on n’a le temps de rien faire, par ces sacrĂ©es journĂ©es de novembre. Il s’était remis au travail, debout devant un chevalet oĂč se trouvait une petite toile, deux femmes, la mĂšre et la fille, cousant dans l’embrasure d’une fenĂȘtre ensoleillĂ©e. DerriĂšre lui, les jeunes gens regardaient. — C’est exquis, finit par murmurer Claude. Bongrand haussa les Ă©paules, sans se retourner. — Bah ! une petite bĂȘtise. Il faut bien s’occuper, n’est-ce pas ?
 J’ai fait ça sur nature, chez des amies, et je nettoie un peu. — Mais c’est complet, c’est un bijou de vĂ©ritĂ© et de lumiĂšre, reprit Claude qui s’échauffait. Ah ! la simplicitĂ© de ça, voyez-vous, la simplicitĂ© c’est ce qui me bouleverse, moi ! Du coup, le peintre se recula, cligna les yeux, d’un air plein de surprise. — Vous trouvez ? ça vous plaĂźt, vraiment ?
 Eh bien, quand vous ĂȘtes entrĂ©s, j’étais en train de la juger infecte, cette toile
 Parole d’honneur ! je broyais du noir, j’étais convaincu que je n’avais plus pour deux sous de talent. Ses mains tremblaient, tout son grand corps Ă©tait dans le tressaillement douloureux de la crĂ©ation. Il se dĂ©barrassa de sa palette, il revint vers eux, avec des gestes qui battaient le vide ; et cet artiste vieilli au milieu du succĂšs, dont la place Ă©tait assurĂ©e dans l’École française, leur cria — Ça vous Ă©tonne, mais il y a des jours oĂč je me demande si je vais savoir dessiner un nez
 Oui, Ă  chacun de mes tableaux, j’ai encore une grosse Ă©motion de dĂ©butant, le cƓur qui bat, une angoisse qui sĂšche la bouche, enfin un trac abominable. Ah ! le trac, jeunes gens, vous croyez le connaĂźtre, et vous ne vous en doutez mĂȘme pas, parce que, mon Dieu ! vous autres, si vous ratez une Ɠuvre, vous en ĂȘtes quittes pour vous efforcer d’en faire une meilleure, personne ne vous accable ; tandis que nous, les vieux, nous qui avons donnĂ© notre mesure, qui sommes forcĂ©s d’ĂȘtre Ă©gaux Ă  nous-mĂȘmes, sinon de progresser, nous ne pouvons faiblir, sans culbuter dans la fosse commune
 Va donc, homme cĂ©lĂšbre, grand artiste, mange-toi la cervelle, brĂ»le ton sang, pour monter encore, toujours plus haut, toujours plus haut ; et, si tu piĂ©tines sur place, au sommet, estime-toi heureux, use tes pieds Ă  piĂ©tiner le plus longtemps possible ; et, si tu sens que tu dĂ©clines, eh bien ! achĂšve de te briser, en roulant dans l’agonie de ton talent qui n’est plus de l’époque, dans l’oubli oĂč tu es de tes Ɠuvres immortelles, Ă©perdu de ton effort impuissant Ă  crĂ©er davantage ! Sa voix forte s’était enflĂ©e avec un Ă©clat final de tonnerre ; et sa grande face rouge exprimait une angoisse. Il marcha, il continua, emportĂ© comme malgrĂ© lui par un souffle de violence — Je vous l’ai dit vingt fois qu’on dĂ©butait toujours, que la joie n’était pas d’ĂȘtre arrivĂ© lĂ -haut, mais de monter, d’en ĂȘtre encore aux gaietĂ©s de l’escalade. Seulement, vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas comprendre, il faut y passer soi-mĂȘme
 Songez donc ! on espĂšre tout, on rĂȘve tout. C’est l’heure des illusions sans bornes on a de si bonnes jambes, que les plus durs chemins paraissent courts ; on est dĂ©vorĂ© d’un tel appĂ©tit de gloire, que les premiers petits succĂšs emplissent la bouche d’un goĂ»t dĂ©licieux. Quel festin, quand on va pouvoir rassasier son ambition ! et l’on y est presque, et l’on s’écorche avec bonheur ! Puis, c’est fait, la cime est conquise, il s’agit de la garder. Alors, l’abomination commence, on a Ă©puisĂ© l’ivresse, on la trouve courte, amĂšre au fond, ne valant pas la lutte qu’elle a coĂ»tĂ©. Plus d’inconnu Ă  connaĂźtre, de sensations Ă  sentir. L’orgueil a eu sa ration de renommĂ©e, on sait qu’on a donnĂ© ses grandes Ɠuvres, on s’étonne qu’elles n’aient pas apportĂ© des jouissances plus vives. DĂšs ce moment, l’horizon se vide, aucun espoir nouveau ne vous appelle lĂ -bas, il ne reste qu’à mourir. Et pourtant on se cramponne, on ne veut pas ĂȘtre fini, on s’entĂȘte Ă  la crĂ©ation comme les vieillards Ă  l’amour, pĂ©niblement, honteusement
 Ah ! l’on devrait avoir le courage et la fiertĂ© de s’étrangler, devant son dernier chef-d’Ɠuvre ! Il s’était grandi, Ă©branlant le haut plafond de l’atelier, secouĂ© d’une Ă©motion si forte, que des larmes parurent dans ses yeux. Et il revint tomber sur une chaise, en face de sa toile, il demanda de l’air inquiet d’un Ă©lĂšve qui a besoin d’ĂȘtre encouragĂ© — Alors, vraiment, ça vous paraĂźt bien ?
 Moi, je n’ose plus croire. Mon malheur doit ĂȘtre que j’ai Ă  la fois trop et pas assez de sens critique. DĂšs que je me mets Ă  une Ă©tude, je l’exalte ; puis, si elle n’a pas de succĂšs, je me torture. Il vaudrait mieux ne pas y voir du tout, comme cet animal de Chambouvard, ou bien y voir trĂšs clair et ne plus peindre
 Franchement, vous aimez cette petite toile ? Claude et Jory restaient immobiles, Ă©tonnĂ©s, embarrassĂ©s devant ce sanglot de grande douleur, dans l’enfantement. À quel instant de crise Ă©taient-ils donc venus, pour que ce maĂźtre hurlĂąt de souffrance, en les consultant comme des camarades ? Et le pis Ă©tait qu’ils n’avaient pu cacher une hĂ©sitation, sous les gros yeux ardents dont il les suppliait, des yeux oĂč se lisait la peur cachĂ©e de sa dĂ©cadence. Eux, connaissaient bien le bruit courant, ils partageaient l’opinion que le peintre, depuis sa Noce au village, n’avait rien fait qui valĂ»t ce tableau fameux. MĂȘme, aprĂšs s’ĂȘtre maintenu dans quelques toiles, il glissait dĂ©sormais Ă  une facture plus savante et plus sĂšche. L’éclat s’en allait, chaque Ɠuvre semblait dĂ©choir. Mais c’étaient lĂ  des choses qu’on ne pouvait dire, et Claude, lorsqu’il se fut remis, s’exclama — Vous n’avez jamais rien peint de si puissant ! Bongrand le regarda encore, droit dans les yeux. Puis, il se retourna vers son Ɠuvre, s’absorba, eut un mouvement de ses deux bras d’hercule, comme s’il eĂ»t fait craquer ses os, pour soulever cette petite toile, si lĂ©gĂšre. Et il murmura, se parlant Ă  lui-mĂȘme — Nom de Dieu ! que c’est lourd ! N’importe, j’y laisserai la peau, plutĂŽt que de dĂ©gringoler ! Il reprit sa palette, se calma dĂšs le premier coup de pinceau, arrondissant ses Ă©paules de brave homme, avec sa nuque large, oĂč il restait de la carrure obstinĂ©e du paysan, dans le croisement de finesse bourgeoise dont il Ă©tait le produit. Un silence s’était fait. Jory, les yeux toujours sur le tableau, demanda — C’est vendu ? Le peintre rĂ©pondit sans hĂąte, en artiste qui travaillait Ă  ses heures et qui n’avait pas le souci du gain. — Non
 Ça me paralyse, quand j’ai un marchand dans le dos. Et, sans cesser de travailler, il continua, mais goguenard Ă  prĂ©sent. — Ah ! on commence Ă  en faire un nĂ©goce, avec la peinture !
 Positivement, je n’ai jamais vu ça, moi qui tourne Ă  l’ancĂȘtre
 Ainsi, vous, l’aimable journaliste, leur en avez-vous flanquĂ© des fleurs aux jeunes, dans cet article oĂč vous me nommiez ! Ils Ă©taient deux ou trois cadets lĂ  dedans qui avaient tout bonnement du gĂ©nie. Jory se mit Ă  rire. — Dame ! quand on a un journal, c’est pour en user. Et puis, le public aime ça, qu’on lui dĂ©couvre des grands hommes. — Sans doute, la bĂȘtise du public est infinie, je veux bien que vous l’exploitiez
 Seulement, je me rappelle nos dĂ©buts, Ă  nous autres. Fichtre ! nous n’étions pas gĂątĂ©s, nous avions devant nous dix ans de travail et de lutte, avant de pouvoir imposer grand comme ça de peinture
 Tandis que, maintenant, le premier godelureau sachant camper un bonhomme, fait retentir toutes les trompettes de la publicitĂ©. Et quelle publicitĂ© ! un charivari d’un bout de la France Ă  l’autre, de soudaines renommĂ©es qui poussent du soir au matin, et qui Ă©clatent en coups de foudre, au milieu des populations bĂ©antes. Sans parler des Ɠuvres, ces pauvres Ɠuvres annoncĂ©es par des salves d’artillerie, attendues dans un dĂ©lire d’impatience, enrageant Paris pendant huit jours, puis tombant Ă  l’éternel oubli ! — C’est le procĂšs Ă  la presse d’informations que vous faites lĂ , dĂ©clara Jory, qui Ă©tait allĂ© s’allonger sur le divan, en allumant un nouveau cigare. Il y a du bien et du mal Ă  en dire, mais il faut ĂȘtre de son temps, que diable ! Bongrand secouait la tĂȘte ; et il repartit, dans une hilaritĂ© Ă©norme — Non ! non ! on ne peut plus lĂącher la moindre croĂ»te, sans devenir un jeune maĂźtre
 Moi, voyez-vous, ce qu’ils m’amusent, vos jeunes maĂźtres ! Mais, comme si une association d’idĂ©es s’était produite en lui, il s’apaisa, il se tourna vers Claude, pour poser cette question — À propos, et Fagerolles, avez-vous vu son tableau ? — Oui, rĂ©pondit simplement le jeune homme. Tous deux continuaient de se regarder, un sourire invincible Ă©tait montĂ© Ă  leurs lĂšvres, et Bongrand ajouta enfin — En voilĂ  un qui vous pille ! Jory, pris d’un embarras, avait baissĂ© les yeux, se demandant s’il dĂ©fendrait Fagerolles. Sans doute, il lui sembla profitable de le faire, car il loua le tableau, cette actrice dans sa loge, dont une reproduction gravĂ©e avait alors un grand succĂšs aux Ă©talages. Est-ce que le sujet n’était pas moderne ? est-ce que ce n’était pas joliment peint, dans la gamme claire de l’école nouvelle ? Peut-ĂȘtre aurait-on pu dĂ©sirer plus de force ; seulement, il fallait laisser sa nature Ă  chacun ; puis, ça ne traĂźnait pas dans les rues, le charme et la distinction. PenchĂ© sur sa toile, Bongrand, qui d’habitude ne lĂąchait que des Ă©loges paternels sur les jeunes, frĂ©missait, faisait un visible effort pour ne pas Ă©clater. Mais l’explosion eut lieu malgrĂ© lui. — Fichez-nous la paix, hein avec votre Fagerolles ! Vous nous croyez donc plus bĂȘtes que nature !
 Tenez ! vous voyez le grand peintre ici prĂ©sent. Oui, ce jeune monsieur-lĂ , qui est devant vous ! Eh bien ! tout le truc consiste Ă  lui voler son originalitĂ© et Ă  l’accommoder Ă  la sauce veule de l’École des Beaux-Arts. Parfaitement ! on prend du moderne, on peint clair, mais on garde le dessin banal et correct, la composition agrĂ©able de tout le monde, enfin la formule qu’on enseigne lĂ -bas, pour l’agrĂ©ment des bourgeois. Et l’on noie ça de facilitĂ©, oh ! de cette facilitĂ© exĂ©crable des doigts, qui sculpteraient aussi bien des noix de coco, de cette facilitĂ© coulante, plaisante, qui fait le succĂšs et qui devrait ĂȘtre punie du bagne, entendez-vous ! Il brandissait en l’air sa palette et ses brosses, dans ses deux poings fermĂ©s. — Vous ĂȘtes sĂ©vĂšre, dit Claude gĂȘnĂ©. Fagerolles a vraiment des qualitĂ©s de finesse. — On m’a contĂ©, murmura Jory, qu’il venait de passer un traitĂ© trĂšs dangereux avec Naudet. Ce nom, jetĂ© ainsi dans la conversation, dĂ©tendit une fois encore Bongrand, qui rĂ©pĂ©ta, en dodelinant des Ă©paules — Ah ! Naudet
 ah ! Naudet
 Et il les amusa beaucoup, avec Naudet, qu’il connaissait bien. C’était un marchand, qui, depuis quelques annĂ©es, rĂ©volutionnait le commerce des tableaux. Il ne s’agissait plus du vieux jeu, la redingote crasseuse et le goĂ»t si fin du pĂšre Malgras, les toiles des dĂ©butants guettĂ©es, achetĂ©es Ă  dix francs pour ĂȘtre revendues quinze, tout ce petit train-train de connaisseur, faisant la moue devant l’Ɠuvre convoitĂ©e pour la dĂ©prĂ©cier, adorant au fond la peinture, gagnant sa pauvre vie Ă  renouveler rapidement ses quelques sous de capital, dans des opĂ©rations prudentes. Non, le fameux Naudet avait des allures de gentilhomme, jaquette de fantaisie, brillant Ă  la cravate, pommadĂ©, astiquĂ©, verni ; grand train d’ailleurs, voiture au mois, fauteuil Ă  l’OpĂ©ra, table rĂ©servĂ©e chez Bignon, frĂ©quentant partout oĂč il Ă©tait dĂ©cent de se montrer. Pour le reste, un spĂ©culateur, un boursier, qui se moquait radicalement de la bonne peinture. Il apportait l’unique flair du succĂšs, il devinait l’artiste Ă  lancer, non pas celui qui promettait le gĂ©nie discutĂ© d’un grand peintre, mais celui dont le talent menteur, enflĂ© de fausses hardiesses, allait faire prime sur le marchĂ© bourgeois. Et c’était ainsi qu’il bouleversait ce marchĂ©, en Ă©cartant l’ancien amateur de goĂ»t et en ne traitant plus qu’avec l’amateur riche, qui ne se connaĂźt pas en art, qui achĂšte un tableau comme une valeur de Bourse, par vanitĂ© ou dans l’espoir qu’elle montera. LĂ , Bongrand, trĂšs farceur, avec un vieux fond de cabotin, se mit Ă  jouer la scĂšne. Naudet arrive chez Fagerolles. — Vous avez du gĂ©nie, mon cher. Ah ! votre tableau de l’autre jour est vendu. Combien ? — Cinq cents francs. — Mais vous ĂȘtes fou ! il en valait douze cents. Et celui-ci, qui vous reste, combien ? — Mon Dieu ! je ne sais pas, mettons douze cents. — Allons donc, douze cents ! Vous ne m’entendez donc pas, mon cher ? il en vaut deux mille. Je le prends Ă  deux mille. Et, dĂšs aujourd’hui, vous ne travaillez plus que pour moi, Naudet ! Adieu, adieu, mon cher, ne vous prodiguez pas, votre fortune est faite, je m’en charge. — Le voilĂ  parti, il emporte le tableau dans sa voiture, il le promĂšne chez ses amateurs, parmi lesquels il a rĂ©pandu la nouvelle qu’il venait de dĂ©couvrir un peintre extraordinaire. Un de ceux-ci finit par mordre et demande le prix. — Cinq mille. — Comment ! cinq mille ! le tableau d’un inconnu, vous vous moquez de moi ! — Écoutez, je vous propose une affaire je vous le vends cinq mille et je vous signe l’engagement de le reprendre Ă  six mille dans un an, s’il a cessĂ© de vous plaire. — Du coup, l’amateur est tentĂ© que risque-t-il ? bon placement au fond, et il achĂšte. Alors, Naudet ne perd pas de temps, il en case de la sorte neuf ou dix dans l’annĂ©e. La vanitĂ© se mĂȘle Ă  l’espoir du gain, les prix montent, une cote s’établit, si bien que, lorsqu’il retourne chez son amateur, celui-ci, au lieu de rendre le tableau, en paie un autre huit mille. Et la hausse va toujours son train, et la peinture n’est plus qu’un terrain louche, des mines d’or aux buttes Montmartre, lancĂ©es par des banquiers, et autour desquelles on se bat Ă  coups de billets de banque ! Claude s’indignait, Jory trouvait ça trĂšs fort, lorsqu’on frappa. Bongrand, qui alla ouvrir, eut une exclamation. — Tiens ! Naudet !
 Justement, nous parlions de vous. Naudet, trĂšs correct, sans une moucheture de boue, malgrĂ© le temps atroce, saluait, entrait avec la politesse recueillie d’un homme du monde, qui pĂ©nĂštre dans une Ă©glise. — TrĂšs heureux, trĂšs flattĂ©, cher maĂźtre
 Et vous ne disiez que du bien, j’en suis sĂ»r. — Mais pas du tout, Naudet, pas du tout ! reprit Bongrand d’une voix tranquille. Nous disions que votre façon d’exploiter la peinture Ă©tait en train de nous donner une jolie gĂ©nĂ©ration de peintres moqueurs, doublĂ©e d’hommes d’affaires malhonnĂȘtes. Sans s’émouvoir, Naudet souriait. — Le mot est dur, mais si charmant ! Allez, allez, cher maĂźtre, rien ne me blesse de vous. Et, tombant en extase devant le tableau, les deux petites femmes qui cousaient — Ah ! mon Dieu ! je ne le connaissais pas, c’est une merveille !
 Ah ! cette lumiĂšre, cette facture si solide et si large ! Il faut remonter Ă  Rembrandt, oui, Ă  Rembrandt !
 Écoutez, cher maĂźtre, je suis venu simplement pour vous rendre mes devoirs, mais c’est ma bonne Ă©toile qui m’a conduit. Faisons enfin une affaire, cĂ©dez-moi ce bijou
 Tout ce que vous voudrez, je le couvre d’or. On voyait le dos de Bongrand s’irriter Ă  chaque phrase. Il l’interrompit rudement. — Trop tard, c’est vendu. — Vendu, mon Dieu ! Et vous ne pouvez vous dĂ©gager ?
 Dites-moi au moins Ă  qui, je ferai tout, je donnerai tout
 Ah ! quel coup terrible ! vendu, en ĂȘtes-vous bien sĂ»r ? Si l’on vous offrait le double ? — C’est vendu, Naudet, et en voilĂ  assez, hein ! Pourtant, le marchand continua Ă  se lamenter. Il resta quelques minutes encore, se pĂąma devant d’autres Ă©tudes, fit le tour de l’atelier avec les coups d’Ɠil aigus d’un parieur qui cherche la chance. Lorsqu’il comprit que l’heure Ă©tait mauvaise et qu’il n’emporterait rien, il s’en alla, saluant d’un air de gratitude, s’exclamant d’admiration jusque sur le palier. DĂšs qu’il ne fut plus lĂ , Jory, qui avait Ă©coutĂ© avec surprise, se permit une question. — Mais vous nous aviez dit, il me semble
 Ce n’est pas vendu, n’est-ce pas ? Bongrand, sans rĂ©pondre d’abord, revint devant sa toile. Puis, de sa voix tonnante, mettant dans ce cri toute la souffrance cachĂ©e, tout le combat naissant qu’il n’avouait pas — Il m’embĂȘte ! jamais il n’aura rien !
 Qu’il achĂšte Ă  Fagerolles ! Un quart d’heure plus tard, Claude et Jory prirent eux-mĂȘme congĂ©, en le laissant au travail, acharnĂ© dans le jour qui tombait. Et, dehors, quand le premier se fut sĂ©parĂ© de son compagnon, il ne rentra pas tout de suite rue de Douai, malgrĂ© sa longue absence. Un besoin de marcher encore, de s’abandonner Ă  ce Paris, oĂč les rencontres d’une seule journĂ©e lui emplissaient le crĂąne, le fit errer jusqu’à la nuit noire, dans la boue glacĂ©e des rues, sous la clartĂ© des becs de gaz, qui s’allumaient un Ă  un, pareils Ă  des Ă©toiles fumeuses au fond du brouillard. Claude attendit impatiemment le jeudi, pour dĂźner chez Sandoz ; car ce dernier, immuable, recevait toujours les camarades, une fois par semaine. Venait qui voulait, le couvert Ă©tait mis. Il avait eu beau se marier, changer son existence, se jeter en pleine lutte littĂ©raire il gardait son jour, ce jeudi qui datait de sa sortie du collĂšge, au temps des premiĂšres pipes. Ainsi qu’il le rĂ©pĂ©tait lui-mĂȘme, en faisant allusion Ă  sa femme, il n’y avait qu’un camarade de plus. — Dis donc, mon vieux, avait-il dit franchement Ă  Claude, ça m’ennuie beaucoup
 — Quoi donc ? — Tu n’es pas marié  Oh ! moi, tu sais, je recevrais bien volontiers ta femme
 Mais ce sont les imbĂ©ciles, un tas de bourgeois qui me guettent et qui raconteraient des abominations
 — Mais certainement, mon vieux, mais Christine elle mĂȘme refuserait d’aller chez toi !
 Oh ! nous comprenons trĂšs bien, j’irai seul, compte lĂ -dessus ! DĂšs six heures, Claude se rendit chez Sandoz, rue Nollet, au fond des Batignolles ; et il eut toutes les peines du monde Ă  dĂ©couvrir le petit pavillon que son ami occupait. D’abord, il entra dans une grande maison bĂątie sur la rue, s’adressa au concierge, qui lui fit traverser trois cours ; puis, il fila le long d’un couloir entre deux autres bĂątisses, descendit un escalier de quelques marches, buta contre la grille d’un Ă©troit jardin c’était lĂ , le pavillon se trouvait au bout d’une allĂ©e. Mais il faisait si noir, il avait si bien failli se rompre les jambes dans l’escalier, qu’il n’osait se risquer davantage, d’autant plus qu’un chien Ă©norme aboyait furieusement. Enfin, il entendit la voix de Sandoz, qui s’avançait en calmant le chien. — Ah ! c’est toi
 Hein ? nous sommes Ă  la campagne. On va mettre une lanterne, pour que notre monde ne se casse pas la tĂȘte
 Entre, entre
 SacrĂ© Bertrand, veux-tu te taire ! Tu ne vois donc pas que c’est un ami, imbĂ©cile ! Alors, le chien les accompagna vers le pavillon, la queue haute, en sonnant une fanfare d’allĂ©gresse. Une jeune bonne avait paru avec une lanterne, qu’elle vint accrocher Ă  la grille, pour Ă©clairer le terrible escalier. Dans le jardin, il n’y avait qu’une petite pelouse centrale, plantĂ©e d’un immense prunier, dont l’ombrage pourrissait l’herbe ; et, devant la maison, trĂšs basse, de trois fenĂȘtres de façade seulement, rĂ©gnait une tonnelle de vigne vierge, oĂč luisait un banc tout neuf, installĂ© lĂ  comme ornement sous les pluies d’hiver, en attendant le soleil. — Entre, rĂ©pĂ©ta Sandoz. Il l’introduisit, Ă  droite du vestibule, dans le salon, dont il avait fait son cabinet de travail. La salle Ă  manger et la cuisine Ă©taient Ă  gauche. En haut, sa mĂšre, qui ne quittait plus le lit, occupait la grande chambre ; tandis que le mĂ©nage se contentait de l’autre et du cabinet de toilette, placĂ© entre les deux piĂšces. Et c’était tout, une vraie boĂźte de carton, des compartiments de tiroir, que sĂ©paraient des cloisons minces comme des feuilles de papier. Petite maison de travail et d’espoir cependant, vaste Ă  cĂŽtĂ© des greniers de jeunesse, Ă©gayĂ©e dĂ©jĂ  d’un commencement de bien-ĂȘtre et de luxe. — Hein ? cria-t-il, nous en avons, de la place ! Ah ! c’est joliment plus commode que rue d’Enfer ! Tu vois, j’ai une piĂšce Ă  moi tout seul. Et j’ai achetĂ© une table de chĂȘne pour Ă©crire, et ma femme m’a donnĂ© ce palmier, dans ce vieux pot de Rouen
 Hein ? c’est chic ! Justement, sa femme entrait. Grande, le visage calme et gai, avec de beaux cheveux bruns, elle avait par-dessus sa robe de popeline noire, trĂšs simple, un large tablier blanc ; car, bien qu’ils eussent pris une servante Ă  demeure, elle s’occupait de la cuisine, Ă©tait fiĂšre de certains de ses plats, mettait le mĂ©nage sur un pied de propretĂ© et de gourmandise bourgeoises. Tout de suite, Claude et elle furent d’anciennes connaissances. — Appelle-le Claude, chĂ©rie
 Et toi, vieux, appelle-la Henriette
 Pas de madame, pas de monsieur, ou je vous flanque chaque fois une amende de cinq sous. Ils rirent, et elle s’échappa, rĂ©clamĂ©e Ă  la cuisine par un plat du Midi, une bouillabaisse, dont elle voulait faire la surprise aux amis de Plassans. Elle en tenait la recette de son mari lui-mĂȘme, elle y avait acquis un tour de main extraordinaire, disait-il. — Elle est charmante, ta femme, dit Claude, et elle te gĂąte. Mais Sandoz, assis devant sa table, les coudes parmi les pages du livre en train, Ă©crites dans la matinĂ©e, se mit Ă  parler du premier roman de sa sĂ©rie, qu’il avait publiĂ© en octobre. Ah ! on le lui arrangeait, son pauvre bouquin ! C’était un Ă©gorgement, un massacre, toute la critique hurlant Ă  ses trousses, une bordĂ©e d’imprĂ©cations, comme s’il eĂ»t assassinĂ© les gens, Ă  la corne d’un bois. Et il en riait, excitĂ© plutĂŽt, les Ă©paules solides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait oĂč il va. Un Ă©tonnement seul lui restait, la profonde inintelligence de ces gaillards, dont les articles bĂąclĂ©s sur des coins de bureau, le couvraient de boue, sans paraĂźtre soupçonner la moindre de ses intentions. Tout se trouvait jetĂ© dans le baquet aux injures son Ă©tude nouvelle de l’homme physiologique, le rĂŽle tout-puissant rendu aux milieux, la vaste nature Ă©ternellement en crĂ©ation, la vie enfin, la vie totale, universelle, qui va d’un bout de l’animalitĂ© Ă  l’autre, sans haut ni bas, sans beautĂ© ni laideur ; et les audaces de langage, la conviction que tout doit se dire, qu’il y a des mots abominables nĂ©cessaires comme des fers rouges, qu’une langue sort enrichie de ces bains de force ; et surtout l’acte sexuel, l’origine et l’achĂšvement continu du monde, tirĂ© de la honte oĂč on le cache, remis dans sa gloire, sous le soleil. Qu’on se fĂąchĂąt, il l’admettait aisĂ©ment ; mais il aurait voulu au moins qu’on lui fĂźt l’honneur de comprendre et de se fĂącher pour ses audaces, non pour les saletĂ©s imbĂ©ciles qu’on lui prĂȘtait. — Tiens ! continua-t-il, je crois qu’il y a encore plus de niais que de mĂ©chants
 C’est la forme qui les enrage en moi, la phrase Ă©crite, l’image, la vie du style. Oui, la haine de la littĂ©rature, toute la bourgeoisie en crĂšve ! Il se tut, envahi d’une tristesse. — Bah ! dit Claude aprĂšs un silence, tu es heureux, tu travailles, tu produis, toi ! Sandoz s’était levĂ©, il eut un geste de brusque douleur. — Ah ! oui, je travaille, je pousse mes livres jusqu’à la derniĂšre page
 Mais si tu savais ! si je te disais dans quels dĂ©sespoirs, au milieu de quels tourments ! Est-ce que ces crĂ©tins ne vont pas s’aviser aussi de m’accuser d’orgueil ! moi que l’imperfection de mon Ɠuvre poursuit jusque dans le sommeil ! moi qui ne relis jamais mes pages de la veille, de crainte de les juger si exĂ©crables, que je ne puisse trouver ensuite la force de continuer !
 Je travaille, eh ! sans doute, je travaille ! je travaille comme je vis, parce que je suis nĂ© pour ça ; mais, va, je n’en suis pas plus gai, jamais je ne me contente, et il y a toujours la grande culbute au bout ! Un Ă©clat de voix l’interrompit, et Jory parut, enchantĂ© de l’existence, racontant qu’il venait de retaper une vieille chronique, pour avoir sa soirĂ©e libre. Presque aussitĂŽt, GagniĂšre et Mahoudeau, qui s’étaient rencontrĂ©s Ă  la porte, arrivĂšrent en causant. Le premier, enfoncĂ© depuis quelques mois dans une thĂ©orie des couleurs, expliquait Ă  l’autre son procĂ©dĂ©. — Je pose mon ton, continuait-il. Le rouge du drapeau s’éteint et jaunit, parce qu’il se dĂ©tache sur le bleu du ciel, dont la couleur complĂ©mentaire, l’orangĂ©, se combine avec le rouge. Claude, intĂ©ressĂ©, le questionnait dĂ©jĂ , lorsque la bonne apporta un tĂ©lĂ©gramme. — Bon ! dit Sandoz, c’est Dubuche qui s’excuse, il promet de nous surprendre vers onze heures. À ce moment, Henriette ouvrit la porte toute grande, et annonça elle-mĂȘme le dĂźner. Elle n’avait plus son tablier de cuisiniĂšre, elle serrait gaiement, en maĂźtresse de maison, les mains qui se tendaient. À table ! Ă  table ! il Ă©tait sept heures et demie, la bouillabaisse n’attendait pas. Jory ayant fait remarquer que Fagerolles lui avait jurĂ© qu’il viendrait, on ne voulut rien entendre il devenait ridicule, Fagerolles, Ă  poser pour le jeune maĂźtre, accablĂ© de travaux ! La salle Ă  manger oĂč l’on passa, Ă©tait si petite, que, voulant y installer le piano, on avait dĂ» percer une sorte d’alcĂŽve, dans un cabinet noir, rĂ©servĂ© jusque-lĂ  Ă  la vaisselle. Pourtant, les grands jours, on tenait encore une dizaine autour de la table ronde, sous la suspension de porcelaine blanche, mais Ă  la condition de condamner le buffet, si bien que la bonne ne pouvait plus y aller chercher une assiette. D’ailleurs, c’était la maĂźtresse de maison qui servait ; et le maĂźtre, lui, se plaçait en face, contre le buffet bloquĂ©, pour y prendre et passer ce dont on avait besoin. Henriette avait mis Claude Ă  sa droite, Mahoudeau Ă  sa gauche ; tandis que Jory et GagniĂšre s’étaient assis aux deux cĂŽtĂ©s de Sandoz. — Françoise ! appela-t-elle. Donnez-moi donc les rĂŽties, elles sont sur le fourneau. Et, la bonne lui ayant apportĂ© les rĂŽties, elle les distribuait deux par deux dans les assiettes, puis commençait Ă  verser dessus le bouillon de la bouillabaisse, lorsque la porte s’ouvrit. — Fagerolles, enfin ! dit-elle. Placez-vous lĂ , prĂšs de Claude. Il s’excusa d’un air de galante politesse, allĂ©gua un rendez-vous d’affaires. TrĂšs Ă©lĂ©gant maintenant, pincĂ© dans des vĂȘtements de coupe anglaise, il avait une tenue d’homme de cercle, relevĂ©e par la pointe de dĂ©braillĂ© artiste qu’il gardait. Tout de suite, en s’asseyant, il secoua la main de son voisin, il affecta une vive joie. — Ah ! mon vieux Claude ! Il y a si longtemps que je voulais te voir ! Oui, j’ai eu vingt fois l’idĂ©e d’aller lĂ -bas ; et puis, tu sais, la vie
 Claude, pris de malaise devant ces protestations, tĂąchait de rĂ©pondre avec une cordialitĂ© pareille. Mais Henriette, qui continuait de servir, le sauva, en s’impatientant. — Voyons, Fagerolles, rĂ©pondez-moi
 Est-ce deux rĂŽties que vous dĂ©sirez ? — Certainement, madame, deux rĂŽties
 Je l’adore, la bouillabaisse. D’ailleurs, vous la faites si bonne ! une merveille ! Tous, en effet, se pĂąmaient, Mahoudeau et Jory surtout, qui dĂ©claraient n’en avoir jamais mangĂ© de meilleure Ă  Marseille ; si bien que la jeune femme, ravie, rose encore de la chaleur du fourneau, la grande cuiller en main, ne suffisait que juste Ă  remplir les assiettes qui lui revenaient ; et mĂȘme elle quitta sa chaise, courut en personne chercher Ă  la cuisine le reste du bouillon, car la servante perdait la tĂȘte. — Mange donc ! lui cria Sandoz. Nous attendrons bien que tu aies mangĂ©. Mais elle s’entĂȘtait, demeurait debout. — Laisse
 Tu ferais mieux de passer le pain. Oui, derriĂšre toi, sur le buffet
 Jory prĂ©fĂšre les tartines, la mie qui trempe. Sandoz se leva Ă  son tour, aida au service, pendant qu’on plaisantait Jory sur les pĂątĂ©es qu’il aimait. Et Claude, pĂ©nĂ©trĂ© par cette bonhomie heureuse, comme rĂ©veillĂ© d’un long sommeil, les regardait tous, se demandait s’il les avait quittĂ©s la veille, ou s’il y avait bien quatre annĂ©es qu’il n’eĂ»t dĂźnĂ© lĂ , un jeudi. Ils Ă©taient autres pourtant, il les sentait changĂ©s, Mahoudeau aigri de misĂšre, Jory enfoncĂ© dans sa jouissance, GagniĂšre plus lointain, envolĂ© ailleurs ; et, surtout, il lui semblait que Fagerolles, prĂšs de lui, dĂ©gageait du froid, malgrĂ© l’exagĂ©ration de sa cordialitĂ©. Sans doute, leurs visages avaient vieilli un peu, Ă  l’usure de l’existence ; mais ce n’était pas cela seulement, des vides paraissaient se faire entre eux, il les voyait Ă  part, Ă©trangers, bien qu’ils fussent coude Ă  coude, trop serrĂ©s autour de cette table. Puis, le milieu Ă©tait nouveau une femme, aujourd’hui, apportait son charme, les calmait par sa prĂ©sence. Alors, pourquoi, devant ce cours fatal des choses qui meurent et se renouvellent, avait-il donc cette sensation de recommencement ? pourquoi aurait-il jurĂ© qu’il s’était assis Ă  cette place, le jeudi de la semaine prĂ©cĂ©dente ? et il crut comprendre enfin c’était Sandoz qui, lui, n’avait pas bougĂ©, aussi entĂȘtĂ© dans ses habitudes de cƓur que dans ses habitudes de travail, radieux de les recevoir Ă  la table de son jeune mĂ©nage, ainsi qu’il l’était jadis de partager avec eux son maigre repas de garçon. Un rĂȘve d’éternelle amitiĂ© l’immobilisait, des jeudis pareils se succĂ©daient Ă  l’infini, jusqu’aux derniers lointains de l’ñge. Tous Ă©ternellement ensemble ! tous partis Ă  la mĂȘme heure et arrivĂ©s dans la mĂȘme victoire ! Il dut deviner la pensĂ©e qui rendait Claude muet, il lui dit au travers de la nappe, avec son bon rire de jeunesse — Hein ? vieux, t’y voilĂ  encore ! Ah ! nom d’un chien ! que tu nous as manquĂ© !
 Mais, tu vois, rien ne change, nous sommes tous les mĂȘmes
 N’est-ce pas ? vous autres ! Ils rĂ©pondirent par des hochements de tĂȘte. Sans doute, sans doute ! — Seulement, continua-t-il Ă©panoui, la cuisine est un peu meilleure que rue d’Enfer
 Vous en ai-je fait manger, des ratatouilles ! AprĂšs la bouillabaisse, un civet de liĂšvre avait paru ; et une volaille rĂŽtie, accompagnĂ©e d’une salade, termina le dĂźner. Mais on resta longtemps Ă  table, le dessert traĂźna, bien que la conversation n’eĂ»t pas la fiĂšvre ni les violences d’autrefois chacun parlait de lui, finissait par se taire, en voyant que personne ne l’écoutait. Au fromage, cependant, lorsqu’on eut goĂ»tĂ© d’un petit vin de Bourgogne, un peu aigrelet, dont le mĂ©nage s’était risquĂ© Ă  faire venir une piĂšce, sur les droits d’auteur du premier roman, les voix s’élevĂšrent, on s’anima. — Alors, tu as traitĂ© avec Naudet ? demanda Mahoudeau, dont le visage osseux d’affamĂ© s’était creusĂ© encore. Est-ce vrai qu’il t’assure cinquante mille francs la premiĂšre annĂ©e ? Fagerolles rĂ©pondit du bout des lĂšvres — Oui, cinquante mille
 Mais rien n’est fait, je me tĂąte, c’est raide de s’engager ainsi. Ah ! c’est moi qui ne m’emballe pas ! — Fichtre ! murmura le sculpteur, tu es difficile. Pour vingt francs par jour, moi, je signe ce qu’on voudra. Tous, maintenant, Ă©coutaient Fagerolles, qui jouait l’homme excĂ©dĂ© par le succĂšs naissant. Il avait toujours sa jolie figure inquiĂ©tante de gueuse ; mais un certain arrangement des cheveux, la coupe de la barbe, lui donnaient une gravitĂ©. Bien qu’il vĂźnt encore de loin en loin chez Sandoz, il se sĂ©parait de la bande, se lançait sur les boulevards, frĂ©quentait les cafĂ©s, les bureaux de rĂ©daction, tous les lieux de publicitĂ© oĂč il pouvait faire des connaissances utiles. C’était une tactique, une volontĂ© de se tailler son triomphe Ă  part, cette idĂ©e maligne que, pour rĂ©ussir, il ne fallait plus avoir rien de commun avec ces rĂ©volutionnaires, ni un marchand, ni les relations, ni les habitudes. Et l’on disait mĂȘme qu’il mettait les femmes de deux ou trois salons dans sa chance, non pas en mĂąle brutal comme Jory, mais en vicieux supĂ©rieur Ă  ses passions, en simple chatouilleur de baronnes sur le retour. Justement, Jory lui signala un article, dans l’unique but de se donner une importance, car il avait la prĂ©tention d’avoir fait Fagerolles, comme il prĂ©tendait jadis avoir fait Claude. — Dis donc, as-tu lu l’étude de Vernier sur toi ? En voilĂ  un encore qui me rĂ©pĂšte ! — Ah ! il en a, lui, des articles ! soupira Mahoudeau. Fagerolles eut un geste insouciant de la main ; mais il souriait, avec le mĂ©pris cachĂ© de ces pauvres diables si peu adroits, s’entĂȘtant Ă  une rudesse de niais, lorsqu’il Ă©tait si facile de conquĂ©rir la foule. Ne lui suffisait-il pas de rompre, aprĂšs les avoir pillĂ©s ? Il bĂ©nĂ©ficiait de toute la haine qu’on avait contre eux, on couvrait d’éloges ses toiles adoucies, pour achever de tuer leurs Ɠuvres obstinĂ©ment violentes. — As-tu lu, toi, l’article de Vernier ? rĂ©pĂ©ta Jory Ă  GagniĂšre. N’est-ce pas qu’il dit ce que j’ai dit ? Depuis un instant, GagniĂšre s’absorbait dans la contemplation de son verre sur la nappe blanche, que le reflet du vin tachait de rouge. Il sursauta. — Hein ! l’article de Vernier ? — Oui, enfin tous ces articles qui paraissent sur Fagerolles. StupĂ©fait, il se tourna vers celui-ci. — Tiens ! on Ă©crit des articles sur toi
 Je n’en sais rien, je ne les ai pas vus
 Ah ! on Ă©crit des articles sur toi ! pourquoi donc ? Un fou rire s’éleva, Fagerolles seul ricanait de mauvaise grĂące, croyant Ă  une farce mĂ©chante. Mais GagniĂšre Ă©tait d’une absolue bonne foi il s’étonnait qu’on pĂ»t faire un succĂšs Ă  un peintre qui n’observait seulement pas la loi des valeurs. Un succĂšs Ă  ce truqueur-lĂ , jamais de la vie ! Que devenait la conscience ? Cette gaietĂ© bruyante Ă©chauffa la fin du dĂźner. On ne mangeait plus, seule la maĂźtresse de maison voulait encore remplir les assiettes. — Mon ami, veille donc, rĂ©pĂ©tait-elle Ă  Sandoz, trĂšs excitĂ© au milieu du bruit. Allonge la main, les biscuits sont sur le buffet. On se rĂ©cria, tous se levĂšrent. Comme on passait ensuite la soirĂ©e lĂ , autour de la table, Ă  prendre du thĂ©, ils se tinrent debout, continuant de causer contre les murs, pendant que la bonne ĂŽtait le couvert. Le mĂ©nage aidait, elle remettant les saliĂšres dans un tiroir, lui donnant un coup de main pour plier la nappe. — Vous pouvez fumer, dit Henriette. Vous savez que ça ne me gĂȘne nullement. Fagerolles, qui avait attirĂ© Claude dans l’embrasure de la fenĂȘtre, lui offrit un cigare, que celui-ci refusa. — Ah ! c’est vrai, tu ne fumes pas
 Et, dis donc, j’irai voir ce que tu rapportes. Hein ? des choses trĂšs intĂ©ressantes. Tu sais, moi, ce que je pense de ton talent. Tu es le plus fort
 Il se montrait trĂšs humble, sincĂšre au fond, laissant remonter son admiration d’autrefois, marquĂ© pour toujours Ă  l’empreinte de ce gĂ©nie d’un autre, qu’il reconnaissait, malgrĂ© les calculs compliquĂ©s de sa malice. Mais son humilitĂ© s’aggravait d’une gĂȘne, bien rare chez lui, du trouble oĂč le jetait le silence que le maĂźtre de sa jeunesse gardait sur son tableau. Et il se dĂ©cida, les lĂšvres tremblantes. — Est-ce que tu as vu mon actrice, au Salon ? Aimes-tu ça, franchement ? Claude hĂ©sita une seconde, puis en bon camarade — Oui, il y a des choses trĂšs bien. DĂ©jĂ , Fagerolles saignait d’avoir posĂ© cette question stupide ; et il achevait de perdre pied, il s’excusait maintenant, tĂąchait d’innocenter ses emprunts et de plaider ses compromis. Lorsqu’il s’en fut tirĂ© Ă  grand’peine, exaspĂ©rĂ© contre sa maladresse, il redevint un instant le farceur de jadis, fit rire aux larmes Claude lui-mĂȘme, les amusa tous. Puis, il tendit la main Ă  Henriette, pour prendre congĂ©. — Comment ! vous nous quittez si vite ? — HĂ©las ! oui, chĂšre madame. Mon pĂšre traite ce soir un chef de bureau, qu’il travaille pour la dĂ©coration
 Et, comme je suis un de ses titres, j’ai dĂ» jurer de paraĂźtre. Lorsqu’il fut parti, Henriette, qui avait Ă©changĂ© quelques mots tout bas avec Sandoz, disparut ; et l’on entendit le bruit lĂ©ger de ses pas au premier Ă©tage depuis le mariage, c’était elle qui soignait la vieille mĂšre infirme, s’absentant ainsi Ă  plusieurs reprises dans la soirĂ©e, comme le fils autrefois. Du reste, pas un des convives n’avait remarquĂ© sa sortie. Mahoudeau et GagniĂšre causaient de Fagerolles, se montraient d’une aigreur sourde, sans attaque directe. Ce n’était encore que des regards ironiques de l’un Ă  l’autre, des haussements d’épaules, tout le muet mĂ©pris de garçons qui ne veulent pas exĂ©cuter un camarade. Et ils se rabattirent sur Claude, ils se prosternĂšrent, l’accablĂšrent des espĂ©rances qu’ils mettaient en lui. Ah ! il Ă©tait temps qu’il revĂźnt, car lui seul, avec ses dons de grand peintre, sa poigne solide, pouvait ĂȘtre le maĂźtre, le chef reconnu. Depuis le Salon des RefusĂ©s, l’école du plein air s’était Ă©largie, toute une influence croissante se faisait sentir ; malheureusement, les efforts s’éparpillaient, les nouvelles recrues se contentaient d’ébauches, d’impressions bĂąclĂ©es en trois coups de pinceau ; et l’on attendait l’homme de gĂ©nie nĂ©cessaire, celui qui incarnerait la formule en chefs-d’Ɠuvre. Quelle place Ă  prendre ! dompter la foule, ouvrir un siĂšcle, crĂ©er un art ! Claude les Ă©coutait, les yeux Ă  terre, la face envahie d’une pĂąleur. Oui, c’était bien lĂ  son rĂȘve inavouĂ©, l’ambition qu’il n’osait se confesser Ă  lui-mĂȘme. Seulement, il se mĂȘlait Ă  la joie de la flatterie une Ă©trange angoisse, une peur de cet avenir, en les entendant le hausser Ă  ce rĂŽle de dictateur, comme s’il eĂ»t triomphĂ© dĂ©jĂ . — Laissez donc ! finit-il par crier, il y en a qui me valent, je me cherche encore ! Jory, agacĂ©, fumait en silence. Brusquement, comme les deux autres s’entĂȘtaient, il ne put retenir cette phrase — Tout ça, mes petits, c’est parce que vous ĂȘtes embĂȘtĂ©s du succĂšs de Fagerolles. Ils se rĂ©criĂšrent, Ă©clatĂšrent en protestations. Fagerolles ! le jeune maĂźtre ! quelle bonne farce ! — Oh ! tu nous lĂąches, nous le savons, dit Mahoudeau. Il n’y a pas de danger que tu Ă©crives deux lignes sur nous, maintenant. — Dame, mon cher, rĂ©pondit Jory, vexĂ©, tout ce que j’écris sur vous, on me le coupe. Vous vous faites exĂ©crer partout
 Ah ! si j’avais un journal Ă  moi ! Henriette reparut, et les yeux de Sandoz ayant cherchĂ© les siens, elle lui rĂ©pondit d’un regard, elle eut ce sourire tendre et discret, qu’il avait lui-mĂȘme jadis, quand il sortait de la chambre de sa mĂšre. Puis, elle les appela tous, ils se rassirent autour de la table, tandis qu’elle faisait le thĂ© et qu’elle le versait dans les tasses. Mais la soirĂ©e s’attrista, engourdie d’une lassitude. On eut beau laisser entrer Bertrand, le grand chien, qui se livra Ă  des bassesses devant le sucre, et qui alla se coucher contre le poĂȘle, oĂč il ronfla comme un homme. Depuis la discussion sur Fagerolles, des silences rĂ©gnaient, une sorte d’ennui irritĂ© s’alourdissait dans la fumĂ©e Ă©paissie des pipes. MĂȘme GagniĂšre, Ă  un moment, quitta la table, pour se mettre au piano, oĂč il estropia en sourdine des phrases de Wagner, avec les doigts raides d’un amateur qui fait ses premiĂšres gammes Ă  trente ans. Vers onze heures, Dubuche, arrivant enfin, acheva de glacer la rĂ©union. Il s’était Ă©chappĂ© d’un bal, dĂ©sireux de remplir envers ses anciens camarades ce qu’il regardait comme un dernier devoir ; et son habit, sa cravate blanche, sa grosse face pĂąle exprimaient Ă  la fois la contrariĂ©tĂ© d’ĂȘtre venu, l’importance qu’il donnait Ă  ce sacrifice, la peur qu’il avait de compromettre sa fortune nouvelle. Il Ă©vitait de parler de sa femme, pour ne pas avoir Ă  l’amener chez Sandoz. Quand il eut serrĂ© la main de Claude, sans plus d’émotion que s’il l’avait rencontrĂ© la veille, il refusa une tasse de thĂ©, il parla lentement, en gonflant les joues, des tracas de son installation dans une maison neuve dont il essuyait les plĂątres, du travail qui l’accablait, depuis qu’il s’occupait des constructions de son beau-pĂšre, toute une rue Ă  bĂątir, prĂšs du parc Monceau. Alors, Claude sentit nettement quelque chose se rompre. La vie avait-elle donc emportĂ© dĂ©jĂ  les soirĂ©es d’autrefois, si fraternelles dans leur violence, oĂč rien ne les sĂ©parait encore, oĂč pas un d’eux ne rĂ©servait sa part de gloire ? Aujourd’hui, la bataille commençait, chaque affamĂ© donnait son coup de dents. La fissure Ă©tait lĂ , la fente Ă  peine visible, qui avait fĂȘlĂ© les vieilles amitiĂ©s jurĂ©es, et qui devait les faire craquer, un jour, en mille piĂšces. Mais Sandoz, dans son besoin d’éternitĂ©, ne s’apercevait toujours de rien, les voyait tels que rue d’Enfer, aux bras les uns des autres, partis en conquĂ©rants. Pourquoi changer ce qui Ă©tait bon ? est-ce que le bonheur n’était pas dans une joie choisie entre toutes, puis Ă©ternellement goĂ»tĂ©e ? Et, une heure plus tard, lorsque les camarades se dĂ©cidĂšrent Ă  s’en aller, somnolents sous l’égoĂŻsme morne de Dubuche qui parlait sans fin de ses affaires, lorsqu’on eut arrachĂ© du piano GagniĂšre hypnotisĂ©, Sandoz, suivi de sa femme, malgrĂ© la nuit froide, voulut absolument les accompagner jusqu’au bout du jardin, Ă  la grille. Il distribuait des poignĂ©es de main, il criait — À jeudi, Claude !
 À jeudi, tous !
 Hein ? venez tous ! — À jeudi ! rĂ©pĂ©ta Henriette, qui avait pris la lanterne et qui la haussait, pour Ă©clairer l’escalier. Et, au milieu des rires, GagniĂšre et Mahoudeau rĂ©pondirent en plaisantant — À jeudi, jeune maĂźtre !
 Bonne nuit, jeune maĂźtre ! Dehors, dans la rue Nollet, Dubuche appela tout de suite un fiacre, qui l’emporta. Les quatre autres remontĂšrent ensemble jusqu’au boulevard extĂ©rieur, presque sans Ă©changer un mot, l’air Ă©tourdi d’ĂȘtre depuis si longtemps ensemble. Sur le boulevard, une fille ayant passĂ©, Jory se lança derriĂšre ses jupes, aprĂšs avoir prĂ©textĂ© des Ă©preuves qui l’attendaient au journal. Et, comme GagniĂšre arrĂȘtait machinalement Claude devant le cafĂ© Baudequin, dont le gaz flambait encore, Mahoudeau refusa d’entrer, s’en alla seul, roulant des idĂ©es tristes, lĂ -bas, jusqu’à la rue du Cherche-Midi. Claude se trouva, sans l’avoir voulu, assis Ă  leur ancienne table, en face de GagniĂšre silencieux. Le cafĂ© n’avait pas changĂ©, on s’y rĂ©unissait toujours le dimanche, une ferveur s’était dĂ©clarĂ©e mĂȘme, depuis que Sandoz habitait le quartier ; mais la bande s’y noyait dans un flot de nouveaux venus, on Ă©tait peu Ă  peu submergĂ© par la banalitĂ© montante des Ă©lĂšves du plein air. À cette heure, du reste, le cafĂ© se vidait ; trois jeunes peintres, que Claude ne connaissait pas, vinrent, en se retirant, lui serrer la main ; et il n’y eut plus qu’un petit rentier du voisinage, endormi devant une soucoupe. GagniĂšre, trĂšs Ă  l’aise, comme chez lui, indiffĂ©rent aux bĂąillements de l’unique garçon qui s’étirait dans la salle, regardait Claude sans le voir, les yeux vagues. — À propos, demanda ce dernier, qu’expliquais-tu donc Ă  Mahoudeau, ce soir ? Oui, le rouge du drapeau qui tourne au jaune, dans le bleu du ciel
 Hein ? tu pioches la thĂ©orie des couleurs complĂ©mentaires. Mais l’autre ne rĂ©pondit pas. Il prit sa chope, la reposa sans avoir bu, finit par murmurer, avec un sourire d’extase — Haydn, c’est la grĂące rhĂ©toricienne, une petite musique chevrotante de vieille aĂŻeule poudrĂ©e
 Mozart, c’est le gĂ©nie prĂ©curseur, le premier qui ait donnĂ© Ă  l’orchestre une voix individuelle
 Et ils existent surtout, ces deux-lĂ , parce qu’ils ont fait Beethoven
 Ah ! Beethoven, la puissance, la force dans la douleur sereine, Michel-Ange au tombeau des MĂ©dicis ! Un logicien hĂ©roĂŻque, un pĂ©trisseur de cervelles, car ils sont tous partis de la symphonie avec chƓurs, les grands d’aujourd’hui ! Le garçon, las d’attendre, se mit Ă  Ă©teindre les becs de gaz, d’une main paresseuse, en traĂźnant les pieds. Une mĂ©lancolie envahissait la salle dĂ©serte, salie de crachats et de bouts de cigare, exhalant l’odeur de ses tables poissĂ©es par les consommations ; tandis que, du boulevard assoupi, ne venaient plus que les sanglots perdus d’un ivrogne. GagniĂšre, au loin, continuait Ă  suivre la chevauchĂ©e de ses rĂȘves. — Weber passe dans un paysage romantique, conduisant la ballade des morts, au milieu des saules Ă©plorĂ©s et des chĂȘnes qui tordent leurs bras
 Schubert le suit, sous la lune pĂąle, le long des lacs d’argent
 Et voilĂ  Rossini, le don en personne, si gai, si naturel, sans souci de l’expression, se moquant du monde, qui n’est pas mon homme, ah ! non, certes ! mais si Ă©tonnant tout de mĂȘme par l’abondance de son invention, par les effets Ă©normes qu’il tire de l’accumulation des voix et de la rĂ©pĂ©tition enflĂ©e du mĂȘme thĂšme
 Ces trois-lĂ , pour aboutir Ă  Meyerbeer, un malin qui a profitĂ© de tout, mettant aprĂšs Weber la symphonie dans l’opĂ©ra, donnant l’expression dramatique Ă  la formule inconsciente de Rossini. Oh ! des souffles superbes, la pompe fĂ©odale, le mysticisme militaire, le frisson des lĂ©gendes fantastiques, un cri de passion traversant l’histoire ! Et des trouvailles, la personnalitĂ© des instruments, le rĂ©citatif dramatique accompagnĂ© symphoniquement Ă  l’orchestre, la phrase typique sur laquelle toute l’Ɠuvre est construite
 Un grand bonhomme ! un trĂšs grand bonhomme ! — Monsieur, vint dire le garçon, je ferme. Et, comme GagniĂšre ne tournait mĂȘme pas la tĂȘte, il alla rĂ©veiller le petit rentier, toujours endormi devant sa soucoupe. — Je ferme, monsieur. Frissonnant, le consommateur attardĂ© se leva, tĂątonna dans le coin sombre oĂč il se trouvait, pour avoir sa canne ; et, quand le garçon la lui eut ramassĂ©e sous les chaises, il sortit. — Berlioz a mis de la littĂ©rature dans son affaire. C’est l’illustrateur musical de Shakspeare, de Virgile et de GƓthe. Mais quel peintre ! le Delacroix de la musique, qui a fait flamber les sons, dans des oppositions fulgurantes de couleurs. Avec ça, la fĂȘlure romantique au crĂąne, une religiositĂ© qui l’emporte, des extases par-dessus les cimes. Mauvais constructeur d’opĂ©ra, merveilleux dans le morceau, exigeant trop parfois de l’orchestre qu’il torture, ayant poussĂ© Ă  l’extrĂȘme la personnalitĂ© des instruments, dont chacun pour lui reprĂ©sente un personnage. Ah ! ce qu’il a dit des clarinettes Les clarinettes sont les femmes aimĂ©es », ah ! cela m’a toujours fait couler un frisson sur la peau
 Et Chopin, si dandy dans son byronisme, le poĂšte envolĂ© des nĂ©vroses ! Et Mendelssohn, ce ciseleur impeccable, Shakspeare en escarpins de bal, dont les romances sans paroles sont des bijoux pour les dames intelligentes !
 Et puis, et puis, il faut se mettre Ă  genoux
 Il n’y avait plus qu’un bec de gaz allumĂ© au-dessus de sa tĂȘte, et le garçon, derriĂšre son dos, attendait, dans le vide noir et glacĂ© de la salle. Sa voix avait pris un tremblement religieux, il en arrivait Ă  ses dĂ©votions, au tabernacle reculĂ©, au saint des saints. — Oh ! Schumann, le dĂ©sespoir, la jouissance du dĂ©sespoir ! Oui, la fin de tout, le dernier chant d’une puretĂ© triste, planant sur les ruines du monde !
 Oh ! Wagner, le dieu, en qui s’incarnent des siĂšcles de musique ! Son Ɠuvre est l’arche immense, tous les arts en un seul, l’humanitĂ© vraie des personnages exprimĂ©e enfin, l’orchestre vivant Ă  part la vie du drame ; et quel massacre des conventions, des formules ineptes ! quel affranchissement, rĂ©volutionnaire, dans l’infini !
 L’ouverture du TannhĂ€user, ah ! c’est l’alleluia sublime du nouveau siĂšcle d’abord, le chant des pĂšlerins, le motif religieux, calme, profond, Ă  palpitations lentes ; puis, les voix des sirĂšnes qui l’étouffent peu Ă  peu, les voluptĂ©s de VĂ©nus pleines d’énervantes dĂ©lices, d’assoupissantes langueurs, de plus en plus hautes et impĂ©rieuses, dĂ©sordonnĂ©es ; et, bientĂŽt, le thĂšme sacrĂ© qui revient graduellement comme une aspiration de l’espace, qui s’empare de tous les chants et les fond en une harmonie suprĂȘme, pour les emporter sur les ailes d’un hymne triomphal ! — Je ferme, monsieur, rĂ©pĂ©ta le garçon. Claude, qui n’écoutait plus, enfoncĂ© lui aussi dans sa passion, acheva sa chope et dit trĂšs haut — HĂ© ! mon vieux, on ferme ! Alors, GagniĂšre tressaillit. Sa face enchantĂ©e eut une contraction douloureuse, et il grelotta, comme, s’il retombait d’un astre. GoulĂ»ment, il but sa biĂšre ; puis, sur le trottoir, aprĂšs avoir serrĂ© en silence la main de son compagnon, il s’éloigna, s’enfonça au fond des tĂ©nĂšbres. Il Ă©tait prĂšs de deux heures, lorsque Claude rentra rue de Douai. Depuis une semaine qu’il battait de nouveau Paris, il y rapportait ainsi chaque soir les fiĂšvres de sa journĂ©e. Mais jamais encore il n’était revenu si tard, la tĂȘte si chaude et si fumante. Christine, vaincue par la fatigue, dormait sous la lampe Ă©teinte, le front tombĂ© au bord de la table. VIII Enfin, Christine donna un dernier coup de plumeau, et ils furent installĂ©s. Cet atelier de la rue de Douai ; petit et incommode, Ă©tait accompagnĂ© seulement d’une Ă©troite chambre et d’une cuisine grande comme une armoire il fallait manger dans l’atelier, le mĂ©nage y vivait, avec l’enfant toujours en travers des jambes. Et elle avait eu bien du mal Ă  tirer parti de leurs quatre meubles, car elle voulait Ă©viter la dĂ©pense. Pourtant, elle dut acheter un vieux lit d’occasion, elle cĂ©da mĂȘme au besoin luxueux d’avoir des rideaux de mousseline blanche, Ă  sept sous le mĂštre. DĂšs lors, ce trou lui parut charmant, elle se mit Ă  le tenir sur un pied de propretĂ© bourgeoise, ayant rĂ©solu de faire tout en personne et de se passer de servante, pour ne pas trop changer leur vie, qui allait ĂȘtre difficile. Claude vĂ©cut ces premiers mois dans une excitation croissante. Les courses au milieu des rues tumultueuses, les visites chez les camarades enfiĂ©vrĂ©es de discussions, toutes les colĂšres, toutes les idĂ©es chaudes qu’il rapportait ainsi du dehors, le faisaient se passionner Ă  voix haute, jusque dans son sommeil. Paris l’avait repris aux moelles, violemment ; et, en pleine flambĂ©e de cette fournaise, c’était une seconde jeunesse, un enthousiasme et une ambition Ă  dĂ©sirer tout voir, tout faire, tout conquĂ©rir. Jamais il ne s’était senti une telle rage de travail, ni un tel espoir, comme s’il lui avait suffi d’étendre la main, pour crĂ©er les chefs-d’Ɠuvre qui le mettraient Ă  son rang, au premier. Quand il traversait Paris, il dĂ©couvrait des tableaux partout, la ville entiĂšre, avec ses rues, ses carrefours, ses ponts, ses horizons vivants, se dĂ©roulait en fresques immenses, qu’il jugeait toujours trop petites, pris de l’ivresse des besognes colossales. Et il rentrait frĂ©missant, le crĂąne bouillonnant de projets, jetant des croquis sur des bouts de papier, le soir, Ă  la lampe, sans pouvoir dĂ©cider par oĂč il entamerait la sĂ©rie des grandes pages qu’il rĂȘvait. Un obstacle sĂ©rieux lui vint de la petitesse de son atelier. S’il avait eu seulement l’ancien comble du quai de Bourbon, ou bien mĂȘme la vaste salle Ă  manger de Bennecourt ! Mais que faire, dans cette piĂšce en longueur, un couloir, que le propriĂ©taire avait l’effronterie de louer quatre cents francs Ă  des peintres, aprĂšs l’avoir couvert d’un vitrage ? Et le pis Ă©tait que ce vitrage, tournĂ© au nord, resserrĂ© entre deux murailles hautes, ne laissait tomber qu’une lumiĂšre verdĂątre de cave. Il dut donc remettre Ă  plus tard ses grandes ambitions, il rĂ©solut de s’attaquer d’abord Ă  des toiles moyennes, en se disant que la dimension des Ɠuvres ne fait point le gĂ©nie. Le moment lui paraissait si bon pour le succĂšs d’un artiste brave, qui apporterait enfin une note d’originalitĂ© et de franchise, dans la dĂ©bĂącle des vieilles Ă©coles ! DĂ©jĂ , les formules de la veille se trouvaient Ă©branlĂ©es, Delacroix Ă©tait mort sans Ă©lĂšves, Courbet avait Ă  peine derriĂšre lui quelques imitateurs maladroits ; leurs chefs-d’Ɠuvre n’allaient plus ĂȘtre que des morceaux de musĂ©e, noircis par l’ñge, simples tĂ©moignages de l’art d’une Ă©poque ; et il semblait aisĂ© de prĂ©voir la formule nouvelle qui se dĂ©gagerait des leurs, cette poussĂ©e du grand soleil, cette aube limpide qui se levait dans les rĂ©cents tableaux, sous l’influence commençante de l’école du plein air. C’était indĂ©niable, les Ɠuvres blondes dont on avait tant ri au Salon des RefusĂ©s, travaillaient sourdement bien des peintres, Ă©claircissaient peu Ă  peu toutes les palettes. Personne n’en convenait encore, mais le branle Ă©tait donnĂ©, une Ă©volution se dĂ©clarait, qui devenait de plus en plus sensible Ă  chaque Salon. Et quel coup, si, au milieu de ces copies inconscientes des impuissants, de ces tentatives peureuses et sournoises des habiles, un maĂźtre se rĂ©vĂ©lait, rĂ©alisant la formule avec l’audace de la force, sans mĂ©nagements, telle qu’il fallait la planter, solide et entiĂšre, pour qu’elle fĂ»t la vĂ©ritĂ© de cette fin de siĂšcle ! Dans cette premiĂšre heure de passion et d’espoir, Claude, si ravagĂ© par le doute d’habitude, crut en son gĂ©nie. Il n’avait plus de ces crises, dont l’angoisse le lançait pendant des jours sur le pavĂ©, en quĂȘte de son courage perdu. Une fiĂšvre le raidissait, il travaillait avec l’obstination aveugle de l’artiste qui s’ouvre la chair, pour en tirer le fruit dont il est tourmentĂ©. Son long repos Ă  la campagne lui avait donnĂ© une fraĂźcheur de vision singuliĂšre, une joie ravie d’exĂ©cution il lui semblait renaĂźtre Ă  son mĂ©tier, dans une facilitĂ© et un Ă©quilibre qu’il n’avait jamais eus ; et c’était aussi une certitude de progrĂšs, un profond contentement, devant des morceaux rĂ©ussis, oĂč aboutissaient enfin d’anciens efforts stĂ©riles. Comme il le disait Ă  Bennecourt, il tenait son plein air, cette peinture d’une gaietĂ© de tons chantante, qui Ă©tonnait les camarades, quand ils le venaient voir. Tous admiraient, convaincus qu’il n’aurait qu’à se produire, pour prendre sa place, trĂšs haut, avec des Ɠuvres d’une notation si personnelle, oĂč pour la premiĂšre fois la nature baignait dans de la vraie lumiĂšre, sous le jeu des reflets et la continuelle dĂ©composition des couleurs. Et, durant trois annĂ©es, Claude lutta sans faiblir, fouettĂ© par les Ă©checs, n’abandonnant rien de ses idĂ©es, marchant droit devant lui, avec la rudesse de la foi. D’abord, la premiĂšre annĂ©e, il alla, pendant les neiges de dĂ©cembre, se planter quatre heures chaque jour derriĂšre la butte Montmartre, Ă  l’angle d’un terrain vague, d’oĂč il peignait un fond de misĂšre, des masures basses, dominĂ©es par des cheminĂ©es d’usine ; et, au premier plan, il avait mis dans la neige une fillette et un voyou en loques, qui dĂ©voraient des pommes volĂ©es. Son obstination Ă  peindre sur nature compliquait terriblement son travail, l’embarrassait de difficultĂ©s presque insurmontables. Pourtant, il termina cette toile dehors, il ne se permit Ă  son atelier qu’un nettoyage. L’Ɠuvre, quand elle fut posĂ©e sous la clartĂ© morte du vitrage, l’étonna lui-mĂȘme par sa brutalitĂ© c’était comme une porte ouverte sur la rue, la neige aveuglait, les deux figures se dĂ©tachaient, lamentables, d’un gris boueux. Tout de suite, il sentit qu’un pareil tableau ne serait pas reçu ; mais il n’essaya point de l’adoucir, il l’envoya quand mĂȘme au Salon. AprĂšs avoir jurĂ© qu’il ne tenterait jamais plus d’exposer, il Ă©tablissait maintenant en principe qu’on devait toujours prĂ©senter quelque chose au jury, uniquement pour le mettre dans son tort ; et il reconnaissait du reste l’utilitĂ© du Salon, le seul terrain de bataille oĂč un artiste pouvait se rĂ©vĂ©ler d’un coup. Le jury refusa le tableau. La seconde annĂ©e, il chercha une opposition. Il choisit un bout du square des Batignolles, en mai de gros marronniers jetant leur ombre, une fuite de pelouse, des maisons Ă  six Ă©tages, au fond ; tandis que, au premier plan, sur un banc d’un vert cru, s’alignaient des bonnes et des petits bourgeois du quartier, regardant trois gamines en train de faire des pĂątĂ©s de sable. Il lui avait fallu de l’hĂ©roĂŻsme, la permission obtenue, pour mener Ă  bien son travail, au milieu de la foule goguenarde. Enfin, il s’était dĂ©cidĂ© Ă  venir, dĂšs cinq heures du matin, peindre les fonds ; et, rĂ©servant les figures, il avait dĂ» se rĂ©soudre Ă  n’en prendre que des croquis, puis Ă  finir dans l’atelier. Cette fois, le tableau lui parut moins rude, la facture avait un peu de l’adoucissement morne qui tombait du vitrage. Il le crut reçu, tous les amis criĂšrent au chef d’Ɠuvre, rĂ©pandirent le bruit que le Salon allait en ĂȘtre rĂ©volutionnĂ©. Et ce fut de la stupeur, de l’indignation, lorsqu’une rumeur annonça un nouveau refus du jury. Le parti pris n’était plus niable, il s’agissait de l’étranglement systĂ©matique d’un artiste original. Lui, aprĂšs le premier emportement, tourna sa colĂšre contre son tableau, qu’il dĂ©clarait menteur, dĂ©shonnĂȘte, exĂ©crable. C’était une leçon mĂ©ritĂ©e, dont il se souviendrait est-ce qu’il aurait dĂ» retomber dans ce jour de cave de l’atelier ? est-ce qu’il retournerait Ă  la sale cuisine bourgeoise des bonshommes faits de chic ? Quand la toile lui revint, il prit un couteau et la fendit. Aussi, la troisiĂšme annĂ©e s’enragea-t-il sur une Ɠuvre de rĂ©volte. Il voulut le plein soleil, ce soleil de Paris, qui, certains jours, chauffe Ă  blanc le pavĂ©, dans la rĂ©verbĂ©ration Ă©blouissante des façades nulle part il ne fait plus chaud, les gens des pays brĂ»lĂ©s s’épongent eux-mĂȘmes, on dirait une terre d’Afrique, sous la pluie lourde d’un ciel en feu. Le sujet qu’il traita fut un coin de la place du Carrousel, Ă  une heure, lorsque l’astre tape d’aplomb. Un fiacre cahotait, au cocher somnolent, au cheval en eau, la tĂȘte basse, vague dans la vibration de la chaleur ; des passants semblaient ivres, pendant que, seule, une jeune femme, rose et gaillarde sous son ombrelle, marchait Ă  l’aise d’un pas de reine, comme dans l’élĂ©ment de flamme oĂč elle devait vivre. Mais ce qui, surtout, rendait ce tableau terrible, c’était l’étude nouvelle de la lumiĂšre, cette dĂ©composition d’une observation trĂšs exacte, et qui contrecarrait toutes les habitudes de l’Ɠil, en accentuant des bleus, des jaunes, des rouges, oĂč personne n’était accoutumĂ© d’en voir. Les Tuileries, au fond, s’évanouissaient en nuĂ©e d’or ; les pavĂ©s saignaient, les passants n’étaient plus que des indications, des taches sombres mangĂ©es par la clartĂ© trop vive. Cette fois, les camarades, tout en s’exclamant encore, restĂšrent gĂȘnĂ©s, saisis d’une mĂȘme inquiĂ©tude le martyre Ă©tait au bout d’une peinture pareille. Lui, sous leurs Ă©loges, comprit trĂšs bien la rupture qui s’opĂ©rait ; et, quand le jury, de nouveau, lui eut fermĂ© le Salon, il s’écria douloureusement dans une minute de luciditĂ© — Allons ! c’est entendu
 J’en crĂšverai ! Peu Ă  peu, si la bravoure de son obstination paraissait grandir, il retombait pourtant Ă  ses doutes d’autrefois, ravagĂ© par la lutte qu’il soutenait contre la nature. Toute toile qui revenait, lui semblait mauvaise, incomplĂšte surtout, ne rĂ©alisant pas l’effort tentĂ©. C’était cette impuissance qui l’exaspĂ©rait, plus encore que les refus du jury. Sans doute, il ne pardonnait pas Ă  ce dernier ses Ɠuvres, mĂȘme embryonnaires, valaient cent fois les mĂ©diocritĂ©s reçues ; mais quelle souffrance de ne jamais se donner entier, dans le chef-d’Ɠuvre dont il ne pouvait accoucher son gĂ©nie ! Il y avait toujours des morceaux superbes, il Ă©tait content de celui-ci, de celui-lĂ , de cet autre. Alors, pourquoi de brusques trous ? pourquoi des parties indignes, inaperçues pendant le travail, tuant le tableau ensuite d’une tare ineffaçable ? Et il se sentait incapable de correction, un mur se dressait Ă  un moment, un obstacle infranchissable, au delĂ  duquel il lui Ă©tait dĂ©fendu d’aller. S’il reprenait vingt fois le morceau, vingt fois il aggravait le mal, tout se brouillait et glissait au gĂąchis. Il s’énervait, ne voyait plus, n’exĂ©cutait plus, en arrivait Ă  une vĂ©ritable paralysie de la volontĂ©. Étaient-ce donc ses yeux, Ă©taient-ce ses mains qui cessaient de lui appartenir, dans le progrĂšs des lĂ©sions anciennes, qui l’avait inquiĂ©tĂ© dĂ©jĂ  ? Les crises se multipliaient, il recommençait Ă  vivre des semaines abominables, se dĂ©vorant, Ă©ternellement secouĂ© de l’incertitude Ă  l’espĂ©rance ; et l’unique soutien, pendant ces heures mauvaises, passĂ©es Ă  s’acharner sur l’Ɠuvre rebelle, c’était le rĂȘve consolateur de l’Ɠuvre future, celle oĂč il se satisferait enfin, oĂč ses mains se dĂ©lieraient pour la crĂ©ation. Par un phĂ©nomĂšne constant, son besoin de crĂ©er allait ainsi plus vite que ses doigts, il ne travaillait jamais Ă  une toile, sans concevoir la toile suivante. Une seule hĂąte lui restait, se dĂ©barrasser du travail en train, dont il agonisait ; sans doute, ça ne vaudrait rien encore, il en Ă©tait aux concessions fatales, aux tricheries, Ă  tout ce qu’un artiste doit abandonner de sa conscience ; mais ce qu’il ferait ensuite, ah ! ce qu’il ferait, il le voyait superbe et hĂ©roĂŻque, inattaquable, indestructible. PerpĂ©tuel mirage qui fouette le courage des damnĂ©s de l’art, mensonge de tendresse et de pitiĂ© sans lequel la production serait impossible, pour tous ceux qui se meurent de ne pouvoir faire de la vie ! Et, en dehors de cette lutte sans cesse renaissante avec lui-mĂȘme, les difficultĂ©s matĂ©rielles s’accumulaient. N’était-ce donc point assez de ne pas arriver Ă  sortir ce qu’on avait dans le ventre ? Il fallait en outre se battre contre les choses ! Bien qu’il refusĂąt de le confesser, la peinture sur nature, au plein air, devenait impossible, dĂšs que la toile dĂ©passait certaines dimensions. Comment s’installer dans les rues, au milieu des foules ? comment obtenir, pour chaque personnage, les heures de pose suffisantes ? Cela, Ă©videmment, n’admettait que certains sujets dĂ©terminĂ©s, des paysages, des coins restreints de ville, oĂč les figures ne sont que des silhouettes faites aprĂšs coup. Puis, il y avait les mille contrariĂ©tĂ©s du temps, le vent qui emportait le chevalet, la pluie qui arrĂȘtait les sĂ©ances. Ces jours-lĂ , il rentrait hors de lui, menaçant du poing le ciel, accusant la nature de se dĂ©fendre, pour ne pas ĂȘtre prise et vaincue. Il se plaignait amĂšrement de n’ĂȘtre pas riche, car il rĂȘvait d’avoir des ateliers mobiles, une voiture Ă  Paris, un bateau sur la Seine, dans lesquels il aurait vĂ©cu comme un bohĂ©mien de l’art. Mais rien ne l’aidait, tout conspirait contre son travail. Christine, alors, souffrit avec Claude. Elle avait partagĂ© ses espoirs, trĂšs brave, Ă©gayant l’atelier de son activitĂ© de mĂ©nagĂšre ; et, maintenant, elle s’asseyait, dĂ©couragĂ©e quand elle le voyait sans force. À chaque tableau refusĂ©, elle montrait une douleur plus vive, blessĂ©e dans son amour-propre de femme, ayant cet orgueil du succĂšs qu’elles ont toutes. L’amertume du peintre l’aigrissait aussi, elle Ă©pousait ses passions, identifiĂ©e Ă  ses goĂ»ts, dĂ©fendant sa peinture qui Ă©tait devenue comme une dĂ©pendance d’elle-mĂȘme, la grande affaire de leur vie, la seule importante dĂ©sormais, celle dont elle espĂ©rait son bonheur. Chaque jour, elle devinait bien que cette peinture lui prenait son amant davantage ; et elle n’en Ă©tait pas encore Ă  la lutte, elle cĂ©dait, se laissait emporter avec lui, pour ne faire qu’un, au fond du mĂȘme effort. Mais une tristesse montait de ce commencement d’abdication, une crainte de ce qui l’attendait lĂ -bas. Parfois, un frisson de recul la glaçait jusqu’au cƓur. Elle se sentait vieillir, tandis qu’une pitiĂ© immense la bouleversait, une envie de pleurer sans cause, qu’elle contentait dans l’atelier lugubre, pendant des heures, quand elle y Ă©tait seule. À cette Ă©poque, son cƓur s’ouvrit, plus large, et une mĂšre se dĂ©gagea de l’amante. Cette maternitĂ© pour son grand enfant d’artiste Ă©tait faite de la pitiĂ© vague et infinie qui l’attendrissait, de la faiblesse illogique oĂč elle le voyait tomber Ă  chaque heure, des pardons continuels qu’elle Ă©tait forcĂ©e de lui accorder. Il commençait Ă  la rendre malheureuse, elle n’avait plus de lui que ces caresses d’habitude, donnĂ©es ainsi qu’une aumĂŽne aux femmes dont on se dĂ©tache ; et, comment l’aimer encore, quand il s’échappait de ses bras, qu’il montrait un air d’ennui dans les Ă©treintes ardentes dont elle l’étouffait toujours ? comment l’aimer, si elle ne l’aimait pas de cette autre affection de chaque minute, en adoration devant lui, s’immolant sans cesse ? Au fond d’elle, l’insatiable amour grondait, elle demeurait la chair de passion, la sensuelle aux lĂšvres fortes dans la saillie tĂȘtue des mĂąchoires. C’était une douleur triste, alors, aprĂšs les chagrins secrets de la nuit, de n’ĂȘtre plus qu’une mĂšre jusqu’au soir, de goĂ»ter une derniĂšre et pĂąle jouissance dans la bontĂ©, dans le bonheur qu’elle tĂąchait de lui faire, au milieu de leur vie gĂątĂ©e maintenant. Seul, le petit Jacques eut Ă  pĂątir de ce dĂ©placement de tendresse. Elle le nĂ©gligeait davantage, la chair restĂ©e muette pour lui, ne s’étant Ă©veillĂ©e Ă  la maternitĂ© que par l’amour. C’était l’homme adorĂ©, dĂ©sirĂ©, qui devenait son enfant ; et l’autre, le pauvre ĂȘtre, demeurait un simple tĂ©moignage de leur grande passion d’autrefois. À mesure qu’elle l’avait vu grandir et ne plus demander autant de soins, elle s’était mise Ă  le sacrifier, sans duretĂ© au fond, simplement parce qu’elle sentait ainsi. À table, elle ne lui donnait que les seconds morceaux ; la meilleure place, prĂšs du poĂȘle, n’était pas pour sa petite chaise ; si la peur d’un accident la secouait, le premier cri, le premier geste de protection n’allait jamais vers sa faiblesse. Et sans cesse elle le relĂ©guait, le supprimait Jacques, tais-toi, tu fatigues ton pĂšre ! Jacques, ne remue donc pas, tu vois bien que ton pĂšre travaille ! » L’enfant s’accommodait mal de Paris. Lui, qui avait eu la campagne vaste pour se rouler en libertĂ©, Ă©touffait dans l’espace Ă©troit oĂč il devait se tenir sage. Ses belles couleurs rouges pĂąlissaient, il ne poussait plus que chĂ©tif, sĂ©rieux comme un petit homme, les yeux Ă©largis sur les choses. Il venait d’avoir cinq ans, sa tĂȘte avait dĂ©mesurĂ©ment grossi, par un phĂ©nomĂšne singulier, qui faisait dire Ă  son pĂšre Le gaillard a la caboche d’un grand homme ! » Mais, au contraire, il semblait que l’intelligence diminuĂąt, Ă  mesure que le crĂąne augmentait. TrĂšs doux, craintif, l’enfant s’absorbait pendant des heures, sans savoir rĂ©pondre, l’esprit en fuite ; et, s’il sortait de cette immobilitĂ©, c’était dans des crises folles de sauts et de cris, comme une jeune bĂȘte joueuse que l’instinct emporte. Alors, les tiens-toi tranquille ! » pleuvaient, car la mĂšre ne pouvait comprendre ces vacarmes subits, bouleversĂ©e de voir le pĂšre s’irriter Ă  son chevalet, se fĂąchant elle-mĂȘme, courant vite rasseoir le petit dans son coin. CalmĂ© tout d’un coup, avec le frisson peureux d’un rĂ©veil trop brusque, il se rendormait, les yeux ouverts, si paresseux Ă  vivre, que les jouets, des bouchons, des images, de vieux tubes de couleur, lui tombaient des mains. DĂ©jĂ , elle avait essayĂ© de lui apprendre ses lettres. Il s’était dĂ©battu avec des larmes, et l’on attendait un an ou deux encore pour le mettre Ă  l’école, oĂč les maĂźtres sauraient bien le faire travailler. Christine, enfin, commençait Ă  s’effrayer, devant la misĂšre menaçante. À Paris, avec cet enfant qui poussait, la vie Ă©tait plus chĂšre, et les fins de mois devenaient terribles, malgrĂ© ses Ă©conomies de toutes sortes. Le mĂ©nage n’avait d’assurĂ©s que les mille francs de rente ; et comment vivre avec cinquante francs par mois, lorsqu’on avait prĂ©levĂ© les quatre cents francs du loyer ? D’abord, ils s’étaient tirĂ©s d’embarras, grĂące Ă  quelques toiles vendues, Claude ayant retrouvĂ© l’ancien amateur de GagniĂšre, un de ces bourgeois dĂ©testĂ©s, qui ont des Ăąmes ardentes d’artistes, dans les habitudes maniaques oĂč ils s’enferment ; celui-ci, M. Hue, un ancien chef de bureau, n’était malheureusement pas assez riche pour acheter toujours, et il ne pouvait que se lamenter sur l’aveuglement du public, qui laissait une fois de plus le gĂ©nie mourir de faim ; car lui, convaincu, frappĂ© par la grĂące dĂšs le premier coup d’Ɠil, avait choisi les Ɠuvres les plus rudes, qu’il pendait Ă  cĂŽtĂ© de ses Delacroix, en leur prophĂ©tisant une fortune Ă©gale. Le pis Ă©tait que le pĂšre Malgras venait de se retirer, aprĂšs fortune faite une trĂšs modeste aisance d’ailleurs, une rente d’une dizaine de mille francs, qu’il s’était dĂ©cidĂ© Ă  manger dans une petite maison de Bois-Colombes, en homme prudent. Aussi fallait-il l’entendre parler du fameux Naudet, avec le dĂ©dain des millions que remuait cet agioteur, des millions qui lui retomberaient sur le nez, disait-il. Claude, Ă  la suite d’une rencontre, ne rĂ©ussit qu’à lui vendre une derniĂšre toile, pour lui, une de ses acadĂ©mies de l’atelier Boutin, la superbe Ă©tude de ventre que l’ancien marchand n’avait pu revoir sans un regain de passion au cƓur. C’était donc la misĂšre prochaine, les dĂ©bouchĂ©s se fermaient au lieu de s’ouvrir, une lĂ©gende inquiĂ©tante se crĂ©ait peu Ă  peu autour de cette peinture continuellement repoussĂ©e du Salon ; sans compter qu’il aurait suffi, pour effrayer l’argent, d’un art si incomplet et si rĂ©volutionnaire, oĂč l’Ɠil effarĂ© ne retrouvait aucune des conventions admises. Un soir, ne sachant comment acquitter une note de couleurs, le peintre s’était Ă©criĂ© qu’il vivrait sur le capital de sa rente, plutĂŽt que de descendre Ă  la production basse des tableaux de commerce. Mais Christine, violemment, s’était opposĂ©e Ă  ce moyen extrĂȘme elle rognerait encore sur les dĂ©penses, enfin elle prĂ©fĂ©rait tout Ă  cette folie, qui les jetterait ensuite au pavĂ©, sans pain. AprĂšs le refus de son troisiĂšme tableau, l’étĂ© fut si miraculeux, cette annĂ©e-lĂ , que Claude sembla y puiser une nouvelle force. Pas un nuage, des journĂ©es limpides sur l’activitĂ© gĂ©ante de Paris. Il s’était remis Ă  courir la ville, avec la volontĂ© de chercher un coup, comme il le disait quelque chose d’énorme, de dĂ©cisif, il ne savait pas au juste. Et, jusqu’à septembre, il ne trouva rien, se passionnant pendant une semaine pour un sujet, puis dĂ©clarant que ce n’était pas encore ça. Il vivait dans un continuel frĂ©missement, aux aguets, toujours Ă  la minute de mettre la main sur cette rĂ©alisation de son rĂȘve, qui fuyait toujours. Au fond, son intransigeance de rĂ©aliste cachait des superstitions de femme nerveuse, il croyait Ă  des influences compliquĂ©es et secrĂštes tout allait dĂ©pendre de l’horizon choisi, nĂ©faste ou heureux. Une aprĂšs-midi, par un des derniers beaux jours de la saison, Claude avait emmenĂ© Christine, laissant le petit Jacques Ă  la garde de la concierge, une vieille brave femme, comme ils faisaient d’ordinaire, quand ils sortaient ensemble. C’était une envie soudaine de promenade, un besoin de revoir avec elle des coins chĂ©ris autrefois, derriĂšre lequel se cachait le vague espoir qu’elle lui porterait chance. Et ils descendirent ainsi jusqu’au pont Louis-Philippe, restĂšrent un quart d’heure sur le quai aux Ormes, silencieux, debout contre le parapet, Ă  regarder en face, de l’autre cĂŽtĂ© de la Seine, le vieil hĂŽtel du Martoy, oĂč ils s’étaient aimĂ©s. Puis, toujours sans une parole, ils refirent leur ancienne course, faite tant de fois ; ils filĂšrent le long des quais, sous les platanes, voyant Ă  chaque pas se lever le passĂ© ; et tout se dĂ©roulait, les ponts avec la dĂ©coupure de leurs arches sur le satin de l’eau, la CitĂ© dans l’ombre que dominaient les tours jaunissantes de Notre-Dame, la courbe immense de la rive droite, noyĂ©e de soleil, terminĂ©e par la silhouette perdue du pavillon de Flore, et les larges avenues, les monuments des deux rives, et la vie de la riviĂšre, les lavoirs, les bains, les pĂ©niches. Comme jadis, l’astre Ă  son dĂ©clin les suivait, roulant sur les toits des maisons lointaines, s’écornant derriĂšre la coupole de l’Institut un coucher Ă©blouissant, tel qu’ils n’en avaient pas eu de plus beau, une lente descente au milieu de petits nuages, qui se changĂšrent en un treillis de pourpre, dont toutes les mailles lĂąchaient des flots d’or. Mais, de ce passĂ© qui s’évoquait, rien ne venait qu’une mĂ©lancolie invincible, la sensation de l’éternelle fuite, l’impossibilitĂ© de remonter et de revivre. Ces antiques pierres demeuraient froides, ce continuel courant sous les ponts, cette eau qui avait coulĂ©, leur semblait avoir emportĂ© un peu d’eux-mĂȘmes, le charme du premier dĂ©sir, la joie de l’espoir. Maintenant qu’ils s’appartenaient, ils ne goĂ»taient plus ce simple bonheur de sentir la pression tiĂšde de leurs bras, pendant qu’ils marchaient doucement, comme enveloppĂ©s dans la vie Ă©norme de Paris. Au pont des Saints-PĂšres, Claude, dĂ©sespĂ©rĂ©, s’arrĂȘta. Il avait quittĂ© le bras de Christine, il s’était retournĂ© vers la pointe de la CitĂ©. Elle sentait le dĂ©tachement qui s’opĂ©rait, elle devenait trĂšs triste ; et, le voyant s’oublier lĂ , elle voulut le reprendre. — Mon ami, rentrons, il est l’heure
 Jacques nous attend, tu sais. Mais il s’avança jusqu’au milieu du pont. Elle dut le suivre. De nouveau, il demeurait immobile, les yeux toujours fixĂ©s lĂ -bas, sur l’üle continuellement Ă  l’ancre, sur ce berceau et ce cƓur de Paris, oĂč depuis des siĂšcles vient battre tout le sang de ses artĂšres, dans la perpĂ©tuelle poussĂ©e des faubourgs qui envahissent la plaine. Une flamme Ă©tait montĂ©e Ă  son visage, ses yeux s’allumaient, il eut enfin un geste large. — Regarde ! regarde ! D’abord, au premier plan, au-dessous d’eux, c’était le port Saint-Nicolas, les cabines basses des bureaux de la navigation, la grande berge pavĂ©e qui descend, encombrĂ©e de tas de sable, de tonneaux et de sacs, bordĂ©e d’une file de pĂ©niches encore pleines, oĂč grouillait un peuple de dĂ©bardeurs, que dominait le bras gigantesque d’une grue de fonte ; tandis que, de l’autre cĂŽtĂ© de l’eau, un bain froid, Ă©gayĂ© par les Ă©clats des derniers baigneurs de la saison, laissait flotter au vent les drapeaux de toile grise qui lui servaient de toiture. Puis, au milieu, la Seine vide montait, verdĂątre, avec des petits flots dansants, fouettĂ©e de blanc, de bleu et de rose. Et le pont des Arts Ă©tablissait un second plan, trĂšs haut sur ses charpentes de fer, d’une lĂ©gĂšretĂ© de dentelle noire, animĂ© du perpĂ©tuel va-et-vient des piĂ©tons, une chevauchĂ©e de fourmis, sur la mince ligne de son tablier. En dessous, la Seine continuait, au loin ; on voyait les vieilles arches du Pont-Neuf, bruni de la rouille des pierres ; une trouĂ©e s’ouvrait Ă  gauche, jusqu’à l’üle Saint-Louis, une fuite de miroir d’un raccourci aveuglant ; et l’autre bras tournait court, l’écluse de la Monnaie semblait boucher la vue de sa barre d’écume. Le long du Pont-Neuf, de grands omnibus jaunes, des tapissiĂšres bariolĂ©es, dĂ©filaient avec une rĂ©gularitĂ© mĂ©canique de jouets d’enfants. Tout le fond s’encadrait lĂ , dans les perspectives des deux rives sur la rive droite, les maisons des quais, Ă  demi cachĂ©es par un bouquet de grands arbres, d’oĂč Ă©mergeaient, Ă  l’horizon, une encoignure de l’HĂŽtel de ville et le clocher carrĂ© de Saint-Gervais, perdus dans une confusion de faubourg ; sur la rive gauche, une aile de l’Institut, la façade plate de la Monnaie, des arbres encore, en enfilade. Mais ce qui tenait le centre de l’immense tableau, ce qui montait du fleuve, se haussait, occupait le ciel, c’était la CitĂ©, cette proue de l’antique vaisseau, Ă©ternellement dorĂ©e par le couchant. En bas, les peupliers du terre-plein verdissaient en une masse puissante, cachant la statue. Plus haut, le soleil opposait les deux faces, Ă©teignant dans l’ombre les maisons grises du quai de l’Horloge, Ă©clairant d’une flambĂ©e les maisons vermeilles du quai des OrfĂšvres, des files de maisons irrĂ©guliĂšres, si nettes, que l’Ɠil en distinguait les moindres dĂ©tails, les boutiques, les enseignes, jusqu’aux rideaux des fenĂȘtres. Plus haut, parmi la dentelure des cheminĂ©es, derriĂšre l’échiquier oblique des petits toits, les poivriĂšres du Palais et les combles de la PrĂ©fecture Ă©tendaient des nappes d’ardoises, coupĂ©es d’une colossale affiche bleue, peinte sur un mur, dont les lettres gĂ©antes, vues de tout Paris, Ă©taient comme l’efflorescence de la fiĂšvre moderne au front de la ville. Plus haut, plus haut encore, par-dessus les tours jumelles de Notre-Dame, d’un ton de vieil or, deux flĂšches s’élançaient, en arriĂšre la flĂšche de la cathĂ©drale, sur la gauche la flĂšche de la Sainte-Chapelle, d’une Ă©lĂ©gance si fine, qu’elles semblaient frĂ©mir Ă  la brise, hautaine mĂąture du vaisseau sĂ©culaire, plongeant dans la clartĂ©, en plein ciel. — Viens-tu, mon ami ? rĂ©pĂ©ta Christine doucement. Claude ne l’écoutait toujours pas, ce cƓur de Paris l’avait pris tout entier. La belle soirĂ©e Ă©largissait l’horizon. C’étaient des lumiĂšres vives, des ombres franches, une gaietĂ© dans la prĂ©cision des dĂ©tails, une transparence de l’air vibrante d’allĂ©gresse. Et la vie de la riviĂšre, l’activitĂ© des quais, cette humanitĂ© dont le flot dĂ©bouchait des rues, roulait sur les ponts, venait de tous les bords de l’immense cuve, fumait lĂ  en une onde visible, en un frisson qui tremblait dans le soleil. Un vent lĂ©ger soufflait, un vol de petits nuages roses traversait trĂšs haut l’azur pĂąlissant, tandis qu’on entendait une palpitation Ă©norme et lente, cette Ăąme de Paris Ă©pandue autour de son berceau. Alors, Christine s’empara du bras de Claude, inquiĂšte de le voir si absorbĂ©, saisie d’une sorte de peur religieuse ; et elle l’entraĂźna, comme si elle l’avait senti en grand pĂ©ril. — Rentrons, tu te fais du mal
 Je veux rentrer. Lui, Ă  son contact, avait eu le tressaillement d’un homme qu’on rĂ©veille. Puis, tournant la tĂȘte, dans un dernier regard — Ah ! mon Dieu ! murmura-t-il, ah ! mon Dieu ! que c’est beau ! Il se laissa emmener. Mais, toute la soirĂ©e, Ă  table, prĂšs du poĂȘle ensuite, et jusqu’en se couchant, il resta Ă©tourdi, si prĂ©occupĂ©, qu’il ne prononça pas quatre phrases, et que sa femme, ne pouvant tirer de lui une rĂ©ponse, finit Ă©galement par se taire. Elle le regardait, anxieuse Ă©tait-ce donc l’envahissement d’une maladie grave, quelque mauvais air qu’il aurait pris au milieu de ce pont ? Ses yeux vagues se fixaient sur le vide, son visage s’empourprait d’un effort intĂ©rieur, on aurait dit le travail sourd d’une germination, un ĂȘtre qui naissait en lui, cette exaltation et cette nausĂ©e que les femmes connaissent. D’abord, cela parut pĂ©nible, confus, obstruĂ© de mille liens ; puis, tout se dĂ©gagea, il cessa de se retourner dans le lit, il s’endormit du sommeil lourd des grandes fatigues. Le lendemain, dĂšs qu’il eut dĂ©jeunĂ©, il se sauva. Et elle passa une journĂ©e douloureuse, car si elle s’était rassurĂ©e un peu, en l’entendant siffler au rĂ©veil des airs du Midi, elle avait une autre prĂ©occupation, qu’elle venait de lui cacher, dans la crainte de l’abattre encore. Ce jour-lĂ , pour la premiĂšre fois, ils allaient manquer de tout ; une semaine entiĂšre les sĂ©parait du jour oĂč ils touchaient la petite rente ; et elle avait dĂ©pensĂ© son dernier sou le matin, il ne lui restait rien pour le soir, pas mĂȘme de quoi mettre un pain sur la table. À quelle porte frapper ? comment lui mentir davantage, quand il rentrerait ayant faim ? Elle se dĂ©cida Ă  engager la robe de soie noire dont madame Vanzade lui avait fait cadeau, autrefois ; mais cela lui coĂ»ta beaucoup, elle tremblait de peur et de honte, Ă  l’idĂ©e de ce Mont-de-PiĂ©tĂ©, cette maison publique des pauvres, oĂč elle n’était jamais entrĂ©e. Une telle crainte de l’avenir la tourmentait maintenant, que, sur les dix francs qu’on lui prĂȘta, elle se contenta de faire une soupe Ă  l’oseille et un ragoĂ»t de pommes de terre. Au sortir du bureau d’engagement, une rencontre l’avait achevĂ©e. Claude, justement, rentra trĂšs tard, avec des gestes gais, des yeux clairs, toute une excitation de joie secrĂšte ; et il avait une grosse faim, il cria, parce que le couvert n’était pas mis. Puis, quand il fut attablĂ©, entre Christine et le petit Jacques, il avala la soupe, dĂ©vora une assiettĂ©e de pommes de terre. — Comment ! c’est tout ? demanda-t-il ensuite. Tu aurais bien pu ajouter un peu de viande
 Est-ce qu’il a fallu encore acheter des bottines ? Elle balbutia, n’osa dire la vĂ©ritĂ©, blessĂ©e au cƓur de cette injustice. Mais lui, continuait, la plaisantait sur les sous qu’elle faisait disparaĂźtre pour se payer des choses ; et, de plus en plus surexcitĂ©, dans cet Ă©goĂŻsme des sensations vives qu’il semblait vouloir garder pour lui, il s’emporta tout d’un coup contre Jacques. — Tais-toi donc, sacrĂ© mioche ! C’est agaçant Ă  la fin ! Jacques, oubliant de manger, tapait sa cuiller au bord de son assiette, les yeux rieurs, l’air ravi de cette musique. — Jacques, tais-toi ! gronda la mĂšre Ă  son tour. Laisse ton pĂšre manger tranquille ! Et le petit, effrayĂ©, tout de suite trĂšs sage, retomba dans son immobilitĂ© morne, les yeux ternes sur ses pommes de terre, qu’il ne mangeait toujours pas. Claude affecta de se bourrer de fromage, tandis que Christine, dĂ©solĂ©e, parlait d’aller chercher un morceau de viande froide chez le charcutier ; mais il refusait, il la retenait, par des paroles qui la chagrinaient davantage. Puis, quand la table fut desservie et qu’ils se retrouvĂšrent tous les trois autour de la lampe pour la soirĂ©e, elle cousant, le petit muet devant un livre d’images, lui tambourina longtemps de ses doigts, l’esprit perdu, retournĂ© lĂ -bas, d’oĂč il venait. Brusquement, il se leva, se rassit avec une feuille de papier et un crayon, se mit Ă  jeter des traits rapides, sous la clartĂ© ronde et vive qui tombait de l’abat-jour. Et ce croquis, fait de souvenir, dans le besoin qu’il avait de traduire au-dehors le tumulte d’idĂ©es battant son crĂąne, ne suffit mĂȘme bientĂŽt plus Ă  le soulager. Cela le fouettait au contraire, toute la rumeur dont il dĂ©bordait lui sortait des lĂšvres, il finit par dĂ©gonfler son cerveau en un flot de paroles. Il aurait parlĂ© aux murs, il s’adressait Ă  sa femme, parce qu’elle Ă©tait lĂ . — Tiens ! c’est ce que nous avons vu hier
 Oh ! superbe ! J’y ai passĂ© trois heures aujourd’hui, je tiens mon affaire, oh ! quelque chose d’étonnant, un coup Ă  tout dĂ©molir
 Regarde ! je me plante sous le pont, j’ai pour premier plan le port Saint-Nicolas, avec sa grue, ses pĂ©niches qu’on dĂ©charge, son peuple de dĂ©bardeurs. Hein ? tu comprends, c’est Paris qui travaille, ça ! des gaillards solides, Ă©talant le nu de leur poitrine et de leurs bras
 Puis, de l’autre cĂŽtĂ©, j’ai le bain froid, Paris qui s’amuse, et une barque sans doute, lĂ , pour occuper le centre de la composition ; mais ça, je ne sais pas bien encore, il faut que je cherche
 Naturellement, la Seine au milieu, large, immense
 Du crayon, Ă  mesure qu’il parlait, il indiquait les contours fortement, reprenant Ă  dix fois les traits hĂątifs, crevant le papier, tant il y mettait d’énergie. Elle, pour lui ĂȘtre agrĂ©able, se penchait, affectait de s’intĂ©resser vivement Ă  ses explications. Mais le croquis s’embrouillait d’un tel Ă©cheveau de lignes, se chargeait d’une si grande confusion de dĂ©tails sommaires, qu’elle n’y distinguait rien. — Tu suis, n’est-ce pas ? — Oui, oui, trĂšs beau ! — Enfin, j’ai le fond, les deux trouĂ©es de la riviĂšre avec les quais, la CitĂ© triomphale au milieu, s’enlevant sur le ciel
 Ah ! ce fond, quel prodige ! On le voit tous les jours, on passe devant sans s’arrĂȘter ; mais il vous pĂ©nĂštre, l’admiration s’amasse ; et, une belle aprĂšs-midi, il apparaĂźt. Rien au monde n’est plus grand, c’est Paris lui-mĂȘme, glorieux sous le soleil
 Dis ? Ă©tais-je bĂȘte de n’y pas songer ! Que de fois j’ai regardĂ© sans voir ! Il m’a fallu tomber lĂ , aprĂšs cette course le long des quais
 Et, tu te rappelles, il y a un coup d’ombre de ce cĂŽtĂ©, le soleil ici tape droit, les tours sont lĂ -bas, la flĂšche de la Sainte-Chapelle s’amincit, d’une lĂ©gĂšretĂ© d’aiguille dans le ciel
 Non, elle est plus Ă  droite, attends que je te montre
 Il recommença, il ne se lassait point, reprenait sans cesse le dessin, se rĂ©pandait en mille petites notes caractĂ©ristiques, que son Ɠil de peintre avait retenues Ă  cet endroit, l’enseigne rouge d’une boutique lointaine qui vibrait ; plus prĂšs, un coin verdĂątre de la Seine, oĂč semblaient nager des plaques d’huile ; et le ton fin d’un arbre, et la gamme des gris pour les façades, et la qualitĂ© lumineuse du ciel. Elle, complaisamment, l’approuvait toujours, tĂąchait de s’émerveiller. Mais Jacques, une fois encore, s’oubliait. AprĂšs ĂȘtre restĂ© longtemps silencieux devant son livre, absorbĂ© sur une image qui reprĂ©sentait un chat noir, il s’était mis Ă  chantonner doucement des paroles de sa composition Oh ! gentil chat ! oh ! vilain chat ! oh ! gentil et vilain chat ! » et cela Ă  l’infini, du mĂȘme ton lamentable. Claude, agacĂ© par ce bourdonnement, n’avait pas compris d’abord ce qui l’énervait ainsi, pendant qu’il parlait. Puis, la phrase obsĂ©dante de l’enfant lui Ă©tait nettement entrĂ©e dans les oreilles. — As-tu fini de nous assommer avec ton chat ! cria-t-il, furieux. — Jacques, tais-toi, quand ton pĂšre cause ! rĂ©pĂ©ta Christine. — Non, ma parole ! il devient idiot
 Vois-moi sa tĂȘte, s’il n’a pas l’air d’un idiot. C’est dĂ©sespĂ©rant
 RĂ©ponds, qu’est-ce que tu veux dire, avec ton chat qui est gentil et qui est vilain ? Le petit, blĂȘme, dodelinant sa tĂȘte trop grosse, rĂ©pondit d’un air de stupeur — Sais pas. Et, comme son pĂšre et sa mĂšre se regardaient, dĂ©couragĂ©s, il appuya une de ses joues dans son livre ouvert, il ne bougea plus, ne parla plus, les yeux tout grands. La soirĂ©e s’avançait, Christine voulut le coucher ; mais Claude avait dĂ©jĂ  repris ses explications. Maintenant, il annonçait qu’il irait, dĂšs le lendemain, faire un croquis sur nature, simplement pour fixer ses idĂ©es. Il en vint ainsi Ă  dire qu’il s’achĂšterait un petit chevalet de campagne, une emplette rĂȘvĂ©e depuis des mois. Il insista, parla d’argent. Elle se troublait, elle finit par avouer tout, le dernier sou mangĂ© le matin, la robe de soie engagĂ©e pour le dĂźner du soir. Et il eut alors un accĂšs de remords et de tendresse, il l’embrassa en lui demandant pardon de s’ĂȘtre plaint, Ă  table. Elle devait l’excuser, il aurait tuĂ© pĂšre et mĂšre, comme il le rĂ©pĂ©tait, lorsque cette sacrĂ©e peinture le tenait aux entrailles. D’ailleurs, le Mont-de-PiĂ©tĂ© le fit rire, il dĂ©fiait la misĂšre. — Je te dis que ça y est ! s’écria-t-il. Ce tableau-lĂ , vois-tu, c’est le succĂšs. Elle se taisait, elle songeait Ă  la rencontre qu’elle avait faite et qu’elle voulait lui cacher ; mais, invinciblement, cela sortit de ses lĂšvres, sans cause apparente, sans transition, dans la sorte de torpeur qui l’avait envahie. — Madame Vanzade est morte. Lui, s’étonna. Ah ! vraiment ! Comment le savait-elle ? — J’ai rencontrĂ© l’ancien valet de chambre
 Oh ! un monsieur Ă  cette heure, trĂšs gaillard, malgrĂ© ses soixante-dix ans. Je ne le reconnaissais pas, c’est lui qui m’a parlé  Oui, elle est morte, il y a six semaines. Ses millions ont passĂ© aux hospices, sauf une rente que les deux vieux serviteurs mangent aujourd’hui en petits bourgeois. Il la regardait, il murmura enfin d’une voix triste — Ma pauvre Christine, tu as des regrets, n’est-ce pas ? Elle t’aurait dotĂ©e, elle t’aurait mariĂ©e, je te le disais bien jadis. Tu serais peut-ĂȘtre son hĂ©ritiĂšre, et tu ne crĂšverais pas la faim avec un toquĂ© comme moi. Mais elle parut alors s’éveiller. Elle rapprocha violemment sa chaise, elle le saisit d’un bras, s’abandonna contre lui, dans une protestation de tout son ĂȘtre. — Qu’est-ce que tu dis ? Oh ! non, oh ! non
 Ce serait une honte, si j’avais songĂ© Ă  son argent. Je te l’avouerais, tu sais que je ne suis pas menteuse ; mais j’ignore moi-mĂȘme ce que j’ai eu, un bouleversement, une tristesse, ah ! vois-tu, une tristesse Ă  croire que tout allait finir pour moi
 C’est le remords sans doute, oui, le remords de l’avoir quittĂ©e brutalement, cette pauvre infirme, cette femme si vieille, qui m’appelait sa fille. J’ai mal agi, ça ne me portera pas chance. Va, ne dis pas non, je le sens bien, que c’est fini pour moi dĂ©sormais. Et elle pleura, suffoquĂ©e par ces regrets confus, oĂč elle ne pouvait lire, sous cette sensation unique que son existence Ă©tait gĂątĂ©e, qu’elle n’avait plus que du malheur Ă  attendre de la vie. — Voyons, essuie tes yeux, reprit-il, devenu tendre. Toi qui n’étais pas nerveuse, est-ce possible que tu te forges des chimĂšres et que tu te tourmentes de la sorte ?
 Que diable, nous nous en tirerons ! Et, d’abord, tu sais que c’est toi qui m’as fait trouver mon tableau
 Hein ? tu n’es pas si maudite puisque tu portes chance ! Il riait, elle hocha la tĂȘte, en voyant bien qu’il voulait la faire sourire. Son tableau, elle en souffrait dĂ©jĂ  ; car, lĂ -bas, sur le pont, il l’avait oubliĂ©e, comme si elle eĂ»t cessĂ© d’ĂȘtre Ă  lui ; et, depuis la veille, elle le sentait de plus en plus loin d’elle, ailleurs, dans un monde oĂč elle ne montait pas. Mais elle se laissa consoler, ils Ă©changĂšrent un de leurs baisers d’autrefois, avant de quitter la table, pour se mettre au lit. Le petit Jacques n’avait rien entendu. Engourdi d’immobilitĂ©, il venait de s’endormir, la joue dans son livre d’images ; et sa tĂȘte trop grosse d’enfant manquĂ© du gĂ©nie, si lourde parfois qu’elle lui pliait le cou, blĂȘmissait sous la lampe. Lorsque sa mĂšre le coucha, il n’ouvrit mĂȘme pas les yeux. Ce fut Ă  cette Ă©poque seulement que Claude eut l’idĂ©e d’épouser Christine. Tout en cĂ©dant aux conseils de Sandoz, qui s’étonnait d’une irrĂ©gularitĂ© inutile, il obĂ©it surtout Ă  un sentiment de pitiĂ©, au besoin de se montrer bon pour elle et de se faire ainsi pardonner ses torts. Depuis quelque temps, il la voyait si triste, si inquiĂšte de l’avenir, qu’il ne savait de quelle joie l’égayer. Lui-mĂȘme s’aigrissait, retombait dans ses anciennes colĂšres, la traitait parfois en servante Ă  qui l’on donne ses huit jours. Sans doute, d’ĂȘtre sa femme lĂ©gitime, elle se sentirait plus chez elle et souffrirait moins de ses brusqueries. Du reste, elle n’avait pas reparlĂ© de mariage, comme dĂ©tachĂ©e du monde, d’une discrĂ©tion qui s’en remettait Ă  lui seul ; mais il comprenait qu’elle se chagrinait de n’ĂȘtre pas reçue chez Sandoz ; et, d’autre part, ce n’était plus la libertĂ© ni la solitude de la campagne, c’était Paris, avec les mille mĂ©chancetĂ©s du voisinage, des liaisons forcĂ©es, tout ce qui blesse une femme vivant chez un homme. Lui, au fond, n’avait contre le mariage que ses anciennes prĂ©ventions d’artiste dĂ©bridĂ© dans la vie. Puisqu’il ne devait jamais la quitter, pourquoi ne pas lui faire ce plaisir ? Et, en effet, quand il lui en parla, elle eut un grand cri, elle se jeta Ă  son cou, surprise elle-mĂȘme d’en Ă©prouver une si grosse Ă©motion. Pendant une semaine, elle en fut profondĂ©ment heureuse. Ensuite, cela se calma, longtemps avant la cĂ©rĂ©monie. D’ailleurs, Claude ne hĂąta aucune des formalitĂ©s, et l’attente des papiers nĂ©cessaires fut longue. Il continuait Ă  rĂ©unir des Ă©tudes pour son tableau, elle semblait ainsi que lui sans impatience. À quoi bon ? Cela n’apporterait certainement rien de nouveau dans leur existence. Ils avaient rĂ©solu de se marier seulement Ă  la mairie, non par un mĂ©pris affichĂ© de la religion, mais pour faire vite et simple. La question des tĂ©moins les embarrassa un instant. Comme elle ne connaissait personne, il lui donna Sandoz et Mahoudeau ; d’abord, au lieu de ce dernier, il avait bien songĂ© Ă  Dubuche ; seulement, il ne le voyait plus, et il craignit de le compromettre. Pour lui-mĂȘme, il se contenta de Jory et de GagniĂšre. La chose resterait ainsi entre camarades, personne n’en causerait. Des semaines s’étaient passĂ©es, on se trouvait en dĂ©cembre, par un froid terrible. La veille du mariage, bien qu’il leur restĂąt trente-cinq francs Ă  peine, ils se dirent qu’ils ne pouvaient renvoyer leurs tĂ©moins, avec une simple poignĂ©e de main ; et, voulant Ă©viter un gros dĂ©rangement chez eux, ils rĂ©solurent de leur offrir Ă  dĂ©jeuner, dans un petit restaurant du boulevard de Clichy. Puis, chacun rentrerait chez soi. Le matin, comme Christine mettait un col Ă  une robe de laine grise, qu’elle avait eu la coquetterie de se faire pour la circonstance, Claude, dĂ©jĂ  en redingote, piĂ©tinant d’ennui, eut l’idĂ©e d’aller prendre Mahoudeau, en prĂ©textant que ce gaillard Ă©tait bien capable d’oublier le rendez-vous. Depuis l’automne, le sculpteur habitait Montmartre, un petit atelier de la rue des Tilleuls, Ă  la suite d’une sĂ©rie de drames qui avaient bouleversĂ© son existence d’abord, faute de paiement, une expulsion de l’ancienne boutique de fruitiĂšre qu’il occupait rue du Cherche-Midi ; ensuite, une rupture dĂ©finitive avec ChaĂźne, que le dĂ©sespoir de ne pas vivre de ses pinceaux venait de jeter dans une aventure commerciale, faisant les foires de la banlieue de Paris, tenant un jeu de tournevire pour le compte d’une veuve ; et, enfin, un envolement brusque de Mathilde, l’herboristerie vendue, l’herboriste disparue, enlevĂ©e sans doute, cachĂ©e au fond d’un logement discret par quelque monsieur Ă  passions. Maintenant donc, il vivait seul, dans un redoublement de misĂšre, mangeant lorsqu’il avait des ornements de façade Ă  gratter ou quelque figure d’un confrĂšre plus heureux Ă  mettre au point. — Tu entends, je vais le chercher, c’est plus sĂ»r, rĂ©pĂ©ta Claude Ă  Christine. Nous avons encore deux heures devant nous
 Et, si les autres arrivent, fais-les attendre. Nous descendrons tous ensemble Ă  la mairie. Dehors, Claude hĂąta le pas, dans le froid cuisant, qui chargeait ses moustaches de glaçons. L’atelier de Mahoudeau se trouvait au fond d’une citĂ© ; et il dut traverser une suite de petits jardins, blancs de givre, d’une tristesse nue et raidie de cimetiĂšre. De loin, il reconnut la porte, au plĂątre colossal de la Vendangeuse, l’ancien succĂšs du Salon, qu’on n’avait pu loger dans le rez-de-chaussĂ©e Ă©troit elle achevait de se pourrir lĂ , pareille Ă  un tas de gravats dĂ©chargĂ©s d’un tombereau, rongĂ©e, lamentable, le visage creusĂ© par les grandes larmes noires de la pluie. La clef Ă©tait sur la porte, il entra. — Tiens ! tu viens me prendre ? dit Mahoudeau surpris. Je n’ai que mon chapeau Ă  mettre
 Mais, attends, j’étais Ă  me demander si je ne devrais pas faire un peu de feu. J’ai peur pour ma bonne femme. L’eau d’un baquet Ă©tait prise, il gelait dans l’atelier aussi fort que dehors ; car, depuis huit jours, sans un sou, il Ă©conomisait un petit reste de charbon, en n’allumant le poĂȘle qu’une heure ou deux le matin. Cet atelier Ă©tait une sorte de caveau tragique, prĂšs duquel la boutique d’autrefois Ă©veillait des souvenirs de tiĂšde bien-ĂȘtre, tellement les murs nus, le plafond lĂ©zardĂ© jetaient aux Ă©paules une glace de suaire. Dans les coins, d’autres statues, moins encombrantes, des plĂątres faits avec passion, exposĂ©s, puis revenus lĂ , faute d’acheteurs, grelottaient, le nez contre la muraille, rangĂ©s en une file lugubre d’infirmes, plusieurs dĂ©jĂ  cassĂ©s, Ă©talant des moignons, tous encrassĂ©s de poussiĂšre, Ă©claboussĂ©s de terre glaise ; et ces misĂ©rables nuditĂ©s traĂźnaient ainsi des annĂ©es leur agonie, sous les yeux de l’artiste qui leur avait donnĂ© de son sang, conservĂ©es d’abord avec une passion jalouse, malgrĂ© le peu de place, tombĂ©es ensuite Ă  une horreur grotesque de choses mortes, jusqu’au jour oĂč, prenant un marteau, il les achevait lui-mĂȘme, les Ă©crasait en plĂątras, pour en dĂ©barrasser son existence. — Hein ? tu dis que nous avons deux heures, reprit Mahoudeau. Eh bien, je vais faire une flambĂ©e, ce sera plus prudent. Alors, en allumant le poĂȘle, il se plaignit, d’une voix de colĂšre. Ah ! quel chien de mĂ©tier que cette sculpture ! Les derniers des maçons Ă©taient plus heureux. Une figure que l’administration achetait trois mille francs, en avait coĂ»tĂ© prĂšs de deux mille, le modĂšle, la terre, le marbre ou le bronze, toutes sortes de frais ; et cela pour rester emmagasinĂ©e dans quelque cave officielle, sous le prĂ©texte que la place manquait les niches des monuments Ă©taient vides, des socles attendaient dans les jardins publics, n’importe ! la place manquait toujours. Pas de travaux possibles chez les particuliers, Ă  peine quelques bustes, une statue bĂąclĂ©e au rabais de loin en loin, pour une souscription. Le plus noble des arts, le plus viril, oui ! mais l’art dont on crevait le plus sĂ»rement de faim. — Ta machine avance ? demanda Claude. — Sans ce maudit froid, elle serait terminĂ©e, rĂ©pondit-il. Tu vas la voir. Il se releva, aprĂšs avoir Ă©coutĂ© ronfler le poĂȘle. Au milieu de l’atelier, sur une selle faite d’une caisse d’emballage, consolidĂ©e de traverses, se dressait une statue que de vieux linges emmaillotaient ; et, gelĂ©s fortement, d’une duretĂ© cassante de plis, ils la dessinaient, comme sous la blancheur d’un linceul. C’était enfin son ancien rĂȘve, irrĂ©alisĂ© jusque-lĂ , faute d’argent une figure debout, la Baigneuse dont plus de dix maquettes traĂźnaient chez lui, depuis des annĂ©es. Dans une heure de rĂ©volte impatiente, il avait fabriquĂ© lui-mĂȘme une armature avec des manches Ă  balai, se passant du fer nĂ©cessaire, espĂ©rant que le bois serait assez solide. De temps Ă  autre, il la secouait, pour voir ; mais elle n’avait pas encore bougĂ©. — Fichtre ! murmura-t-il, un air de feu lui fera du bien
 C’est collĂ© sur elle, une vraie cuirasse. Les linges craquaient sous ses doigts, se brisaient en morceaux de glace. Il dut attendre que la chaleur les eĂ»t dĂ©gelĂ©s un peu ; et, avec mille prĂ©cautions, il la dĂ©semmaillotait, la tĂȘte d’abord, puis la gorge, puis les hanches, heureux de la revoir intacte, souriant en amant Ă  sa nuditĂ© de femme adorĂ©e. — Hein ? qu’en dis-tu ? Claude, qui ne l’avait vue qu’en Ă©bauche, hocha la tĂȘte, pour ne pas rĂ©pondre tout de suite. DĂ©cidĂ©ment, ce bon Mahoudeau trahissait, en arrivait Ă  la grĂące malgrĂ© lui, par les jolies choses qui fleurissaient de ses gros doigts d’ancien tailleur de pierres. Depuis sa Vendangeuse colossale, il Ă©tait allĂ© en rapetissant ses Ɠuvres, sans paraĂźtre s’en douter lui-mĂȘme, lançant toujours le mot fĂ©roce de tempĂ©rament, mais cĂ©dant Ă  la douceur dont se noyaient ses yeux. Les gorges gĂ©antes devenaient enfantines, les cuisses s’allongeaient en fuseaux Ă©lĂ©gants, c’était enfin la nature vraie qui perçait sous le dĂ©gonflement de l’ambition. ExagĂ©rĂ©e encore, sa Baigneuse Ă©tait dĂ©jĂ  d’un grand charme, avec son frissonnement des Ă©paules, ses deux bras serrĂ©s qui remontaient les seins, des seins amoureux, pĂ©tris dans le dĂ©sir de la femme, qu’exaspĂ©rait sa misĂšre ; et, forcĂ©ment chaste, il en avait ainsi fait une chair sensuelle, qui le troublait. — Alors, ça ne te va pas, reprit-il, l’air fĂąchĂ©. — Oh ! si, si
 Je crois que tu as raison d’adoucir un peu ton affaire, puisque tu sens de la sorte. Et tu auras du succĂšs avec ça. Oui, c’est Ă©vident, ça plaira beaucoup. Mahoudeau, que des Ă©loges pareils auraient consternĂ© autrefois, sembla ravi. Il expliqua qu’il voulait conquĂ©rir le public, sans rien lĂącher de ses convictions. — Ah ! nom d’un chien ! ça me soulage, que tu sois content, car je l’aurais dĂ©molie, si tu m’avais dit de la dĂ©molir, parole d’honneur !
 Encore quinze jours de travail, et je vendrai ma peau Ă  qui la voudra, pour payer le mouleur
 Dis ? ça va me faire un fameux salon. Peut-ĂȘtre une mĂ©daille ! Il riait, s’agitait ; et, s’interrompant — Puisque nous ne sommes pas pressĂ©s, assieds-toi donc
 J’attends que les linges soient dĂ©gelĂ©s complĂštement. Le poĂȘle commençait Ă  rougir, une grosse chaleur se dĂ©gageait. Justement, la Baigneuse, placĂ©e trĂšs prĂšs, semblait revivre, sous le souffle tiĂšde qui lui montait le long de l’échine, des jarrets Ă  la nuque. Et tous les deux, assis maintenant, continuaient Ă  la regarder de face et Ă  causer d’elle, la dĂ©taillant, s’arrĂȘtant Ă  chaque partie de son corps. Le sculpteur surtout s’excitait dans sa joie, la caressait de loin d’un geste arrondi. Hein ? le ventre en coquille, et ce joli pli Ă  la taille, qui accusait le renflement de la hanche gauche ! À ce moment, Claude, les yeux sur le ventre, crut avoir une hallucination. La Baigneuse bougeait, le ventre avait frĂ©mi d’une onde lĂ©gĂšre, la hanche gauche s’était tendue encore, comme si la jambe droite allait se mettre en marche. — Et les petits plans qui filent vers les reins, continuait Mahoudeau, sans rien voir. Ah ! c’est ça que j’ai soignĂ© ! LĂ , mon vieux, la peau, c’est du satin. Peu Ă  peu, la statue s’animait tout entiĂšre. Les reins roulaient, la gorge se gonflait dans un grand soupir, entre les bras desserrĂ©s. Et, brusquement, la tĂȘte s’inclina, les cuisses flĂ©chirent, elle tombait d’une chute vivante, avec l’angoisse effarĂ©e, l’élan de douleur d’une femme qui se jette. Claude comprenait enfin, lorsque Mahoudeau eut un cri terrible. — Nom de Dieu ! ça casse, elle se fout par terre ! En dĂ©gelant, la terre avait rompu le bois trop faible de l’armature. Il y eut un craquement, on entendit des os se fendre. Et lui, du mĂȘme geste d’amour dont il s’enfiĂ©vrait Ă  la caresser de loin, ouvrit les deux bras, au risque d’ĂȘtre tuĂ© sous elle. Une seconde, elle oscilla, puis s’abattit d’un coup, sur la face, coupĂ©e aux chevilles, laissant ses pieds collĂ©s Ă  la planche. Claude s’était Ă©lancĂ© pour le retenir. — Bougre ! tu vas te faire Ă©craser ! Mais, tremblant de la voir s’achever sur le sol, Mahoudeau restait les mains tendues. Et elle sembla lui tomber au cou, il la reçut dans son Ă©treinte, serra les bras sur cette grande nuditĂ© vierge, qui s’animait comme sous le premier Ă©veil de la chair. Il y entra, la gorge amoureuse s’aplatit contre son Ă©paule, les cuisses vinrent battre les siennes, tandis que la tĂȘte, dĂ©tachĂ©e, roulait par terre. La secousse fut si rude qu’il se trouva emportĂ©, culbutĂ© jusqu’au mur ; et, sans lĂącher ce tronçon de femme, il demeura Ă©tourdi, gisant prĂšs d’elle. — Ah ! bougre ! rĂ©pĂ©tait furieusement Claude, qui le croyait mort. PĂ©niblement, Mahoudeau s’agenouilla, et il Ă©clata en gros sanglots. Dans sa chute, il s’était seulement meurtri le visage. Du sang coulait d’une de ses joues, se mĂȘlant Ă  ses larmes. — Chienne de misĂšre, va ! Si ce n’est pas Ă  se ficher Ă  l’eau, que de ne pouvoir seulement acheter deux tringles !
 Et la voilĂ , et la voilà
 Ses sanglots redoublaient, une lamentation d’agonie, une douleur hurlante d’amant devant le cadavre mutilĂ© de ses tendresses. De ses mains Ă©garĂ©es, il en touchait les membres, Ă©pars autour de lui, la tĂȘte, le torse, les bras qui s’étaient rompus ; mais surtout la gorge dĂ©foncĂ©e, ce sein aplati, comme opĂ©rĂ© d’un mal affreux, le suffoquait, le faisait revenir toujours lĂ , sondant la plaie, cherchant la fente par laquelle la vie s’en Ă©tait allĂ©e ; et ses larmes sanglantes ruisselaient, tachaient de rouge les blessures. — Aide-moi donc, bĂ©gaya-t-il. On ne peut pas la laisser comme ça. L’émotion avait gagnĂ© Claude, dont les yeux se mouillaient, eux aussi, dans sa fraternitĂ© d’artiste. Il s’empressa, mais le sculpteur, aprĂšs avoir rĂ©clamĂ© son aide, voulait ĂȘtre seul Ă  ramasser ces dĂ©bris, comme s’il eĂ»t craint pour eux la brutalitĂ© de tout autre. Lentement, il se traĂźnait Ă  genoux, prenait les morceaux un Ă  un, les couchait, les rapprochait sur une planche. BientĂŽt, la figure fut de nouveau entiĂšre, pareille Ă  une de ces suicidĂ©es d’amour, qui se sont fracassĂ©es du haut d’un monument, et qu’on recolle, comiques et lamentables, pour les porter Ă  la Morgue. Lui, retombĂ© sur le derriĂšre, devant elle, ne la quittait pas du regard, s’oubliait dans une contemplation navrĂ©e. Pourtant, ses sanglots se calmaient, il dit enfin avec un grand soupir — Je la ferai couchĂ©e, que veux-tu !
 Ah ! ma pauvre bonne femme, j’avais eu tant de peine Ă  la mettre debout, et je la trouvais si grande ! Mais, tout d’un coup, Claude s’inquiĂ©ta. Et son mariage ? Il fallut que Mahoudeau changeĂąt de vĂȘtements. Comme il n’avait pas d’autre redingote, il dut se contenter d’un veston. Puis, lorsque la figure fut couverte de linges, ainsi qu’une morte sur laquelle on a tirĂ© le drap, tous deux s’en allĂšrent en courant. Le poĂȘle ronflait, un dĂ©gel emplissait d’eau l’atelier, oĂč les vieux plĂątres poussiĂ©reux ruisselaient de boue. Rue de Douai, il n’y avait plus que le petit Jacques, laissĂ© en garde chez la concierge. Christine, lasse d’attendre, venait de partir avec les trois autres tĂ©moins, croyant Ă  un malentendu peut-ĂȘtre Claude lui avait-il dit qu’il irait directement lĂ -bas, en compagnie de Mahoudeau. Et ceux-ci se remirent vivement en marche, ne rattrapĂšrent la jeune femme et les camarades que rue Drouot, devant la mairie. On monta tous ensemble, on fut trĂšs mal reçu par l’huissier de service, Ă  cause du retard. D’ailleurs, le mariage se trouva bĂąclĂ© en quelques minutes, dans une salle absolument vide. Le maire Ăąnonnait, les deux Ă©poux dirent le oui » sacramentel d’une voix brĂšve ; tandis que les tĂ©moins s’émerveillaient du mauvais goĂ»t de la salle. Dehors, Claude reprit le bras de Christine, et ce fut tout. Il faisait bon marcher, par cette gelĂ©e claire. La bande revint tranquillement Ă  pied, gravit la rue des Martyrs, pour se rendre au restaurant du boulevard de Clichy. Un petit salon Ă©tait retenu, le dĂ©jeuner fut trĂšs amical ; et on ne dit pas un mot de la simple formalitĂ© qu’on venait de remplir, on parla d’autre chose tout le temps, comme Ă  une de leurs rĂ©unions ordinaires, entre camarades. Ce fut ainsi que Christine, trĂšs Ă©mue au fond, sous son affectation d’indiffĂ©rence, entendit pendant trois heures son mari et les tĂ©moins s’enfiĂ©vrer au sujet de la bonne femme Ă  Mahoudeau. Depuis que les autres savaient l’histoire, ils en remĂąchaient les moindres dĂ©tails. Sandoz trouvait ça d’une allure Ă©tonnante. Jory et GagniĂšre discutaient la soliditĂ© des armatures, le premier sensible Ă  la perte d’argent, le second dĂ©montrant avec une chaise qu’on aurait pu maintenir la statue. Quant Ă  Mahoudeau, encore Ă©branlĂ©, envahi d’une stupeur, il se plaignait d’une courbature, qu’il n’avait pas sentie d’abord tous ses membres s’endolorissaient, il avait les muscles froissĂ©s, la peau meurtrie, comme au sortir des bras d’une amante de pierre. Et Christine lui lava l’écorchure de sa joue de nouveau saignante, et il lui semblait que cette statue de femme mutilĂ©e s’asseyait Ă  la table avec eux, que c’était elle seule qui importait ce jour-lĂ , elle seule qui passionnait Claude, dont le rĂ©cit, rĂ©pĂ©tĂ© Ă  vingt reprises, ne tarissait pas sur son Ă©motion, devant cette gorge et ces hanches d’argile broyĂ©es Ă  ses pieds. Pourtant, au dessert, il y eut une diversion. GagniĂšre demanda soudain Ă  Jory — À propos, toi, je t’ai vu avec Mathilde, dimanche
 Oui, oui, rue Dauphine. Jory, devenu trĂšs rouge, tĂącha de mentir ; mais son nez remuait, sa bouche se fronçait, il se mit Ă  rire d’un air bĂȘte. — Oh ! une rencontre
 Parole d’honneur ! je ne sais pas oĂč elle loge, je vous l’aurais dit. — Comment ! c’est toi qui la caches ? s’écria Mahoudeau. Va, tu peux la garder, personne ne te la redemande. La vĂ©ritĂ© Ă©tait que Jory, rompant avec toutes ses habitudes de prudence et d’avarice, cloĂźtrait maintenant Mathilde dans une petite chambre. Elle le tenait par son vice, il glissait au mĂ©nage avec cette goule, lui qui, pour ne pas payer, vivait autrefois des raccrocs de la rue. — Bah ! on prend son plaisir oĂč on le trouve, dit Sandoz, plein d’une indulgence philosophique. — C’est bien vrai, rĂ©pondit-il simplement, en allumant un cigare. On s’attarda, la nuit tombait, quand on reconduisit Mahoudeau, qui, dĂ©cidĂ©ment, voulait se mettre au lit. Et, en rentrant, Claude et Christine, aprĂšs avoir repris Jacques chez la concierge, trouvĂšrent l’atelier tout froid, noyĂ© d’une ombre si Ă©paisse, qu’ils tĂątonnĂšrent longtemps, avant de pouvoir allumer la lampe. Il fallut aussi rallumer le poĂȘle, sept heures sonnaient, lorsqu’ils respirĂšrent enfin Ă  l’aise. Mais ils n’avaient pas faim, ils achevĂšrent un reste de bouilli, plutĂŽt pour engager l’enfant Ă  manger sa soupe ; et, quand ils l’eurent couchĂ©, ils s’installĂšrent sous la lampe, ainsi que tous les soirs. Cependant, Christine n’avait pas mis d’ouvrage devant elle, trop remuĂ©e pour travailler. Elle restait lĂ , les mains oisives sur la table, regardant Claude, qui, lui, s’était tout de suite enfoncĂ© dans un dessin, un coin de son tableau, des ouvriers du port Saint-Nicolas dĂ©chargeant du plĂątre. Une songerie invincible, des souvenirs, des regrets, passaient en elle, au fond de ses yeux vagues ; et, peu Ă  peu, ce fut une tristesse croissante, une grande douleur muette qui parut l’envahir tout entiĂšre, au milieu de cette indiffĂ©rence, de cette solitude sans borne, oĂč elle tombait, si prĂšs de lui. Il Ă©tait bien toujours avec elle, de l’autre cĂŽtĂ© de la table ; mais comme elle le sentait loin, lĂ -bas, devant la pointe de la CitĂ©, plus loin encore, dans l’infini inaccessible de l’art, si loin maintenant, que jamais plus elle ne le rejoindrait ! Plusieurs fois, elle avait tentĂ© de causer, sans le dĂ©cider Ă  rĂ©pondre. Les heures passaient, elle s’engourdissait Ă  ne rien faire, elle finit par tirer son porte-monnaie et par compter son argent. — Tu sais ce que nous avons pour entrer en mĂ©nage ? Claude ne leva mĂȘme pas la tĂȘte. — Nous avons neuf sous
 Ah ! quelle misĂšre ! Il haussa les Ă©paules, il gronda enfin — Nous serons riches, laisse donc ! Et le silence recommença, elle n’essaya mĂȘme plus de le rompre, contemplant les neuf sous alignĂ©s sur la table. Minuit sonnĂšrent, elle eut un frisson, malade d’attente et de froid. — Couchons-nous, dis ? murmura-t-elle. Je n’en puis plus. Il s’enrageait tellement Ă  son travail, qu’il n’entendit pas. — Dis ? le poĂȘle s’est Ă©teint, nous allons prendre du mal
 Couchons-nous. Cette voix suppliante le pĂ©nĂ©tra, le fit tressaillir d’une brusque exaspĂ©ration. — Eh ! couche-toi, si tu veux !
 Tu vois bien que je veux achever quelque chose. Un instant, elle demeura encore, saisie devant cette colĂšre, la face douloureuse. Puis, se sentant importune, comprenant que sa seule prĂ©sence de femme inoccupĂ©e le mettait hors de lui, elle quitta la table et alla se coucher, en laissant la porte grande ouverte. Une demi-heure, trois quarts d’heure s’écoulĂšrent ; aucun bruit, pas mĂȘme un souffle, ne sortait de la chambre ; mais elle ne dormait point, allongĂ©e sur le dos, les yeux ouverts dans l’ombre ; et elle se risqua timidement Ă  jeter un dernier appel, du fond de l’alcĂŽve tĂ©nĂ©breuse. — Mon mimi, je t’attends
 De grĂące, mon mimi, viens te coucher. Un juron seul rĂ©pondit. Rien ne bougea plus, elle s’était assoupie peut-ĂȘtre. Dans l’atelier, le froid de glace augmentait, la lampe charbonnĂ©e brĂ»lait avec une flamme rouge ; tandis que lui, penchĂ© sur son dessin, ne paraissait pas avoir conscience de la marche lente des minutes. À deux heures, pourtant, Claude se leva, furieux de ce que la lampe s’éteignait, faute d’huile. Il n’eut que le temps de l’apporter dans la chambre, pour ne pas s’y dĂ©shabiller Ă  tĂątons. Mais son mĂ©contentement grandit encore, en apercevant Christine, sur le dos, les yeux ouverts. — Comment ! tu ne dors pas ? — Non, je n’ai pas sommeil. — Ah ! je sais, c’est un reproche
 Je t’ai dit vingt fois combien ça me contrarie que tu m’attendes. Et, la lampe morte, il s’allongea prĂšs d’elle, dans l’obscuritĂ©. Elle ne bougeait toujours pas, il bĂąilla deux fois, Ă©crasĂ© de fatigue. Tous deux restaient Ă©veillĂ©s, mais ils ne trouvaient rien, ils ne se disaient rien. Lui, refroidi, les jambes gourdes, glaçait les draps. Enfin, au bout de rĂ©flexions vagues, comme le sommeil le prenait, il s’écria en sursaut — Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’elle ne se soit pas abĂźmĂ© le ventre, oh ! un ventre d’un joli ! — Qui donc ? demanda Christine, effarĂ©e. — Mais la bonne femme Ă  Mahoudeau. Elle eut une secousse nerveuse, elle se retourna, enfouit la tĂȘte dans l’oreiller ; et il fut stupĂ©fait de l’entendre Ă©clater en larmes. — Quoi ? tu pleures ! Elle Ă©touffait, elle sanglotait si fort, que le matelas en Ă©tait secouĂ©. — Voyons, qu’est-ce que tu as ? Je ne t’ai rien dit
 Ma chĂ©rie, voyons ! À mesure qu’il parlait, il devinait Ă  prĂ©sent la cause de ce gros chagrin. Certes, un jour comme celui-lĂ , il aurait dĂ» se coucher en mĂȘme temps qu’elle ; mais il Ă©tait bien innocent, il n’avait pas seulement songĂ© Ă  ces histoires. Elle le connaissait, il devenait une vraie brute, quand il Ă©tait au travail. — Voyons, ma chĂ©rie, nous ne sommes pas d’hier ensemble
 Oui, tu avais arrangĂ© ça, dans ta petite tĂȘte. Tu voulais ĂȘtre la mariĂ©e, hein ?
 Voyons, ne pleure plus, tu sais bien que je ne suis pas mĂ©chant. Il l’avait prise, elle s’abandonna. Alors ils eurent beau s’étreindre, la passion Ă©tait morte. Ils le comprirent, quand ils se lĂąchĂšrent et qu’ils se retrouvĂšrent Ă©tendus cĂŽte Ă  cĂŽte, Ă©trangers dĂ©sormais, avec cette sensation d’un obstacle entre eux, d’un autre corps, dont le froid les avait dĂ©jĂ  effleurĂ©s, certains jours, dĂšs le dĂ©but ardent de leur liaison. Jamais plus, maintenant, ils ne se pĂ©nĂ©treraient. Il y avait lĂ  quelque chose d’irrĂ©parable, une cassure, un vide qui s’était produit. L’épouse diminuait l’amante, cette formalitĂ© du mariage semblait avoir tuĂ© l’amour. IX Claude, qui ne pouvait peindre son grand tableau dans le petit atelier de la rue de Douai, rĂ©solut de louer autre part quelque hangar, d’espace suffisant ; et il trouva son affaire, en flĂąnant sur la butte Montmartre, Ă  mi-cĂŽte de la rue Tourlaque, cette rue qui dĂ©vale derriĂšre le cimetiĂšre, et d’oĂč l’on domine Clichy, jusqu’aux marais de Gennevilliers. C’était un ancien sĂ©choir de teinturier, une baraque de quinze mĂštres de long sur dix de large, dont les planches et le plĂątre laissaient passer tous les vents du ciel. On lui louait ça trois cents francs. L’étĂ© allait venir, il abattrait vite son tableau, puis donnerait congĂ©. DĂšs lors, il se dĂ©cida Ă  tous les frais nĂ©cessaires, dans sa fiĂšvre de travail et d’espoir. Puisque la fortune Ă©tait certaine, pourquoi l’entraver par des prudences inutiles ? Usant de son droit, il entama le capital de sa rente de mille francs, il s’habitua Ă  prendre sans compter. D’abord, il s’était cachĂ© de Christine, car elle l’en avait empĂȘchĂ© deux fois dĂ©jĂ  ; et, lorsqu’il dut le dire, elle aussi, aprĂšs huit jours de reproches et d’alarmes, s’y accoutuma, heureuse du bien-ĂȘtre oĂč elle vivait, cĂ©dant Ă  la douceur d’avoir toujours de l’argent dans la poche. Ce furent quelques annĂ©es de tiĂšde abandon. BientĂŽt, Claude ne vĂ©cut plus que pour son tableau. Il avait meublĂ© le grand atelier sommairement des chaises, son ancien divan du quai de Bourbon, une table de sapin, payĂ©e cent sous chez une fripiĂšre. La vanitĂ© d’une installation luxueuse lui manquait, dans la pratique de son art. Sa seule dĂ©pense fut une Ă©chelle roulante, Ă  plate-forme et Ă  marchepied mobile. Ensuite, il s’occupa de sa toile, qu’il voulait longue de huit mĂštres, haute de cinq ; et il s’entĂȘta Ă  la prĂ©parer lui-mĂȘme, commanda le chĂąssis, acheta la toile sans couture, que deux camarades et lui eurent toutes les peines du monde Ă  tendre avec des tenailles ; puis, il se contenta de la couvrir au couteau d’une couche de cĂ©ruse, refusant de la coller, pour qu’elle restĂąt absorbante, ce qui, disait-il, rendait la peinture claire et solide. Il ne fallait pas songer Ă  un chevalet, on n’aurait pu y manƓuvrer une telle piĂšce. Aussi imagina-t-il un systĂšme de madriers et de cordes, qui la tenait contre le mur, un peu penchĂ©e, sous un jour frisant. Et, le long de cette vaste nappe blanche, l’échelle roulait c’était toute une construction, une charpente de cathĂ©drale, devant l’Ɠuvre Ă  bĂątir. Mais, lorsque tout se trouva prĂȘt, il fut pris de scrupules. L’idĂ©e qu’il n’avait peut-ĂȘtre pas choisi, lĂ -bas, sur nature, le meilleur Ă©clairage, le tourmentait. Peut-ĂȘtre un effet de matin aurait-il mieux valu ? peut-ĂȘtre aurait-il dĂ» choisir un temps gris ? Il retourna au pont des Saints-PĂšres, il y vĂ©cut trois mois encore. À toutes les heures, par tous les temps, la CitĂ© se leva devant lui, entre les deux trouĂ©es du fleuve. Sous une tombĂ©e de neige tardive, il la vit fourrĂ©e d’hermine, au-dessus de l’eau couleur de boue, se dĂ©tachant sur un ciel d’ardoise claire. Il la vit, aux premiers soleils, s’essuyer de l’hiver, retrouver une enfance, avec les pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit, un jour de fin brouillard, se reculer, s’évaporer, lĂ©gĂšre et tremblante comme un palais des songes. Puis, ce furent des pluies battantes qui la submergeaient, la cachaient derriĂšre l’immense rideau tirĂ© du ciel Ă  la terre ; des orages, dont les Ă©clairs la montraient fauve, d’une lumiĂšre louche de coupe-gorge, Ă  demi dĂ©truite par l’écroulement des grands nuages de cuivre ; des vents qui la balayaient d’une tempĂȘte, aiguisant les angles, la dĂ©coupant sĂšchement, nue et flagellĂ©e, dans le bleu pĂąli de l’air. D’autres fois encore, quand le soleil se brisait en poussiĂšre parmi les vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clartĂ© diffuse, sans une ombre, Ă©galement Ă©clairĂ©e partout, d’une dĂ©licatesse charmante de bijou taillĂ© en plein or fin. Il voulut la voir sous le soleil levant, se dĂ©gageant des brumes matinales, lorsque le quai de l’Horloge rougeoie et que le quai des OrfĂšvres reste appesanti de tĂ©nĂšbres, toute vivante dĂ©jĂ  dans le ciel rose par le rĂ©veil Ă©clatant de ses tours et de ses flĂšches, tandis que, lentement, la nuit descend des Ă©difices, ainsi qu’un manteau qui tombe. Il voulut la voir Ă  midi, sous le soleil frappant d’aplomb, mangĂ©e de clartĂ© crue, dĂ©colorĂ©e et muette comme une ville morte, n’ayant plus que la vie de la chaleur, le frisson dont remuaient les toitures lointaines. Il voulut la voir sous le soleil Ă  son dĂ©clin, se laissant reprendre par la nuit montĂ©e peu Ă  peu de la riviĂšre, gardant aux arĂȘtes des monuments les franges de braise d’un charbon prĂšs de s’éteindre, avec de derniers incendies qui se rallumaient dans des fenĂȘtres, de brusques flambĂ©es de vitres qui lançaient des flammĂšches et trouaient les façades. Mais, devant ces vingt CitĂ©s diffĂ©rentes, quelles que fussent les heures, quel que fĂ»t le temps, il en revenait toujours Ă  la CitĂ© qu’il avait vue la premiĂšre fois, vers quatre heures, un beau soir de septembre, cette CitĂ© sereine sous le vent lĂ©ger, ce cƓur de Paris battant dans la transparence de l’air, comme Ă©largi par le ciel immense, que traversait un vol de petits nuages. Claude passait lĂ  ses journĂ©es, dans l’ombre du pont des Saints-PĂšres. Il s’y abritait, en avait fait sa demeure, son toit. Le fracas continu des voitures, semblable Ă  un roulement Ă©loignĂ© de foudre, ne le gĂȘnait plus. InstallĂ© contre la premiĂšre culĂ©e, au-dessous des Ă©normes cintrĂ©s de fonte, il prenait des croquis, peignait des Ă©tudes. Jamais il ne se trouvait assez renseignĂ©, il dessinait le mĂȘme dĂ©tail Ă  dix reprises. Les employĂ©s de la navigation, dont les bureaux Ă©tait lĂ , avaient fini par le connaĂźtre ; et mĂȘme la femme d’un surveillant, qui habitait une sorte de cabine goudronnĂ©e, avec son mari, deux enfants et un chat, lui gardait ses toiles fraĂźches, afin qu’il n’eĂ»t pas la peine de les promener chaque jour Ă  travers les rues. C’était une joie pour lui, ce refuge, sous ce Paris qui grondait en l’air, dont il sentait la vie ardente couler sur sa tĂȘte. Le port Saint-Nicolas le passionna d’abord de sa continuelle activitĂ© de lointain port de mer, en plein quartier de l’Institut la grue Ă  vapeur, la Sophie, manƓuvrait, hissait des blocs de pierre ; des tombereaux venaient s’emplir de sable ; des bĂȘtes et des hommes tiraient, s’essoufflaient, sur les gros pavĂ©s en pente qui descendaient jusqu’à l’eau, Ă  ce bord de granit oĂč s’amarrait une double rangĂ©e de chalands et de pĂ©niches ; et, pendant des semaines, il s’était appliquĂ© Ă  une Ă©tude, des ouvriers dĂ©chargeant un bateau de plĂątre, portant sur l’épaule des sacs blancs, laissant derriĂšre eux un chemin blanc, poudrĂ©s de blanc eux-mĂȘmes, tandis que, prĂšs de lĂ , un autre bateau, vide de son chargement de charbon, avait maculĂ© la berge d’une large tache d’encre. Ensuite, il prit le profil du bain froid, sur la rive gauche, ainsi qu’un lavoir Ă  l’autre plan, les chĂąssis vitrĂ©s ouverts, les blanchisseuses alignĂ©es, agenouillĂ©es au ras du courant, tapant leur linge. Dans le milieu, il Ă©tudia une barque menĂ©e Ă  la godille par un marinier, puis un remorqueur plus au fond, un vapeur du touage qui se halait sur sa chaĂźne et remontait un train de tonneaux et de planches. Les fonds, il les avait depuis longtemps, il en recommença pourtant des morceaux, les deux trouĂ©es de la Seine, un grand ciel tout seul oĂč ne s’élevaient que les flĂšches et les tours dorĂ©es de soleil. Et, sous le pont hospitalier, dans ce coin aussi perdu qu’un creux lointain de roches, rarement un curieux le dĂ©rangeait, les pĂȘcheurs Ă  la ligne passaient avec le mĂ©pris de leur indiffĂ©rence, il n’avait guĂšre pour compagnon que le chat du surveillant, faisant sa toilette au soleil, paisible dans le tumulte du monde d’en haut. Enfin, Claude eut tous ses cartons. Il jeta en quelques jours une esquisse d’ensemble, et la grande Ɠuvre fut commencĂ©e. Mais, durant tout l’étĂ©, il s’engagea, rue Tourlaque, entre lui et sa toile immense, une premiĂšre bataille ; car il s’était obstinĂ© Ă  vouloir mettre lui-mĂȘme sa composition au carreau, et il ne s’en tirait pas, empĂȘtrĂ© dans de continuelles erreurs, pour la moindre dĂ©viation de ce tracĂ© mathĂ©matique, dont il n’avait point l’habitude. Cela l’indignait. Il passa outre, quitte Ă  corriger plus tard, il couvrit la toile violemment, pris d’une telle fiĂšvre qu’il vivait sur son Ă©chelle les journĂ©es entiĂšres, maniant des brosses Ă©normes, dĂ©pensant une force musculaire Ă  remuer des montagnes. Le soir, il chancelait comme un homme ivre, il s’endormait Ă  la derniĂšre bouchĂ©e, foudroyĂ© ; et il fallait que sa femme le couchĂąt, ainsi qu’un enfant. De ce travail hĂ©roĂŻque, il sortit une Ă©bauche magistrale, une de ces Ă©bauches oĂč le gĂ©nie flambe, dans le chaos encore mal dĂ©brouillĂ© des tons. Bongrand, qui vint le voir, saisit le peintre dans ses grands bras et le baisa Ă  l’étouffer, les yeux aveuglĂ©s de larmes. Sandoz, enthousiaste, donna un dĂźner ; les autres, Jory, Mahoudeau, GagniĂšre, colportĂšrent de nouveau l’annonce d’un chef-d’Ɠuvre ; quant Ă  Fagerolles, il resta un instant immobile, puis Ă©clata en fĂ©licitations, trouvant ça trop beau. Et Claude, en effet, comme si cette ironie d’un habile homme lui eĂ»t portĂ© malheur, ne fit ensuite que gĂąter son Ă©bauche. C’était sa continuelle histoire, il se dĂ©pensait d’un coup, en un Ă©lan magnifique ; puis, il n’arrivait pas Ă  faire sortir le reste, il ne savait pas finir. Son impuissance recommença, il vĂ©cut deux annĂ©es sur cette toile, n’ayant d’entrailles que pour elle, tantĂŽt ravi en plein ciel par des joies folles, tantĂŽt retombĂ© Ă  terre, si misĂ©rable, si dĂ©chirĂ© de doutes, que les moribonds rĂąlant dans des lits d’hĂŽpital Ă©taient plus heureux que lui. DĂ©jĂ  deux fois, il n’avait pu ĂȘtre prĂȘt pour le Salon ; car toujours, au dernier moment, lorsqu’il espĂ©rait terminer en quelques sĂ©ances, des trous se dĂ©claraient, il sentait la composition craquer et crouler sous ses doigts. À l’approche du troisiĂšme Salon, il eut une crise terrible, il resta quinze jours sans aller Ă  son atelier de la rue Tourlaque ; et, quand il y rentra, ce fut comme on rentre dans une maison vidĂ©e par la mort il tourna la grande toile contre le mur, il roula l’échelle dans un coin, il aurait tout cassĂ©, tout brĂ»lĂ©, si ses mains dĂ©faillantes en avaient trouvĂ© la force. Mais rien n’existait plus, un vent de colĂšre venait de balayer le plancher, il parlait de se mettre Ă  de petites choses, puisqu’il Ă©tait incapable des grands labeurs. MalgrĂ© lui, son premier projet de petit tableau le ramena lĂ -bas, devant la CitĂ©. Pourquoi n’en ferait-il pas simplement une vue, sur une toile moyenne ? Seulement, une sorte de pudeur, mĂȘlĂ©e d’une Ă©trange jalousie, l’empĂȘcha d’aller s’asseoir sous le pont des Saints-PĂšres il lui semblait que cette place fĂ»t sacrĂ©e maintenant, qu’il ne devait pas dĂ©florer la virginitĂ© de la grande Ɠuvre, mĂȘme morte. Et il s’installa au bout de la berge, en amont du port Saint-Nicolas. Cette fois, au moins, il travaillait directement sur la nature, il se rĂ©jouissait de n’avoir pas Ă  tricher, comme cela Ă©tait fatal pour les toiles de dimensions dĂ©mesurĂ©es. Le petit tableau, trĂšs soignĂ©, plus poussĂ© que de coutume, eut cependant le sort des autres devant le jury, indignĂ© par cette peinture de balai ivre, selon la phrase qui courut alors les ateliers. Ce fut un soufflet d’autant plus sensible, qu’on avait parlĂ© de concessions, d’avances faites Ă  l’École pour ĂȘtre reçu ; et le peintre, ulcĂ©rĂ©, pleurant de rage, arracha la toile par minces lambeaux et la brĂ»la dans son poĂȘle, lorsqu’elle lui revint. Celle-ci, il ne lui suffisait pas de la tuer d’un coup de couteau, il fallait l’anĂ©antir. Une autre annĂ©e se passa pour Claude Ă  des besognes vagues. Il travaillait par habitude, ne finissait rien, disait lui-mĂȘme, avec un rire douloureux, qu’il s’était perdu et qu’il se cherchait. Au fond, la conscience tenace de son gĂ©nie lui laissait un espoir indestructible, mĂȘme pendant les longues crises d’abattement. Il souffrait comme un damnĂ© roulant l’éternelle roche qui retombait et l’écrasait ; mais l’avenir lui restait, la certitude de la soulever de ses deux poings, un jour, et de la lancer dans les Ă©toiles. On vit enfin ses yeux se rallumer de passion, on sut qu’il se cloĂźtrait de nouveau rue Tourlaque. Lui qui, autrefois, Ă©tait toujours emportĂ©, au-delĂ  de l’Ɠuvre prĂ©sente, par le rĂȘve Ă©largi de l’Ɠuvre future, se heurtait de front, maintenant Ă  ce sujet de la CitĂ©. C’était l’idĂ©e fixe, la barre qui fermait sa vie. Et, bientĂŽt, il en reparla librement, dans une nouvelle flambĂ©e d’enthousiasme, criant avec des gaietĂ©s d’enfant qu’il avait trouvĂ© et qu’il Ă©tait certain du triomphe. Un matin, Claude, qui jusque-lĂ  n’avait pas rouvert sa porte, voulut bien laisser entrer Sandoz. Celui-ci tomba sur une esquisse, faite de verve, sans modĂšle, admirable encore de couleur. D’ailleurs, le sujet restait le mĂȘme le port Saint-Nicolas Ă  gauche, l’école de natation Ă  droite, la Seine et la CitĂ© au fond. Seulement, il demeura stupĂ©fait en apercevant, Ă  la place de la barque conduite par un marinier, une autre barque, trĂšs grande, tenant tout le milieu de la composition, et que trois femmes occupaient une, en costume de bain, ramant ; une autre, assise au bord, les jambes dans l’eau, son corsage Ă  demi arrachĂ© montrant l’épaule ; la troisiĂšme, toute droite, toute nue Ă  la proue, d’une nuditĂ© si Ă©clatante, qu’elle rayonnait comme un soleil. — Tiens ! quelle idĂ©e ! murmura Sandoz. Que font-elles lĂ , ces femmes ? — Mais elles se baignent, rĂ©pondit tranquillement Claude. Tu vois bien qu’elles sont sorties du bain froid, ça me donne un motif de nu, une trouvaille, hein ?
 Est-ce que ça te choque ? Son vieil ami, qui le connaissait, trembla de le rejeter dans ses doutes. — Moi ? oh ! non ! Seulement, j’ai peur que le public ne comprenne pas, cette fois encore. Ce n’est guĂšre vraisemblable, cette femme nue, au beau milieu de Paris. Il s’étonna naĂŻvement. — Ah ! tu crois
 Eh bien, tant pis ! Qu’est-ce que ça fiche, si elle est bien peinte, ma bonne femme ? J’ai besoin de ça, vois-tu, pour me monter. Les jours suivants, Sandoz revint avec douceur sur cette Ă©trange composition, plaidant, par un besoin de sa nature, la cause de la logique outragĂ©e. Comment un peintre moderne, qui se piquait de ne peindre que des rĂ©alitĂ©s, pouvait-il abĂątardir une Ɠuvre, en y introduisant des imaginations pareilles ? Il Ă©tait si aisĂ© de prendre d’autres sujets, oĂč s’imposait la nĂ©cessitĂ© du nu ! Mais Claude s’entĂȘtait, donnait des explications mauvaises et violentes, car il ne voulait pas avouer la vraie raison, une idĂ©e Ă  lui, si peu claire, qu’il n’aurait pu la dire avec nettetĂ©, le tourment d’un symbolisme secret, ce vieux regain de romantisme qui lui faisait incarner dans cette nuditĂ© la chair mĂȘme de Paris, la ville nue et passionnĂ©e, resplendissante d’une beautĂ© de femme. Et il y mettait encore sa propre passion, son amour des beaux ventres, des cuisses et des gorges fĂ©condes, comme il brĂ»lait d’en crĂ©er Ă  pleines mains, pour les enfantements continus de son art. Devant l’argumentation pressante de son ami, il feignit pourtant d’ĂȘtre Ă©branlĂ©. — Eh bien ! je verrai, je l’habillerai plus tard, ma bonne femme, puisqu’elle te gĂȘne
 Mais je vais toujours la faire comme ça. Hein ? tu comprends, elle m’amuse. Jamais il n’en reparla, d’une, obstination sourde, se contentant de gonfler le dos et de sourire d’un air embarrassĂ©, lorsqu’une allusion disait l’étonnement de tous, Ă  voir cette VĂ©nus naĂźtre de l’écume de la Seine, triomphale, parmi les omnibus des quais et les dĂ©bardeurs du port Saint-Nicolas. On Ă©tait au printemps, Claude allait se remettre Ă  son grand tableau, lorsqu’une dĂ©cision, prise en un jour de prudence, changea la vie du mĂ©nage. Parfois, Christine s’inquiĂ©tait de tout cet argent dĂ©pensĂ© si vite, des sommes dont ils Ă©cornaient sans cesse le capital. On ne comptait plus, depuis que la source paraissait inĂ©puisable. Puis, aprĂšs quatre annĂ©es, il s’étaient Ă©pouvantĂ©s un matin, lorsque, ayant demandĂ© des comptes, ils avaient appris que, sur les vingt mille francs, il en restait Ă  peine trois mille. Tout de suite, ils se jetĂšrent Ă  une rĂ©action d’économie excessive, rognant sur le pain, projetant de couper court mĂȘme aux besoins nĂ©cessaires ; et ce fut ainsi que, dans ce premier Ă©lan de sacrifice, ils quittĂšrent le logement de la rue de Douai. À quoi bon deux loyers ? il y avait assez de place dans l’ancien sĂ©choir de la rue Tourlaque, encore Ă©claboussĂ© des eaux de teinture, pour qu’on y pĂ»t caser l’existence de trois personnes. Mais l’installation n’en fut pas moins laborieuse, car cette halle de quinze mĂštres sur dix ne leur donnait qu’une piĂšce, un hangar de bohĂ©miens faisant tout en commun. Il fallut que le peintre lui-mĂȘme, devant la mauvaise grĂące du propriĂ©taire, la coupĂąt, dans un bout, d’une cloison de planches, derriĂšre laquelle il mĂ©nagea une cuisine et une chambre Ă  coucher. Cela les enchanta, malgrĂ© les crevasses de la toiture, oĂč soufflait le vent les jours de gros orages, ils Ă©taient obligĂ©s de mettre des terrines sous les fentes trop larges. C’était d’un vide lugubre, leurs quatre meubles dansaient le long des murailles nues. Et ils se montraient fiers d’ĂȘtre logĂ©s si Ă  l’aise, ils disaient aux amis que le petit Jacques aurait au moins de l’espace, pour courir un peu. Ce pauvre Jacques, malgrĂ© ses neuf ans sonnĂ©s, ne poussait guĂšre vite ; sa tĂȘte seule continuait de grossir, on ne pouvait l’envoyer plus de huit jours de suite Ă  l’école, d’oĂč il revenait hĂ©bĂ©tĂ©, malade d’avoir voulu apprendre ; si bien que, le plus souvent, ils le laissaient vivre Ă  quatre pattes autour d’eux, se traĂźnant dans les coins. Alors, Christine, qui, depuis longtemps, n’était plus mĂȘlĂ©e au travail quotidien de Claude, vĂ©cut de nouveau avec lui chaque heure des longues sĂ©ances. Elle l’aida Ă  gratter et Ă  poncer l’ancienne toile, elle lui donna des conseils pour la rattacher au mur plus solidement. Mais ils constatĂšrent un dĂ©sastre l’échelle roulante s’était dĂ©traquĂ©e sous l’humiditĂ© du toit ; et, de crainte d’une chute, il dut la consolider par une traverse de chĂȘne, pendant que, un Ă  un, elle lui passait les clous. Tout, une seconde fois, Ă©tait prĂȘt. Elle le regarda mettre au carreau la nouvelle esquisse, debout derriĂšre lui, jusqu’à dĂ©faillir de fatigue, se laissant ensuite glisser par terre, restant lĂ , accroupie, Ă  regarder encore. Ah ! comme elle aurait voulu le reprendre Ă  cette peinture qui le lui avait pris ! C’était pour cela qu’elle se faisait sa servante, heureuse de se rabaisser Ă  des travaux de manƓuvre. Depuis qu’elle rentrait dans son travail, cĂŽte Ă  cĂŽte ainsi tous les trois, lui, elle et cette toile, un espoir la ranimait. S’il lui avait Ă©chappĂ©, lorsqu’elle pleurait toute seule rue de Douai, et qu’il s’attardait rue Tourlaque, acoquinĂ© et Ă©puisĂ© comme chez une maĂźtresse, peut-ĂȘtre allait-elle le reconquĂ©rir, maintenant qu’elle Ă©tait lĂ , elle aussi, avec sa passion. Ah ! cette peinture, de quelle haine jalouse elle l’exĂ©crait ! Ce n’était plus son ancienne rĂ©volte de petite bourgeoise peignant l’aquarelle, contre cet art libre, superbe et brutal. Non, elle l’avait compris peu Ă  peu, rapprochĂ©e d’abord par sa tendresse pour le peintre, gagnĂ©e ensuite par le rĂ©gal de la lumiĂšre, le charme original des notes blondes. Aujourd’hui, elle avait tout acceptĂ©, les terrains lilas, les arbres bleus. MĂȘme un respect commençait Ă  la faire trembler devant ces Ɠuvres qui lui avaient paru si abominables jadis. Elle les voyait puissantes, elle les traitait en rivales dont on ne pouvait plus rire. Et sa rancune grandissait avec son admiration, elle s’indignait d’assister Ă  cette diminution d’elle-mĂȘme, Ă  cet autre amour qui la souffletait dans son mĂ©nage. Ce fut d’abord une lutte sourde de toutes les minutes. Elle s’imposait, glissait Ă  chaque instant ce qu’elle pouvait de son corps, une Ă©paule, une main, entre le peintre et son tableau. Toujours, elle demeurait lĂ , Ă  l’envelopper de son haleine, Ă  lui rappeler qu’il Ă©tait sien. Puis, son ancienne idĂ©e repoussa, peindre elle aussi, l’aller retrouver au fond mĂȘme de sa fiĂšvre d’art pendant un mois, elle mit une blouse, travailla ainsi qu’une Ă©lĂšve prĂšs du maĂźtre, dont elle copiait docilement une Ă©tude ; et elle ne lĂącha qu’en voyant sa tentative tourner contre son but, car il achevait d’oublier la femme en elle, comme trompĂ© par cette besogne commune, sur un pied de simple camaraderie, d’homme Ă  homme. Aussi revint-elle Ă  son unique force. Souvent, dĂ©jĂ , pour camper les petites figures de ses derniers tableaux, Claude avait pris d’aprĂšs Christine des indications, une tĂȘte, un geste des bras, une allure du corps. Il lui jetait un manteau aux Ă©paules, il la saisissait dans un mouvement et lui criait de ne plus bouger. C’étaient des services qu’elle se montrait heureuse de lui rendre, rĂ©pugnant pourtant Ă  se dĂ©vĂȘtir, blessĂ©e de ce mĂ©tier de modĂšle, maintenant qu’elle Ă©tait sa femme. Un jour qu’il avait besoin de l’attache d’une cuisse, elle refusa, puis consentit Ă  retrousser sa robe, honteuse, aprĂšs avoir fermĂ© la porte Ă  double tour, de peur que, sachant le rĂŽle oĂč elle descendait, on ne la cherchĂąt nue dans tous les tableaux de son mari. Elle entendait encore les rires insultants des camarades et de Claude lui-mĂȘme, leurs plaisanteries grasses, lorsqu’ils parlaient des toiles d’un peintre qui se servait ainsi uniquement de sa femme, d’aimables nuditĂ©s proprement lĂ©chĂ©es pour les bourgeois, et dans lesquelles on la retrouvait sous toutes les faces, avec des particularitĂ©s bien connues, la chute des reins un peu longue, le ventre trop haut ; ce qui la promenait sans chemise au travers de Paris goguenard, quand elle passait habillĂ©e, cuirassĂ©e, serrĂ©e jusqu’au menton par des robes sombres, qu’elle portait justement trĂšs montantes. Mais, depuis que Claude avait Ă©tabli largement, au fusain, la grande figure de femme debout, qui allait tenir le milieu de son tableau, Christine regardait cette vague silhouette, songeuse, envahie d’une pensĂ©e obsĂ©dante, devant laquelle s’en allaient un Ă  un ses scrupules. Et, quand il parla de prendre un modĂšle, elle s’offrit. — Comment, toi ! Mais tu te fĂąches, dĂšs que je te demande le bout de ton nez ! Elle souriait, pleine d’embarras. — Oh ! le bout de mon nez ! Avec ça que je ne t’ai pas posĂ© la figure de ton Plein air, autrefois, et lorsqu’il n’y avait rien eu encore entre nous !
 Un modĂšle va te coĂ»ter sept francs par sĂ©ance. Nous ne sommes pas si riches, autant Ă©conomiser cet argent. Cette idĂ©e d’économie le dĂ©cida tout de suite. — Je veux bien, c’est mĂȘme trĂšs gentil Ă  toi d’avoir ce courage, car tu sais que ce n’est pas un amusement de fainĂ©ante, avec moi
 N’importe ! avoue-le donc, grande bĂȘte ! tu as peur qu’une autre femme n’entre ici, tu es jalouse. Jalouse ! oui, elle l’était, et Ă  en agoniser de souffrance. Mais elle se moquait bien des autres femmes, tous les modĂšles de Paris pouvaient retirer lĂ  leurs jupons ! Elle n’avait qu’une rivale, cette peinture prĂ©fĂ©rĂ©e, qui lui volait son amant. Ah ! jeter sa robe, jeter jusqu’au dernier linge, et se donner nue Ă  lui pendant des jours, des semaines, vivre nue sous ses regards, et le reprendre ainsi, et l’emporter, lorsqu’il retomberait dans ses bras ! Avait-elle donc Ă  offrir autre chose qu’elle-mĂȘme ? N’était-ce pas lĂ©gitime, ce dernier combat oĂč elle payait de son corps, quitte Ă  n’ĂȘtre plus rien, rien qu’une femme sans charmes, si elle se laissait vaincre ? Claude, enchantĂ©, fit d’abord d’aprĂšs elle une Ă©tude, une simple acadĂ©mie pour son tableau, dans la pose. Ils attendaient que Jacques fĂ»t parti Ă  l’école, ils s’enfermaient, et la sĂ©ance durait des heures. Les premiers jours, Christine souffrit beaucoup de l’immobilitĂ© ; puis, elle s’accoutuma, n’osant se plaindre, de peur de le fĂącher, retenant ses larmes, quand il la bousculait. Et, bientĂŽt, l’habitude en fut prise, il la traita en simple modĂšle, plus exigeant que s’il l’eĂ»t payĂ©e, sans jamais craindre d’abuser de son corps, puisqu’elle Ă©tait sa femme. Il l’employait pour tout, la faisait se dĂ©shabiller Ă  chaque minute, pour un bras, pour un pied, pour le moindre dĂ©tail dont il avait besoin. C’était un mĂ©tier oĂč il la ravalait, un emploi de mannequin vivant, qu’il plantait lĂ  et qu’il copiait, comme il aurait copiĂ© la cruche ou le chaudron d’une nature morte. Cette fois, Claude procĂ©da sans hĂąte ; et, avant d’ébaucher la grande figure, il avait dĂ©jĂ  lassĂ© Christine pendant des mois, Ă  l’essayer de vingt façons, voulant se bien pĂ©nĂ©trer de la qualitĂ© de sa peau, disait-il. Enfin, un jour, il attaqua l’ébauche. C’était un matin d’automne, par une bise dĂ©jĂ  aigre ; il ne faisait pas chaud, dans le vaste atelier, malgrĂ© le poĂȘle qui ronflait. Comme le petit Jacques, malade d’une de ses crises de stupeur souffrante, n’avait pu aller Ă  l’école, on s’était dĂ©cidĂ© Ă  l’enfermer au fond de la chambre, en lui recommandant d’ĂȘtre bien sage. Et, frissonnante, la mĂšre se dĂ©shabilla, se planta prĂšs du poĂȘle, immobile, tenant la pose. Pendant la premiĂšre heure, le peintre, du haut de son Ă©chelle, lui jeta des coups d’Ɠil qui la sabraient des Ă©paules aux genoux, sans lui adresser une parole. Elle, envahie d’une tristesse lente, craignant de dĂ©faillir, ne sachant plus si elle souffrait du froid ou d’un dĂ©sespoir, venu de loin, dont elle sentait monter l’amertume. Sa fatigue Ă©tait si grande, qu’elle trĂ©bucha et marcha pĂ©niblement, de ses jambes engourdies. — Comment, dĂ©jĂ  ! cria Claude. Mais il y a un quart heure au plus que tu poses ! Tu ne veux donc pas gagner tes sept francs ? Il plaisantait d’un air bourru, ravi de son travail. Et elle avait Ă  peine retrouvĂ© l’usage de ses membres, sous le peignoir dont elle s’était couverte, qu’il dit violemment — Allons, allons, pas de paresse ! C’est un grand jour, aujourd’hui. Il faut avoir du gĂ©nie ou en crever ! Puis, lorsqu’elle eut repris la pose, nue sous la lumiĂšre blafarde, et qu’il se fut remis Ă  peindre, il continua de lĂącher des phrases, de loin en loin, par ce besoin qu’il avait de faire du bruit, dĂšs que sa besogne le contentait. — C’est curieux comme tu as une drĂŽle de peau ! Elle absorbe la lumiĂšre, positivement
 Ainsi, on ne le croirait pas, tu es toute grise, ce matin. Et l’autre jour, tu Ă©tais rose, oh ! d’un rose qui n’avait pas l’air vrai
 Moi, ça m’embĂȘte, on ne sait jamais. Il s’arrĂȘta, il cligna les yeux. — TrĂšs Ă©patant tout de mĂȘme, le nu
 Ça fiche une note sur le fond
 Et ça vibre, et ça prend une sacrĂ©e vie, comme si l’on voyait couler le sang dans les muscles
 Ah ! un muscle bien dessinĂ©, un membre peint solidement, en pleine clartĂ©, il n’y a rien de plus beau, rien de meilleur, c’est le bon Dieu !
 Moi, je n’ai pas d’autre religion, je me collerais Ă  genoux lĂ  devant, pour toute l’existence. Et, comme il Ă©tait obligĂ© de descendre chercher un tube de couleur, il s’approcha d’elle, il la dĂ©tailla avec une passion croissante, en touchant du bout de son doigt chacune des parties qu’il voulait dĂ©signer. — Tiens ! lĂ , sous le sein gauche, eh bien ! c’est joli comme tout ! Il y a des petites veines qui bleuissent, qui donnent Ă  la peau une dĂ©licatesse de ton exquise
 Et lĂ , au renflement de la hanche, cette fossette oĂč l’ombre se dore, un rĂ©gal !
 Et lĂ , sous le modelĂ© si gras du ventre, ce trait pur des aines, une pointe Ă  peine de carmin dans de l’or pĂąle
 Le ventre, moi, ça m’a toujours exaltĂ©. Je ne puis en voir un, sans vouloir manger le monde. C’est si beau Ă  peindre, un vrai coucher de chair ! Puis, remontĂ© sur son Ă©chelle, il cria dans sa fiĂšvre de crĂ©ation — Nom de Dieu ! si je ne fiche pas un chef-d’Ɠuvre avec toi, il faut que je sois un cochon ! Christine se taisait, et son angoisse grandissait, dans la certitude qui se faisait en elle. Immobile, sous la brutalitĂ© des choses, elle sentait le malaise de sa nuditĂ©. À chaque place oĂč le doigt de Claude l’avait touchĂ©e, il lui Ă©tait restĂ© une impression de glace, comme si le froid dont elle frissonnait, entrait par lĂ  maintenant. L’expĂ©rience Ă©tait faite, Ă  quoi bon espĂ©rer davantage ? Ce corps, couvert partout de ses baisers d’amant, il ne le regardait plus, il ne l’adorait plus qu’en artiste. Un ton de la gorge l’enthousiasmait, une ligne du ventre l’agenouillait de dĂ©votion, lorsque, jadis, aveuglĂ© de dĂ©sir, il l’écrasait toute contre sa poitrine, sans la voir, dans des Ă©treintes oĂč l’un et l’autre auraient voulu se fondre. Ah ! c’était bien la fin, elle n’était plus, il n’aimait plus en elle que son art, la nature, la vie. Et, les yeux au loin, elle gardait la rigiditĂ© d’un marbre, elle retenait les larmes dont se gonflait son cƓur, rĂ©duite Ă  cette misĂšre de ne pouvoir mĂȘme pleurer. Une voix vint de la chambre, tandis que des petits poings tapaient contre la porte. — Maman, maman, je ne dors pas, je m’ennuie
 Ouvre-moi, dis, maman ? C’était Jacques qui s’impatientait. Claude se fĂącha, grondant qu’on n’avait pas une minute de repos. — Tout Ă  l’heure ! cria Christine. Dors, laisse ton pĂšre travailler. Mais une inquiĂ©tude nouvelle parut la prendre, elle lançait des coups d’Ɠil vers la porte, elle finit par quitter un instant la pose, pour aller accrocher sa jupe Ă  la clef, de façon Ă  boucher le trou de la serrure. Puis, sans rien dire, elle vint se remettre prĂšs du poĂȘle, la tĂȘte droite, la taille un peu renversĂ©e, enflant les seins. Et la sĂ©ance s’éternisa, des heures, des heures se passĂšrent. Toujours elle Ă©tait lĂ , Ă  s’offrir, avec son mouvement de baigneuse qui se jette ; pendant que lui, sur son Ă©chelle, Ă  des lieues, brĂ»lait pour cette autre femme qu’il peignait. Il avait mĂȘme cessĂ© de lui parler, elle retombait Ă  son rĂŽle d’objet, beau de couleur. Il ne regardait qu’elle depuis le matin, et elle ne se voyait plus dans ses yeux, Ă©trangĂšre dĂ©sormais, chassĂ©e de lui. Enfin, il s’interrompit de fatigue, il remarqua qu’elle tremblait. — Tiens ! est-ce que tu as froid ? — Oui, un peu. — C’est drĂŽle, moi je brĂ»le
 Je ne veux pas que tu t’enrhumes. À demain. Comme il descendait, elle crut qu’il venait l’embrasser. D’habitude, par une derniĂšre galanterie de mari, il payait d’un baiser rapide l’ennui de la sĂ©ance. Mais, plein de son travail, il oublia, il lava tout de suite ses pinceaux, qu’il trempait, agenouillĂ©, dans un pot de savon noir. Et elle, qui attendait, restait nue, debout, espĂ©rant encore. Une minute se passa, il fut Ă©tonnĂ© de cette ombre immobile, il la regarda d’un air de surprise, puis recommença Ă  frotter Ă©nergiquement. Alors, les mains tremblantes de hĂąte, elle se rhabilla, dans une confusion affreuse de femme dĂ©daignĂ©e. Elle enfilait sa chemise, se battait avec ses jupes, agrafait son corsage de travers, comme si elle eĂ»t voulu Ă©chapper Ă  la honte de cette nuditĂ© impuissante, bonne dĂ©sormais Ă  vieillir sous les linges. Et c’était un mĂ©pris d’elle-mĂȘme, un dĂ©goĂ»t d’en ĂȘtre descendue Ă  ce moyen de fille, dont elle sentait la bassesse charnelle, maintenant qu’elle Ă©tait vaincue. Mais, dĂšs le lendemain, Christine dut se remettre nue, dans l’air glacĂ©, sous la lumiĂšre brutale. N’était-ce pas son mĂ©tier, dĂ©sormais ? Comment se refuser, Ă  prĂ©sent que l’habitude en Ă©tait prise ? Jamais elle n’aurait causĂ© un chagrin Ă  Claude ; et elle recommençait chaque jour cette dĂ©faite de son corps. Lui, n’en parlait mĂȘme plus, de ce corps brĂ»lant et humiliĂ©. Sa passion de la chair s’était reportĂ©e dans son Ɠuvre, sur les amantes peintes qu’il se donnait. Elles faisaient seules battre son sang, celles dont chaque membre naissait d’un de ses efforts. LĂ -bas, Ă  la campagne, lors de son grand amour, s’il avait cru tenir le bonheur, en en possĂ©dant une enfin, vivante, Ă  pleins bras, ce n’était encore que l’éternelle illusion, puisqu’ils Ă©taient restĂ©s quand mĂȘme Ă©trangers ; et il prĂ©fĂ©rait l’illusion de son art, cette poursuite de la beautĂ© jamais atteinte, ce dĂ©sir fou que rien ne contenait. Ah ! les vouloir toutes, les crĂ©er selon son rĂȘve, des gorges de satin, des hanches couleur d’ambre, des ventres douillets de vierges, et ne les aimer que pour les beaux tons, et les sentir qui fuyaient, sans pouvoir les Ă©treindre ! Christine Ă©tait la rĂ©alitĂ©, le but que la main atteignait, et Claude en avait eu le dĂ©goĂ»t en une saison, lui le soldat de l’incréé, ainsi que Sandoz l’appelait parfois en riant. Pendant des mois, la pose fut ainsi pour elle une torture. La bonne vie Ă  deux avait cessĂ©, un mĂ©nage Ă  trois semblait se faire, comme s’il eĂ»t introduit dans la maison une maĂźtresse, cette femme qu’il peignait d’aprĂšs elle. Le tableau immense se dressait entre eux, les sĂ©parait d’une muraille infranchissable ; et c’était au delĂ  qu’il vivait, avec l’autre. Elle en devenait folle, jalouse de ce dĂ©doublement de sa personne, comprenant la misĂšre d’une telle souffrance, n’osant avouer son mal dont il l’aurait plaisantĂ©e. Et pourtant elle ne se trompait pas, elle sentait bien qu’il prĂ©fĂ©rait sa copie Ă  elle-mĂȘme, que cette copie Ă©tait l’adorĂ©e, la prĂ©occupation unique, la tendresse de toutes les heures. Il la tuait Ă  la pose pour embellir l’autre, il ne tenait plus que de l’autre sa joie ou sa tristesse, selon qu’il la voyait vivre ou languir sous son pinceau. N’était-ce donc pas de l’amour, cela ? et quelle souffrance de prĂȘter sa chair, pour que l’autre naquĂźt, pour que le cauchemar de cette rivale les hantĂąt, fĂ»t toujours entre eux, plus puissant que le rĂ©el, dans l’atelier, Ă  table, au lit, partout ! Une poussiĂšre, un rien, de la couleur sur de la toile, une simple apparence qui rompait tout leur bonheur, lui, silencieux, indiffĂ©rent, brutal parfois, elle, torturĂ©e de son abandon, dĂ©sespĂ©rĂ©e de ne pouvoir chasser de son mĂ©nage cette concubine, si envahissante et si terrible dans son immobilitĂ© d’image ! Et ce fut dĂšs lors que Christine, dĂ©cidĂ©ment battue, sentit peser sur elle toute la souverainetĂ© de l’art. Cette peinture, qu’elle avait dĂ©jĂ  acceptĂ©e sans restrictions, elle la haussa encore, au fond d’un tabernacle farouche, devant lequel elle demeurait Ă©crasĂ©e, comme devant ces puissants dieux de colĂšre, que l’on honore, dans l’excĂšs de haine et d’épouvante qu’ils inspirent. C’était une peur sacrĂ©e, la certitude qu’elle n’avait plus Ă  lutter, qu’elle serait broyĂ©e ainsi qu’une paille, si elle s’entĂȘtait davantage. Les toiles grandissaient comme des blocs, les plus petites lui semblaient triomphales, les moins bonnes l’accablaient de leur victoire ; tandis qu’elle ne les jugeait plus, Ă  terre, tremblante, les trouvant toutes formidables, rĂ©pondant toujours aux questions de son mari — Oh ! trĂšs bien !
 Oh ! superbe !
 Oh ! extraordinaire, extraordinaire, celle-lĂ  ! Cependant, elle Ă©tait sans colĂšre contre lui, elle l’adorait d’une tendresse en pleurs, tellement elle le voyait se dĂ©vorer lui-mĂȘme. AprĂšs quelques semaines d’heureux travail, tout s’était gĂątĂ©, il ne pouvait se sortir de sa grande figure de femme. C’était pourquoi il tuait son modĂšle de fatigue, s’acharnant pendant des journĂ©es, puis lĂąchant tout pour un mois. À dix reprises, la figure fut commencĂ©e, abandonnĂ©e, refaite complĂštement. Une annĂ©e, deux annĂ©es s’écoulĂšrent, sans que le tableau aboutĂźt, presque terminĂ© parfois, et le lendemain grattĂ©, entiĂšrement Ă  reprendre. Ah ! cet effort de crĂ©ation dans l’Ɠuvre d’art, cet effort de sang et de larmes dont il agonisait, pour crĂ©er de la chair, souffler de la vie ! Toujours en bataille avec le rĂ©el, et toujours vaincu, la lutte contre l’Ange ! Il se brisait Ă  cette besogne impossible de faire tenir toute la nature sur une toile, Ă©puisĂ© Ă  la longue dans les perpĂ©tuelles douleurs qui tendaient ses muscles, sans qu’il pĂ»t jamais accoucher de son gĂ©nie. Ce dont les autres se satisfaisaient, l’à peu prĂšs du rendu, les tricheries nĂ©cessaires, le tracassaient de remords, l’indignaient comme une faiblesse lĂąche ; et il recommençait, et il gĂątait le bien pour le mieux, trouvant que ça ne parlait » pas, mĂ©content de ses bonnes femmes, ainsi que le disaient plaisamment les camarades, tant qu’elles ne descendaient pas coucher avec lui. Que lui manquait-il donc, pour les crĂ©er vivantes ? Un rien sans doute. Il Ă©tait un peu en deçà, un peu au delĂ  peut-ĂȘtre. Un jour, le mot de gĂ©nie incomplet, entendu derriĂšre son dos, l’avait flattĂ© et Ă©pouvantĂ©. Oui, ce devait ĂȘtre cela, le saut trop court ou trop long, le dĂ©sĂ©quilibrement des nerfs dont il souffrait, le dĂ©traquement hĂ©rĂ©ditaire qui, pour quelques grammes de substance en plus ou en moins, au lieu de faire un grand homme, allait faire un fou. Quand un dĂ©sespoir le chassait de son atelier, et qu’il fuyait son Ɠuvre, il emportait maintenant cette idĂ©e d’une impuissance fatale, il l’écoutait battre contre son crĂąne, comme le glas obstinĂ© d’une cloche. Son existence devint misĂ©rable. Jamais le doute de lui-mĂȘme ne l’avait traquĂ© ainsi. Il disparaissait des journĂ©es entiĂšres ; mĂȘme il dĂ©coucha une nuit, rentra hĂ©bĂ©tĂ© le lendemain, sans pouvoir dire d’oĂč il revenait on pensa qu’il avait battu la banlieue, plutĂŽt que de se retrouver en face de son Ɠuvre manquĂ©e. C’était son unique soulagement, fuir dĂšs que cette Ɠuvre l’emplissait de honte et de haine, ne reparaĂźtre que lorsqu’il se sentait le courage de l’affronter encore. Et, Ă  son retour, sa femme elle-mĂȘme n’osait le questionner, trop heureuse de le revoir, aprĂšs l’anxiĂ©tĂ© de l’attente. Il courait furieusement Paris, les faubourgs surtout, par un besoin de s’encanailler, vivant avec des manƓuvres, exprimant Ă  chaque crise son ancien dĂ©sir d’ĂȘtre le goujat d’un maçon. Est-ce que le bonheur n’était pas d’avoir des membres solides, abattant vite et bien le travail pour lequel ils Ă©taient taillĂ©s ? Il avait ratĂ© son existence, il aurait dĂ» se faire embaucher autrefois, quand il dĂ©jeunait chez Gomard, au Chien de Montargis, oĂč il avait eu pour ami un Limousin, un grand gaillard trĂšs gai, dont il enviait les gros bras. Puis, lorsqu’il rentrait rue Tourlaque, les jambes brisĂ©es, le crĂąne vide, il jetait sur sa peinture le regard navrĂ© et peureux qu’on risque sur une morte, dans une chambre de deuil ; jusqu’à ce qu’un nouvel espoir de la ressusciter, de la crĂ©er vivante enfin, lui fĂźt remonter une flamme au visage. Un jour, Christine posait, et la figure de femme, une fois de plus, allait ĂȘtre finie. Mais, depuis une heure, Claude s’assombrissait, perdait de la joie d’enfant qu’il avait montrĂ©e au dĂ©but de la sĂ©ance. Aussi n’osait-elle souffler, sentant Ă  son propre malaise que tout se gĂątait encore, craignant de prĂ©cipiter la catastrophe, si elle bougeait un doigt. Et, en effet, il eut brusquement un cri de douleur, il jura dans un Ă©clat de tonnerre. — Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! Il avait jetĂ© sa poignĂ©e de brosses du haut de l’échelle. Puis, aveuglĂ© de rage, d’un coup de poing terrible, il creva la toile. Christine tendait ses mains tremblantes. — Mon ami, mon ami
 Mais, quand elle eut couvert ses Ă©paules d’un peignoir, et qu’elle se fĂ»t approchĂ©e, elle Ă©prouva au cƓur une joie aiguĂ«, un grand Ă©lancement de rancune satisfaite. Le poing avait tapĂ© en plein dans la gorge de l’autre, un trou bĂ©ant se creusait lĂ . Enfin, elle Ă©tait donc tuĂ©e ! Immobile, saisi de son meurtre, Claude regardait cette poitrine ouverte sur le vide. Un immense chagrin lui venait de la blessure, par oĂč le sang de son Ɠuvre lui semblait couler. Était-ce possible ? Ă©tait-ce lui qui avait assassinĂ© ainsi ce qu’il aimait le plus au monde ? Sa colĂšre tombait Ă  une stupeur, il se mit Ă  promener ses doigts sur la toile, tirant les bords de la dĂ©chirure, comme s’il avait voulu rapprocher les lĂšvres d’une plaie. Il Ă©tranglait, il bĂ©gayait, Ă©perdu d’une douleur douce, infinie — Elle est crevĂ©e
 elle est crevĂ©e
 Alors, Christine fut remuĂ©e jusqu’aux entrailles, dans sa maternitĂ© pour son grand enfant d’artiste. Elle pardonnait comme toujours, elle voyait bien qu’il n’avait plus qu’une idĂ©e, raccommoder Ă  l’instant la dĂ©chirure, guĂ©rir le mal ; et elle l’aida, ce fut elle qui tint les lambeaux, pendant que, par derriĂšre, il collait un morceau de toile. Quand elle se rhabilla, l’autre Ă©tait lĂ  de nouveau, immortelle, ne gardant Ă  la place du cƓur qu’une mince cicatrice, qui acheva de passionner le peintre. Dans ce dĂ©sĂ©quilibrement qui s’aggravait, Claude en arrivait Ă  une sorte de superstition, Ă  une croyance dĂ©vote aux procĂ©dĂ©s. Il proscrivait l’huile, en parlait comme d’une ennemie personnelle. Au contraire, l’essence faisait mat et solide ; et il avait des secrets Ă  lui qu’il cachait, des solutions d’ambre, du copal liquide, d’autres rĂ©sines encore, qui sĂ©chaient vite et empĂȘchaient la peinture de craquer. Seulement, il devait ensuite se battre contre des embus terribles, car ses toiles absorbantes buvaient du coup le peu d’huile des couleurs. Toujours la question des pinceaux l’avait prĂ©occupĂ© il les voulait d’un emmanchement spĂ©cial, dĂ©daignant la marte, exigeant du crin sĂ©chĂ© au four. Puis, la grosse affaire Ă©tait le couteau Ă  palette, car il l’employait pour les fonds, comme Courbet ; il en possĂ©dait une collection, de longs et flexibles, de larges et trapus, un surtout, triangulaire, pareil Ă  celui des vitriers, qu’il avait fait fabriquer exprĂšs, le vrai couteau de Delacroix. Du reste, il n’usait jamais du grattoir, ni du rasoir, qu’il trouvait dĂ©shonorants. Mais il se permettait toutes sortes de pratiques mystĂ©rieuses dans l’application du ton, il se forgeait des recettes, en changeait chaque mois, croyait avoir brusquement dĂ©couvert la bonne peinture, parce que, rĂ©pudiant le flot d’huile, la coulĂ©e ancienne, il procĂ©dait par des touches successives, bĂ©joitĂ©es, jusqu’à ce qu’il fĂ»t arrivĂ© Ă  la valeur exacte. Une de ses manies avait longtemps Ă©tĂ© de peindre de droite Ă  gauche sans le dire, il Ă©tait convaincu que cela lui portait bonheur. Et le cas terrible, l’aventure oĂč il s’était dĂ©traquĂ© encore, venait d’ĂȘtre sa thĂ©orie envahissante des couleurs complĂ©mentaires. GagniĂšre, le premier, lui en avait parlĂ©, trĂšs enclin Ă©galement aux spĂ©culations techniques. AprĂšs quoi, lui-mĂȘme, par la continuelle outrance de sa passion, s’était mis Ă  exagĂ©rer ce principe scientifique qui fait dĂ©couler des trois couleurs primaires, le jaune, le rouge, le bleu, les trois couleurs secondaires, l’orange, le vert, le violet, puis toute une sĂ©rie de couleurs complĂ©mentaires et similaires, dont les composĂ©s s’obtiennent mathĂ©matiquement les uns des autres. Ainsi, la science entrait dans la peinture, une mĂ©thode Ă©tait créée pour l’observation logique, il n’y avait qu’à prendre la dominante d’un tableau, Ă  en Ă©tablir la complĂ©mentaire ou la similaire, pour arriver d’une façon expĂ©rimentale aux variations qui se produisent, un rouge se transformant en un jaune prĂšs d’un bleu, par exemple, tout un paysage changeant de ton, et par les reflets, et par la dĂ©composition mĂȘme de la lumiĂšre, selon les nuages qui passent. Il en tirait cette conclusion vraie, que les objets n’ont pas de couleur fixe, qu’ils se colorent suivant les circonstances ambiantes ; et le grand mal Ă©tait que, lorsqu’il revenait maintenant Ă  l’observation directe, la tĂȘte bourdonnante de cette science, son Ɠil prĂ©venu forçait les nuances dĂ©licates, affirmait en notes trop vives l’exactitude de la thĂ©orie ; de sorte que son originalitĂ© de notation, si claire, si vibrante de soleil, tournait Ă  la gageure, Ă  un renversement de toutes les habitudes de l’Ɠil, des chairs violĂątres sous des cieux tricolores. La folie semblait au bout. La misĂšre acheva Claude. Elle avait grandi peu Ă  peu, Ă  mesure que le mĂ©nage puisait sans compter ; et, lorsque plus un sou ne resta des vingt mille francs, elle s’abattit, affreuse, irrĂ©parable. Christine, qui voulut chercher du travail, ne savait rien faire, pas mĂȘme coudre elle se dĂ©solait, les mains inertes, s’irritait contre son Ă©ducation imbĂ©cile de demoiselle, qui lui laissait la seule ressource de se placer un jour domestique, si leur vie continuait Ă  se gĂąter. Lui, tombĂ© dans la moquerie parisienne, ne vendait absolument plus rien. Une exposition indĂ©pendante, oĂč il avait montrĂ© quelques toiles, avec des camarades, venait de l’achever prĂšs des amateurs, tant le public s’était Ă©gayĂ© de ces tableaux bariolĂ©s de tous les tons de l’arc-en-ciel. Les marchands Ă©taient en fuite, M. Hue seul faisait le voyage de la rue Tourlaque, restait lĂ , extasiĂ©, devant les morceaux excessifs, ceux qui Ă©clataient en fusĂ©es imprĂ©vues, se dĂ©sespĂ©rant de ne pas les couvrir d’or ; et le peintre avait beau dire qu’il les lui donnait, qu’il le suppliait de les accepter, le petit bourgeois y mettait une dĂ©licatesse extraordinaire, rognait sur sa vie pour amasser une somme de loin en loin, puis emportait alors avec religion la toile dĂ©lirante, qu’il pendait Ă  cĂŽtĂ© de ses tableaux de maĂźtre. Cette aubaine Ă©tait trop rare, Claude avait dĂ» se rĂ©signer Ă  des travaux de commerce, si rĂ©pugnĂ©, si dĂ©sespĂ©rĂ© de culbuter Ă  ce bagne oĂč il jurait de ne jamais descendre, qu’il aurait prĂ©fĂ©rĂ© mourir de faim, sans les deux pauvres ĂȘtres qui agonisaient avec lui. Il connut les chemins de croix bĂąclĂ©s au rabais, les saints et les saintes Ă  la grosse, les stores dessinĂ©s d’aprĂšs des poncifs, toutes les besognes basses encanaillant la peinture dans une imagerie bĂȘte et sans naĂŻvetĂ©. MĂȘme il eut la honte de se faire refuser des portraits Ă  vingt-cinq francs, parce qu’il ratait la ressemblance ; et il en arriva au dernier degrĂ© de la misĂšre, il travailla au numĂ©ro » des petits marchands infimes, qui vendent sur les ponts et qui expĂ©dient chez les sauvages, lui achetĂšrent tant par toile, deux francs, trois francs, selon la dimension rĂ©glementaire. C’était pour lui comme une dĂ©chĂ©ance physique, il en dĂ©pĂ©rissait, il en sortait malade, incapable d’une sĂ©ance sĂ©rieuse, regardant son grand tableau en dĂ©tresse, avec des yeux de damnĂ©, sans y toucher d’une semaine parfois, comme s’il s’était senti les mains encrassĂ©es et dĂ©chues. À peine avait-on du pain, la vaste baraque devenait inhabitable l’hiver, cette halle dont Christine s’était montrĂ©e glorieuse, en s’y installant. Aujourd’hui, elle, si active mĂ©nagĂšre autrefois, s’y traĂźnait, n’avait plus de cƓur Ă  la balayer ; et tout coulait Ă  l’abandon dans le dĂ©sastre, et le petit Jacques dĂ©bilitĂ© de mauvaise nourriture, et leurs repas faits debout d’une croĂ»te, et leur vie entiĂšre, mal conduite, mal soignĂ©e, glissĂ©e Ă  la saletĂ© des pauvres qui perdent jusqu’à l’orgueil d’eux-mĂȘmes. AprĂšs une annĂ©e encore, Claude, dans un de ces jours de dĂ©faite oĂč il fuyait son tableau manquĂ©, fit une rencontre. Cette fois, il s’était jurĂ© de ne rentrer jamais, il courait Paris depuis midi, comme s’il avait entendu galoper derriĂšre ses talons le spectre blafard de la grande figure nue, ravagĂ©e de continuelles retouches, toujours laissĂ©e informe, le poursuivant de son dĂ©sir douloureux de naĂźtre. Un brouillard fondait en une petite pluie jaune, salissant les rues boueuses. Et, vers cinq heures, il traversait la rue Royale de son pas de somnambule, au risque d’ĂȘtre Ă©crasĂ©, les vĂȘtements en loques, crottĂ© jusqu’à l’échine, quand un coupĂ© s’arrĂȘta brusquement. — Claude, hĂ© ! Claude !
 Vous ne reconnaissez donc pas vos amies ? C’était Irma BĂ©cot, dĂ©licieusement vĂȘtue d’une toilette de soie grise, recouverte de chantilly. Elle avait abaissĂ© la glace d’une main vive, elle souriait, elle rayonnait dans l’encadrement de la portiĂšre. — OĂč allez-vous ? Lui, bĂ©ant, rĂ©pondit qu’il n’allait nulle part. Elle s’égaya plus haut, en le regardant de ses yeux de vice, avec le retroussis de lĂšvres pervers d’une dame que tourmente l’envie subite d’une cruditĂ©, aperçue chez une fruitiĂšre borgne. — Montez alors, il y a si longtemps qu’on ne s’est vus !
 Montez donc, vous allez ĂȘtre renversĂ© ! En effet, les cochers s’impatientaient, poussaient leurs chevaux, au milieu d’un vacarme ; et il monta, Ă©tourdi ; et elle l’emporta, ruisselant, avec son hĂ©rissement farouche de pauvre, dans le petit coupĂ© de satin bleu, assis Ă  moitiĂ© sur les dentelles de sa jupe ; tandis que les fiacres rigolaient de l’enlĂšvement, en prenant la queue, pour rĂ©tablir la circulation. Irma BĂ©cot avait enfin rĂ©alisĂ© son rĂȘve d’un hĂŽtel Ă  elle, sur l’avenue de Villiers. Mais elle y avait mis des annĂ©es, le terrain d’abord achetĂ© par un amant, puis les cinq cent mille francs de la bĂątisse, les trois cent mille francs de meubles, fournis par d’autres, au petit bonheur des coups de passion. C’était une demeure princiĂšre, d’un luxe magnifique, surtout d’un extrĂȘme raffinement dans le bien-ĂȘtre voluptueux, une grande alcĂŽve de femme sensuelle, un grand lit d’amour qui commençait aux tapis du vestibule, pour monter et s’étendre jusqu’aux murs capitonnĂ©s des chambres. Aujourd’hui, aprĂšs avoir beaucoup coĂ»tĂ©, l’auberge rapportait davantage, car on y payait le renom de ses matelas de pourpre, les nuits y Ă©taient chĂšres. En rentrant avec Claude, Irma dĂ©fendit sa porte. Elle aurait mis le feu Ă  toute cette fortune, pour un caprice satisfait. Comme ils passaient ensemble dans la salle Ă  manger, monsieur, l’amant qui payait alors, tenta d’y pĂ©nĂ©trer quand mĂȘme ; mais elle le fit renvoyer, trĂšs haut, sans craindre d’ĂȘtre entendue. Puis, Ă  table, elle eut des rires d’enfant, mangea de tout, elle qui n’avait jamais faim ; et elle couvait le peintre d’un regard ravi, l’air amusĂ© de sa forte barbe mal tenue, de son veston de travail aux boutons arrachĂ©s. Lui, dans un rĂȘve, se laissait faire, mangeait aussi avec l’appĂ©tit glouton des grandes crises. Le dĂźner fut silencieux, le maĂźtre d’hĂŽtel servait avec une dignitĂ© hautaine. — Louis, vous porterez le cafĂ© et les liqueurs dans ma chambre ! Il n’était guĂšre plus de huit heures, et Irma voulut s’y enfermer tout de suite avec Claude. Elle poussa le verrou, plaisanta bonsoir, madame est couchĂ©e ! — Mets-toi Ă  ton aise, je te garde
 Hein ? il y a assez longtemps qu’on en cause ! À la fin, c’est trop bĂȘte ! Alors, lui, tranquillement, enleva son veston dans la chambre somptueuse, aux murs de soie mauve, garnis d’une dentelle d’argent, au lit colossal, drapĂ© de broderies anciennes, pareil Ă  un trĂŽne. Il avait l’habitude d’ĂȘtre en manches de chemise, il se crut chez lui. Autant dormir lĂ  que sous un pont, puisqu’il avait jurĂ© de ne rentrer jamais plus. Son aventure ne l’étonnait mĂȘme pas, dans le dĂ©traquement de sa vie. Et elle, ne pouvant comprendre cet abandon brutal, le trouvait drĂŽle Ă  mourir, se rĂ©crĂ©ait comme une fille Ă©chappĂ©e, Ă  moitiĂ© dĂ©vĂȘtue elle-mĂȘme, le pinçant, le mordant, jouant Ă  des jeux de mains, en vrai petit voyou du pavĂ©. — Tu sais, ma tĂȘte pour les jobards, mon Titien, comme ils disent, ce n’est pas pour toi
 Ah ! tu me changes, vrai ! tu es diffĂ©rent ! Et elle l’empoignait, lui disait combien elle avait eu envie de lui, parce qu’il Ă©tait mal peignĂ©. De grands rires Ă©tranglaient les mots dans sa gorge. Il lui semblait si laid, si comique, qu’elle le baisait partout avec rage. Vers trois heures du matin, au milieu des draps froissĂ©s, arrachĂ©s, Irma s’allongea, nue, la chair gonflĂ©e de sa dĂ©bauche, bĂ©gayante de lassitude. — Et ton collage, Ă  propos, tu l’as donc Ă©pousĂ©e ? Claude, qui s’endormait, rouvrit des yeux hĂ©bĂ©tĂ©s. — Oui. — Et tu couches toujours avec ? — Mais oui. Elle se remit Ă  rire, elle ajouta simplement — Ah ! mon pauvre gros, mon pauvre gros, ce que vous devez vous embĂȘter ! Le lendemain, quand Irma laissa partir Claude, toute rose comme aprĂšs une nuit de grand repos, correcte dans son peignoir, coiffĂ©e dĂ©jĂ  et calmĂ©e, elle garda un instant ses mains entre les siennes ; et, trĂšs affectueuse, elle le contemplait d’un air Ă  la fois attendri et blagueur. — Mon pauvre gros, ça ne t’a pas fait plaisir. Non ! ne jure pas, nous le sentons, nous autres femmes
 Mais, Ă  moi, ça m’en a fait beaucoup, oh ! beaucoup
 Merci, merci bien ! Et c’était fini, il aurait fallu qu’il la payĂąt trĂšs cher, pour qu’elle recommençùt. Claude, directement, rentra rue Tourlaque, dans la secousse de cette bonne fortune. Il en Ă©prouvait un singulier mĂ©lange de vanitĂ© et de remords, qui pendant deux jours le rendit indiffĂ©rent Ă  la peinture, rĂȘvassant qu’il avait peut-ĂȘtre bien manquĂ© sa vie. D’ailleurs, il Ă©tait si Ă©trange Ă  son retour, si dĂ©bordant de sa nuit, que, Christine l’ayant questionnĂ©, il balbutia d’abord, puis avoua tout. Il y eut une scĂšne, elle pleura longtemps, pardonna encore, pleine d’une indulgence infinie pour ses fautes, s’inquiĂ©tant maintenant, comme si elle eĂ»t craint qu’une pareille nuit ne l’eĂ»t trop fatiguĂ©. Et, du fond de son chagrin, montait une joie inconsciente, l’orgueil qu’on ait pu l’aimer, l’égaiement passionnĂ© de le voir capable d’une escapade, l’espoir aussi qu’il lui reviendrait, puisqu’il Ă©tait allĂ© chez une autre. Elle frissonnait dans l’odeur de dĂ©sir qu’il rapportait, elle n’avait toujours au cƓur qu’une jalousie, cette peinture exĂ©crĂ©e, Ă  ce point qu’elle l’aurait plutĂŽt jetĂ© Ă  une femme. Mais, vers le milieu de l’hiver, Claude eut une nouvelle poussĂ©e de courage. Un jour, rangeant de vieux chĂąssis, il retrouva, tombĂ© derriĂšre, un ancien bout de toile. C’était la figure nue, la femme couchĂ©e de Plein air, qu’il avait seule gardĂ©e, en la coupant dans le tableau, lorsque celui-ci lui Ă©tait revenu du Salon des RefusĂ©s. Et, comme il la dĂ©roulait, il lĂącha un cri d’admiration. — Nom de Dieu ! que c’est beau ! Tout de suite, il la fixa au mur par quatre clous ; et, dĂšs lors, il passa des heures Ă  la contempler. Ses mains tremblaient, un flot de sang lui montait au visage. Était-ce possible qu’il eĂ»t peint un tel morceau de maĂźtre ? Il avait donc du gĂ©nie, en ce temps-lĂ  ? On lui avait donc changĂ© le crĂąne, et les yeux, et les doigts ? Une telle fiĂšvre l’exaltait, un tel besoin de s’épancher, qu’il finissait par appeler sa femme. — Viens donc voir !
 Hein ? est-elle plantĂ©e ? en a-t-elle, des muscles emmanchĂ©s finement ?
 Cette cuisse-lĂ , tiens ! baignĂ©e de soleil. Et l’épaule, ici, jusqu’au renflement du sein
 Ah ! mon Dieu ! c’est de la vie, je la sens vivre, moi, comme si je la touchais, la peau souple et tiĂšde, avec son odeur. Christine, debout prĂšs de lui, regardait, rĂ©pondait par des paroles brĂšves. Cette rĂ©surrection d’elle-mĂȘme, aprĂšs des annĂ©es, telle qu’elle Ă©tait, Ă  dix-huit ans, l’avait d’abord flattĂ©e et surprise. Mais, depuis qu’elle le voyait se passionner ainsi, elle ressentait un malaise grandissant, une vague irritation sans cause avouĂ©e. — Comment ! tu ne la trouves pas d’une beautĂ© Ă  s’agenouiller devant elle ? — Si, si
 Seulement, elle a noirci. Claude protestait avec violence. Noirci, allons donc ! Jamais elle ne noircirait, elle avait l’immortelle jeunesse. Un vĂ©ritable amour s’était emparĂ© de lui, il parlait d’elle ainsi que d’une personne, avait de brusques besoins de la revoir, qui lui faisaient tout quitter, comme pour courir Ă  un rendez-vous. Puis, un matin, il fut pris d’une fringale de travail. — Mais, nom d’un chien ! puisque j’ai fait ça, je puis bien le refaire
 Ah ! cette fois, si je ne suis pas une brute, nous allons voir ! Et Christine, immĂ©diatement, dut lui donner une sĂ©ance de pose, car il Ă©tait dĂ©jĂ  sur son Ă©chelle, brĂ»lant de se remettre Ă  son grand tableau. Pendant un mois, il la tint huit heures par jour, nue, les pieds malades d’immobilitĂ©, sans pitiĂ© pour l’épuisement oĂč il la sentait, de mĂȘme qu’il se montrait d’une duretĂ© fĂ©roce pour sa propre fatigue. Il s’entĂȘtait Ă  un chef-d’Ɠuvre, il exigeait que sa figure debout valĂ»t cette figure couchĂ©e, qu’il voyait sur le mur rayonner de vie. Continuellement, il la consultait, il la comparait, dĂ©sespĂ©rĂ© et fouettĂ© par la peur de ne l’égaler jamais plus. Il lui jetait un coup d’Ɠil, un autre Ă  Christine, un autre Ă  sa toile, s’emportait en jurons, quand il ne se contentait pas. Enfin, il tomba sur sa femme. — Aussi, ma chĂšre, tu n’es plus comme lĂ -bas, quai de Bourbon. Ah ! mais, plus du tout !
 C’est trĂšs drĂŽle, tu as eu la poitrine mĂ»re de bonne heure. Je me souviens de ma surprise, quand je t’ai vue avec une gorge de vraie femme, tandis que le reste gardait la finesse grĂȘle de l’enfance
 Et si souple, et si frais, une Ă©closion de bouton, un charme de printemps
 Certes, oui, tu peux t’en flatter, ton corps a Ă©tĂ© bigrement bien ! Il ne disait pas ces choses pour la blesser, il parlait simplement en observateur, fermant les yeux Ă  demi, causant de son corps comme d’une piĂšce d’étude qui s’abĂźmait. — Le ton est toujours splendide, mais le dessin, non, non, ce n’est plus ça !
 Les jambes, oh ! les jambes, trĂšs bien encore ; c’est ce qui s’en va en dernier, chez la femme
 Seulement, le ventre et les seins, dame ! ça se gĂąte. Ainsi, regarde-toi dans la glace il y a lĂ , prĂšs des aisselles, des poches qui se gonflent, et ça n’a rien de beau. Va, tu peux chercher sur son corps, Ă  elle, ces poches n’y sont pas. D’un regard tendre, il dĂ©signait la figure couchĂ©e ; et il conclut — Ce n’est point ta faute, mais c’est Ă©videmment ça qui me fiche dedans
 Ah ! pas de chance ! Elle Ă©coutait, elle chancelait, dans son chagrin. Ces heures de pose, dont elle avait dĂ©jĂ  tant souffert, tournaient maintenant Ă  un supplice intolĂ©rable. Quelle Ă©tait donc cette nouvelle invention, de l’accabler, avec sa jeunesse, de souffler sur sa jalousie, en lui donnant le regret empoisonnĂ© de sa beautĂ© disparue ? VoilĂ  qu’elle devenait sa propre rivale, qu’elle ne pouvait plus regarder son ancienne image, sans ĂȘtre mordue au cƓur d’une envie mauvaise ! Ah ! que cette image, cette Ă©tude faite d’aprĂšs elle, avait pesĂ© sur son existence ! Tout son malheur Ă©tait lĂ  sa gorge montrĂ©e d’abord dans son sommeil ; puis, son corps vierge dĂ©vĂȘtu librement, en une minute de tendresse charitable ; puis, ce don d’elle-mĂȘme, aprĂšs les rires de la foule, huant sa nuditĂ© ; puis, sa vie entiĂšre, son abaissement Ă  ce mĂ©tier de modĂšle, oĂč elle avait perdu jusqu’à l’amour de son mari. Et elle renaissait, cette image, elle ressuscitait, plus vivante qu’elle, pour achever de la tuer ; car il n’y avait dĂ©sormais qu’une Ɠuvre, c’était la femme couchĂ©e de l’ancienne toile qui se relevait Ă  prĂ©sent, dans la femme debout du nouveau tableau. Alors, Ă  chaque sĂ©ance, Christine se sentit vieillir. Elle abaissait sur elle des regards troubles, elle croyait voir se creuser des rides, se dĂ©former les lignes pures. Jamais elle ne s’était Ă©tudiĂ©e ainsi, elle avait la honte et le dĂ©goĂ»t de son corps, ce dĂ©sespoir infini des femmes ardentes, lorsque l’amour les quitte avec leur beautĂ©. Était-ce donc pour cela qu’il ne l’aimait plus, qu’il allait passer les nuits chez d’autres, et qu’il se rĂ©fugiait dans la passion hors nature de son Ɠuvre ? Elle en perdait l’intelligence nette des choses, elle en tombait Ă  une Ă©chĂ©ance, vivant en camisole et en jupe sales, n’ayant plus la coquetterie de sa grĂące, dĂ©couragĂ©e par cette idĂ©e qu’il devenait inutile de lutter, puisqu’elle Ă©tait vieille. Un jour, Claude, enragĂ© par une mauvaise sĂ©ance, eut un cri terrible dont elle ne devait plus guĂ©rir. Il avait failli crever de nouveau sa toile, hors de lui, secouĂ© d’une de ces colĂšres, oĂč il semblait irresponsable. Et, se soulageant sur elle, le poing tendu — Non, dĂ©cidĂ©ment, je ne puis rien faire avec ça
 Ah ! vois-tu, quand on veut poser, il ne faut pas avoir d’enfant ! RĂ©voltĂ©e sous l’outrage, pleurante, elle courut se rhabiller. Mais ses mains s’égaraient, elle ne trouvait pas ses vĂȘtements pour se couvrir assez vite. Tout de suite, lui, plein de remords, Ă©tait descendu la consoler. — Voyons, j’ai eu tort, je suis un misĂ©rable
 De grĂące, pose, pose encore un peu, pour me prouver que tu ne m’en veux point. Il la rattrapait, nue entre ses bras, il lui disputait sa chemise, qu’elle avait dĂ©jĂ  passĂ©e Ă  moitiĂ©. Et elle pardonna une fois de plus, elle reprit la pose, si frĂ©missante, que des ondes douloureuses passaient le long de ses membres ; tandis que, dans son immobilitĂ© de statue, de grosses larmes muettes continuaient de tomber de ses joues sur sa gorge, oĂč elles ruisselaient. Son enfant, ah ! certes, oui, il aurait mieux fait de ne pas naĂźtre ! C’était lui peut-ĂȘtre la cause de tout. Elle ne pleura plus, elle excusait dĂ©jĂ  le pĂšre, elle se sentait une colĂšre sourde contre le pauvre ĂȘtre, pour qui sa maternitĂ© ne s’était jamais Ă©veillĂ©e, et qu’elle haĂŻssait maintenant, Ă  cette idĂ©e qu’il a pu, en elle, dĂ©truire l’amante. Pourtant, Claude s’obstinait cette fois, et il acheva le tableau, il jura qu’il l’enverrait quand mĂȘme au Salon. Il ne quittait plus son Ă©chelle, il nettoyait les fonds jusqu’à la nuit noire. Enfin, Ă©puisĂ©, il dĂ©clara qu’il n’y toucherait pas davantage ; et, ce jour-lĂ , comme Sandoz montait le voir, vers quatre heures, il ne le trouva point. Christine rĂ©pondit qu’il venait de sortir, pour prendre l’air un moment sur la butte. La lente rupture s’était aggravĂ©e entre Claude et les amis de l’ancienne bande. Chacun de ces derniers avait Ă©courtĂ© et espacĂ© ses visites, mal Ă  l’aise devant cette peinture troublante, de plus en plus bousculĂ© par le dĂ©traquage de cette admiration de jeunesse ; et, maintenant, tous Ă©taient en fuite, pas un n’y retournait. GagniĂšre, lui, avait mĂȘme quittĂ© Paris, pour aller habiter l’une de ses maisons de Melun, oĂč il vivait chichement de la location de l’autre, aprĂšs s’ĂȘtre mariĂ©, Ă  la stupĂ©faction des camarades, avec sa maĂźtresse de piano, une vieille demoiselle qui lui jouait du Wagner, le soir. Quant Ă  Mahoudeau, il allĂ©guait son travail, car il commençait Ă  gagner quelque argent, grĂące Ă  un fabricant de bronzes d’art qui lui faisait retoucher ses modĂšles. C’était une autre histoire pour Jory, que personne ne voyait, depuis que Mathilde le tenait cloĂźtrĂ©, despotiquement elle le nourrissait Ă  crever de petits plats, l’abĂȘtissait de pratiques amoureuses, le gorgeait de tout ce qu’il aimait, Ă  un tel point, que lui, l’ancien coureur de trottoirs, l’avare qui ramassait ses plaisirs au coin des bornes pour ne pas les payer, en Ă©tait tombĂ© Ă  une domesticitĂ© de chien fidĂšle, donnant les clefs de son argent, ayant en poche de quoi acheter un cigare, les jours seulement oĂč elle voulait bien lui laisser vingt sous ; on racontait mĂȘme qu’en fille autrefois dĂ©vote, afin de consolider sa conquĂȘte, elle le jetait dans la religion et lui parlait de la mort, dont il avait une peur atroce. Seul, Fagerolles affectait une vive cordialitĂ© Ă  l’égard de son vieil ami, lorsqu’il le rencontrait, promettant toujours d’aller le voir, ce qu’il ne faisait jamais du reste il avait tant d’occupations, depuis son grand succĂšs, tambourinĂ©, affichĂ©, cĂ©lĂ©brĂ©, en marche pour toutes les fortunes et tous les honneurs ! Et Claude ne regrettait guĂšre que Dubuche, par une lĂąchetĂ© tendre des vieux souvenirs d’enfance, malgrĂ© les froissements que la diffĂ©rence de leurs natures avait amenĂ©s plus tard. Mais Dubuche, semblait-il, n’était pas heureux non plus de son cĂŽtĂ©, comblĂ© de millions sans doute, et cependant misĂ©rable, en continuelle dispute avec son beau-pĂšre qui se plaignait d’avoir Ă©tĂ© trompĂ© sur ses capacitĂ©s d’architecte, obligĂ© de vivre dans les potions de sa femme malade et de ses deux enfants, des fƓtus venus avant terme, que l’on Ă©levait sous de la ouate. De toutes ces amitiĂ©s mortes, il n’y avait donc que Sandoz qui parĂ»t connaĂźtre encore le chemin de la rue Tourlaque. Il y revenait pour le petit Jacques, son filleul, pour cette triste femme aussi, cette Christine dont le visage de passion, au milieu de cette misĂšre, le remuait profondĂ©ment, comme une de ces visions de grandes amoureuses qu’il aurait voulu faire passer dans ses livres. Et, surtout, sa fraternitĂ© d’artiste augmentait, depuis qu’il voyait Claude perdre pied, sombrer au fond de la folie hĂ©roĂŻque de l’art. D’abord, il en Ă©tait restĂ© plein d’étonnement, car il avait cru Ă  son ami plus qu’à lui-mĂȘme, il se mettait le second depuis le collĂšge, en le plaçant trĂšs haut, au rang des maĂźtres qui rĂ©volutionnent une Ă©poque. Ensuite, un attendrissement douloureux lui Ă©tait venu de cette faillite du gĂ©nie, une amĂšre et saignante pitiĂ©, devant ce tourment effroyable de l’impuissance. Est-ce qu’on savait jamais, en art, oĂč Ă©tait le fou ? Tous les ratĂ©s le touchaient aux larmes, et plus le tableau ou le livre tombait Ă  l’aberration, Ă  l’effort grotesque et lamentable, plus il frĂ©missait de charitĂ©, avec le besoin d’endormir pieusement dans l’extravagance de leurs rĂȘves ces foudroyĂ©s de l’Ɠuvre. Le jour oĂč Sandoz Ă©tait montĂ© sans trouver le peintre, il ne s’en alla pas, il insista, en voyant les yeux de Christine rougis de larmes. — Si vous pensez qu’il doive rentrer bientĂŽt, je vais l’attendre. — Oh ! il ne peut tarder. — Alors, je reste, Ă  moins que je ne vous dĂ©range. Jamais elle ne l’avait Ă©mu Ă  ce point, avec son affaissement de femme dĂ©laissĂ©e, ses gestes las, sa parole lente, son insouciance de tout ce qui n’était pas la passion dont elle brĂ»lait. Depuis une semaine peut-ĂȘtre, elle ne rangeait plus une chaise, n’essuyait plus un meuble, laissant s’accomplir la dĂ©bĂącle du mĂ©nage, ayant Ă  peine la force de se mouvoir elle-mĂȘme. Et c’était Ă  serrer le cƓur, sous la lumiĂšre crue de la grande baie, cette misĂšre culbutant dans la saletĂ©, cette sorte de hangar mal crĂ©pi, nu et encombrĂ© de dĂ©sordre, oĂč l’on grelottait de tristesse, malgrĂ© le clair aprĂšs-midi de fĂ©vrier. Christine, pesamment, Ă©tait allĂ©e se rasseoir prĂšs d’un lit de fer, que Sandoz n’avait pas remarquĂ© en entrant. — Tiens ! demanda-t-il, est-ce que Jacques est malade ? Elle recouvrait l’enfant, dont les mains, sans cesse, repoussaient le drap. — Oui, il ne se lĂšve plus depuis trois jours. Nous avons apportĂ© lĂ  son lit, pour qu’il soit avec nous
 Oh ! il n’a jamais Ă©tĂ© solide. Mais il va de moins en moins bien, c’est dĂ©sespĂ©rant. Les regards fixes, elle parlait d’une voix monotone, et il s’effraya, quand il se fut approchĂ©. BlĂȘme, la tĂȘte de l’enfant semblait avoir grossi encore, si lourde de crĂąne maintenant, qu’il ne pouvait plus la porter. Elle reposait inerte, on l’aurait crue dĂ©jĂ  morte, sans le souffle fort qui sortait des lĂšvres dĂ©colorĂ©es. — Mon petit Jacques, c’est moi, c’est ton parrain
 Est-ce que tu ne veux pas me dire bonjour ? PĂ©niblement, la tĂȘte fit un vain effort pour se soulever, les paupiĂšres s’entr’ouvrirent, montrant le blanc des yeux, puis se refermĂšrent. — Mais avez-vous vu un mĂ©decin ? Elle eut un haussement d’épaules. — Oh ! les mĂ©decins ! est-ce qu’ils savent ?
 Il en est venu un, il a dit qu’il n’y avait rien Ă  faire
 EspĂ©rons que ce sera une alerte encore. Le voilĂ  qui a douze ans. C’est la croissance. Sandoz, glacĂ©, se tut, pour ne pas augmenter son inquiĂ©tude, puisqu’elle ne paraissait pas voir la gravitĂ© du mal. Il se promena en silence, il s’arrĂȘta devant le tableau. — Ah ! ah ! ça marche, il est en bonne route, cette fois. — Il est fini. — Comment, fini ! Et, quand elle eut ajoutĂ© que la toile devait partir la semaine suivante pour le Salon, il resta gĂȘnĂ©, il s’assit sur le divan, en homme qui dĂ©sirait la juger sans hĂąte. Les fonds, les quais, la Seine, d’oĂč montait la pointe triomphale de la CitĂ©, demeuraient Ă  l’état d’ébauche, mais d’ébauche magistrale, comme si le peintre avait eu peur de gĂąter le Paris de son rĂȘve, en le finissant davantage. À gauche se trouvait aussi un groupe excellent, les dĂ©bardeurs qui dĂ©chargeaient les sacs de plĂątre, des morceaux trĂšs travaillĂ©s ceux-lĂ , d’une belle puissance de facture. Seulement, la barque des femmes, au milieu, trouait le tableau d’un flamboiement de chairs qui n’étaient pas Ă  leur place ; et la grande figure nue surtout, peinte dans la fiĂšvre, avait un Ă©clat, un grandissement d’hallucination d’une faussetĂ© Ă©trange et dĂ©concertante, au milieu des rĂ©alitĂ©s voisines. Sandoz, silencieux, se dĂ©sespĂ©rait, en face de cet avortement superbe. Mais il rencontra les yeux de Christine fixĂ©s sur lui, et il eut la force de murmurer — Étonnante, oh ! la femme, Ă©tonnante ! D’ailleurs, Claude rentra au mĂȘme moment. Il eut une exclamation de joie en apercevant son vieil ami, il lui serra vigoureusement la main. Puis, il s’approcha de Christine, baisa le petit Jacques, qui avait de nouveau rejetĂ© la couverture. — Comment va-t-il ? — Toujours la mĂȘme chose. — Bon ! bon ! il grandit trop, le repos le remettra. Je te disais bien de ne pas t’inquiĂ©ter. Et Claude alla s’asseoir sur le divan, prĂšs de Sandoz. Tous deux s’abandonnaient, se renversaient, couchĂ©s Ă  demi, les regards en l’air, parcourant le tableau ; tandis que Christine, Ă  cĂŽtĂ© du lit, ne regardait rien, ne semblait penser Ă  rien, dans la dĂ©solation continue de son cƓur. Peu Ă  peu, la nuit venait, la vive lumiĂšre de la baie vitrĂ©e pĂąlissait dĂ©jĂ , se dĂ©colorait en une tombĂ©e de crĂ©puscule, uniforme et lente. — Alors, c’est dĂ©cidĂ©, ta femme m’a dit que tu l’envoyais ? — Oui. — Tu as raison, il faut en sortir, de cette machine
 Oh ! il y a des morceaux, lĂ -dedans ! Cette fuite du quai, Ă  gauche ; et l’homme qui soulĂšve un sac, en bas
 Seulement
 Il hĂ©sitait, il osa enfin. — Seulement, c’est drĂŽle que tu te sois entĂȘtĂ© Ă  laisser ces baigneuses nues
 Ça ne s’explique guĂšre, je t’assure, et tu m’avais promis de les habiller, te souviens-tu ?
 Tu y tiens donc bien, Ă  ces femmes ? — Oui. Claude rĂ©pondait sĂšchement, avec l’obstination de l’idĂ©e fixe, qui dĂ©daigne mĂȘme de donner des raisons. Il avait croisĂ© les deux bras sous sa nuque, il se mit Ă  parler d’autre chose, sans quitter des yeux son tableau, que le crĂ©puscule commençait Ă  obscurcir d’une ombre fine. — Tu ne sais pas d’oĂč je viens ? Je viens de chez Courajod
 Hein ? le grand paysagiste, le peintre de la Mare de Gagny, qui est au Luxembourg ! Tu te rappelles, je le croyais mort, et nous avons su qu’il habitait une maison prĂšs d’ici, de l’autre cĂŽtĂ© de la Butte, rue de l’Abreuvoir
 Eh bien ! mon vieux, il me tracassait, Courajod. En allant prendre l’air parfois, j’avais dĂ©couvert sa baraque, je ne pouvais plus passer devant, sans avoir l’envie d’entrer. Pense donc ! un maĂźtre, un gaillard qui a inventĂ© notre paysage d’à prĂ©sent, et qui vit lĂ , inconnu, fini, terrĂ© comme une taupe !
 Puis, tu n’as pas idĂ©e de la rue ni de la cambuse une rue de campagne emplie de volailles, bordĂ©e de talus gazonnĂ©s ; une cambuse pareille Ă  un jouet d’enfant, avec de petites fenĂȘtres, une petite porte, un petit jardin, oh ! le jardin, une lichette de terre en pente raide, plantĂ©e de quatre poiriers, encombrĂ©e de toute une basse-cour faite de planches verdies, de vieux plĂątres, de grillages en fer consolidĂ©s de ficelles
 Sa voix se ralentissait, il clignait les paupiĂšres, comme si la prĂ©occupation de son tableau fĂ»t invinciblement rentrĂ©e en lui, l’envahissant peu Ă  peu, au point de le gĂȘner dans ce qu’il disait. — Aujourd’hui, voilĂ  que j’aperçois justement Courajod sur sa porte
 Un vieux de quatre-vingts ans passĂ©s, ratatinĂ©, rapetissĂ© Ă  la taille d’un gamin. Non ! il faut l’avoir rencontrĂ© avec ses sabots, son tricot de paysan, sa marmotte de vieille femme
 Et, bravement, je m’approche, je lui dis Monsieur Courajod, je vous connais bien, vous avez au Luxembourg un tableau qui est un chef-d’Ɠuvre, permettez Ă  un peintre de vous serrer la main, ainsi qu’à un maĂźtre. » Ah ! du coup, si tu l’avais vu prendre peur, bĂ©gayer, reculer, comme si je voulais le battre. Une fuite
 Je l’avais suivi, il s’est calmĂ©, m’a montrĂ© ses poules, ses canards, ses lapins, ses chiens, une mĂ©nagerie extraordinaire, jusqu’à un corbeau ! Il vit au milieu de ça, il ne parle plus qu’à des bĂȘtes. Quant Ă  l’horizon, superbe ! toute la plaine Saint-Denis, des lieues et des lieues, avec des riviĂšres, des villes, des fabriques qui fument, des trains qui soufflent. Enfin, un vrai trou d’ermite dans la montagne, le dos tournĂ© Ă  Paris, les yeux lĂ -bas, dans la campagne sans bornes
 Naturellement, je suis revenu Ă  mon affaire. Oh ! monsieur Courajod, quel talent ! Si vous saviez l’admiration que nous avons pour vous ! Vous ĂȘtes une de nos gloires, vous resterez comme notre pĂšre Ă  tous. » Ses lĂšvres s’étaient remises Ă  trembler, il me regardait de son air d’épouvante stupide, il ne m’aurait pas repoussĂ© d’un geste plus suppliant, si j’avais dĂ©terrĂ© devant lui quelque cadavre de sa jeunesse ; et il mĂąchonnait des paroles sans suite, entre ses gencives, un zĂ©zaiement de vieillard retombĂ© en enfance, impossible Ă  comprendre Sais pas
 si loin
 trop vieux
 m’en fiche bien
 » Bref, il m’a flanquĂ© dehors, je l’ai entendu qui tournait sa clef violemment, qui se barricadait avec ses bĂȘtes, contre les tentatives d’admiration de la rue
 Ah ! ce grand homme finissant en Ă©picier retirĂ©, ce retour volontaire au nĂ©ant, avant la mort ! Ah ! la gloire, la gloire pour qui nous mourrons, nous autres ! De plus en plus Ă©touffĂ©e, sa voix s’éteignit en un grand soupir douloureux. La nuit continuait Ă  se faire, une nuit dont le flot peu Ă  peu amassĂ© dans les coins montait d’une crue lente, inexorable, submergeant les pieds de la table et des chaises, toute la confusion des choses traĂźnant sur le carreau. DĂ©jĂ , le bas de la toile se noyait ; et lui, les yeux dĂ©sespĂ©rĂ©ment fixĂ©s, semblait Ă©tudier le progrĂšs des tĂ©nĂšbres, comme s’il eĂ»t enfin jugĂ© son Ɠuvre, dans cette agonie du jour ; pendant que, au milieu du profond silence, on n’entendait plus que le souffle rauque du petit malade, prĂšs de qui apparaissait encore la silhouette noire de la mĂšre, immobile. Sandoz, alors, parla Ă  son tour, les bras Ă©galement nouĂ©s sous la nuque, le dos renversĂ© sur un coussin du divan. — Est-ce qu’on sait ? est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux vivre et mourir inconnu ? Quelle duperie, si cette gloire de l’artiste n’existait pas plus que le paradis du catĂ©chisme, dont les enfants eux-mĂȘmes se moquent dĂ©sormais ! Nous qui ne croyons plus Ă  Dieu, nous croyons Ă  notre immortalité  Ah ! misĂšre ! Et, pĂ©nĂ©trĂ© par la mĂ©lancolie du crĂ©puscule, il se confessa, il dit ses propres tourments, que rĂ©veillait tout ce qu’il sentait lĂ  de souffrance humaine. — Tiens ! moi que tu envies peut-ĂȘtre, mon vieux, oui ! moi qui commence Ă  faire mes affaires, comme disent les bourgeois, qui publie des bouquins et qui gagne quelque argent, eh bien ! moi, j’en meurs
 Je te l’ai rĂ©pĂ©tĂ© souvent, mais tu ne me crois pas, parce que le bonheur pour toi qui produis avec tant de peine, qui ne peux arriver au public, ce serait naturellement de produire beaucoup, d’ĂȘtre vu, louĂ© ou Ă©reinté  Ah ! sois reçu au prochain Salon, entre dans le vacarme, fais d’autres tableaux, et tu me diras ensuite si cela te suffit, si tu es heureux enfin
 Écoute, le travail a pris mon existence. Peu Ă  peu, il m’a volĂ© ma mĂšre, ma femme, tout ce que j’aime. C’est le germe apportĂ© dans le crĂąne, qui mange la cervelle, qui envahit le tronc, les membres, qui ronge le corps entier. DĂšs que je saute du lit, le matin, le travail m’empoigne, me cloue Ă  ma table, sans me laisser respirer une bouffĂ©e de grand air ; puis, il me suit au dĂ©jeuner, je remĂąche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, il m’accompagne quand je sors, rentre dĂźner dans mon assiette, se couche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n’ai le pouvoir d’arrĂȘter l’Ɠuvre en train, dont la vĂ©gĂ©tation continue, jusqu’au fond de mon sommeil
 Et plus un ĂȘtre n’existe en dehors, je monte embrasser ma mĂšre, tellement distrait, que dix minutes aprĂšs l’avoir quittĂ©e, je me demande si je lui ai rĂ©ellement dit bonjour. Ma pauvre femme n’a pas de mari, je ne suis plus avec elle, mĂȘme lorsque nos mains se touchent. Parfois, la sensation aiguĂ« me vient que je leur rends les journĂ©es tristes, et j’en ai un grand remords, car le bonheur est uniquement fait de bontĂ©, de franchise et de gaietĂ©, dans un mĂ©nage ; mais est-ce que je puis m’échapper des pattes du monstre ! Tout de suite, je retombe au somnambulisme des heures de crĂ©ation, aux indiffĂ©rences et aux maussaderies de mon idĂ©e fixe. Tant mieux si les pages du matin ont bien marchĂ©, tant pis si une d’elles est restĂ©e en dĂ©tresse ! La maison rira ou pleurera, selon le bon plaisir du travail dĂ©vorateur
 Non ! non ! plus rien n’est Ă  moi, j’ai rĂȘvĂ© des repos Ă  la campagne, des voyages lointains, dans mes jours de misĂšre ; et, aujourd’hui que je pourrais me contenter, l’Ɠuvre commencĂ©e est lĂ  qui me cloĂźtre pas une sortie au soleil matinal, pas une escapade chez un ami, pas une folie de paresse ! Jusqu’à ma volontĂ© qui y passe, l’habitude est prise, j’ai fermĂ© la porte du monde derriĂšre moi, et j’ai jetĂ© la clef par la fenĂȘtre
 Plus rien, plus rien dans mon trou que le travail et moi, et il me mangera, et il n’y aura plus rien, plus rien ! Il se tut, un nouveau silence rĂ©gna dans l’ombre croissante. Puis, il recommença pĂ©niblement. — Encore si l’on se contentait, si l’on tirait quelque joie de cette existence de chien !
 Ah ! je ne sais pas comment ils font, ceux qui fument des cigarettes et qui se chatouillent bĂ©atement la barbe en travaillant. Oui, il y en a, paraĂźt-il, pour lesquels la production est un plaisir facile, bon Ă  prendre, bon Ă  quitter, sans fiĂšvre aucune. Ils sont ravis, ils s’admirent, ils ne peuvent Ă©crire deux lignes qui ne soient pas deux lignes d’une qualitĂ© rare, distinguĂ©e, introuvable
 Eh bien ! moi, je m’accouche avec les fers, et l’enfant, quand mĂȘme, me semble une horreur. Est-il possible qu’on soit assez dĂ©pourvu de doute, pour croire en soi ? Cela me stupĂ©fie de voir des gaillards qui nient furieusement les autres, perdre toute critique, tout bon sens, lorsqu’il s’agit de leurs enfants bĂątards. Eh ! c’est toujours trĂšs laid, un livre ! il faut ne pas en avoir fait la sale cuisine, pour l’aimer
 Je ne parle pas des potĂ©es d’injures qu’on reçoit. Au lieu de m’incommoder, elles m’excitent plutĂŽt. J’en vois que les attaques bouleversent, qui ont le besoin peu fier de se crĂ©er des sympathies. Simple fatalitĂ© de nature, certaines femmes en mourraient, si elles ne plaisaient pas. Mais l’insulte est saine, c’est une mĂąle Ă©cole que l’impopularitĂ©, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huĂ©e des imbĂ©ciles. Il suffit de se dire qu’on a donnĂ© sa vie Ă  une Ɠuvre, qu’on n’attend ni justice immĂ©diate, ni mĂȘme examen sĂ©rieux, qu’on travaille enfin sans espoir d’aucune sorte, uniquement parce que le travail bat sous votre peau comme le cƓur, en dehors de la volontĂ© ; et l’on arrive trĂšs bien Ă  en mourir, avec l’illusion consolante qu’on sera aimĂ© un jour
 Ah ! si les autres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurs colĂšres ! Seulement, il y a moi, et moi, je m’accable, je me dĂ©sole Ă  ne plus vivre une minute heureux. Mon Dieu ! que d’heures terribles, dĂšs le jour oĂč je commence un roman ! Les premiers chapitres marchent encore, j’ai de l’espace pour avoir du gĂ©nie ; ensuite, me voilĂ  Ă©perdu, jamais satisfait de la tĂąche quotidienne, condamnant dĂ©jĂ  le livre en train, le jugeant infĂ©rieur aux aĂźnĂ©s, me forgeant des tortures de pages, de phrases, de mots, si bien que les virgules elles-mĂȘmes prennent des laideurs dont je souffre. Et, quand il est fini, ah ! quand il est fini, quel soulagement ! non pas cette jouissance du monsieur qui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron du portefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassĂ©e
 Puis, ça recommence ; puis, ça recommencera toujours ; puis, j’en crĂšverai, furieux contre moi, exaspĂ©rĂ© de n’avoir pas eu plus de talent, enragĂ© de pas laisser une Ɠuvre plus complĂšte, plus haute, des livres sur des livres, l’entassement d’une montagne ; et j’aurai, en mourant, l’affreux doute de la besogne faite, me demandant si c’était bien ça, si je ne devais pas aller Ă  gauche, lorsque j’ai passĂ© Ă  droite ; et ma derniĂšre parole, mon dernier rĂąle sera pour vouloir tout refaire
 Une Ă©motion l’avait pris, ses paroles s’étranglaient, il dut souffler un instant, avant de jeter ce cri passionnĂ©, oĂč s’envolait tout son lyrisme impĂ©nitent — Ah ! une vie, une seconde vie, qui me la donnera, pour que le travail me la vole et pour que j’en meure encore ! La nuit s’était faite, on n’apercevait plus la silhouette raidie de la mĂšre, il semblait que le souffle rauque de l’enfant vĂźnt des tĂ©nĂšbres, une dĂ©tresse Ă©norme et lointaine, montant des rues. De tout l’atelier, tombĂ© Ă  un noir lugubre, la grande toile seule gardait une pĂąleur, un dernier reste de jour qui s’effaçait. On voyait, pareille Ă  une vision agonisante, flotter la figure nue, mais sans forme prĂ©cise, les jambes dĂ©jĂ  Ă©vanouies, un bras mangĂ©, n’ayant de net que la rondeur du ventre, dont la chair luisait, couleur de lune. AprĂšs un long silence, Sandoz demanda — Veux-tu que j’aille avec toi, lorsque tu accompagneras lĂ -bas ton tableau ? Claude ne lui rĂ©pondant pas, il crut l’entendre pleurer. Était-ce la tristesse infinie, le dĂ©sespoir dont il venait d’ĂȘtre secouĂ© lui-mĂȘme ? Il attendit, il rĂ©pĂ©ta sa question ; et le peintre, alors, aprĂšs avoir ravalĂ© un sanglot, bĂ©gaya enfin — Merci, mon vieux, le tableau reste, je ne l’enverrai pas. — Comment, tu Ă©tais dĂ©cidĂ© ? — Oui, oui, j’étais dĂ©cidé  Mais je ne l’avais pas vu, et je viens de le voir, sous ce jour qui tombait
 Ah ! c’est ratĂ©, ratĂ© encore, ah ! ça m’a tapĂ© dans les yeux comme un coup de poing, j’en ai eu la secousse au cƓur ! Ses larmes, maintenant, ruisselaient lentes et tiĂšdes, dans l’obscuritĂ© qui le cachait. Il s’était contenu, et le drame dont l’angoisse silencieuse l’avait ravagĂ©, Ă©clatait malgrĂ© lui. — Mon pauvre ami, murmura Sandoz bouleversĂ©, c’est dur Ă  se dire, mais tu as peut-ĂȘtre raison tout de mĂȘme d’attendre, pour soigner des morceaux
 Seulement, je suis furieux, car je vais croire que c’est moi qui t’ai dĂ©couragĂ©, avec mon Ă©ternel et stupide mĂ©contentement des choses. Claude, simplement, rĂ©pondit — Toi ! je ne t’écoutais pas
 Non, je regardais tout qui fichait le camp, dans cette sacrĂ©e toile. La lumiĂšre s’en allait, et il y a eu un moment, sous un petit jour gris, trĂšs fin, oĂč j’ai brusquement vu clair oui, rien ne tient, les fonds seuls sont jolis, la femme nue dĂ©tonne comme un pĂ©tard, pas mĂȘme d’aplomb, les jambes mauvaises
 Ah ! c’était Ă  en crever du coup, j’ai senti que la vie se dĂ©crochait dans ma carcasse
 Puis, les tĂ©nĂšbres ont coulĂ© encore, encore un vertige, un engouffrement, la terre roulĂ©e au nĂ©ant du vide, la fin du monde ! Je n’ai plus vu bientĂŽt que son ventre, dĂ©croissant comme une lune malade. Et tiens ! tiens ! Ă  cette heure, il n’y a plus rien d’elle, plus une lueur, elle est morte, toute noire ! En effet, le tableau, Ă  son tour, avait complĂštement disparu. Mais le peintre s’était levĂ©, on l’entendit jurer dans la nuit Ă©paisse. — Nom de Dieu, ça ne fait rien
 Je vais m’y remettre
 Christine, qui, elle aussi, avait quittĂ© sa chaise, et contre laquelle il se heurtait, l’interrompit. — Prends garde, j’allume la lampe. Elle l’alluma, elle reparut trĂšs pĂąle, jetant vers le tableau un regard de crainte et de haine. Eh quoi ! il ne partait pas, l’abomination recommençait ! — Je vais m’y remettre, rĂ©pĂ©ta Claude, et il me tuera, et il tuera ma femme, mon enfant, toute la baraque, mais ce sera un chef-d’Ɠuvre, nom de Dieu ! Christine alla se rasseoir, on revint prĂšs de Jacques, qui s’était dĂ©couvert, une fois encore, du tĂątonnement Ă©garĂ© de ses petites mains. Il soufflait toujours, inerte, la tĂȘte enfoncĂ©e dans l’oreiller, pareille Ă  un poids dont le lit craquait. En partant, Sandoz dit ses craintes. La mĂšre semblait hĂ©bĂ©tĂ©e, le pĂšre retournait dĂ©jĂ  devant sa toile, l’Ɠuvre Ă  crĂ©er, dont l’illusion passionnĂ©e combattait en lui la rĂ©alitĂ© douloureuse de son enfant, cette chair vivante de sa chair. Le lendemain matin, Claude achevait de s’habiller, lorsqu’il entendit la voix effarĂ©e de Christine. Elle aussi venait de s’éveiller en sursaut, du lourd sommeil qui l’avait engourdie sur la chaise, pendant qu’elle gardait le malade. — Claude ! Claude ! vois donc
 Il est mort. Il accourut, les yeux gros, trĂ©buchant, sans comprendre, rĂ©pĂ©tant d’un air de profonde surprise — Comment, il est mort ? Un instant, ils restĂšrent bĂ©ants au-dessus du lit. Le pauvre ĂȘtre, sur le dos, avec sa tĂȘte trop grosse d’enfant du gĂ©nie, exagĂ©rĂ©e jusqu’à l’enflure des crĂ©tins, ne paraissait pas avoir bougĂ© depuis la veille ; seulement, sa bouche Ă©largie, dĂ©colorĂ©e, ne soufflait plus, et ses yeux vides s’étaient ouverts. Le pĂšre le toucha, le trouva d’un froid de glace. — C’est vrai, il est mort. Et leur stupeur Ă©tait telle, qu’un instant encore ils demeurĂšrent les yeux secs, uniquement frappĂ©s de la brutalitĂ© de l’aventure, qu’ils jugeaient incroyable. Puis, les genoux cassĂ©s, Christine s’abattit devant le lit ; et elle pleurait Ă  grands sanglots, qui la secouaient toute, les bras tordus, le front au bord du matelas. Dans ce premier moment terrible, son dĂ©sespoir s’aggravait surtout d’un poignant remords, celui de ne l’avoir pas aimĂ© assez, le pauvre enfant. Une vision rapide dĂ©roulait les jours, chacun d’eux lui apportait un regret, des paroles mauvaises, des caresses diffĂ©rĂ©es, des rudesses mĂȘme parfois. Et c’était fini, jamais plus elle ne le dĂ©dommagerait du vol qu’elle lui avait fait de son cƓur. Lui qu’elle trouvait si dĂ©sobĂ©issant, il venait de trop obĂ©ir. Elle lui avait tant de fois rĂ©pĂ©tĂ©, quand il jouait Tiens-toi tranquille, laisse travailler ton pĂšre ! » qu’à la fin il Ă©tait sage, pour longtemps. Cette idĂ©e la suffoqua, chaque sanglot lui arrachait un cri sourd. Claude s’était mis Ă  marcher, dans un besoin nerveux de changer de place. La face convulsĂ©e, il ne pleurait que de grosses larmes rares, qu’il essuyait rĂ©guliĂšrement, d’un revers de main. Et, quand il passait devant le petit cadavre, il ne pouvait s’empĂȘcher de lui jeter un regard. Les yeux fixes, grands ouverts, semblaient exercer sur lui une puissance. D’abord, il rĂ©sista, l’idĂ©e confuse se prĂ©cisait, finissait par ĂȘtre une obsession. Il cĂ©da enfin, alla prendre une petite toile, commença une Ă©tude de l’enfant mort. Pendant les premiĂšres minutes, ses larmes l’empĂȘchĂšrent de voir, noyant tout d’un brouillard il continuait de les essuyer, s’entĂȘtait d’un pinceau tremblant. Puis, le travail sĂ©cha ses paupiĂšres, assura sa main ; et, bientĂŽt, il n’y eut plus lĂ  son fils glacĂ©, il n’y eut qu’un modĂšle, un sujet dont l’étrange intĂ©rĂȘt le passionna. Ce dessin exagĂ©rĂ© de la tĂȘte, ce ton de cire des chairs, ces yeux pareils Ă  des trous sur le vide, tout l’excitait, le chauffait d’une flamme. Il se reculait, se complaisait, souriait vaguement Ă  son Ɠuvre. Lorsque Christine se releva, elle le trouva ainsi Ă  la besogne. Alors, reprise d’un accĂšs de larmes, elle dit seulement — Ah ! tu peux le peindre, il ne bougera plus ! Durant cinq heures, Claude travailla. Et, le surlendemain, lorsque Sandoz le ramena du cimetiĂšre, aprĂšs l’enterrement, il frĂ©mit de pitiĂ© et d’admiration devant la petite toile. C’était un des bons morceaux de jadis, un chef-d’Ɠuvre de clartĂ© et de puissance, avec une immense tristesse en plus, la fin de tout, la vie mourant de la mort de cet enfant. Mais Sandoz, qui se rĂ©criait, plein d’éloges, resta saisi d’entendre Claude lui dire — Vrai, tu aimes ça ?
 Alors, tu me dĂ©cides. Puisque l’autre machine n’est pas prĂȘte, je vais envoyer ça au Salon. X La veille, Claude avait portĂ© l’Enfant mort au Palais-de-l’Industrie, lorsqu’il rencontra Fagerolles, un matin qu’il vaguait du cĂŽtĂ© du parc Monceau. — Comment ! c’est toi, mon vieux ! s’écria cordialement ce dernier. Et qu’est-ce que tu deviens, qu’est-ce que tu fais ? On se voit si peu ! Puis, lorsque l’autre lui eut parlĂ© de son envoi au Salon, de cette petite toile, dont il Ă©tait plein, il ajouta — Ah ! tu as envoyĂ©, mais alors je vais te faire recevoir ça. Tu sais que, cette annĂ©e, je suis candidat au jury. En effet, dans le tumulte et l’éternel mĂ©contentement des artistes, aprĂšs des tentatives de rĂ©formes vingt fois reprises, puis abandonnĂ©es, l’administration venait de confier aux exposants le droit d’élire eux-mĂȘmes les membres du jury d’admission ; et cela bouleversait le monde de la peinture et de la sculpture, une vĂ©ritable fiĂšvre Ă©lectorale s’était dĂ©clarĂ©e, les ambitions, les coteries, les intrigues, toute la basse cuisine qui dĂ©shonore la politique. — Je t’emmĂšne, continua Fagerolles. Il faut que tu visites mon installation, mon petit hĂŽtel, oĂč tu n’as pas encore mis les pieds, malgrĂ© tes promesses
 C’est lĂ , tout prĂšs, au coin de l’avenue de Villiers. Et Claude, dont il avait pris gaiement le bras, dut le suivre. Il Ă©tait envahi d’une lĂąchetĂ©, cette idĂ©e que son ancien camarade pourrait le faire recevoir, l’emplissait Ă  la fois de honte et de dĂ©sir. Sur l’avenue, devant le petit hĂŽtel, il s’arrĂȘta, pour en regarder la façade, un dĂ©coupage coquet et prĂ©cieux d’architecte, la reproduction exacte d’une maison renaissance de Bourges, avec les fenĂȘtres Ă  meneaux, la tourelle d’escalier, le toit historiĂ© de plomb. C’était un vrai bijou de fille ; et il demeura surpris, lorsque, en se retournant, il aperçut, Ă  l’autre bord de la chaussĂ©e, l’hĂŽtel royal d’Irma BĂ©cot, oĂč il avait passĂ© une nuit dont le souvenir lui restait comme un rĂȘve. Vaste, solide, presque sĂ©vĂšre, ce dernier gardait une importance de palais, en face de son voisin, l’artiste, rĂ©duit Ă  une fantaisie de bibelot. — Hein ? cette Irma, dit Fagerolles, avec une nuance de respect, elle en a, une cathĂ©drale !
 Ah ! dame, moi, je ne vends que de la peinture !
 Entre donc. L’intĂ©rieur Ă©tait d’un luxe magnifique et bizarre de vieilles tapisseries, de vieilles armes, un amas de meubles anciens, de curiositĂ©s de la Chine et du Japon, dĂšs le vestibule ; une salle Ă  manger, Ă  gauche, toute en panneaux de laque, tendue au plafond d’un dragon rouge ; un escalier de bois sculptĂ©, oĂč flottaient des banniĂšres, oĂč montaient en panaches des plantes vertes. Mais, en haut, l’atelier surtout Ă©tait une merveille, assez Ă©troit, sans un tableau, entiĂšrement recouvert de portiĂšres d’Orient, occupĂ© d’un bout par une cheminĂ©e Ă©norme, dont les chimĂšres portaient la hotte, empli Ă  l’autre bout par un vaste divan sous une tente, tout un monument, des lances soutenant en l’air le dais somptueux des tentures, au-dessus d’un entassement de tapis, de fourrures et de coussins, presque au ras du parquet. Claude examinait, et une question lui venait aux lĂšvres, qu’il retint. Est-ce que cela Ă©tait payĂ© ? DĂ©corĂ© de l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, Fagerolles exigeait, assurait-on, dix mille francs d’un portrait. Naudet, qui, aprĂšs l’avoir lancĂ©, exploitait maintenant son succĂšs par coupes rĂ©glĂ©es, ne lĂąchait pas un de ses tableaux Ă  moins de vingt, trente, quarante mille francs. Les commandes seraient tombĂ©es chez lui dru comme grĂȘle, si le peintre n’avait pas affectĂ© le dĂ©dain, l’accablement de l’homme dont on se disputait les moindres Ă©bauches. Et, cependant, ce luxe Ă©talĂ© sentait la dette, il n’y avait que des acomptes donnĂ©s aux fournisseurs, tout l’argent, cet argent gagnĂ© comme Ă  la Bourse, dans les coups de hausse, filait entre les doigts, se dĂ©pensait sans qu’on en retrouvĂąt la trace. Du reste, Fagerolles, encore en pleine flamme de cette brusque fortune, ne comptait pas, ne s’inquiĂ©tait pas, fort de l’espoir de vendre toujours, de plus en plus cher, glorieux de la grande situation qu’il prenait dans l’art contemporain. À la fin, Claude remarqua une petite toile sur un chevalet de bois noir, drapĂ© de peluche rouge. C’était tout ce qui traĂźnait du mĂ©tier, avec un casier Ă  couleurs de palissandre et une boĂźte de pastel, oubliĂ©e sur un meuble. — TrĂšs fin, dit Claude, devant la petite toile, pour ĂȘtre aimable. Et ton Salon, il est envoyĂ© ? — Ah ! oui, Dieu merci ! Ce que j’ai eu de monde ! Un vrai dĂ©filĂ© qui m’a tenu huit jours sur les jambes, du matin au soir
 Je ne voulais pas exposer, ça dĂ©considĂšre. Naudet, lui aussi, s’y opposait. Mais, que veux-tu ? on m’a tant sollicitĂ©, tous les jeunes gens dĂ©sirent me mettre du jury, pour que je les dĂ©fende
 Oh ! mon tableau est bien simple, Un dĂ©jeuner, comme j’ai nommĂ© ça, deux messieurs et trois dames sous des arbres, les invitĂ©s d’un chĂąteau qui ont emportĂ© une collation et qui la mangent dans une clairiĂšre
 Tu verras, c’est assez original. Sa voix hĂ©sitait, et quand il rencontra les yeux de Claude qui le regardait fixement, il acheva de se troubler, il plaisanta la petite toile, posĂ©e sur le chevalet. — Ça, c’est une cochonnerie que Naudet m’a demandĂ©e. Va, je n’ignore pas ce qui me manque, un peu de ce que tu as de trop, mon vieux
 Moi, tu sais, je t’aime toujours, je t’ai encore dĂ©fendu hier chez des peintres. Il lui tapait sur les Ă©paules, il avait senti le mĂ©pris secret de son ancien maĂźtre, et il voulait le reprendre, par ses caresses d’autrefois, des cĂąlineries de gueuse disant Je suis une gueuse », pour qu’on l’aime. Ce fut trĂšs sincĂšrement, dans une sorte de dĂ©fĂ©rence inquiĂšte, qu’il lui promit encore de s’employer de tout son pouvoir Ă  la rĂ©ception de son tableau. Mais du monde arrivait, plus de quinze personnes entrĂšrent et sortirent en moins d’une heure des pĂšres qui amenaient de jeunes Ă©lĂšves, des exposants qui venaient se recommander, des camarades qui avaient Ă  Ă©changer des influences, jusqu’à des femmes qui mettaient leur talent sous la protection de leur charme. Et il fallait voir le peintre faire son mĂ©tier de candidat, prodiguer les poignĂ©es de main, dire Ă  l’un C’est si joli votre tableau de cette annĂ©e, ça me plaĂźt tant ! » s’étonner devant un autre Comment ! vous n’avez pas encore eu de mĂ©daille ! » rĂ©pĂ©ter Ă  tous Ah ! si j’en Ă©tais, ce que je les ferais marcher ! » Il renvoyait les gens ravis, il poussait la porte sur chaque visite d’un air d’amabilitĂ© extrĂȘme, oĂč perçait le ricanement secret de l’ancien rouleur de trottoirs. — Hein ? crois-tu ! dit-il Ă  Claude, dans un moment oĂč ils se retrouvĂšrent seuls, en ai-je, du temps Ă  perdre avec ces crĂ©tins ! Mais, comme il s’approchait de la baie vitrĂ©e, il en ouvrit brusquement un des panneaux, et l’on distingua, de l’autre cĂŽtĂ© de l’avenue, Ă  un des balcons de l’hĂŽtel d’en face, une forme blanche, une femme vĂȘtue d’un peignoir de dentelle, qui levait son mouchoir. Lui-mĂȘme agita la main, Ă  trois fois. Puis, les deux fenĂȘtres se refermĂšrent. Claude avait reconnu Irma ; et, dans le silence qui s’était fait, Fagerolles s’expliqua tranquillement. — Tu vois, c’est commode, on peut correspondre
 Nous avons une tĂ©lĂ©graphie complĂšte. Elle m’appelle, il faut que j’y aille
 Ah ! mon vieux, en voilĂ  une qui nous donnerait des leçons ! — Des leçons, de quoi ? — Mais de tout ! Un vice, un art, une intelligence !
 Si je te disais que c’est elle qui me fait peindre ! oui, parole d’honneur, elle a un flair du succĂšs extraordinaire !
 Et, avec ça, toujours voyou au fond, oh ! d’une drĂŽlerie, d’une rage si amusante, quand ça la prend de vous aimer ! Deux petites flammes rouges lui Ă©taient montĂ©es aux joues, tandis qu’une sorte de vase remuĂ©e troublait un instant ses yeux. Ils s’étaient remis ensemble, depuis qu’ils habitaient l’avenue ; on disait mĂȘme que lui, si adroit, rompu Ă  toutes les farces du pavĂ© parisien, se laissait manger par elle, saignĂ© Ă  chaque instant de quelque somme ronde, qu’elle envoyait sa femme de chambre demander, pour un fournisseur, pour un caprice, pour rien souvent, pour l’unique plaisir de lui vider les poches ; et cela expliquait en partie la gĂȘne oĂč il Ă©tait, sa dette grandissante, malgrĂ© le mouvement continu qui enflait la cote de ses toiles. D’ailleurs, il n’ignorait pas qu’il Ă©tait chez elle le luxe inutile, une distraction de femme aimant la peinture, prise derriĂšre le dos des messieurs sĂ©rieux, payant en maris. Elle en plaisantait, il y avait entre eux comme le cadavre de leur perversitĂ©, un ragoĂ»t de bassesse, qui le faisait rire et s’exciter lui-mĂȘme de ce rĂŽle d’amant de cƓur, oublieux de tout l’argent qu’il donnait. Claude avait remis son chapeau. Fagerolles piĂ©tinait, jetant des regards d’inquiĂ©tude vers l’hĂŽtel d’en face. — Je ne te renvoie pas, mais tu vois, elle m’attend
 Eh bien ! c’est convenu, ton affaire est faite, Ă  moins qu’on ne me nomme pas
 Viens donc au Palais-de-l’Industrie, le soir du dĂ©pouillement. Oh ! une bousculade, un vacarme ! et, du reste, tu saurais tout de suite si tu dois compter sur moi. D’abord, Claude jura qu’il ne se dĂ©rangerait point. Cette protection de Fagerolles lui Ă©tait lourde ; et il n’avait pourtant qu’une peur, au fond, celle que le terrible gaillard ne tĂźnt pas sa promesse, par lĂąchetĂ© devant l’insuccĂšs. Puis, le jour du vote, il ne put demeurer en place, il s’en alla rĂŽder aux Champs-ÉlysĂ©es, en se donnant le prĂ©texte d’une longue promenade. Autant lĂ  qu’ailleurs ; car il avait cessĂ© tout travail, dans l’attente inavouĂ©e du Salon, et il recommençait ses interminables courses Ă  travers Paris. Lui, ne pouvait voter, puisqu’il fallait avoir Ă©tĂ© reçu au moins une fois. Mais, Ă  plusieurs reprises, il passa devant le Palais-de-l’Industrie, dont le trottoir l’intĂ©ressait, avec sa turbulence, son dĂ©filĂ© d’artistes Ă©lecteurs, que s’arrachaient des hommes en bourgerons sales, criant les listes, une trentaine de listes, de toutes les coteries, de toutes les opinions, la liste des ateliers de l’École, la liste libĂ©rale, intransigeante, de conciliation, des jeunes, des dames. On eĂ»t dit, au lendemain d’une Ă©meute, la folie du scrutin, Ă  la porte d’une section. Le soir, dĂšs quatre heures, lorsque le vote fut terminĂ©, Claude ne rĂ©sista pas Ă  la curiositĂ© de monter voir. Maintenant, l’escalier Ă©tait libre, entrait qui voulait. En haut, il tomba dans l’immense salle du jury, dont les fenĂȘtres donnent sur les Champs-ÉlysĂ©es. Une table de douze mĂštres en occupait le centre ; tandis que, dans la cheminĂ©e monumentale, Ă  l’un des bouts, brĂ»laient des arbres entiers. Et il y avait lĂ  quatre ou cinq cents Ă©lecteurs, restĂ©s pour le dĂ©pouillement, mĂȘlĂ©s Ă  des amis, Ă  de simples curieux, parlant fort, riant, dĂ©chaĂźnant sous le haut plafond un grondement d’orage. DĂ©jĂ , autour de la table, des bureaux s’installaient, fonctionnaient, une quinzaine en tout, composĂ©s chacun d’un prĂ©sident et de deux scrutateurs. Mais il restait Ă  en organiser trois ou quatre, et personne ne se prĂ©sentait plus, tous fuyaient, par crainte de l’écrasante besogne qui clouait les gens de zĂšle une partie de la nuit. Justement, Fagerolles, sur la brĂšche depuis le matin, s’agitait, criait, pour dominer le vacarme. — Voyons, messieurs, il nous manque un homme !
 Voyons, un homme de bonne volontĂ© par ici ! Et, Ă  ce moment, ayant aperçu Claude, il se prĂ©cipita, l’amena de force. — Ah ! toi, tu vas me faire le plaisir de t’asseoir Ă  cette place et de nous aider ! C’est pour la bonne cause, que diable ! Claude, du coup, se trouva prĂ©sident d’un bureau, et il remplit sa fonction avec une gravitĂ© de timide, Ă©motionnĂ© au fond, ayant l’air de croire que la rĂ©ception de sa toile allait dĂ©pendre de sa conscience Ă  cette besogne. Il appelait tout haut les noms inscrits sur les listes, qu’on lui passait par petits paquets Ă©gaux pendant que ses deux scrutateurs les inscrivaient. Et cela dans le plus effroyable des charivaris, dans le bruit cinglant de grĂȘle de ces vingt, trente noms criĂ©s ensemble par des voix diffĂ©rentes, au milieu du ronflement continu de la foule. Comme il ne pouvait rien faire sans passion, il s’animait, dĂ©sespĂ©rĂ© quand une liste ne contenait pas le nom de Fagerolles, heureux dĂšs qu’il avait Ă  lancer ce nom une fois de plus. Du reste, il goĂ»tait souvent cette joie, car le camarade s’était rendu populaire, se montrant partout, frĂ©quentant les cafĂ©s oĂč se tenaient des groupes influents, risquant mĂȘme des professions de foi, s’engageant vis-Ă -vis des jeunes, sans nĂ©gliger de saluer trĂšs bas les membres de l’Institut. Une sympathie gĂ©nĂ©rale montait, Fagerolles Ă©tait lĂ  comme l’enfant gĂątĂ© de tous. Vers six heures, par cette pluvieuse journĂ©e de mars, la nuit tomba. Les garçons apportĂšrent des lampes ; et des artistes mĂ©fiants, des profils muets et sombres qui surveillaient le dĂ©pouillement d’un Ɠil oblique, se rapprochĂšrent. D’autres commençaient les farces, risquaient des cris d’animaux, lĂąchaient un essai de tyrolienne. Mais ce fut Ă  huit heures seulement, lorsqu’on servit la collation, des viandes froides et du vin, que la gaietĂ© dĂ©borda. On vidait violemment les bouteilles, on s’empiffrait au petit bonheur des plats attrapĂ©s, c’était une kermesse en goguette, dans cette salle gĂ©ante, que les bĂ»ches de la cheminĂ©e Ă©clairaient d’un reflet de forge. Puis, tous fumĂšrent, la fumĂ©e brouilla d’une vapeur la lumiĂšre jaune des lampes ; tandis que, sur le parquet, traĂźnaient les bulletins jetĂ©s pendant le vote, une couche Ă©paisse de papiers, salis encore des bouchons, des miettes de pain, des quelques assiettes cassĂ©es, tout un fumier oĂč s’enfonçaient les talons des bottes. On se lĂąchait, un petit sculpteur pĂąle monta sur une chaise pour haranguer le peuple, un peintre Ă  la moustache raide, sous un nez crochu, enfourcha une chaise et galopa autour de la table, saluant, faisant l’Empereur. Peu Ă  peu, cependant, beaucoup se lassaient, s’en allaient. Vers onze heures, on n’était plus que deux cents. Mais, aprĂšs minuit, il revint du monde, des flĂąneurs en habit noir et en cravate blanche, qui sortaient du théùtre ou de soirĂ©e, piquĂ©s du dĂ©sir de connaĂźtre avant Paris les rĂ©sultats du scrutin. Il arriva aussi des reporters ; et on les voyait s’élancer hors de la salle, un Ă  un, dĂšs qu’une addition partielle leur Ă©tait communiquĂ©e. Claude, enrouĂ©, appelait toujours. La fumĂ©e et la chaleur devenaient intolĂ©rables, une odeur d’étable montait de la jonchĂ©e boueuse du sol. Une heure du matin, puis deux heures sonnĂšrent. Il dĂ©pouillait, il dĂ©pouillait, et la conscience qu’il y mettait, l’attardait tellement, que les autres bureaux avaient depuis longtemps fini leur travail, quand le sien se trouvait empĂȘtrĂ© encore dans des colonnes de chiffres. Enfin, toutes les additions furent centralisĂ©es, on proclama les rĂ©sultats dĂ©finitifs. Fagerolles Ă©tait nommĂ© le quinziĂšme sur quarante, de cinq places avant Bongrand, portĂ© sur la mĂȘme liste, mais dont le nom avait dĂ» ĂȘtre souvent rayĂ©. Et le jour pointait, lorsque Claude rentra rue Tourlaque, brisĂ© et ravi. Alors, pendant deux semaines, il vĂ©cut anxieux. Dix fois, il eut l’idĂ©e d’aller aux nouvelles, chez Fagerolles ; mais une honte le retenait. D’ailleurs, comme le jury procĂ©dait par ordre alphabĂ©tique, rien peut-ĂȘtre n’était dĂ©cidĂ©. Et, un soir, il eut un coup au cƓur, sur le boulevard de Clichy, en voyant venir deux larges Ă©paules, dont le dandinement lui Ă©tait bien connu. C’était Bongrand, qui parut embarrassĂ©. Le premier, il lui dit — Vous savez, lĂ -bas, avec ces bougres, ça ne marche guĂšre
 Mais tout n’est pas perdu, nous veillons, Fagerolles et moi. Et comptez sur Fagerolles, car moi, mon bon, j’ai une peur de chien de vous compromettre. La vĂ©ritĂ© Ă©tait que Bongrand se trouvait en continuelle hostilitĂ© avec Mazel, nommĂ© prĂ©sident du jury, un maĂźtre cĂ©lĂšbre de l’École, le dernier rempart de la convention Ă©lĂ©gante et beurrĂ©e. Bien qu’ils se traitassent de chers collĂšgues, en Ă©changeant de grandes poignĂ©es de main, cette hostilitĂ© avait Ă©clatĂ© dĂšs le premier jour, l’un ne pouvait demander l’admission d’un tableau, sans que l’autre votĂąt un refus. Au contraire, Fagerolles, Ă©lu secrĂ©taire, s’était fait l’amuseur, le vice de Mazel, qui lui pardonnait sa dĂ©fection d’ancien Ă©lĂšve, tant ce renĂ©gat l’adulait aujourd’hui. Du reste, le jeune maĂźtre, trĂšs rosse, comme disaient les camarades, se montrait pour les dĂ©butants, les audacieux, plus dur que les membres de l’Institut ; et il ne s’humanisait que lorsqu’il voulait faire recevoir un tableau, abondant alors en inventions drĂŽles, intriguant, enlevant le vote avec des souplesses d’escamoteur. Ces travaux du jury Ă©taient une rude corvĂ©e, oĂč Bongrand lui-mĂȘme usait ses fortes jambes. Tous les jours, le travail se trouvait prĂ©parĂ© par les gardiens, un interminable rang de grands tableaux posĂ©s Ă  terre, appuyĂ©s contre la cimaise, fuyant Ă  travers les salles du premier Ă©tage, faisant le tour entier du Palais ; et, chaque aprĂšs-midi, dĂšs une heure, les quarante, ayant Ă  leur tĂȘte le prĂ©sident, armĂ© d’une sonnette, recommençaient la mĂȘme promenade, jusqu’à l’épuisement de toutes les lettres de l’alphabet. Les jugements Ă©taient rendus debout, on bĂąclait le plus possible la besogne, rejetant sans vote les pires toiles ; pourtant, des discussions arrĂȘtaient parfois le groupe, on se querellait pendant dix minutes, on rĂ©servait l’Ɠuvre en cause pour la revision du soir ; tandis que deux hommes, tenant une corde de dix mĂštres, la raidissaient, Ă  quatre pas de la ligne des tableaux, afin de maintenir Ă  bonne distance le flot des jurĂ©s, qui poussaient dans le feu de la dispute, et dont les ventres, malgrĂ© tout, creusaient la corde. DerriĂšre le jury, marchaient les soixante-dix gardiens en blouse blanche, Ă©voluant sous les ordres d’un brigadier, faisant le tri Ă  chaque dĂ©cision communiquĂ©e par les secrĂ©taires, les reçus sĂ©parĂ©s des refusĂ©s qu’on emportait Ă  l’écart, comme des cadavres aprĂšs la bataille. Et le tour durait deux grandes heures, sans un rĂ©pit, sans un siĂšge pour s’asseoir, tout le temps sur les jambes, dans un piĂ©tinement de fatigue, au milieu des courants d’air glacĂ©s, qui forçaient les moins frileux Ă  s’enfouir au fond de paletots de fourrure. Aussi la collation de trois heures Ă©tait-elle la bienvenue un repos d’une demi-heure Ă  un buffet, oĂč l’on trouvait du bordeaux, du chocolat, des sandwichs. C’était lĂ  que s’ouvrait le marchĂ© aux concessions mutuelles, les Ă©changes d’influences et de voix. La plupart avait de petits carnets, pour n’oublier personne, dans la grĂȘle de recommandations qui s’abattait sur eux ; et ils le consultaient, ils s’engageaient Ă  voter pour les protĂ©gĂ©s d’un collĂšgue, si celui-ci votait pour les leurs. D’autres, au contraire, dĂ©tachĂ©s de ces intrigues, austĂšres ou insouciants, achevaient une cigarette, le regard perdu. Puis, la besogne reprenait, mais plus douce, dans une salle unique, oĂč il y avait des chaises, mĂȘme des tables, avec des plumes, du papier, de l’encre. Tous les tableaux qui n’atteignaient pas un mĂštre cinquante Ă©taient jugĂ©s lĂ , passaient au chevalet », rangĂ©s par dix ou douze le long d’une sorte de trĂ©teau, recouvert de serge verte. Beaucoup de jurĂ©s s’oubliaient bĂ©atement sur les siĂšges, plusieurs faisaient leur correspondance, il fallait que le prĂ©sident se fĂąchĂąt, pour avoir des majoritĂ©s prĂ©sentables. Parfois, un coup de passion soufflait, le vote Ă  main levĂ©e Ă©tait rendu dans une telle fiĂšvre que des chapeaux et des cannes s’agitaient en l’air, au-dessus du flot tumultueux des tĂȘtes. Et ce fut lĂ , au chevalet, que l’Enfant mort parut enfin. Depuis huit jours, Fagerolles, dont le carnet dĂ©bordait de notes, se livrait Ă  des marchandages compliquĂ©s pour trouver des voix en faveur de Claude ; mais l’affaire Ă©tait dure, elle ne s’emmanchait pas avec ses autres engagements, il n’essuyait que des refus, dĂšs qu’il prononçait le nom de son ami ; et il se plaignait de ne tirer aucune aide de Bongrand, qui, lui, n’avait pas de carnet, d’une telle maladresse d’ailleurs, qu’il gĂątait les meilleures causes, par des Ă©clats de franchises inopportuns. Vingt fois, Fagerolles aurait lĂąchĂ© Claude, sans l’obstination qu’il mettait Ă  vouloir essayer sa puissance, sur cette admission rĂ©putĂ©e impossible. On verrait bien s’il n’était pas de taille dĂ©jĂ  Ă  violenter le jury. Peut-ĂȘtre y avait-il en outre, au fond de sa conscience, un cri de justice, le sourd respect pour l’homme dont il volait le talent. Justement, ce jour-lĂ , Mazel Ă©tait d’une humeur dĂ©testable
 DĂšs le dĂ©but de la sĂ©ance, le brigadier venait d’accourir. — Monsieur Mazel, il y a eu une erreur, hier. On a refusĂ© un hors-concours
 Vous savez le numĂ©ro 2530, une femme nue sous un arbre. En effet, la veille, on avait jetĂ© ce tableau Ă  la fosse commune, dans le mĂ©pris unanime, sans remarquer qu’il Ă©tait d’un vieux peintre classique, respectĂ© de l’Institut ; et l’effarement du brigadier, cette bonne farce d’une exĂ©cution involontaire, Ă©gayait les jeunes du jury, qui se mirent Ă  ricaner, d’un air provocant. Mazel abominait ces histoires, qu’il sentait dĂ©sastreuses pour l’autoritĂ© de l’École. Il avait eu un geste de colĂšre, il dit sĂšchement — Eh bien ! repĂȘchez-le, portez-le aux reçus
 Aussi, on faisait hier un bruit insupportable, Comment veut-on qu’on juge de la sorte, au galop, si je ne puis pas mĂȘme obtenir le silence ! Il donna un terrible coup de sonnette. — Allons, messieurs, nous y sommes
 Un peu de bonne volontĂ©, je vous prie. Par malheur, dĂšs les premiers tableaux posĂ©s sur le chevalet, il eut encore une mĂ©saventure. Entre autres, une toile attira son attention, tellement il la trouvait mauvaise, d’un ton aigre Ă  agacer les dents ; et comme sa vue baissait, il se pencha pour voir la signature, en murmurant — Quel est donc le cochon
 ? Mais il se releva vivement, tout secouĂ© d’avoir lu le nom d’un de ses amis, un artiste qui Ă©tait, lui aussi, le rempart des saines doctrines. EspĂ©rant qu’on ne l’avait pas entendu, il cria — Superbe !
 Le numĂ©ro un, n’est-ce pas, messieurs ? On accorda le numĂ©ro un, l’admission qui donnait droit Ă  la cimaise. Seulement, on riait, on se poussait du coude. Il en fut trĂšs blessĂ© et devint farouche. Et ils en Ă©taient tous lĂ , beaucoup s’épanchaient au premier regard, puis rattrapaient leurs phrases, dĂšs qu’ils avaient dĂ©chiffrĂ© la signature ; ce qui finissait par les rendre prudents, gonflant le dos, s’assurant du nom, l’Ɠil furtif, avant de se promener. D’ailleurs, lorsque passait l’Ɠuvre d’un collĂšgue, quelque toile suspecte d’un membre du jury, on avait la prĂ©caution de s’avertir d’un signe, derriĂšre les Ă©paules du peintre Prenez garde, pas de gaffe, c’est de lui ! » MalgrĂ© l’énervement de la sĂ©ance, Fagerolles enleva une premiĂšre affaire. C’était un Ă©pouvantable portrait, peint par un de ses Ă©lĂšves, dont la famille, trĂšs riche, le recevait. Il avait dĂ» emmener Mazel Ă  l’écart, pour l’attendrir, en lui contant une histoire sentimentale, un malheureux pĂšre de trois filles, qui mourait de faim ; et le prĂ©sident s’était longtemps fait prier que diable ! on lĂąchait la peinture, quand on avait faim ! on n’abusait pas Ă  ce point de ses trois filles ! Il leva la main pourtant, seul avec Fagerolles. On protestait, on se fĂąchait, deux autres membres de l’Institut se rĂ©voltaient eux-mĂȘmes, lorsque Fagerolles leur souffla trĂšs bas — C’est pour Mazel, c’est Mazel qui m’a suppliĂ© de voter
 Un parent, je crois. Enfin, il y tient. Et les deux acadĂ©miciens levĂšrent promptement la main, et une grosse majoritĂ© se dĂ©clara. Mais des rires, des mots d’esprit, des cris indignĂ©s Ă©clatĂšrent on venait de placer sur le chevalet l’Enfant mort. Et-ce qu’on allait, maintenant, leur envoyer la Morgue ? Et les jeunes blaguaient la grosse tĂȘte, un singe crevĂ© d’avoir avalĂ© une courge, Ă©videmment ; et les vieux, effarĂ©s, reculaient. Fagerolles, tout de suite, sentit la partie perdue. D’abord, il tĂącha d’escamoter le vote en plaisantant, selon sa manƓuvre adroite. — Voyons, messieurs, un vieux lutteur
 Des paroles furieuses, l’interrompirent. Ah ! non, pas celui-lĂ  ! On le connaissait, le vieux lutteur ! Un fou qui s’entĂȘtait depuis quinze ans, un orgueilleux qui posait pour le gĂ©nie, qui avait parlĂ© de dĂ©molir le Salon, sans jamais y envoyer une toile possible ! Toute la haine de l’originalitĂ© dĂ©rĂ©glĂ©e, de la concurrence d’en face dont on a eu peur, de la force invincible qui triomphe, mĂȘme battue, grondait dans l’éclat des voix. Non, non, Ă  la porte ! Alors, Fagerolles eut le tort de s’irriter, lui aussi, cĂ©dant Ă  la colĂšre de constater son peu d’influence sĂ©rieuse. — Vous ĂȘtes injustes, soyez justes au moins ! Du coup, le tumulte fut Ă  son comble. On l’entourait, on le poussait, des bras s’agitaient menaçants, des phrases partaient comme des balles. — Monsieur, vous dĂ©shonorez le jury. — Si vous dĂ©fendez ça, c’est pour qu’on mette votre nom dans les journaux. — Vous ne vous y connaissez-pas. Et, Fagerolles, hors de lui, perdant jusqu’à la souplesse de sa blague, rĂ©pondit lourdement — Je m’y connais autant que vous. — Tais-toi donc ! reprit un camarade, un petit peintre blond trĂšs rageur, tu ne vas pas vouloir nous faire avaler un pareil navet ! Oui, oui, un navet ! tous rĂ©pĂ©taient le nom avec conviction, ce mot qu’ils jetaient d’habitude aux derniĂšres des croĂ»tes, Ă  la peinture pĂąle, froide, et plate des barbouilleurs. — C’est bon, dit enfin Fagerolles, les dents serrĂ©es, je demande le vote. Depuis que la discussion s’aggravait, Mazel agitait sa sonnette sans relĂąche, trĂšs rouge de voir son autoritĂ© mĂ©connue. — Messieurs, allons, messieurs
 C’est extraordinaire, qu’on ne puisse s’entendre sans crier
 Messieurs, je vous en prie
 Enfin, il obtint un peu de silence. Au fond, il n’était pas mauvais homme. Pourquoi ne recevrait-on pas ce petit tableau, bien qu’il le jugeĂąt exĂ©crable ? On en recevait tant d’autres ! — Voyons, messieurs, on demande le vote. Lui-mĂȘme allait peut-ĂȘtre lever la main, lorsque Bongrand, muet jusque-lĂ , le sang aux joues, dans une colĂšre qu’il contenait, partit brusquement, hors de propos, lĂącha ce cri de sa conscience rĂ©voltĂ©e — Mais, nom de Dieu ! il n’y en a pas quatre parmi nous capables de foutre un pareil morceau ! Des grognements coururent, le coup de massue Ă©tait si rude, que personne ne rĂ©pondit. — Messieurs, on demande le vote, rĂ©pĂ©ta Mazel, devenu pĂąle, la voix sĂšche. Et le ton suffit, c’était la haine latente, les rivalitĂ©s fĂ©roces sous la bonhomie des poignĂ©es de main. Rarement, on en arrivait Ă  ces querelles. Presque toujours, on s’entendait. Mais, au fond des vanitĂ©s ravagĂ©es, il y avait des blessures Ă  jamais saignantes, des duels au couteau dont on agonisait en souriant. Bongrand et Fagerolles levĂšrent seuls la main, et l’Enfant mort, refusĂ©, n’eut plus que la chance d’ĂȘtre repris, lors de la rĂ©vision gĂ©nĂ©rale. C’était la besogne terrible, cette rĂ©vision gĂ©nĂ©rale. Le jury, aprĂšs ses vingt jours de sĂ©ances quotidiennes, avait beau s’accorder deux journĂ©es de repos, afin de permettre aux gardiens de prĂ©parer le travail, il Ă©prouvait un frisson, l’aprĂšs-midi oĂč il tombait au milieu de l’étalage des trois mille tableaux refusĂ©s, parmi lesquels il devait repĂȘcher un appoint, pour complĂ©ter le chiffre rĂ©glementaire de deux mille cinq cents Ɠuvres reçues. Ah ! ces trois mille tableaux placĂ©s bout Ă  bout, contre les cimaises de toutes les salles, autour de la galerie extĂ©rieure, partout enfin, jusque sur les parquets, Ă©tendus en mares stagnantes, entre lesquelles on mĂ©nageait de petits sentiers filant le long des cadres, une inondation, un dĂ©bordement qui montait, envahissait le Palais-de-l’Industrie, le submergeait sous le flot trouble de tout ce que l’art peut rouler de mĂ©diocritĂ© et folie ! Et ils n’avaient qu’une sĂ©ance, d’une heure Ă  sept, six heures de galop dĂ©sespĂ©rĂ©, au travers de ce dĂ©dale ! D’abord, ils tenaient bon contre la fatigue, les regards clairs ; mais, bientĂŽt, leurs jambes se cassaient Ă  cette marche forcĂ©e, leurs yeux s’irritaient Ă  ces couleurs dansantes ; et il fallait marcher toujours, voir et juger toujours, jusqu’à dĂ©faillir de lassitude. DĂšs quatre heures, c’était une dĂ©route, une dĂ©bĂącle d’armĂ©e battue. En arriĂšre, trĂšs loin, des jurĂ©s se traĂźnaient, hors d’haleine. D’autres, un Ă  un, perdus entre les cadres, suivaient les sentiers Ă©troits, renonçant Ă  en sortir, tournant sans espoir de trouver jamais le bout. Comment ĂȘtre justes, grand Dieu ! Que reprendre dans ce tas d’épouvante ? Au petit bonheur, sans bien distinguer un paysage d’un portrait, on complĂ©tait le nombre. Deux cents, deux cent quarante, encore huit, il en manquait encore huit, Celui-lĂ  ? Non, cet autre ! Comme vous voudrez. Sept, huit, c’était fait ! Enfin, ils avaient trouvĂ© le bout, ils s’en allaient en bĂ©quillant, sauvĂ©s, libres ! Une nouvelle scĂšne les avait arrĂȘtĂ©s dans une salle, autour de l’Enfant mort, Ă©talĂ© Ă  terre, parmi d’autres Ă©paves. Mais, cette fois, on plaisantait, un farceur feignait de trĂ©bucher et de mettre le pied au milieu de la toile, d’autres couraient le long des petits sentiers, comme pour chercher le vrai sens du tableau, dĂ©clarant qu’il Ă©tait beaucoup mieux Ă  l’envers. Fagerolles se mit Ă  blaguer, lui aussi. — Un peu de courage Ă  la poche, messieurs. Voyez le tour, examinez, vous en aurez pour votre argent
 De grĂące, messieurs, soyez gentils, reprenez-le, faites cette bonne action. Tous s’égayaient Ă  l’entendre, mais ils refusaient plus rudement, dans la cruautĂ© de leur rire. Non, non, jamais ! — Le prends-tu pour ta charitĂ© ? cria la voix d’un camarade. C’était un usage, les jurĂ©s avaient droit Ă  une charitĂ© », chacun d’eux pouvait choisir dans le tas une toile, si exĂ©crable qu’elle fĂ»t, et qui, dĂšs lors, se trouvait reçue sans examen. D’ordinaire, on faisait l’aumĂŽne de cette admission Ă  des pauvres. Ces quarante repĂȘchĂ©s de la derniĂšre heure Ă©taient les mendiants de la porte, ceux qu’on laissait se glisser au bas bout de la table, le ventre vide. — Pour ma charitĂ©, rĂ©pĂ©ta Fagerolles plein d’embarras, c’est que j’en ai un autre, pour ma charité  Oui, des fleurs, d’une dame
 Des ricanements l’interrompirent. Était-elle jolie ? Ces messieurs, devant la peinture de femme, se montraient goguenards, sans galanterie aucune. Et lui, demeurait perplexe, car la dame en question Ă©tait une protĂ©gĂ©e d’Irma. Il tremblait Ă  l’idĂ©e de la terrible scĂšne, s’il ne tenait pas sa promesse. Un expĂ©dient lui vint. — Tiens ! et vous, Bongrand ?
 Vous pouvez bien le prendre pour votre charitĂ©, ce petit rigolo d’enfant mort ? Bongrand, le cƓur crevĂ©, indignĂ© de ce nĂ©goce, agita ses grands bras. — Moi ! je ferais cette injure Ă  un vrai peintre !
 Qu’il soit donc plus fier, nom de Dieu ! qu’il ne foute jamais rien au Salon ! Alors, comme on ricanait toujours, Fagerolles, voulant que la victoire lui restĂąt, se dĂ©cida, l’air superbe, en gaillard trĂšs fort qui ne craignait pas d’ĂȘtre compromis. — C’est bon, je le prends pour ma charitĂ©. On cria bravo, on lui fit une ovation railleuse, de grands saluts, des poignĂ©es de main. Honneur au brave qui avait le courage de son opinion ! Et un gardien emporta entre ses bras la pauvre toile huĂ©e, cahotĂ©e, souillĂ©e ; et ce fut de la sorte qu’un tableau du peintre de Plein air se trouva enfin reçu par le jury. DĂšs le lendemain matin, un billet de Fagerolles apprit Ă  Claude, en deux lignes, qu’il avait rĂ©ussi Ă  faire passer l’Enfant mort, mais que cela n’avait pas Ă©tĂ© sans peine. Claude, malgrĂ© la joie de la nouvelle, Ă©prouva un serrement de cƓur cette briĂšvetĂ©, quelque chose de bienveillant, de pitoyable, toute l’humiliation de l’aventure sortait de chaque mot. Un instant, il fut malheureux de cette victoire, Ă  un point tel, qu’il aurait voulu reprendre son Ɠuvre et la cacher. Puis, cette dĂ©licatesse s’émoussa, il retomba aux dĂ©faillances de sa fiertĂ© d’artiste, tant sa misĂšre humaine saignait de la longue attente du succĂšs. Ah ! ĂȘtre vu, arriver quand mĂȘme ! Il en Ă©tait aux capitulations derniĂšres, il se remit Ă  souhaiter l’ouverture du Salon, avec l’impatience fĂ©brile d’un dĂ©butant, vivant dans une illusion qui lui montrait une foule, un flot de tĂȘtes moutonnant et acclamant sa toile. Peu Ă  peu, Paris avait dĂ©crĂ©tĂ© Ă  la mode le jour du vernissage, cette journĂ©e accordĂ©e aux seuls peintres autrefois, pour venir faire la toilette suprĂȘme de leurs tableaux. Maintenant, c’était une primeur, une de ces solennitĂ©s qui mettent la ville debout, qui la font se ruer dans un Ă©crasement de cohue. Depuis une semaine, la presse, la rue, le public appartenaient aux artistes. Ils tenaient Paris, il Ă©tait uniquement question d’eux, de leurs envois, de leurs faits, de leurs gestes, de tout ce qui touchait Ă  leurs personnes un de ces engouements en coup de foudre, dont l’énergie soulĂšve les pavĂ©s, jusqu’à des bandes de campagnards, de tourlourous et de bonnes d’enfant poussĂ©es les jours gratuits au travers des salles, jusqu’à ce chiffre effrayant de cinquante mille visiteurs, par certains beaux dimanches, toute une armĂ©e, les arriĂšre-bataillons du menu peuple ignorant, suivant le monde, dĂ©filant, les yeux arrondis, dans cette grande boutique d’images. D’abord, Claude eut peur de ce jour fameux du vernissage, intimidĂ©, par la bousculade de beau monde dont on parlait, rĂ©solu Ă  attendre le jour plus dĂ©mocratique de la vĂ©ritable ouverture. Il refusa mĂȘme Ă  Sandoz de l’accompagner. Puis, une telle fiĂšvre le brĂ»la, qu’il partit brusquement, dĂšs huit heures, en se donnant Ă  peine le temps d’avaler un morceau de pain et de fromage. Christine, qui ne s’était pas senti le courage d’aller avec lui, le rappela, l’embrassa encore, Ă©mue, inquiĂšte. — Et, surtout, mon chĂ©ri, ne te fais pas de chagrin, quoi qu’il arrive. Claude Ă©touffa un peu en entrant dans le salon d’honneur, le cƓur battant d’avoir montĂ© vite le grand escalier. Il faisait dehors un limpide ciel de mai, le velum de toile, tendu sous les vitres du plafond, tamisait le soleil en une vive lumiĂšre blanche ; et, par des portes voisines, ouvertes sur la galerie du jardin, venaient des souffles humides, d’une fraĂźcheur frissonnante. Lui, un moment, reprit haleine, dans cet air qui s’alourdissait dĂ©jĂ , gardant une vague odeur de vernis, au milieu du musc discret des femmes. Il parcourut d’un coup d’Ɠil les tableaux des murs, une immense scĂšne de massacre en face, ruisselant de rouge, une colossale et pĂąle saintetĂ© Ă  gauche, une commande de l’État, la banale illustration d’une fĂȘte officielle Ă  droite, puis des portraits, des paysages, des intĂ©rieurs, tous Ă©clatant en notes aigres, dans l’or trop neuf des cadres. Mais la peur qu’il gardait du public fameux de cette solennitĂ©, lui fit ramener ses regards sur la foule peu Ă  peu grossie. Le pouf circulaire, placĂ© au centre, et d’oĂč jaillissait une gerbe de plantes vertes, n’était occupĂ© que par trois dames, trois monstres, abominablement mises, installĂ©es pour une journĂ©e de mĂ©disances. DerriĂšre lui, il entendit une voix rauque broyer de dures syllabes c’était un Anglais en veston Ă  carreaux, expliquant la scĂšne de massacre Ă  une femme jaune, enfouie au fond d’un cache-poussiĂšre de voyage. Des espaces restaient vides, des groupes se formaient, s’émiettaient, allaient se reformer plus loin ; toutes les tĂȘtes Ă©taient levĂ©es, les hommes avaient des cannes, des paletots sur le bras, les femmes marchaient doucement, s’arrĂȘtaient en profil perdu ; et son Ɠil de peintre Ă©tait surtout accrochĂ© par les fleurs de leurs chapeaux, trĂšs aiguĂ«s de ton, parmi les vagues sombres des hauts chapeaux de soie noire. Il aperçut trois prĂȘtres, deux simples soldats tombĂ©s lĂ  on ne savait d’oĂč, des queues ininterrompues de messieurs dĂ©corĂ©s, des cortĂšges de jeunes filles et de mĂšres barrant la circulation. Cependant, beaucoup se connaissaient, il y avait, de loin, des sourires, des saluts, parfois une poignĂ©e de main rapide, au passage. Les voix demeuraient discrĂštes, couvertes par le roulement continu des pieds. Alors, Claude se mit Ă  chercher son tableau. Il tĂącha de s’orienter d’aprĂšs les lettres, se trompa, suivit les salles de gauche. Toutes les portes s’ouvraient Ă  la file, c’était une profonde perspective de portiĂšres en vieille tapisserie, avec des angles de tableaux entrevus. Il alla jusqu’à la grande salle de l’Ouest, revint par l’autre enfilade, sans trouver sa lettre. Et, quand il retomba dans le salon d’honneur, la cohue y avait grandi rapidement, on commençait Ă  y marcher avec peine. Cette fois, ne pouvant avancer, il reconnut des peintres, le peuple des peintres, chez lui ce jour-lĂ , et qui faisait les honneurs de la maison un surtout, un ancien ami de l’atelier Boutin, jeune, dĂ©vorĂ© d’un besoin de publicitĂ©, travaillant pour la mĂ©daille, racolant tous les visiteurs de quelque influence et les amenant de force voir ses tableaux ; puis, le peintre, cĂ©lĂšbre, riche, qui recevait devant son Ɠuvre, un sourire de triomphe aux lĂšvres, d’une galanterie affichante avec les femmes, dont il avait une cour sans cesse renouvelĂ©e ; puis, les autres, les rivaux qui s’exĂšcrent en se criant Ă  pleine voix des Ă©loges, les farouches guettant d’une porte les succĂšs des camarades, les timides qu’on ne ferait pas pour un empire passer dans leurs salles, les blagueurs cachant sous un mot drĂŽle la plaie saignante de leur dĂ©faite, les sincĂšres absorbĂ©s, tĂąchant de comprendre, distribuant dĂ©jĂ  les mĂ©dailles ; et il y avait aussi les familles des peintres, une jeune femme, charmante, accompagnĂ©e d’un enfant coquettement pomponnĂ©, une bourgeoise revĂȘche, maigre, flanquĂ©e de deux laiderons en noir, une grosse mĂšre, Ă©chouĂ©e sur une banquette au milieu de toute une tribu de mioches mal mouchĂ©s, une dame mĂ»re, belle encore, qui regardait, avec sa grande fille, passer une gueuse, la maĂźtresse du pĂšre, toutes deux au courant, trĂšs calmes, Ă©changeant un sourire ; et il y avait encore les modĂšles, des femmes qui se tiraient par les bras, qui se montraient leurs corps les unes aux autres, dans les nuditĂ©s des tableaux, parlant haut, habillĂ©es sans goĂ»t, gĂątant leurs chairs superbes sous de telles robes, qu’elles semblaient bossues, Ă  cĂŽtĂ© des poupĂ©es bien mises, des Parisiennes dont rien ne serait restĂ©, au dĂ©ballage. Quand il se fut dĂ©gagĂ©, Claude enfila les portes de droite. Sa lettre Ă©tait de ce cĂŽtĂ©. Il visita les salles marquĂ©es d’un L, ne trouva rien. Peut-ĂȘtre sa toile, Ă©garĂ©e, confondue, avait-elle servi Ă  boucher un trou ailleurs. Alors, comme il Ă©tait arrivĂ© dans la grande salle de l’Est, il se lança au travers des autres petites salles en retour, cette queue reculĂ©e, moins frĂ©quentĂ©e, oĂč les tableaux semblent se rembrunir d’ennui, et qui est la terreur des peintres. LĂ  encore, il ne dĂ©couvrit rien. Ahuri, dĂ©sespĂ©rĂ©, il vagabonda, sortit sur la galerie du jardin, continua de chercher, parmi le trop-plein des numĂ©ros dĂ©bordant au dehors, blafards et grelottants sous la lumiĂšre crue ; puis, aprĂšs d’autres courses lointaines, il retomba pour la troisiĂšme fois dans le salon d’honneur. On s’y Ă©crasait, maintenant. Le Paris cĂ©lĂšbre, riche, adorĂ©, tout ce qui Ă©clate en vacarme, le talent, le million, la grĂące, les maĂźtres du roman, du théùtre et du journal, les hommes de cercle, de cheval ou de Bourse, les femmes de tous les rangs, catins, actrices, mondaines, affichĂ©es ensemble, montaient en une houle accrue sans cesse ; et, dans la colĂšre de ses vaines recherches, il s’étonnait de la vulgaritĂ© des visages, vus de la sorte en masse, du disparate des toilettes, peu d’élĂ©gantes pour beaucoup de communes, du manque de majestĂ© de ce monde, Ă  tel point, que la peur dont il avait tremblĂ© se changeait en mĂ©pris. Était-ce donc ces gens qui allaient encore huer son tableau, si on le retrouvait ? Deux petits reporters blonds complĂ©taient une liste des personnes Ă  citer. Un critique affectait de prendre des notes sur les marges de son catalogue ; un autre professait, au centre d’un groupe de dĂ©butants ; un autre, les mains derriĂšre le dos, solitaire, demeurait plantĂ©, accablait chaque Ɠuvre d’une impassibilitĂ© auguste. Et ce qui le frappait surtout, c’était cette bousculade de troupeau, cette curiositĂ© en bande sans jeunesse ni passion, l’aigreur des voix, la fatigue des visages, un air de souffrance mauvaise. DĂ©jĂ , l’envie Ă©tait Ă  l’Ɠuvre le monsieur qui fait de l’esprit avec les dames ; celui qui, sans un mot, regarde, hausse terriblement les Ă©paules, puis s’en va ; les deux qui restent un quart d’heure, coude Ă  coude, appuyĂ©s Ă  la planchette de la cimaise, le nez sur une petite toile, chuchotant trĂšs bas, avec des regards torves de conspirateurs. Mais Fagerolles venait de paraĂźtre ; et, au milieu du flux continuel des groupes, il n’y avait plus que lui, la main tendue, se montrant partout Ă  la fois, se prodiguant dans son double rĂŽle de jeune maĂźtre et de membre influent du jury. AccablĂ© d’éloges, de remerciements, de rĂ©clamations, il avait une rĂ©ponse pour chacun, sans rien perdre de sa bonne grĂące. Depuis le matin, il supportait l’assaut des petits peintres de sa clientĂšle qui se trouvaient mal placĂ©s. C’était le galop ordinaire de la premiĂšre heure, tous se cherchant, courant se voir, Ă©clatant en rĂ©criminations, en fureurs bruyantes, interminables on Ă©tait trop haut, le jour tombait mal, les voisinages tuaient l’effet, on parlait de dĂ©crocher son tableau et de l’emporter. Un surtout s’acharnait, un grand maigre, relançant de salle en salle Fagerolles, qui avait beau lui expliquer son innocence il n’y pouvait rien, on suivait l’ordre des numĂ©ros de classement, les panneaux de chaque mur Ă©taient disposĂ©s par terre, puis accrochĂ©s, sans qu’on favorisĂąt personne. Et il poussa l’obligeance jusqu’à promettre son intervention, lors du remaniement des salles, aprĂšs les mĂ©dailles, sans arriver Ă  calmer le grand maigre, qui continua de le poursuivre. Un instant, Claude fendit la foule pour lui demander oĂč l’on avait mis sa toile. Mais une fiertĂ© l’arrĂȘta, Ă  le voir si entourĂ©. N’était-ce pas imbĂ©cile et douloureux, ce continuel besoin d’un autre ? Du reste, il rĂ©flĂ©chissait brusquement qu’il devait avoir sautĂ© toute une file de salons, Ă  droite ; et, en effet, il y avait lĂ  des lieues nouvelles de peinture. Il finit par dĂ©boucher dans une salle, oĂč la foule s’étouffait, en tas devant un grand tableau qui occupait le panneau d’honneur, au milieu. D’abord, il ne put le voir, tant le flot des Ă©paules moutonnait, une muraille Ă©paissie de tĂȘtes, en rempart de chapeaux. On se ruait, dans une admiration bĂ©ante. Enfin, Ă  force de se hausser sur la pointe des pieds, il aperçut la merveille, il reconnut le sujet, d’aprĂšs ce qu’on lui en avait dit. C’était le tableau de Fagerolles. Et il retrouvait son Plein air, dans ce DĂ©jeuner, la mĂȘme note blonde, la mĂȘme formule d’art, mais combien adoucie, truquĂ©e, gĂątĂ©e, d’une Ă©lĂ©gance d’épidĂ©mie, arrangĂ©e avec une adresse infinie pour les satisfactions basses du public. Fagerolles n’avait pas commis la faute de mettre ses trois femmes nues ; seulement, dans leurs toilettes osĂ©es de mondaines, il les avait dĂ©shabillĂ©es, l’une montrant sa gorge sous la dentelle transparente du corsage, l’autre dĂ©couvrant sa jambe droite jusqu’au genou, en se renversant pour prendre une assiette, la troisiĂšme qui ne livrait pas un coin de sa peau, vĂȘtue d’une robe si Ă©troitement ajustĂ©e, qu’elle en Ă©tait troublante d’indĂ©cence, avec sa croupe tendue de cavale. Quant aux deux messieurs, galants, en vestons de campagne, ils rĂ©alisaient le rĂȘve du distinguĂ© ; tandis qu’un valet, au loin, tirait encore un panier du landau, arrĂȘtĂ© derriĂšre les arbres. Tout cela, les figures, les Ă©toffes, la nature morte du dĂ©jeuner, s’enlevait gaiement en plein soleil, sur les verdures assombries du fond ; et l’habiletĂ© suprĂȘme Ă©tait dans cette forfanterie d’audace, dans cette force menteuse qui bousculait juste assez la foule, pour la faire se pĂąmer. Une tempĂȘte dans un pot de crĂšme. Claude, ne pouvant s’approcher, Ă©coutait des mots, autour de lui. Enfin, en voilĂ  un qui faisait de la vraie vĂ©ritĂ© ! Il n’appuyait pas comme ces goujats de l’école nouvelle, il savait tout mettre sans rien mettre. Ah ! les nuances, l’art des sous-entendus, le respect du public, les suffrages de la bonne compagnie ! Et avec ça une finesse, un charme, un esprit ! Ce n’était pas lui qui se lĂąchait incongrument en morceaux passionnĂ©s, d’une crĂ©ation dĂ©bordante ; non, quand il avait pris trois notes sur nature, il donnait les trois notes, pas une de plus. Un chroniqueur qui arrivait, s’extasia, trouva le mot une peinture bien parisienne. On le rĂ©pĂ©ta, on ne passa plus sans dĂ©clarer ça bien parisien. Ces dos enflĂ©s, ces admirations montant en une marĂ©e d’échines, finissaient par exaspĂ©rer Claude ; et, pris du besoin de voir les tĂȘtes dont se composait un succĂšs, il tourna le tas, il manƓuvra de façon Ă  s’adosser contre la cimaise. LĂ , il avait le public de face, dans le jour gris que filait la toile du plafond, Ă©teignant le milieu de la salle ; tandis que la lumiĂšre vive, glissĂ©e des bords de l’écran, Ă©clairait les tableaux des murs, d’une nappe blanche, oĂč l’or des cadres prenait le ton chaud du soleil. Tout de suite, il reconnut les gens qui l’avaient huĂ©, autrefois si ce n’était pas ceux-lĂ , c’étaient leurs frĂšres ; mais sĂ©rieux, extasiĂ©s, embellis de respectueuse attention. L’air mauvais des figures, cette fatigue de la lutte, cette bile de l’envie tirant et jaunissant la peau, qu’il avait remarquĂ©es d’abord, s’attendrissaient ici, dans l’unanime rĂ©gal d’un mensonge aimable. Deux grosses dames, la bouche ouverte, bĂąillaient d’aise. De vieux messieurs arrondissaient les yeux, d’un air entendu. Un mari expliquait tout bas le sujet Ă  sa jeune femme, qui hochait le menton, dans un joli mouvement du col. Il y avait des Ă©merveillements bĂ©ats, Ă©tonnĂ©s, profonds, gais, austĂšres, des sourires inconscients, des airs mourants de tĂȘte. Les chapeaux noirs se renversaient Ă  demi, les fleurs des femmes coulaient sur leurs nuques. Et tous ces visages s’immobilisaient une minute, Ă©taient poussĂ©s, remplacĂ©s par d’autres qui leur ressemblaient, continuellement. Alors, Claude s’oublia, stupide devant ce triomphe. La salle devenait trop petite, toujours des bandes nouvelles s’y entassaient. Ce n’étaient plus les vides de la premiĂšre heure, les souffles froids montĂ©s du jardin, l’odeur de vernis errante encore ; maintenant, l’air s’échauffait, s’aigrissait du parfum des toilettes. BientĂŽt, ce qui domina, ce fut l’odeur de chien mouillĂ©. Il devait pleuvoir, une de ces averses brusques de printemps, car les derniers venus apportaient une humiditĂ©, des vĂȘtements lourds qui semblaient fumer, dĂšs qu’ils entraient dans la chaleur de la salle. En effet, des coups de tĂ©nĂšbres passaient, depuis un instant, sur l’écran du plafond. Claude, qui leva les yeux, devina un galop de grandes nuĂ©es fouettĂ©es de bise, des trombes d’eau battant les vitres de la baie. Une moire d’ombres courait le long des murs, tous les tableaux s’obscurcissaient, le public se noyait de nuit ; jusqu’à ce que, la nuĂ©e emportĂ©e, le peintre revĂźt sortir les tĂȘtes de ce crĂ©puscule, avec les mĂȘmes bouches rondes, les mĂȘmes yeux ronds de ravissement imbĂ©cile. Mais une autre amertume Ă©tait rĂ©servĂ©e Ă  Claude. Il aperçut, sur le panneau de gauche, le tableau de Bongrand, en pendant Ă  celui de Fagerolles. Et, devant celui-lĂ , personne ne se bousculait, les visiteurs dĂ©filaient avec indiffĂ©rence. C’était pourtant l’effort suprĂȘme, le coup que le grand peintre cherchait Ă  porter depuis des annĂ©es, une derniĂšre Ɠuvre enfantĂ©e dans le besoin de se prouver la virilitĂ© de son dĂ©clin. La haine qu’il nourrissait contre la Noce au village, ce premier chef-d’Ɠuvre dont on avait Ă©crasĂ© sa vie de travailleur, venait de le pousser Ă  choisir le sujet contraire et symĂ©trique l’Enterrement au village, un convoi de jeune fille, dĂ©bandĂ© parmi des champs de seigle et d’avoine. Il luttait contre lui-mĂȘme, on verrait bien s’il Ă©tait fini, si l’expĂ©rience de ses soixante ans ne valait pas la fougue heureuse de sa jeunesse ; et l’expĂ©rience Ă©tait battue, l’Ɠuvre allait ĂȘtre un insuccĂšs morne, une de ces chutes sourdes de vieil homme, qui n’arrĂȘtent mĂȘme pas les passants. Des morceaux de maĂźtre s’indiquaient toujours, l’enfant de chƓur tenant la croix, le groupe des filles de la Vierge portant la biĂšre, et dont les robes blanches, plaquĂ©es sur des chairs rougeaudes, faisaient un joli contraste avec l’endimanchement noir du cortĂšge, au travers des verdures ; seulement, le prĂȘtre en surplis, la fille Ă  la banniĂšre, la famille derriĂšre le corps, toute la toile d’ailleurs Ă©tait d’une facture sĂšche, dĂ©sagrĂ©able de science, raidie par l’obstination. Il y avait lĂ  un retour inconscient, fatal, au romantisme tourmentĂ©, d’oĂč Ă©tait parti l’artiste, autrefois. Et c’était bien le pis de l’aventure, l’indiffĂ©rence du public avait sa raison dans cet art d’une autre Ă©poque, dans cette peinture cuite et un peu terne, qui ne l’accrochait plus au passage, depuis la vogue des grands Ă©blouissements de lumiĂšre. Justement, Bongrand, avec l’hĂ©sitation d’un dĂ©butant timide, entra dans la salle, et Claude eut le cƓur serrĂ©, en le voyant jeter un coup d’Ɠil Ă  son tableau solitaire, puis un autre Ă  celui de Fagerolles, qui faisait Ă©meute. En cette minute, le peintre dut avoir la conscience aiguĂ« de sa fin. Si, jusque-lĂ , la peur de sa lente dĂ©chĂ©ance l’avait dĂ©vorĂ©, ce n’était qu’un doute ; et, maintenant, il avait une brusque certitude, il se survivait, son talent Ă©tait mort, jamais plus il n’enfanterait des Ɠuvres vivantes. Il devint trĂšs pĂąle, il eut un mouvement pour fuir, lorsque le sculpteur Chambouvard, qui arrivait par l’autre porte avec sa queue ordinaire de disciples, l’interpella, de sa voix grasse, sans se soucier des personnes prĂ©sentes. — Ah ! farceur, je vous y prends, Ă  vous admirer ! Lui, cette annĂ©e-lĂ , avait une Moissonneuse exĂ©crable, une de ces figures stupidement ratĂ©es, qui semblaient des gageures, sorties de ses puissantes mains ; et il n’en Ă©tait pas moins rayonnant, certain d’un chef-d’Ɠuvre de plus, promettant son infaillibilitĂ© de dieu, au milieu de la foule, qu’il n’entendait pas rire. Sans rĂ©pondre, Bongrand le regarda de ses yeux brĂ»lĂ©s de fiĂšvre. — Et ma machine, en bas, continua l’autre, l’avez-vous vue ?
 Qu’ils y viennent donc, les petits d’à prĂ©sent ! Il n’y a que nous, la vieille France ! DĂ©jĂ , il s’en allait, suivi de sa cour, saluant le public Ă©tonnĂ©. — Brute ! murmura Bongrand, Ă©tranglĂ© de chagrin, rĂ©voltĂ© comme de l’éclat d’un rustre dans la chambre d’un mort. Il avait aperçu Claude, il s’approcha. N’était-ce pas lĂąche de fuir cette salle ? Et il voulait montrer son courage, son Ăąme haute, oĂč l’envie n’était jamais entrĂ©e. — Dites donc, notre ami Fagerolles en a, un succĂšs !
 Je mentirais, si je m’extasiais sur son tableau, que je n’aime guĂšre ; mais lui est trĂšs gentil, vraiment
 Et puis, vous savez qu’il a Ă©tĂ© tout Ă  fait bien pour vous. Claude s’efforçait de trouver un mot d’admiration sur l’Enterrement. — Le petit cimetiĂšre, au fond, est si joli !
 Est-il possible que le public
 D’une voix rude, Bongrand l’arrĂȘta. — Hein ! mon ami, pas de condolĂ©ances
 Je vois clair. À ce moment, quelqu’un les salua d’un geste familier, et Claude reconnut Naudet, un Naudet grandi, enflĂ©, dorĂ© par le succĂšs des affaires colossales qu’il brassait Ă  prĂ©sent. L’ambition lui tournant la tĂȘte, il parlait de couler tous les autres marchands de tableaux, il avait fait bĂątir un palais, oĂč il se posait en roi du marchĂ©, centralisant les chefs-d’Ɠuvre, ouvrant les grands magasins modernes de l’art. Des bruits de millions sonnaient dĂšs son vestibule, il installait chez lui des expositions, montait au dehors des galeries, attendait en mai l’arrivĂ©e des amateurs amĂ©ricains, auxquels il vendait cinquante mille francs ce qu’il avait achetĂ© dix mille ; et il menait un train de prince, femme, enfants, maĂźtresse, chevaux, domaine en Picardie, grandes chasses. Ses premiers gains venaient de la hausse des morts illustres, niĂ©s de leur vivant, Courbet, Millet, Rousseau ; ce qui avait fini par lui donner le mĂ©pris de toute Ɠuvre signĂ©e du nom d’un peintre encore dans la lutte. Cependant, d’assez mauvais bruits couraient dĂ©jĂ . Le nombre des toiles connues Ă©tant limitĂ©, et celui des amateurs ne pouvant guĂšre s’étendre, l’époque arrivait oĂč les affaires allaient devenir difficiles. On parlait d’un syndicat, d’une entente avec des banquiers pour soutenir les hauts prix ; Ă  la salle Drouot, on en Ă©tait Ă  l’expĂ©dient des ventes fictives, des tableaux rachetĂ©s trĂšs cher par le marchand lui-mĂȘme ; et la faillite semblait ĂȘtre fatalement au bout de ces opĂ©rations de Bourse, une culbute dans l’outrance et les mensonges de l’agio. — Bonjour, cher maĂźtre, dit Naudet, qui s’était avancĂ©. Hein ? vous venez, comme tout le monde, admirer mon Fagerolles. Son attitude n’avait plus pour Bongrand l’humilitĂ© cĂąline et respectueuse d’autrefois. Et il causa de Fagerolles comme d’un peintre Ă  lui, d’un ouvrier Ă  ses gages, qu’il gourmandait souvent. C’était lui qui l’avait installĂ© avenue de Villiers, le forçant Ă  avoir un hĂŽtel, le meublant ainsi qu’une fille, l’endettant par des fournisseurs de tapis et de bibelots, pour le tenir ensuite Ă  sa merci ; et, maintenant, il commençait Ă  l’accuser de manquer d’ordre, de se compromettre en garçon lĂ©ger. Par exemple, ce tableau, jamais un peintre sĂ©rieux ne l’aurait envoyĂ© au Salon ; sans doute, cela faisait du tapage, on parlait mĂȘme de la mĂ©daille d’honneur ; mais rien n’était plus mauvais pour les hauts prix. Quand on voulait avoir les AmĂ©ricains, il fallait savoir rester chez soi, comme un bon dieu au fond de son tabernacle. — Mon cher, vous me croirez si vous voulez, j’aurais donnĂ© vingt mille francs de ma poche pour que ces imbĂ©ciles de journaux ne fissent pas tout ce vacarme autour de mon Fagerolles de cette annĂ©e. Bongrand, qui Ă©coutait bravement, malgrĂ© sa souffrance, eut un sourire. — En effet, ils ont peut-ĂȘtre poussĂ© les indiscrĂ©tions un peu loin
 Hier, j’ai lu un article, oĂč j’ai appris que Fagerolles mangeait tous les matins deux Ɠufs Ă  la coque. Il riait de ce coup brutal de publicitĂ©, qui, depuis une semaine, occupait Paris du jeune maĂźtre, Ă  la suite d’un premier article sur son tableau, que personne encore n’avait vu. Toute la bande des reporters s’était mise en campagne, on le dĂ©shabillait, son enfance, son pĂšre le fabricant de zinc d’art, ses Ă©tudes, oĂč il logeait, comment il vivait, jusqu’à la couleur de ses chaussettes, jusqu’à une manie qu’il avait de se pincer le bout du nez. Et il Ă©tait la passion du moment, le jeune maĂźtre selon le goĂ»t du jour, ayant eu la chance de rater le prix de Rome et de rompre avec l’École, dont il gardait les procĂ©dĂ©s fortune d’une saison que le vent apporte et remporte, caprice nerveux de la grande dĂ©traquĂ©e de ville, succĂšs de l’à peu prĂšs, de l’audace gris perle, de l’accident qui bouleverse la foule le matin, pour se perdre le soir dans l’indiffĂ©rence de tous. Mais Naudet remarqua l’Enterrement au village. — Tiens ! c’est votre tableau ?
 Et, alors, vous avez voulu donner un pendant Ă  la Noce ? Moi, je vous en aurais dĂ©tourné  Ah ! la Noce ! la Noce ! Bongrand l’écoutait toujours, sans cesser de sourire ; et, seul, un pli douloureux coupait ses lĂšvres tremblantes. Il oubliait ses chefs-d’Ɠuvre, l’immortalitĂ© assurĂ©e Ă  son nom, il ne voyait plus que la vogue immĂ©diate, sans effort, venant Ă  ce galopin indigne de nettoyer sa palette, le poussant Ă  l’oubli, lui qui avait luttĂ© dix annĂ©es avant d’ĂȘtre connu. Ces gĂ©nĂ©rations nouvelles, quand elles vous enterrent, si elles savaient quelles larmes de sang elles vous font pleurer dans la mort ! Puis, comme il se taisait, la peur le prit d’avoir laissĂ© deviner son mal. Est-ce qu’il tomberait Ă  cette bassesse de l’envie ? Une colĂšre contre lui-mĂȘme le redressa, on devait mourir debout. Et, au lieu de la rĂ©ponse violente qui lui montait aux lĂšvres, il dit familiĂšrement — Vous avez raison, Naudet, j’aurais mieux fait d’aller me coucher, le jour oĂč j’ai eu l’idĂ©e de cette toile. — Ah ! c’est lui, pardon ! cria le marchand, qui s’échappa. C’était Fagerolles, qui se montrait Ă  l’entrĂ©e de la salle. Il n’entra pas, discret, souriant, portant sa fortune avec son aisance de garçon d’esprit. Du reste, il cherchait quelqu’un, il appela d’un signe un jeune homme et lui donna une rĂ©ponse, heureuse sans doute, car ce dernier dĂ©borda de reconnaissance. Deux autres se prĂ©cipitĂšrent pour le congratuler ; une femme le retint, en lui montrant avec des gestes de martyre une nature morte, placĂ©e dans l’ombre d’une encoignure. Puis il disparut, aprĂšs avoir jetĂ©, sur le peuple en extase devant son tableau, un seul coup d’Ɠil. Claude, qui regardait et Ă©coutait, sentit alors sa tristesse lui noyer le cƓur. La bousculade augmentait toujours, il n’avait plus en face de lui que des figures bĂ©antes et suantes, dans la chaleur devenue intolĂ©rable. Par-dessus les Ă©paules, d’autres Ă©paules montaient, jusqu’à la porte, d’oĂč ceux qui ne pouvaient rien voir, se signalaient le tableau, du bout de leurs parapluies, ruisselant des averses du dehors. Et Bongrand restait lĂ  par fiertĂ©, tout droit dans sa dĂ©faite, solide sur ses vieilles jambes de lutteur, les regards clairs sur Paris ingrat. Il voulait finir en brave homme, dont la bontĂ© est large. Claude, qui lui parla sans recevoir de rĂ©ponse, vit bien que, derriĂšre cette face calme et gaie, l’ñme Ă©tait absente, envolĂ©e dans le deuil, saignante d’un affreux tourment ; et, saisi d’un respect effrayĂ©, il n’insista pas, il partit, sans mĂȘme que Bongrand s’en aperçut, de ses yeux vides. De nouveau, au travers de la foule, une idĂ©e venait de pousser Claude. Il s’ébahissait de n’avoir pu dĂ©couvrir son tableau. Rien n’était plus simple. N’y avait-il donc pas une salle oĂč l’on riait, un coin de blague et de tumulte, un attroupement de public farceur injuriant une Ɠuvre ? Cette Ɠuvre serait la sienne, Ă  coup sĂ»r. Il avait encore dans les oreilles les rires du Salon des RefusĂ©s, autrefois. Et, de chaque porte, il Ă©coutait maintenant, pour entendre si ce n’était pas lĂ  qu’on le huait. Mais, comme il se retrouvait dans la salle de l’Est, cette halle oĂč agonise le grand art, le dĂ©potoir oĂč l’on empile les vastes compositions historiques et religieuses, d’un froid sombre, il eut une secousse, il demeura immobile, les yeux en l’air. Cependant, il Ă©tait passĂ© deux fois dĂ©jĂ . LĂ -haut, c’était bien sa toile, si haut, si haut, qu’il hĂ©sitait Ă  la reconnaĂźtre, toute petite, posĂ©e en hirondelle, sur le coin d’un cadre, le cadre monumental d’un immense tableau de dix mĂštres, reprĂ©sentant le DĂ©luge, le grouillement d’un peuple jaune, culbutĂ© dans de l’eau lie de vin. À gauche, il y avait encore le pitoyable portrait en pied d’un gĂ©nĂ©ral couleur de cendre ; Ă  droite, une nymphe colosse, dans un paysage lunaire, le cadavre exsangue d’une assassinĂ©e, qui se gĂątait sur l’herbe ; et alentour, partout, des choses rosĂątres, violĂątres, des images tristes, jusqu’à une scĂšne comique de moines se grisant, jusqu’à une ouverture de la Chambre, avec toute une page Ă©crite sur un cartouche dorĂ©, oĂč les tĂȘtes des dĂ©putĂ©s connus Ă©taient reproduites au trait, accompagnĂ©es des noms. Et, lĂ -haut, lĂ -haut, au milieu de ces voisinages blafards, la petite toile, trop rude, Ă©clatait fĂ©rocement, dans une grimace douloureuse de monstre. Ah ! l’Enfant mort, le misĂ©rable petit cadavre, qui n’était plus, Ă  cette distance, qu’une confusion de chairs, la carcasse Ă©chouĂ©e de quelque bĂȘte informe ! Était-ce un crĂąne, Ă©tait-ce un ventre, cette tĂȘte phĂ©nomĂ©nale, enflĂ©e et blanchie ? et ces pauvres mains tordues sur les linges, comme des pattes rĂ©tractĂ©es d’oiseau tuĂ© par le froid ! et le lit lui-mĂȘme, cette pĂąleur des draps, sous la pĂąleur des membres, tout ce blanc si triste, un Ă©vanouissement du ton, la fin derniĂšre ! Puis, on distinguait les yeux clairs et fixes, on reconnaissait une tĂȘte d’enfant, le cas de quelque maladie de la cervelle, d’une profonde et affreuse pitiĂ©. Claude s’approcha, se recula, pour mieux voir. Le jour Ă©tait si mauvais, que des reflets dansaient dans la toile, de partout. Son petit Jacques, comme on l’avait placĂ© ! sans doute par dĂ©dain, ou par honte plutĂŽt, afin de se dĂ©barrasser de sa laideur lugubre. Lui, pourtant, l’évoquait, le retrouvait, lĂ -bas, Ă  la campagne, frais et rose, quand il se roulait dans l’herbe, puis rue de Douai, peu Ă  peu pĂąli et stupide, puis rue Tourlaque, ne pouvant plus porter son front, mourant une nuit tout seul, pendant que sa mĂšre dormait ; et il la revoyait, elle aussi, la mĂšre, la triste femme, restĂ©e Ă  la maison, pour y pleurer sans doute, ainsi qu’elle pleurait maintenant les journĂ©es entiĂšres. N’importe, elle avait bien fait de ne pas venir c’était trop triste, leur petit Jacques, dĂ©jĂ  froid dans son lit, jetĂ© Ă  l’écart en paria, si brutalisĂ© par la lumiĂšre, que le visage semblait rire, d’un rire abominable. Et Claude souffrait plus encore de l’abandon de son Ɠuvre. Un Ă©tonnement, une dĂ©ception, le faisait chercher des yeux la foule, la poussĂ©e Ă  laquelle il s’attendait. Pourquoi ne le huait-on pas ? Ah ! les insultes de jadis, les moqueries, les indignations, ce qui l’avait dĂ©chirĂ© et fait vivre ! Non, plus rien, pas mĂȘme un crachat au passage c’était la mort. Dans la salle immense, le public dĂ©filait rapidement, pris d’un frisson d’ennui. Il n’y avait du monde que devant l’image de l’ouverture de la Chambre, oĂč sans cesse un groupe se renouvelait, lisant la lĂ©gende, se montrant les tĂȘtes des dĂ©putĂ©s. Des rires ayant Ă©clatĂ© derriĂšre lui, il se retourna mais on ne se moquait point, on s’égayait simplement des moines en goguette, le succĂšs comique du Salon, que des messieurs expliquaient Ă  des dames, en dĂ©clarant ça Ă©tourdissant d’esprit. Et tous ces gens passaient sous le petit Jacques, et pas un ne levait la tĂȘte, pas un ne savait mĂȘme qu’il fĂ»t lĂ -haut ! Le peintre, cependant, eut un espoir. Sur le pouf central, deux personnages, un gros et un mince, dĂ©corĂ©s tous les deux, causaient, renversĂ©s contre le dossier de velours, regardant les tableaux, en face. Il s’approcha, il les Ă©couta. — Et je les ai suivis, disait le gros. Ils ont pris la rue Saint-HonorĂ©, la rue Saint-Roch, la rue de la ChaussĂ©e-d’Antin, la rue La Fayette
 — Enfin, vous leur avez parlĂ© ? demanda le mince, d’un air de profond intĂ©rĂȘt. — Non, j’ai eu peur de me mettre en colĂšre. Claude s’en alla, revint Ă  trois reprises, le cƓur battant, chaque fois qu’un rare visiteur stationnait et promenait un lent regard de la cimaise au plafond. Un besoin maladif l’enrageait d’entendre une parole, une seule. Pourquoi exposer ? comment savoir ? tout, plutĂŽt que cette torture du silence ! Et il Ă©touffa, lorsqu’il vit s’approcher un jeune mĂ©nage, l’homme gentil avec de petites moustaches blondes, la femme ravissante, l’allure dĂ©licate et fluette d’une bergĂšre en Saxe. Elle avait aperçu le tableau, elle en demandait le sujet, stupĂ©faite de n’y rien comprendre ; et, quand son mari, feuilletant le catalogue, eut trouvĂ© le titre l’Enfant mort, elle l’entraĂźna, frissonnante, avec ce cri d’effroi — Oh ! l’horreur ! est-ce que la police devrait permettre une horreur pareille ! Alors, Claude demeura lĂ , debout, inconscient et hantĂ©, les yeux clouĂ©s en l’air, au milieu du troupeau continu de la foule qui galopait, indiffĂ©rente, sans un regard Ă  cette chose unique et sacrĂ©e, visible pour lui seul ; et ce fut lĂ , dans ces coudoiements, que Sandoz finit par le reconnaĂźtre. FlĂąnant en garçon, lui aussi, sa femme Ă©tant restĂ©e prĂšs de sa mĂšre souffrante, Sandoz venait de s’arrĂȘter, le cƓur fendu, en bas de la petite toile, rencontrĂ©e par hasard. Ah ! quel dĂ©goĂ»t de cette misĂ©rable vie ! Il revĂ©cut brusquement leur jeunesse, le collĂšge de Plassans, les longues escapades au bord de la Viorne, les courses libres sous le brĂ»lant soleil, toute cette flambĂ©e de leurs ambitions naissantes ; et, plus tard, dans leur existence commune, il se rappelait leurs efforts, leurs certitudes de gloire, la belle fringale, d’appĂ©tit dĂ©mesurĂ©, qui parlait d’avaler Paris d’un coup. À cette Ă©poque, que de fois il avait vu en Claude le grand homme, celui dont le gĂ©nie dĂ©bridĂ© devait laisser en arriĂšre, trĂšs loin, le talent des autres ! C’était d’abord l’atelier de l’impasse des Bourdonnais, plus tard l’atelier du quai de Bourbon, des toiles immenses rĂȘvĂ©es, des projets Ă  faire Ă©clater le Louvre ; c’était une lutte incessante, un travail de dix heures par jour, un don entier de son ĂȘtre. Et puis, quoi ? aprĂšs vingt annĂ©es de cette passion, aboutir Ă  ça, Ă  cette pauvre chose sinistre, toute petite, inaperçue, d’une navrante mĂ©lancolie dans son isolement de pestifĂ©rĂ©e ! Tant d’espoirs, de tortures, une vie usĂ©e au dur labeur de l’enfantement, et ça, et ça, mon Dieu ! Sandoz, prĂšs de lui, reconnut Claude. Une maternelle Ă©motion fit trembler sa voix. — Comment ! tu es venu ?
 Pourquoi as-tu refusĂ© de passer me prendre ? Le peintre ne s’excusa mĂȘme pas. Il semblait trĂšs fatiguĂ©, sans rĂ©volte, frappĂ© d’une stupeur douce et sommeillante. — Allons, ne reste pas lĂ . Il est midi sonnĂ©, tu vas dĂ©jeuner avec moi
 Des gens m’attendaient chez Ledoyen. Mais je les lĂąche, descendons au buffet, cela nous rajeunira, n’est-ce pas ? vieux ! Et Sandoz l’emmena, un bras sous le sien, le serrant, le rĂ©chauffant, tĂąchant de le tirer de son silence morne. — Voyons, sapristi ! il ne faut pas te dĂ©monter de la sorte. Ils ont beau l’avoir mal placĂ©, ton tableau est superbe, un fameux morceau de peintre !
 Oui, je sais, tu avais rĂȘvĂ© autre chose. Que diable ! tu n’es pas mort, ce sera pour plus tard
 Et, regarde ! tu devrais ĂȘtre fier, car c’est toi le vĂ©ritable triomphateur du Salon, cette annĂ©e. Il n’y a pas que Fagerolles qui te pille, tous maintenant t’imitent, tu les as rĂ©volutionnĂ©s, depuis ton Plein air, dont ils ont tant ri
 Regarde, regarde ! en voilĂ  encore un de Plein air, en voilĂ  un autre, et ici, et lĂ -bas, tous, tous ! De la main, au travers des salles, il dĂ©signait des toiles. En effet, le coup de clartĂ©, peu Ă  peu introduit dans la peinture contemporaine, Ă©clatait enfin. L’ancien Salon noir, cuisinĂ© au bitume, avait fait place Ă  un Salon ensoleillĂ©, d’une gaietĂ© de printemps. C’était l’aube, le jour nouveau qui avait pointĂ© jadis au Salon des RefusĂ©s, et qui, Ă  cette heure, grandissait, rajeunissant les Ɠuvres d’une lumiĂšre fine, diffuse, dĂ©composĂ©e en nuances infinies. Partout, ce bleuissement se retrouvait, jusque dans les portraits et dans les scĂšnes de genre, haussĂ©es aux dimensions et au sĂ©rieux de l’histoire. Eux aussi, les vieux sujets acadĂ©miques, s’en Ă©taient allĂ©s, avec les jus recuits de la tradition, comme si la doctrine condamnĂ©e emportait son peuple d’ombres ; les imaginations devenaient rares, les cadavĂ©reuses nuditĂ©s des mythologies et du catholicisme, les lĂ©gendes sans foi, les anecdotes sans vie, le bric-Ă -brac de l’École, usĂ© par des gĂ©nĂ©rations de malins ou d’imbĂ©ciles ; et, chez les attardĂ©s des antiques recettes, mĂȘme chez les maĂźtres vieillis, l’influence Ă©tait Ă©vidente, le coup de soleil avait passĂ© lĂ . De loin, Ă  chaque pas, on voyait un tableau trouer le mur, ouvrir une fenĂȘtre sur le dehors. BientĂŽt, les murs tomberaient, la grande nature entrerait, car la brĂšche Ă©tait large, l’assaut avait emportĂ© la routine, dans cette gaie bataille de tĂ©mĂ©ritĂ© et de jeunesse. — Ah ! ta part est belle encore, mon vieux ! continua Sandoz. L’art de demain sera le tien, tu les as tous faits. Claude, alors, desserra les dents, dit trĂšs bas, avec une brutalitĂ© sombre — Qu’est-ce que ça me fout de les avoir faits, si je ne me suis pas fait moi-mĂȘme ?
 Vois-tu, c’était trop gros pour moi, et c’est ça qui m’étouffe. D’un geste, il acheva sa pensĂ©e, son impuissance Ă  ĂȘtre le gĂ©nie de la formule qu’il apportait, son tourment de prĂ©curseur qui sĂšme l’idĂ©e sans rĂ©colter la gloire, sa dĂ©solation de se voir volĂ©, dĂ©vorĂ© par des bĂącleurs de besogne, toute une nuĂ©e de gaillards souples, Ă©parpillant leurs efforts, encanaillant l’art nouveau, avant que lui ou un autre ait eu la force de planter le chef-d’Ɠuvre qui daterait cette fin de siĂšcle. Sandoz protesta, l’avenir restait libre. Puis, pour le distraire, il l’arrĂȘta, en traversant le salon d’honneur. — Oh ! cette dame en bleu, devant ce portrait ! Quelle claque la nature fiche Ă  la peinture !
 Tu te souviens, quand nous regardions le public autrefois, les toilettes, la vie des salles. Pas un tableau ne tenait le coup. Et, aujourd’hui, il y en a qui ne se dĂ©molissent pas trop. J’ai mĂȘme remarquĂ©, lĂ -bas, un paysage dont la tonalitĂ© jaune Ă©teignait complĂštement les femmes qui s’en approchaient. Mais Claude eut un tressaillement d’indicible souffrance. — Je t’en prie, allons-nous-en, emmĂšne-moi
 Je n’en puis plus. Au buffet, ils eurent toutes les peines du monde Ă  trouver une table libre. C’était un Ă©touffement, un empilement, dans le vaste trou d’ombre, que des draperies de serge brune mĂ©nageaient, sous les travĂ©es du haut plancher de fer. Au fond, Ă  demi noyĂ©s de tĂ©nĂšbres, trois dressoirs Ă©tageaient symĂ©triquement leurs compotiers de fruits ; tandis que, plus en avant, occupant les comptoirs de droite et de gauche, deux dames, une blonde, une brune, surveillaient la mĂȘlĂ©e, d’un regard militaire ; et, des profondeurs obscures de cet antre, un flot de petites tables de marbre, une marĂ©e de chaises, serrĂ©es, enchevĂȘtrĂ©es, moutonnait, s’enflait, venait dĂ©border et s’étaler jusque dans le jardin, sous la grande clartĂ© pĂąle qui tombait des vitres. Enfin, Sandoz vit des personnes se lever. Il s’élança, il conquit la table de haute lutte, au milieu du tas. — Ah ! fichtre ! nous y sommes
 Que veux-tu manger ? Claude eut un geste insouciant. Le dĂ©jeuner d’ailleurs fut exĂ©crable, de la truite amollie par le court-bouillon, un filet dessĂ©chĂ© au four, des asperges sentant le linge humide ; et encore fallut-il se battre pour ĂȘtre servi, car les garçons, bousculĂ©s, perdant la tĂȘte, restaient en dĂ©tresse dans les passages trop Ă©troits, que le flux des chaises resserrait toujours, jusqu’à les boucher complĂštement. DerriĂšre la draperie de gauche, on entendait un tintamarre de casseroles et de vaisselle, la cuisine installĂ©e lĂ , sur le sable, ainsi que ces fourneaux de kermesse qui campent au plein air des routes. Sandoz et Claude devaient manger de biais, Ă©tranglĂ©s entre deux sociĂ©tĂ©s, dont les coudes peu Ă  peu entraient dans leurs assiettes ; et, chaque fois que passait un garçon, il Ă©branlait les chaises d’un violent coup de hanche. Mais cette gĂȘne, ainsi que l’abominable nourriture, Ă©gayait. On plaisantait les plats, une familiaritĂ© s’établissait de table Ă  table, dans la commune infortune qui se changeait en partie de plaisir. Des inconnus finissaient par sympathiser, des amis soutenaient des conversations Ă  trois rangs de distance, la tĂȘte tournĂ©e, gesticulant par-dessus les Ă©paules des voisins. Les femmes surtout s’animaient, d’abord inquiĂštes de cette cohue, puis se dĂ©gantant, relevant leurs voilettes, riant au premier doigt de vin pur. Et ce qui Ă©tait le ragoĂ»t de ce jour du vernissage, c’était justement la promiscuitĂ© oĂč se coudoyaient lĂ  tous les mondes, des filles, des bourgeoises, de grands artistes, de simples imbĂ©ciles, une rencontre de hasard, un mĂ©lange dont le louche imprĂ©vu allumait les yeux des plus honnĂȘtes. Cependant, Sandoz, qui avait renoncĂ© Ă  finir sa viande, haussait la voix, au milieu du terrible vacarme des conversations et du service. — Un morceau de fromage, hein ?
 Et tĂąchons d’avoir du cafĂ©. Les yeux vagues, Claude n’entendait pas. Il regardait dans le jardin. De sa place, il voyait le massif central, de grands palmiers qui se dĂ©tachaient sur les draperies brunes, dont tout le pourtour Ă©tait ornĂ©. LĂ , s’espaçait un cercle de statues le dos d’une faunesse, Ă  la croupe enflĂ©e ; le joli profil d’une Ă©tude de jeune fille, une rondeur de joue, une pointe de petit sein rigide ; la face d’un Gaulois en bronze, une colossale romance, irritante de patriotisme bĂȘte ; le ventre laiteux d’une femme pendue par les poignets, quelque AndromĂšde du quartier Pigalle ; et d’autres, d’autres encore, des files d’épaules et de hanches qui suivaient les tournants des allĂ©es, des fuites de blancheurs au travers des verdures, des tĂȘtes, des gorges, des jambes, des bras, confondus et envolĂ©s dans l’éloignement de la perspective. À gauche se perdait une ligne de bustes, la joie des bustes, l’extraordinaire comique d’une enfilade de nez, un prĂȘtre Ă  nez Ă©norme et pointu, une soubrette Ă  petit nez retroussĂ©, une Italienne du quinziĂšme siĂšcle au beau nez classique, un matelot au nez de simple fantaisie, tous les nez, le nez magistrat, le nez industriel, le nez dĂ©corĂ©, immobiles et sans fin. Mais Claude ne voyait rien, ce n’étaient que des taches grises dans le jour brouillĂ© et verdi. Sa stupeur continuait, il eut une seule sensation, le grand luxe des toilettes, qu’il avait mal jugĂ© au milieu de la poussĂ©e des salles, et qui lĂ  se dĂ©veloppait librement, ainsi que sur le gravier de quelque serre de chĂąteau. Toute l’élĂ©gance de Paris dĂ©filait, les femmes venues pour se montrer, les robes mĂ©ditĂ©es, destinĂ©es Ă  ĂȘtre dans les journaux du lendemain. On regardait beaucoup une actrice marchant d’un pas de reine, au bras d’un monsieur qui prenait des airs complaisants de prince Ă©poux. Les mondaines avaient des allures de gueuses, toutes se dĂ©visageaient de ce lent coup d’Ɠil dont elles se dĂ©shabillent, estimant la soie, aunant les dentelles, fouillant de la pointe des bottines Ă  la plume du chapeau. C’était comme un salon neutre, des dames assises avaient rapprochĂ© leurs chaises, ainsi qu’aux Tuileries, uniquement occupĂ©es de celles qui passaient. Deux amies hĂątaient le pas, en riant. Une autre, solitaire, allait et revenait, muette, avec un regard noir. D’autres encore, qui s’étaient perdues, se retrouvaient, s’exclamaient de l’aventure. Et la masse mouvante et assombrie des hommes stationnait, se remettait en marche, s’arrĂȘtait en face d’un marbre, refluait devant un bronze ; tandis que, parmi les rares bourgeois Ă©garĂ©s lĂ , circulaient des noms cĂ©lĂšbres, tout ce que Paris comptait d’illustrations, le nom d’une gloire retentissante, au passage d’un gros monsieur mal mis, le nom ailĂ© d’un poĂšte, Ă  l’approche d’un homme blĂȘme, qui avait la face plate d’un portier. Une onde vivante montait de cette foule dans la lumiĂšre Ă©gale et dĂ©colorĂ©e, lorsque, brusquement, derriĂšre les nuages d’une derniĂšre averse, un coup de soleil enflamma les vitres hautes, fit resplendir le vitrail du couchant, plut en gouttes d’or, Ă  travers l’air immobile ; et tout se chauffa, la neige des statues dans les verdures luisantes, les pelouses tendres que dĂ©coupait le sable jaune des allĂ©es, les toilettes riches aux vifs rĂ©veils de satin et de perles, les voix elles-mĂȘmes, dont le grand murmure nerveux et rieur sembla pĂ©tiller comme une claire flambĂ©e de sarments. Des jardiniers, en train d’achever la plantation des corbeilles, tournaient les robinets des bouches d’arrosage, promenaient des arrosoirs dont la pluie s’exhalait des gazons trempĂ©s, en une fumĂ©e tiĂšde. Un moineau trĂšs hardi, descendu des charpentes de fer, malgrĂ© le monde, piquait le sable devant le buffet, mangeant les miettes de pain qu’une jeune femme s’amusait Ă  lui jeter. Alors, Claude, de tout ce tumulte, n’entendit au loin que le bruit de mer, le grondement du public roulant en haut, dans les salles. Et un souvenir lui revint, il se rappela ce bruit, qui avait soufflĂ© en ouragan devant son tableau. Mais, Ă  cette heure, on ne riait plus c’était Fagerolles, lĂ -haut, que l’haleine gĂ©ante de Paris acclamait. Justement, Sandoz, qui se retournait, dit Ă  Claude — Tiens, Fagerolles ! En effet, Fagerolles et Jory, sans les voir, venaient de s’emparer d’une table voisine. Le dernier continuait une conversation de sa grosse voix. — Oui, j’ai vu son enfant crevĂ©. Ah ! le pauvre bougre, quelle fin ! Fagerolles lui donna un coup de coude ; et, tout de suite, l’autre, ayant aperçu les deux camarades, ajouta — Ah ! ce vieux Claude !
 Comment va, hein ?
 Tu sais que je n’ai pas encore vu ton tableau. Mais on m’a dit que c’était superbe. — Superbe ! appuya Fagerolles. Ensuite, il s’étonna. — Vous avez mangĂ© ici, quelle idĂ©e ! on y est si mal !
 Nous autres, nous revenons de chez Ledoyen. Oh ! un monde, une bousculade, une gaietĂ© !
 Approchez donc votre table que nous causions un peu. On rĂ©unit les deux tables. Mais dĂ©jĂ  des flatteurs, des solliciteurs relançaient le jeune maĂźtre triomphant. Trois amis se levĂšrent, le saluĂšrent bruyamment de loin. Une dame tomba dans une contemplation souriante, lorsque son mari le lui eut nommĂ© Ă  l’oreille. Et le grand maigre, l’artiste mal placĂ© qui ne dĂ©rageait pas et le poursuivait depuis le matin, quitta une table du fond oĂč il se trouvait, accourut de nouveau se plaindre, en exigeant la cimaise, immĂ©diatement. — Eh ! fichez-moi la paix ! finit par crier Fagerolles, Ă  bout d’amabilitĂ© et de patience. Puis, lorsque l’autre s’en fut allĂ©, en mĂąchonnant de sourdes menaces — C’est vrai, on a beau vouloir ĂȘtre obligeant, ils vous rendraient enragĂ©s !
 Tous sur la cimaise ! des lieues de cimaise !
 Ah ! quel mĂ©tier que d’ĂȘtre du jury ! On s’y casse les jambes et l’on n’y rĂ©colte que des haines ! De son air accablĂ©, Claude le regardait. Il sembla s’éveiller un instant, il murmura d’une langue pĂąteuse — Je t’ai Ă©crit, je voulais aller te voir pour te remercier
 Bongrand m’a dit la peine que tu as eue
 Merci encore, n’est-ce pas ? Mais Fagerolles, vivement, l’interrompit. — Que diable ! je devais bien ça Ă  notre vieille amitié  C’est moi qui suis content de t’avoir fait ce plaisir. Et il avait cet embarras qui le reprenait toujours devant le maĂźtre inavouĂ© de sa jeunesse, cette sorte d’humilitĂ© invincible, en face de l’homme dont le muet dĂ©dain suffisait en ce moment Ă  gĂąter son triomphe. — Ton tableau est trĂšs bien, ajouta Claude lentement, pour ĂȘtre bon et courageux. Ce simple Ă©loge gonfla le cƓur de Fagerolles d’une Ă©motion exagĂ©rĂ©e, irrĂ©sistible, montĂ©e il ne savait d’oĂč ; et le gaillard, sans foi, brĂ»lĂ© Ă  toutes les farces, rĂ©pondit d’une voix tremblante — Ah ! mon brave, ah ! tu es gentil de me dire ça ! Sandoz venait enfin d’obtenir deux tasses de cafĂ©, et comme le garçon avait oubliĂ© le sucre, il dut se contenter des morceaux laissĂ©s par une famille voisine. Quelques tables se vidaient, mais la libertĂ© avait grandi, un rire de femme sonna si haut, que toutes les tĂȘtes se retournĂšrent. On fumait, une lente vapeur bleue s’exhalait au-dessus de la dĂ©bandade des nappes, tachĂ©es de vin, encombrĂ©es de vaisselle grasse. Lorsque Fagerolles eut Ă©galement rĂ©ussi Ă  se faire apporter deux chartreuses, il se mit Ă  causer avec Sandoz, qu’il mĂ©nageait, devinant lĂ  une force. Et Jory, alors, s’empara de Claude, redevenu morne et silencieux. — Dis donc, mon cher, je ne t’ai pas envoyĂ© de lettre, pour mon mariage
 Tu sais, Ă  cause de notre position, nous avons fait ça entre nous, sans personne
 Mais, tout de mĂȘme, j’aurais voulu te prĂ©venir. Tu m’excuses, n’est-ce pas ? Il se montra expansif, donna des dĂ©tails, heureux de vivre, dans la joie Ă©goĂŻste de se sentir gras et victorieux, en face de ce pauvre diable vaincu. Tout lui rĂ©ussissait, disait-il. Il avait lĂąchĂ© la chronique, flairant la nĂ©cessitĂ© d’installer sĂ©rieusement sa vie ; puis, il s’était haussĂ© Ă  la direction d’une grande revue d’art ; et l’on assurait qu’il y touchait trente mille francs par an, sans compter tout un obscur trafic dans les ventes de collections. La rapacitĂ© bourgeoise qu’il tenait de son pĂšre, cette hĂ©rĂ©ditĂ© du gain qui l’avait jetĂ© secrĂštement Ă  des spĂ©culations infimes, dĂšs les premiers sous gagnĂ©s, s’étalait aujourd’hui, finissait par faire de lui un terrible monsieur saignant Ă  blanc les artistes et les amateurs qui lui tombaient sous la main. Et c’était au milieu de cette fortune que Mathilde, toute-puissante, venait de l’amener Ă  la supplier en pleurant d’ĂȘtre sa femme, ce qu’elle avait fiĂšrement refusĂ© pendant six mois. — Lorsqu’on doit vivre ensemble, continuait-il, le mieux est encore de rĂ©gler la situation. Hein ? toi qui as passĂ© par lĂ , mon cher, tu en sais quelque chose
 Si je te disais qu’elle ne voulait pas, oui ! par crainte d’ĂȘtre mal jugĂ©e et de me faire du tort. Oh ! une Ăąme d’une grandeur, d’une dĂ©licatesse !
 Non, vois-tu, on n’a pas idĂ©e des qualitĂ©s de cette femme-lĂ . DĂ©vouĂ©e, toujours aux petits soins, Ă©conome, et fine, et de bon conseil
 Ah ! c’est une rude chance que je l’aie rencontrĂ©e ! Je n’entreprends plus rien sans elle, je la laisse aller, elle mĂšne tout, ma parole ! La vĂ©ritĂ© Ă©tait que Mathilde avait achevĂ© de le rĂ©duire Ă  une obĂ©issance peureuse de petit garçon, que la seule menace d’ĂȘtre privĂ© de confiture rend sage. Une Ă©pouse autoritaire, affamĂ©e de respect, dĂ©vorĂ©e d’ambition et de lucre, s’était dĂ©gagĂ©e de l’ancienne goule impudique. Elle ne le trompait mĂȘme pas, d’une vertu aigre de femme honnĂȘte, en dehors des pratiques d’autrefois, qu’elle avait gardĂ©es avec lui seul, pour en faire l’instrument conjugal de sa puissance. On disait les avoir vus communier tous les deux Ă  Notre-Dame de Lorette. Ils s’embrassaient devant le monde, ils s’appelaient de petits noms tendres. Seulement, le soir, il devait raconter sa journĂ©e, et si l’emploi d’une heure restait louche, s’il ne rapportait pas jusqu’aux centimes des sommes qu’il touchait, elle lui faisait passer une telle nuit, Ă  le menacer de maladies graves, Ă  refroidir le lit de ses refus dĂ©vots, que, chaque fois, il achetait plus chĂšrement son pardon. — Alors, rĂ©pĂ©ta Jory, se complaisant dans son histoire, nous avons attendu la mort de mon pĂšre, et je l’ai Ă©pousĂ©e. Claude, l’esprit perdu jusque-lĂ , hochant la tĂȘte sans Ă©couter, fut seulement frappĂ© par la derniĂšre phrase. — Comment, tu l’as Ă©pousĂ©e ?
 Mathilde ! Il mit dans cette exclamation son Ă©tonnement de l’aventure, tous les souvenirs qui lui revenaient de la boutique Ă  Mahoudeau. Ce Jory, il l’entendait encore parler d’elle en termes abominables, il se rappelait ses confidences, un matin, sur un trottoir, des orgies romantiques, des horreurs, au fond de l’herboristerie empestĂ©e par l’odeur forte des aromates. Toute la bande y avait passĂ©, lui s’était montrĂ© plus insultant que les autres, et il l’épousait ! Vraiment, un homme Ă©tait bĂȘte de mal parler d’une maĂźtresse, mĂȘme de la plus basse, car il ne savait jamais s’il ne l’épouserait pas, un jour. — Eh ! oui, Mathilde, rĂ©pondit l’autre, souriant. Va, ces vieilles maĂźtresses, ça fait encore les meilleures femmes. Il Ă©tait plein de sĂ©rĂ©nitĂ©, la mĂ©moire morte, sans une allusion, sans un embarras sous les regards des camarades. Elle semblait venir d’ailleurs, il la leur prĂ©sentait, comme s’ils ne l’avaient pas connue aussi bien que lui. Sandoz, qui suivait d’une oreille la conversation, trĂšs intĂ©ressĂ© par ce beau cas, s’écria, quand ils se turent — Hein ? filons
 J’ai les jambes engourdies. Mais, Ă  ce moment, Irma BĂ©cot parut et s’arrĂȘta devant le buffet. Elle Ă©tait en beautĂ©, les cheveux dorĂ©s Ă  neuf, dans son Ă©clat truquĂ© de courtisane fauve, descendue d’un vieux cadre de la Renaissance ; et elle portait une tunique de brocart bleu pĂąle, sur une jupe de satin couverte d’Alençon, d’une telle richesse, qu’une escorte de messieurs l’accompagnait. Un instant, en apercevant Claude parmi les autres, elle hĂ©sita, saisie d’une honte lĂąche, en face de ce misĂ©rable mal vĂȘtu, laid et mĂ©prisĂ©. Puis, elle eut la vaillance de son ancien caprice, ce fut Ă  lui qu’elle serra la main le premier, au milieu de tous ces hommes corrects, arrondissant des yeux surpris. Elle riait d’un air de tendresse, avec une amicale moquerie qui pinçait un peu les coins de sa bouche. — Sans rancune, lui dit-elle gaiement. Et ce mot, qu’ils furent les seuls Ă  comprendre, redoubla son rire. C’était toute leur histoire. Le pauvre garçon qu’elle avait dĂ» violenter, et qui n’y avait pris aucun plaisir ! DĂ©jĂ , Fagerolles payait les deux chartreuses et s’en allait avec Irma, que Jory se dĂ©cida Ă©galement Ă  suivre. Claude les regarda s’éloigner tous les trois, elle entre les deux hommes, marchant royalement parmi la foule, trĂšs admirĂ©s, trĂšs saluĂ©s. — On voit bien que Mathilde n’est pas lĂ , dit simplement Sandoz. Ah ! mes amis, quelle paire de gifles en rentrant ! Lui-mĂȘme demanda l’addition. Toutes les tables se dĂ©garnissaient, il n’y avait plus qu’un saccage d’os et de croĂ»tes. Deux garçons lavaient les marbres Ă  l’éponge, tandis qu’un autre, armĂ© d’un rĂąteau, grattait le sable, trempĂ© de crachats, sali de miettes. Et, derriĂšre la draperie de serge brune, c’était maintenant le personnel qui dĂ©jeunait, des bruits de mĂąchoires, des rires empĂątĂ©s, toute la mastication forte d’un campement de bohĂ©miens, en train de torcher les marmites. Claude et Sandoz firent le tour du jardin, et ils dĂ©couvrirent une figure de Mahoudeau, trĂšs mal placĂ©e, dans un coin, prĂšs du vestibule de l’Est. C’était enfin la Baigneuse debout, mais rapetissĂ©e encore, Ă  peine grande comme une fillette de dix ans, et d’une Ă©lĂ©gance charmante, les cuisses fines, la gorge toute petite, une hĂ©sitation exquise de bouton naissant. Un parfum s’en dĂ©gageait, la grĂące que rien ne donne et qui fleurit oĂč elle veut, la grĂące invincible, entĂȘtĂ©e et vivace, repoussant quand mĂȘme de ces gros doigts d’ouvrier, qui s’ignoraient au point de l’avoir si longtemps mĂ©connue. Sandoz ne put s’empĂȘcher de sourire. — Et dire que ce gaillard a tout fait pour gĂąter son talent !
 S’il Ă©tait mieux placĂ©, il aurait un gros succĂšs. — Oui, un gros succĂšs, rĂ©pĂ©ta Claude. C’est trĂšs joli. Justement, ils aperçurent Mahoudeau, dĂ©jĂ  sous le vestibule, se dirigeant vers l’escalier. Ils l’appelĂšrent, ils coururent, et tous trois restĂšrent Ă  causer quelques minutes. La galerie du rez-de-chaussĂ©e s’étendait, vide, sablĂ©e, Ă©clairĂ©e d’une clartĂ© blafarde par ses grandes fenĂȘtres rondes ; et l’on aurait pu se croire sous un pont de chemin de fer de forts piliers soutenaient les charpentes mĂ©talliques, un froid de glace soufflait de haut, mouillant le sol, oĂč les pieds enfonçaient. Au loin, derriĂšre un rideau dĂ©chirĂ©, s’alignaient des statues, les envois refusĂ©s de la sculpture, les plĂątres que les sculpteurs pauvres ne retiraient mĂȘme pas, une Morgue blĂȘme, d’un abandon lamentable. Mais ce qui surprenait, ce qui faisait lever la tĂȘte, c’était le fracas continu, le piĂ©tinement Ă©norme du public sur le plancher des salles. LĂ , on en Ă©tait assourdi, cela roulait dĂ©mesurĂ©ment, comme si des trains interminables, lancĂ©s Ă  toute vapeur, avaient Ă©branlĂ© sans fin les solives de fer. Quand on l’eut complimentĂ©, Mahoudeau dit Ă  Claude qu’il avait vainement cherchĂ© sa toile au fond de quel trou l’avait-on fourrĂ©e ? Puis, il s’inquiĂ©ta de GagniĂšre et de Dubuche, dans un attendrissement du passĂ©. OĂč Ă©taient les Salons d’autrefois, lorsqu’on y dĂ©barquait en bande, les courses rageuses Ă  travers les salles, comme en pays ennemi, les violents dĂ©dains de la sortie ensuite, les discussions qui enflaient les langues et vidaient les crĂąnes ! Personne ne voyait plus Dubuche. Deux ou trois fois par mois, GagniĂšre arrivait de Melun, effarĂ©, pour un concert ; et il se dĂ©sintĂ©ressait tellement de la peinture, qu’il n’était mĂȘme pas venu au Salon, oĂč il avait pourtant son paysage ordinaire, le bord de Seine qu’il envoyait depuis quinze ans, d’un joli ton gris, consciencieux et si discret, que le public ne l’avait jamais remarquĂ©. — J’allais monter, reprit Mahoudeau. Montez-vous avec moi ? Claude, pĂąli d’un malaise, levait les yeux, Ă  chaque seconde. Ah ! ce grondement terrible, ce galop dĂ©vorateur du monstre, dont il sentait la secousse jusque dans ses membres ! Il tendit la main sans parler. — Tu nous quittes ? s’écria Sandoz. Fais encore un tour avec nous, et nous partirons ensemble. Puis, une pitiĂ© lui serra le cƓur, en le voyant si las. Il le sentait Ă  bout de courage, dĂ©sireux de solitude, pris du besoin de fuir seul, pour cacher sa blessure. — Alors, adieu, mon vieux
 Demain, j’irai chez toi. Claude, chancelant, poursuivi par la tempĂȘte d’en haut, disparut derriĂšre les massifs du jardin. Et, deux heures plus tard, dans la salle de l’Est, Sandoz, qui, aprĂšs avoir perdu Mahoudeau, venait de le retrouver avec Jory et Fagerolles, aperçut Claude, debout devant sa toile, Ă  la place mĂȘme oĂč il l’avait rencontrĂ© la premiĂšre fois. Le misĂ©rable, au moment de partir, Ă©tait remontĂ© lĂ , malgrĂ© lui, attirĂ©, obsĂ©dĂ©. C’était l’étouffement embrasĂ© de cinq heures, lorsque la cohue, Ă©puisĂ©e de tourner le long des salles, saisie du vertige des troupeaux lĂąchĂ©s dans un parc, s’effare et s’écrase, sans trouver la sortie. Depuis le petit froid du matin, la chaleur des corps, l’odeur des haleines avaient alourdi l’air d’une vapeur rousse ; et la poussiĂšre des parquets, volante, montait en un fin brouillard, dans cette exhalaison de litiĂšre humaine. Des gens s’emmenaient encore devant des tableaux, dont les sujets seuls frappaient et retenaient le public. On s’en allait, on revenait, on piĂ©tinait sans fin. Les femmes surtout s’entĂȘtaient Ă  ne pas lĂącher pied, Ă  en ĂȘtre jusqu’au moment oĂč les gardiens les pousseraient dehors, dĂšs le premier coup de six heures. De grosses dames s’étaient Ă©chouĂ©es. D’autres, n’ayant pas dĂ©couvert le moindre petit coin pour s’asseoir, s’appuyaient fortement sur leurs ombrelles, dĂ©faillantes, obstinĂ©es quand mĂȘme. Tous les yeux, inquiets et suppliants, guettaient les banquettes chargĂ©es de monde. Et il n’y avait plus, flagellant ces milliers de tĂȘtes, que ce dernier coup de la fatigue, qui dĂ©labrait les jambes, tirait la face, ravageait le front de migraine, cette migraine spĂ©ciale des Salons, faite de la cassure continuelle de la nuque et de la danse aveuglante des couleurs. Seuls, sur le pouf oĂč ils se contaient dĂ©jĂ  leurs histoires, dĂšs midi, les deux messieurs dĂ©corĂ©s causaient toujours tranquillement, Ă  cent lieues. Peut-ĂȘtre y Ă©taient-ils revenus, peut-ĂȘtre n’en avaient-ils pas mĂȘme bougĂ©. — Et, comme ça, disait le gros, vous ĂȘtes entrĂ©, en affectant de ne pas comprendre ? — Parfaitement, rĂ©pondait le mince, je les ai regardĂ©s et j’ai ĂŽtĂ© mon chapeau
 Hein ? c’était clair. — Étonnant ! vous ĂȘtes Ă©tonnant, mon cher ami ! Mais Claude n’entendait que les sourds battements de son cƓur, ne voyait que l’Enfant mort, en l’air, prĂšs du plafond. Il ne le quittait pas des yeux, il subissait la fascination qui le clouait lĂ , en dehors de son vouloir. La foule, dans sa nausĂ©e de lassitude, tournoyait autour de lui ; des pieds Ă©crasaient les siens, il Ă©tait heurtĂ©, emportĂ© ; et comme une chose inerte, il s’abandonnait, flottait, se retrouvait Ă  la mĂȘme place, sans baisser la tĂȘte, ignorant ce qui se passait en bas, ne vivant plus que lĂ -haut, avec son Ɠuvre, son petit Jacques, enflĂ© dans la mort. Deux grosses larmes, immobiles entre ses paupiĂšres, l’empĂȘchaient de bien voir. Il lui semblait que jamais il n’aurait le temps de voir assez. Alors, Sandoz, dans sa pitiĂ© profonde, feignit de ne pas avoir aperçu son vieil ami, comme s’il eĂ»t voulu le laisser seul, sur la tombe de sa vie manquĂ©e. De nouveau, les camarades passaient en bande, Fagerolles et Jory filaient en avant ; et, justement, Mahoudeau lui ayant demandĂ© oĂč Ă©tait le tableau de Claude, Sandoz mentit, l’écarta, l’emmena. Tous s’en allĂšrent. Le soir, Christine n’obtint de Claude que des paroles brĂšves tout marchait bien, le public ne se fĂąchait pas, le tableau faisait bon effet, un peu haut peut-ĂȘtre. Et, malgrĂ© cette tranquillitĂ© froide, il Ă©tait si Ă©trange, qu’elle fut prise de peur. AprĂšs le dĂźner, comme elle revenait de porter des assiettes Ă  la cuisine, elle ne le trouva plus devant la table. Il avait ouvert une fenĂȘtre qui donnait sur un terrain vague, il Ă©tait lĂ , tellement penchĂ©, qu’elle ne le voyait pas. Puis, terrifiĂ©e, elle se prĂ©cipita, elle le tira violemment par son veston. — Claude ! Claude ! que fais-tu ? Il s’était retournĂ©, d’une pĂąleur de linge, les yeux fous. — Je regarde. Mais elle ferma la fenĂȘtre de ses mains tremblantes, et elle en garda une telle angoisse, qu’elle ne dormait plus la nuit. XI DĂšs le lendemain, Claude s’était remis au travail, et les jours s’écoulĂšrent, l’étĂ© se passa, dans une tranquillitĂ© lourde. Il avait trouvĂ© une besogne, des petits tableaux de fleurs pour l’Angleterre, dont l’argent suffisait au pain quotidien. Toutes ses heures disponibles Ă©taient de nouveau consacrĂ©es Ă  sa grande toile il n’y montrait plus les mĂȘmes Ă©clats de colĂšre, il semblait se rĂ©signer Ă  ce labeur Ă©ternel, l’air calme, d’une application entĂȘtĂ©e et sans espoir. Mais ses yeux restaient fous, on y voyait comme une mort de la lumiĂšre, quand ils se fixaient sur l’Ɠuvre manquĂ©e de sa vie. Vers cette Ă©poque, Sandoz, lui aussi, eut un grand chagrin. Sa mĂšre mourut, toute son existence fut bouleversĂ©e, cette existence Ă  trois, si intime, oĂč ne pĂ©nĂ©traient que quelques amis. Il avait pris en haine le pavillon de la rue Nollet. D’ailleurs, un brusque succĂšs s’était dĂ©clarĂ©, dans la vente jusque-lĂ  pĂ©nible de ses livres ; et le mĂ©nage, comblĂ© de cette richesse, venait de louer rue de Londres un vaste appartement, dont l’installation l’occupa pendant des mois. Son deuil avait encore rapprochĂ© Sandoz de Claude, dans un dĂ©goĂ»t commun des choses. AprĂšs le coup terrible du Salon, il s’était inquiĂ©tĂ© de son vieux camarade, devinant en lui une cassure irrĂ©parable, quelque plaie oĂč la vie coulait, invisible. Puis, Ă  le voir si froid, si sage, il avait fini par se rassurer un peu. Souvent, Sandoz montait rue Tourlaque, et quand il lui arrivait de n’y rencontrer que Christine, il la questionnait, comprenant qu’elle aussi vivait dans l’effroi d’un malheur, dont elle ne parlait jamais. Elle avait la face tourmentĂ©e, les tressaillements nerveux d’une mĂšre qui veille son enfant et qui tremble de voir la mort entrer, au moindre bruit. Un matin de juillet, il lui demanda — Eh bien ! vous ĂȘtes contente ? Claude est tranquille, il travaille bien. Elle jeta vers le tableau son regard accoutumĂ©, un regard oblique de terreur et de haine. — Oui, oui, il travaille
 Il veut tout finir, avant de se remettre Ă  la femme
 Et, sans avouer la crainte qui l’obsĂ©dait, elle ajouta plus bas — Mais ses yeux, avez-vous remarquĂ© ses yeux ?
 Il a toujours ses mauvais yeux. Moi, je sais bien qu’il ment, avec son air de ne pas se fĂącher
 Je vous en prie, venez le prendre, emmenez-le pour le distraire. Il n’a plus que vous, aidez-moi, aidez-moi ! DĂšs lors, Sandoz inventa des motifs de promenade, arriva dĂšs le matin chez Claude et l’enleva de force au travail. Presque toujours, il fallait l’arracher de son Ă©chelle, oĂč il restait assis, mĂȘme quand il ne peignait pas. Des lassitudes l’arrĂȘtaient, une torpeur qui l’engourdissait pendant de longues minutes, sans qu’il donnĂąt un coup de pinceau. À ces moments de contemplation muette, son regard revenait avec une ferveur religieuse sur la figure de femme, Ă  laquelle il ne touchait plus c’était comme le dĂ©sir hĂ©sitant d’une voluptĂ© mortelle, l’infinie tendresse et l’effroi sacrĂ© d’un amour qu’il se refusait, dans la certitude d’y laisser la vie. Puis, il se remettait aux autres figures, aux fonds du tableau, la sachant toujours lĂ  pourtant, l’Ɠil vacillant lorsqu’il la rencontrait, seulement maĂźtre de son vertige, tant qu’il ne retournerait point Ă  sa chair et qu’elle ne refermerait pas les bras sur lui. Un soir, Christine, qui Ă©tait reçue maintenant chez Sandoz, et qui ne manquait plus un jeudi, dans l’espĂ©rance de voir s’y Ă©gayer son grand enfant malade d’artiste, prit Ă  part le maĂźtre de la maison, en le suppliant de tomber le lendemain chez eux. Et, le lendemain, Sandoz ayant justement des notes Ă  chercher pour un roman, de l’autre cĂŽtĂ© de la butte Montmartre, alla violenter Claude, l’emporta, le dĂ©baucha jusqu’à la nuit. Ce jour-lĂ , comme ils Ă©taient descendus Ă  la porte de Clignancourt, oĂč se tenait une fĂȘte perpĂ©tuelle, des chevaux de bois, des tirs, des guinguettes, ils eurent la stupeur de se trouver brusquement en face de ChaĂźne, trĂŽnant au milieu d’une vaste et riche baraque. C’était une sorte de chapelle trĂšs ornĂ©e quatre jeux de tournevire s’y alignaient, des ronds chargĂ©s de porcelaines, de verreries, de bibelots dont le vernis et les dorures luisaient dans un Ă©clair, avec des tintements d’harmonica, quand la main d’un joueur lançait le plateau, qui grinçait contre la plume ; mĂȘme un lapin vivant, le gros lot, nouĂ© de faveurs roses, valsait, tournait sans fin, ivre d’épouvante. Et ces richesses s’encadraient dans des tentures rouges, des lambrequins, des rideaux, entre lesquels, au fond de la boutique, comme au saint des saints d’un tabernacle, on voyait pendus trois tableaux, les trois chefs-d’Ɠuvre de ChaĂźne, qui le suivaient de foire en foire, d’un bout Ă  l’autre de Paris la Femme adultĂšre au centre, la copie du Mantegna Ă  gauche, le poĂȘle de Mahoudeau Ă  droite. Le soir, quand les lampes Ă  pĂ©trole flambaient, que les tournevires ronflaient et rayonnaient comme des astres, rien n’était plus beau que ces peintures, dans la pourpre saignante des Ă©toffes ; et le peuple bĂ©ant s’attroupait. Une pareille vue arracha une exclamation Ă  Claude. — Ah ! mon Dieu !
 Mais elles sont trĂšs bien, ces toiles ! elles Ă©taient faites pour ça. Le Mantegna surtout, d’une sĂ©cheresse si naĂŻve, avait l’air d’une image d’Épinal dĂ©colorĂ©e, clouĂ©e lĂ  pour le plaisir des gens simples ; tandis que le poĂȘle minutieux et de guingois, en pendant avec le Christ de pain d’épice, prenait une gaietĂ© inattendue. Mais ChaĂźne, qui venait d’apercevoir les deux amis, leur tendit la main, comme s’il les avait quittĂ©s la veille. Il Ă©tait calme, sans orgueil ni honte de sa boutique, et il n’avait pas vieilli, toujours en cuir, le nez complĂštement disparu entre les deux joues, la bouche empĂątĂ©e de silence, enfoncĂ©e dans la barbe. — Hein ? on se retrouve ! dit gaiement Sandoz. Vous savez qu’ils font rudement de l’effet, vos tableaux. — Ce farceur ! ajouta Claude, il a son petit Salon Ă  lui tout seul. C’est trĂšs malin, ça ! La face de ChaĂźne resplendit, et il lĂącha son mot — Bien sĂ»r ! Puis, dans le rĂ©veil de son orgueil d’artiste, lui dont on ne tirait guĂšre que des grognements, il prononça toute une phrase. — Ah ! bien sĂ»r que si j’avais eu de l’argent comme vous, je serais arrivĂ© comme vous, tout de mĂȘme. C’était sa conviction. Jamais il n’avait mis son talent en doute, il lĂąchait simplement la partie, parce qu’elle ne nourrissait pas son homme. Au Louvre, devant les chefs-d’Ɠuvre, il Ă©tait uniquement persuadĂ© qu’il fallait du temps. — Allez, reprit Claude redevenu sombre, n’ayez point de regrets, vous seul avez rĂ©ussi
 Ça marche, n’est-ce pas ? le commerce. Mais ChaĂźne mĂąchonna des paroles amĂšres. Non, non, rien ne marchait, pas mĂȘme les tournevires. Le peuple ne jouait plus, tout l’argent filait chez les marchands de vin. On avait beau acheter des rebuts et donner le coup de paume sur la table, pour que la plume ne s’arrĂȘtĂąt pas aux gros lots c’était Ă  peine s’il y avait dĂ©sormais de l’eau Ă  boire. Puis, comme du monde s’était approchĂ©, il s’interrompit, il cria d’une grosse voix que les deux autres ne lui connaissaient point, et qui les stupĂ©fia. — Voyez, voyez le jeu !
 À tous les coups l’on gagne ! Un ouvrier, qui avait dans ses bras une petite fille souffreteuse, aux grands yeux avides, lui fit jouer deux coups. Les plateaux grinçaient, les bibelots dansaient dans un Ă©blouissement, le lapin en vie tournait, tournait, les oreilles rabattues, si rapide, qu’il s’effaçait et n’était plus qu’un cercle blanchĂątre. Il y eut une forte Ă©motion, la fillette avait failli le gagner. Alors, aprĂšs avoir serrĂ© la main de ChaĂźne encore tremblant, les deux amis s’éloignĂšrent. — Il est heureux, dit Claude au bout d’une cinquantaine de pas, faits en silence. — Lui ! s’écria Sandoz, il croit qu’il a ratĂ© l’Institut, et il en meurt ! À quelque temps de lĂ , vers le milieu d’aoĂ»t, Sandoz imagina la distraction d’un vrai voyage, toute une partie qui devait leur prendre une journĂ©e entiĂšre. Il avait rencontrĂ© Dubuche, un Dubuche ravagĂ©, morne, qui s’était montrĂ© plaintif et affectueux, remuant le passĂ©, invitant ses deux vieux camarades Ă  dĂ©jeuner Ă  la RichaudiĂšre, oĂč il se trouvait seul pour quinze jours encore, avec ses deux enfants. Pourquoi n’irait-on pas le surprendre, puisqu’il semblait si dĂ©sireux de renouer ? Mais Sandoz rĂ©pĂ©tait en vain qu’il lui avait fait jurer d’amener Claude, celui-ci refusait obstinĂ©ment, comme s’il Ă©tait saisi de peur Ă  l’idĂ©e de revoir Bennecourt, la Seine, les Ăźles, toute cette campagne oĂč des annĂ©es heureuses Ă©taient dĂ©funtes et ensevelies. Il fallut que Christine s’en mĂȘlĂąt, et il finit par cĂ©der, plein de rĂ©pugnance. Justement, la veille du jour convenu, il avait travaillĂ© trĂšs tard Ă  son tableau, repris de fiĂšvre. Aussi, le matin, un dimanche, dĂ©vorĂ© de l’envie de peindre, s’en alla-t-il avec peine, dans une sorte d’arrachement douloureux. À quoi bon retourner lĂ -bas ? C’était mort, ça n’existait plus. Rien n’existait que Paris, et encore, dans Paris, il n’existait qu’un horizon, la pointe de la CitĂ©, cette vision qui le hantait toujours et partout, ce coin unique oĂč il laissait son cƓur. Dans le wagon, Sandoz, en le voyant nerveux, les yeux Ă  la portiĂšre, comme s’il eĂ»t quittĂ© pour des annĂ©es la ville peu Ă  peu dĂ©crue et noyĂ©e de vapeurs, s’efforça de l’occuper et lui conta ce qu’il savait de la situation vraie de Dubuche. D’abord, le pĂšre Margaillan, glorieux de son gendre mĂ©daillĂ©, l’avait promenĂ©, prĂ©sentĂ© en tous lieux, Ă  titre d’associĂ© et de successeur. En voilĂ  un qui allait mener les affaires rondement, construire moins cher et plus beau, car le gaillard avait pĂąli sur les livres ! Mais la premiĂšre idĂ©e de Dubuche fut dĂ©plorable il inventa un four Ă  briques et l’installa en Bourgogne, sur des terrains Ă  son beau-pĂšre, dans des conditions si dĂ©sastreuses, d’aprĂšs un plan si dĂ©fectueux, que la tentative se solda par une perte sĂšche de deux cent mille francs. Il se rabattit alors sur les constructions, oĂč il prĂ©tendait vouloir appliquer des vues personnelles, un ensemble trĂšs mĂ»ri, qui renouvellerait l’art de bĂątir. C’étaient les anciennes thĂ©ories qu’il tenait des camarades rĂ©volutionnaires de sa jeunesse, tout ce qu’il avait promis de rĂ©aliser quand il serait libre, mais mal digĂ©rĂ©, appliquĂ© hors de propos, avec la lourdeur du bon Ă©lĂšve sans flamme crĂ©atrice les dĂ©corations de terres cuites et de faĂŻences, les grands dĂ©gagements vitrĂ©s, surtout l’emploi du fer, les solives de fer, les escaliers de fer, les combles de fer ; et, comme ces matĂ©riaux augmentent les frais, il avait de nouveau abouti Ă  une catastrophe, d’autant plus qu’il Ă©tait un administrateur pitoyable et qu’il perdait la tĂȘte depuis sa fortune, Ă©paissi encore par l’argent, gĂątĂ©, dĂ©sorientĂ©, ne retrouvant mĂȘme pas son application au travail. Cette fois, le pĂšre Margaillan se fĂącha, lui qui, depuis trente ans, achetait les terrains, bĂątissait, revendait, en Ă©tablissant d’un coup d’Ɠil les devis des maisons de rapport tant de mĂštres de construction, Ă  tant le mĂštre, devant donner tant d’appartements, Ă  tant de loyer. Qui est-ce qui lui avait fichu un gaillard qui se trompait sur la chaux, la brique, la meuliĂšre, qui mettait du chĂȘne oĂč le sapin devait suffire, qui ne se rĂ©signait pas Ă  couper un Ă©tage, comme un pain bĂ©nit, en autant de petits carrĂ©s qu’il le fallait ! Non, non, pas de ça ! il se rĂ©voltait contre l’art, aprĂšs avoir eu l’ambition d’en introduire un peu dans sa routine, pour satisfaire un vieux tourment d’ignorant. Et, dĂšs lors, les choses allĂšrent de mal en pis, des querelles terribles Ă©clatĂšrent entre le gendre et le beau-pĂšre, l’un dĂ©daigneux, se retranchant derriĂšre sa science, l’autre criant que le dernier des manƓuvres, dĂ©cidĂ©ment, en savait beaucoup plus qu’un architecte. Les millions pĂ©riclitaient. Margaillan, un beau jour, jeta Dubuche Ă  la porte de ses bureaux, en lui dĂ©fendant d’y remettre les pieds, puisqu’il n’était pas mĂȘme bon Ă  conduire un chantier de quatre hommes. Un dĂ©sastre, une faillite lamentable, la banqueroute de l’École devant un maçon ! Claude, qui s’était mis Ă  Ă©couter, demanda — Alors, que fait-il, maintenant ? — Je ne sais pas, rien sans doute, rĂ©pondit Sandoz. Il m’a dit que la santĂ© de ses enfants l’inquiĂ©tait et qu’il les soignait. Madame Margaillan, cette femme pĂąle, en lame de couteau, Ă©tait morte phtisique ; et c’était le mal hĂ©rĂ©ditaire, la dĂ©gĂ©nĂ©rescence, car sa fille, RĂ©gine, toussait elle-mĂȘme depuis son mariage. En ce moment, elle faisait une cure aux eaux du Mont-Dore, oĂč elle n’avait point osĂ© emmener ses enfants, qui s’étaient trouvĂ©s trĂšs mal, l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, d’une saison dans cet air trop vif pour leur dĂ©bilitĂ©. Cela expliquait l’éparpillement de la famille la mĂšre lĂ -bas, avec une seule femme de chambre ; le grand-pĂšre Ă  Paris, oĂč il avait repris ses grands travaux, se battant au milieu de ses quatre cents ouvriers, accablant de son mĂ©pris les paresseux et les incapables ; et le pĂšre rĂ©fugiĂ© Ă  la RichaudiĂšre, commis Ă  la garde de sa fille et de son fils, internĂ© lĂ , dĂšs la premiĂšre lutte, ainsi qu’un invalide de la vie. Dans un instant d’expansion, Dubuche avait mĂȘme laissĂ© entendre que, sa femme ayant failli mourir Ă  ses secondes couches, et s’évanouissant d’ailleurs au moindre contact trop vif, il s’était fait un devoir de cesser tous rapports conjugaux avec elle. Pas mĂȘme cette rĂ©crĂ©ation. — Un beau mariage, dit simplement Sandoz, pour conclure. Il Ă©tait dix heures, quand les deux amis sonnĂšrent Ă  la grille de la RichaudiĂšre. La propriĂ©tĂ©, qu’ils ne connaissaient point, les Ă©merveilla une futaie superbe, un jardin français avec des rampes et des perrons qui se dĂ©roulaient royalement, trois serres immenses, surtout une cascade colossale, une folie de rocs rapportĂ©s, de ciment et de conduites d’eau, oĂč le propriĂ©taire avait englouti une fortune, par une vanitĂ© d’ancien gĂącheur de plĂątre. Et ce qui les frappa plus encore, ce fut le dĂ©sert mĂ©lancolique de ce domaine, les avenues ratissĂ©es, sans une trace de pas, les lointains vides que traversaient les rares silhouettes des jardiniers, la maison morte dont toutes les fenĂȘtres Ă©taient closes, sauf deux, entrebĂąillĂ©es Ă  peine. Pourtant, un valet de chambre, qui s’était dĂ©cidĂ© Ă  paraĂźtre, les interrogea ; et, quand il sut qu’ils venaient pour monsieur, il se montra insolent, il rĂ©pondit que monsieur Ă©tait derriĂšre la maison, au gymnase. Puis, il rentra. Sandoz et Claude suivirent une allĂ©e, dĂ©bouchĂšrent en face d’une pelouse, et ce qu’ils virent les arrĂȘta un instant. Dubuche, debout devant un trapĂšze, levait les bras, pour y maintenir son fils Gaston, un pauvre ĂȘtre malingre, qui avait, Ă  dix ans, les petits membres mous de la premiĂšre enfance ; tandis que, assise dans une voiture, la fillette, Alice, attendait son tour, venue avant terme celle-lĂ , si mal finie, qu’elle ne marchait pas encore, Ă  six ans. Le pĂšre, absorbĂ©, continua d’exercer les membres grĂȘles du petit garçon, le balança, tĂącha vainement de le faire se hausser sur les poignets ; puis, comme ce lĂ©ger effort avait suffi pour le mettre en sueur, il l’emporta et le roula dans une couverture tout cela en silence, isolĂ© sous le ciel large, d’une pitiĂ© navrĂ©e au milieu de ce beau parc. Mais, en se relevant, il aperçut les deux amis. — Comment ! c’est vous !
 Un dimanche, et sans m’avoir prĂ©venu ! Il avait eu un geste dĂ©solĂ©, il expliqua tout de suite que, le dimanche, la femme de chambre, la seule femme Ă  qui il osĂąt confier les enfants, allait Ă  Paris, et que, dĂšs lors, il lui Ă©tait impossible de quitter Alice et Gaston une minute. — Je parie que vous veniez dĂ©jeuner ? Sur un regard suppliant de Claude, Sandoz se hĂąta de rĂ©pondre — Non, non. Justement, nous ne pouvions que te serrer la main
 Claude a dĂ» se rendre dans le pays, pour des affaires. Tu sais, il a vĂ©cu Ă  Bennecourt. Et, comme je l’ai accompagnĂ©, nous avons eu l’idĂ©e de pousser jusqu’ici. Mais on nous attend, ne te dĂ©range pas. Alors, Dubuche, soulagĂ©, affecta de les retenir. Ils avaient bien une heure, que diable ! Et tous trois causĂšrent. Claude le regardait, Ă©tonnĂ© de le retrouver si vieux le visage bouffi s’était ridĂ©, d’un jaune veinĂ© de rouge, comme si la bile avait Ă©claboussĂ© la peau ; tandis que les cheveux et les moustaches grisonnaient dĂ©jĂ . En outre, le corps semblait s’ĂȘtre tassĂ©, une lassitude amĂšre appesantissait chaque geste. Les dĂ©faites de l’argent Ă©taient donc aussi lourdes que celles de l’art ? La voix, le regard, tout chez ce vaincu disait la dĂ©pendance honteuse oĂč il devait vivre, la faillite de son avenir qu’on lui jetait Ă  la face, la continuelle accusation d’avoir mis au contrat un talent qu’il n’avait point, l’argent de la famille qu’il volait aujourd’hui, ce qu’il mangeait, les vĂȘtements qu’il portait, les sous de poche qu’il lui fallait, la continuelle aumĂŽne enfin qu’on lui faisait, comme Ă  un vulgaire filou dont on ne pouvait se dĂ©barrasser. — Attendez-moi, reprit Dubuche, j’en ai encore pour cinq minutes avec l’un de mes pauvres mimis, et nous rentrons. Doucement, avec des prĂ©cautions infinies de mĂšre, il tira la petite Alice de la voiture, la souleva jusqu’au trapĂšze ; et lĂ , en bĂ©gayant des chatteries, en lui faisant risette, il l’encouragea, la laissa deux minutes accrochĂ©e, pour dĂ©velopper ses muscles ; mais il restait les bras ouverts, Ă  suivre chaque mouvement, dans la crainte de la voir se briser, si elle lĂąchait de fatigue ses frĂȘles mains de cire. Elle ne disait rien, elle avait de grands yeux pĂąles, obĂ©issante pourtant malgrĂ© sa terreur de cet exercice, d’une telle lĂ©gĂšretĂ© pitoyable, qu’elle ne tendait pas les cordes, pareille Ă  un de ces petits oiseaux Ă©tiques qui tombent des branches, sans les plier. À ce moment, Dubuche, ayant jetĂ© un coup d’Ɠil sur Gaston, s’affola, en remarquant que la couverture avait glissĂ© et que les jambes de l’enfant se trouvaient dĂ©couvertes. — Mon Dieu ! mon Dieu ! le voilĂ  qui va prendre froid, dans cette herbe ! Et moi qui ne puis bouger !
 Gaston, mon mimi ! Tous les jours, c’est la mĂȘme chose tu attends que je sois occupĂ© avec ta sƓur
 Sandoz, recouvre-le, de grĂące !
 Ah ! merci, rabats encore la couverture, n’aie pas peur ! C’était ça que son beau mariage avait fait de la chair de sa chair, c’étaient ces deux ĂȘtres inachevĂ©s, vacillants, que le moindre souffle du ciel menaçait de tuer comme des mouches. De la fortune Ă©pousĂ©e, il ne lui restait que ça, le continuel chagrin de voir son sang se gĂąter et s’endolorir, dans ce fils, dans cette fille lamentables, qui allaient pourrir sa race, tombĂ©e Ă  la dĂ©chĂ©ance derniĂšre de la scrofule et de la phtisie. Et, chez ce gros garçon Ă©goĂŻste, un pĂšre s’était rĂ©vĂ©lĂ©, admirable, un cƓur enflammĂ© d’une passion unique. Il n’avait plus que la volontĂ© de faire vivre ses enfants, il luttait heure par heure, les sauvait chaque matin, avec l’effroi de les perdre chaque soir. Maintenant, eux seuls existaient, au milieu de son existence finie, dans l’amertume des reproches insultants de son beau-pĂšre, des jours maussades et des nuits glacĂ©es que lui apportait sa triste femme ; et il s’acharnait, il achevait de les mettre au monde, par un continuel miracle de tendresse. — LĂ , mon mimi, c’est assez, n’est-ce pas ? Tu verras comme tu deviendras grande et belle ! Il replaça Alice dans la voiture, il prit Gaston, toujours enveloppĂ©, sur l’un de ses bras ; et, comme ses amis voulaient l’aider, il refusa, il se mit Ă  pousser la petite fille de sa main restĂ©e libre. — Merci, j’ai l’habitude. Ah ! les pauvres mignons, ils ne sont pas lourds
 Et puis, avec les domestiques, on n’est jamais sĂ»r. En entrant dans la maison, Sandoz et Claude revirent le valet de chambre qui s’était montrĂ© insolent ; et ils s’aperçurent que Dubuche tremblait devant lui. L’office et l’antichambre, Ă©pousant les mĂ©pris du beau-pĂšre qui payait, traitaient le mari de madame en mendiant tolĂ©rĂ© par charitĂ©. À chaque chemise qu’on lui prĂ©parait, Ă  chaque morceau de pain qu’il osait redemander, il demandait l’aumĂŽne dans le geste impoli des domestiques. — Eh bien! adieu, nous te laissons, dit Sandoz qui souffrait. — Non, non, attendez un moment
 Les enfants vont dĂ©jeuner, et je vous accompagnerai avec eux. Il faut qu’ils fassent leur promenade. Chaque journĂ©e Ă©tait ainsi rĂ©glĂ©e heure par heure. Le matin, la douche, le bain, la sĂ©ance de gymnastique, puis le dĂ©jeuner, qui Ă©tait toute une affaire, car il leur fallait une nourriture spĂ©ciale, discutĂ©e, pesĂ©e, et l’on allait jusqu’à faire tiĂ©dir leur eau rougie, de crainte qu’une goutte trop fraĂźche ne leur donnĂąt un rhume. Ce jour-lĂ , ils eurent un jaune d’Ɠuf dĂ©layĂ© dans du bouillon, et une noix de cĂŽtelette, que le pĂšre leur coupa en tout petits morceaux. Ensuite, venait la promenade, avant la sieste. Sandoz et Claude se retrouvĂšrent dehors, le long des larges avenues, avec Dubuche, qui poussait de nouveau la voiture d’Alice ; tandis que Gaston, Ă  prĂ©sent, marchait prĂšs de lui. On causa de la propriĂ©tĂ©, en se dirigeant vers la grille. Le maĂźtre jetait sur le vaste parc des yeux timides et inquiets, comme s’il ne se fĂ»t pas senti chez lui. Du reste, il ne savait rien, il ne s’occupait de rien. Il semblait avoir oubliĂ© jusqu’à son mĂ©tier d’architecte qu’on l’accusait de ne pas connaĂźtre, dĂ©voyĂ©, anĂ©anti d’oisivetĂ©. — Et tes parents, comment vont-ils ? demanda Sandoz. Une flamme ralluma les yeux Ă©teints de Dubuche. — Oh ! mes parents, ils sont heureux. Je leur ai achetĂ© une petite maison, oĂč ils mangent la rente que j’ai fait mettre au contrat
 N’est-ce pas ? maman avait assez avancĂ© pour mon instruction, il fallait bien tout rendre, comme je l’avais promis
 Ça, je peux le dire, mes parents n’ont pas de reproches Ă  m’adresser. On Ă©tait arrivĂ© Ă  la grille, on stationna quelques minutes. Enfin, il serra de son air brisĂ© les mains de ses vieux camarades ; puis, gardant un instant celle de Claude, il conclut, dans une simple constatation, oĂč il n’y avait mĂȘme pas de colĂšre — Adieu, tĂąche de t’en sortir
 Moi, j’ai ratĂ© ma vie. Et ils le virent s’en retourner, poussant Alice, soutenant les pas dĂ©jĂ  trĂ©buchants de Gaston, lui-mĂȘme avec le dos voĂ»tĂ© et la marche lourde d’un vieillard. Une heure sonnait, tous deux se hĂątĂšrent de descendre vers Bennecourt, attristĂ©s, affamĂ©s. Mais d’autres mĂ©lancolies les y attendaient, un vent meurtrier avait passĂ© lĂ  les Faucheur, le mari, la femme, le pĂšre Poirette, Ă©taient morts ; et l’auberge, tombĂ©e aux mains de cette oie de MĂ©lie, devenait rĂ©pugnante de saletĂ© et de grossiĂšretĂ©. On leur y servit un dĂ©jeuner abominable, des cheveux dans l’omelette, des cĂŽtelettes sentant le suint, au milieu de la salle grande ouverte Ă  la pestilence du trou Ă  fumier, tellement remplie de mouches, que les tables en Ă©taient noires. La chaleur de la brĂ»lante aprĂšs-midi d’aoĂ»t entrait avec la puanteur, ils n’eurent pas le courage de commander du cafĂ©, ils se sauvĂšrent. — Et toi qui cĂ©lĂ©brais les omelettes de la mĂšre Faucheur ! dit Sandoz. Une maison finie
 Nous faisons un tour, n’est-ce pas ? Claude allait refuser. Depuis le matin il n’avait qu’une hĂąte, marcher plus vite, comme si chaque pas abrĂ©geait la corvĂ©e et le ramenait vers Paris. Son cƓur, sa tĂȘte, son ĂȘtre entier Ă©tait restĂ© lĂ -bas. Il ne regardait ni Ă  droite, ni Ă  gauche, filant sans rien distinguer des champs ni des arbres, n’ayant au crĂąne que son idĂ©e fixe, dans une hallucination telle, que, par moments, la pointe de la CitĂ© lui semblait se dresser et l’appeler du milieu des vastes chaumes. Pourtant, la proposition de Sandoz Ă©veillait en lui des souvenirs ; et, une mollesse l’envahissant, il rĂ©pondit — Oui, c’est ça, allons voir. Mais, Ă  mesure qu’il avançait le long de la berge, il se rĂ©voltait de douleur. C’était Ă  peine s’il reconnaissait le pays. On avait construit un pont pour relier BonniĂšres Ă  Bennecourt un pont, grand Dieu ! Ă  la place de ce vieux bac craquant sur sa chaĂźne, et dont la note noire, coupant le courant, Ă©tait si intĂ©ressante ! En outre, le barrage Ă©tabli en aval, Ă  Port-Villez, ayant remontĂ© le niveau de la riviĂšre, la plupart des Ăźles se trouvaient submergĂ©es, les petits bras s’élargissaient. Plus de jolis coins, plus de ruelles mouvantes oĂč se perdre, un dĂ©sastre Ă  Ă©trangler tous les ingĂ©nieurs de la marine ! — Tiens ! ce bouquet de saules qui Ă©mergent encore, Ă  gauche, c’était le Barreux, l’üle oĂč nous allions causer dans l’herbe, tu te souviens ?
 Ah ! les misĂ©rables ! Sandoz, qui ne pouvait voir couper un arbre sans montrer le poing au bĂ»cheron, pĂąlissait de la mĂȘme colĂšre, exaspĂ©rĂ© qu’on se fĂ»t permis d’abĂźmer la nature. Puis, Claude, lorsqu’il s’approcha de son ancienne demeure, devint muet, les dents serrĂ©es. On avait vendu la maison Ă  des bourgeois, il y avait maintenant une grille, Ă  laquelle il colla son visage. Les rosiers Ă©taient morts, les abricotiers Ă©taient morts, le jardin trĂšs propre, avec ses petites allĂ©es, ses carrĂ©s de fleurs et de lĂ©gumes entourĂ©s de buis, se reflĂ©tait dans une grosse boule de verre Ă©tamĂ©, posĂ©e sur un pied, au beau milieu ; et la maison, badigeonnĂ©e Ă  neuf, peinturlurĂ©e aux angles et aux encadrements en fausses pierres de taille, avait un endimanchement gauche de rustre parvenu, qui enragea le peintre. Non, non, il ne restait lĂ  rien de lui, rien de Christine, rien de leur grand amour de jeunesse ! Il voulut voir encore, il monta derriĂšre l’habitation, chercha le petit bois de chĂȘnes, ce trou de verdure oĂč ils avaient laissĂ© le vivant frisson de leur premiĂšre Ă©treinte ; mais le petit bois Ă©tait mort, mort avec le reste, abattu, vendu, brĂ»lĂ©. Alors, il eut un geste de malĂ©diction, il jeta son chagrin Ă  toute cette campagne, si changĂ©e, oĂč il ne retrouvait pas un vestige de leur existence. Quelques annĂ©es suffisaient donc pour effacer la place oĂč l’on avait travaillĂ©, joui et souffert ? À quoi bon cette agitation vaine, si le vent, derriĂšre l’homme qui marche, balaye et emporte la trace de ses pas ? Il l’avait bien senti qu’il n’aurait point dĂ» revenir, car le passĂ© n’était que le cimetiĂšre de nos illusions, on s’y brisait les pieds contre des tombes. — Allons-nous-en ! cria-t-il, allons-nous-en vite ! C’est stupide, de se crever ainsi le cƓur ! Sur le nouveau pont, Sandoz tenta de le calmer, en lui faisant voir un motif qui n’existait pas autrefois, la coulĂ©e de la Seine Ă©largie, roulant Ă  pleins bords, dans une lenteur superbe. Mais cette eau n’intĂ©ressait plus Claude. Il fit une seule rĂ©flexion c’était la mĂȘme eau qui, en traversant Paris, avait ruisselĂ© contre les vieux quais de la CitĂ© ; et elle le toucha dĂšs lors, il se pencha un instant, il crut y apercevoir des reflets glorieux, les tours de Notre-Dame et l’aiguille de la Sainte-Chapelle que le courant emportait Ă  la mer. Les deux amis manquĂšrent le train de trois heures. Ce fut un supplice que de passer deux grandes heures encore, dans ce pays si lourd Ă  leurs Ă©paules. Heureusement, ils avaient prĂ©venu chez eux qu’ils rentreraient par un train de nuit, si on les retenait, Aussi rĂ©solurent-ils de dĂźner en garçons, dans un restaurant de la place du Havre, pour tĂącher de se remettre, en causant au dessert, comme jadis. Huit heures allaient sonner lorsqu’ils s’attablĂšrent. Claude, au sortir de la gare, les pieds sur le pavĂ© de Paris, avait cessĂ© de s’agiter nerveusement, en homme qui se retrouvait enfin chez lui. Et il Ă©coutait, de l’air froid et absorbĂ© qu’il gardait maintenant, les paroles bavardes dont Sandoz essayait de l’égayer. Celui-ci le traitait comme une maĂźtresse qu’il aurait voulu Ă©tourdir des plats fins et Ă©picĂ©s, des vins qui grisent. Mais la gaietĂ© restait rebelle, Sandoz lui-mĂȘme finit par s’assombrir. Cette campagne ingrate, ce Bennecourt tant chĂ©ri et oublieux, dans lequel ils n’avaient pas rencontrĂ© une pierre qui eĂ»t conservĂ© leur souvenir, Ă©branlait en lui tous ses espoirs d’immortalitĂ©. Si les choses, qui ont l’éternitĂ©, oubliaient si vite, est-ce qu’on pouvait compter une heure sur la mĂ©moire des hommes ? — Vois-tu, mon vieux, c’est ce qui me donne des sueurs froides, parfois
 As-tu jamais songĂ© Ă  cela, toi, que la postĂ©ritĂ© n’est peut-ĂȘtre pas l’impeccable justiciĂšre que nous rĂȘvons ? On se console d’ĂȘtre injuriĂ©, d’ĂȘtre niĂ©, on compte sur l’équitĂ© des siĂšcles Ă  venir, on est comme le fidĂšle qui supporte l’abomination de cette terre, dans la ferme croyance Ă  une autre vie, oĂč chacun sera traitĂ© selon ses mĂ©rites. Et s’il n’y avait pas plus de paradis pour l’artiste que pour le catholique, si les gĂ©nĂ©rations futures se trompaient comme les contemporains, continuaient le malentendu, prĂ©fĂ©raient aux Ɠuvres fortes les petites bĂȘtises aimables !
 Ah ! quelle duperie, hein ? quelle existence de forçat, clouĂ© au travail, pour une chimĂšre !
 Remarque que c’est bien possible, aprĂšs tout. Il y a des admirations consacrĂ©es dont je ne donnerais pas deux liards. Par exemple, l’enseignement classique a tout dĂ©formĂ©, nous a imposĂ© comme gĂ©nies des gaillards corrects et faciles, auxquels on peut prĂ©fĂ©rer les tempĂ©raments libres, de production inĂ©gale, connus des seuls lettrĂ©s. L’immortalitĂ© ne serait donc qu’à la moyenne bourgeoisie, Ă  ceux qu’on nous entre violemment dans le crĂąne, quand nous n’avons pas encore la force de nous dĂ©fendre
 Non, non, il ne faut pas se dire ces choses, j’en frissonne, moi ! Est-ce que je garderais le courage de ma besogne, est-ce que je resterais debout sous les huĂ©es, si je n’avais plus l’illusion consolante que je serai aimĂ© un jour ! Claude l’avait Ă©coutĂ©, de son air d’accablement. Puis, il eut un geste d’amĂšre indiffĂ©rence. — Bah ! qu’est-ce que ça fiche ? il n’y a rien
 Nous sommes plus fous encore que les imbĂ©ciles qui se tuent pour une femme. Quand la terre claquera dans l’espace comme une noix sĂšche, nos Ɠuvres n’ajouteront pas un atome Ă  sa poussiĂšre. — Ça, c’est bien vrai, conclut Sandoz trĂšs pĂąle. À quoi bon vouloir combler le nĂ©ant ?
 Et dire que nous le savons, et que notre orgueil s’acharne ! Ils quittĂšrent le restaurant, vaguĂšrent dans les rues, s’échouĂšrent de nouveau au fond d’un cafĂ©. Ils philosophaient, ils en Ă©taient venus aux souvenirs de leur enfance, ce qui achevait de leur noyer le cƓur de tristesse. Une heure du matin sonnait, quand ils se dĂ©cidĂšrent Ă  rentrer chez eux. Mais Sandoz parla d’accompagner Claude jusqu’à la rue Tourlaque. La nuit d’aoĂ»t Ă©tait superbe, chaude, criblĂ©e d’étoiles. Et, comme ils faisaient un dĂ©tour, remontant par le quartier de l’Europe, ils passĂšrent devant l’ancien cafĂ© Baudequin, sur le boulevard des Batignolles. Le propriĂ©taire avait changĂ© trois fois ; la salle n’était plus la mĂȘme, repeinte, disposĂ©e autrement, avec deux billards Ă  droite ; et les couches de consommateurs s’y Ă©taient succĂ©dĂ©, les unes recouvrant les autres, si bien que les anciennes avaient disparu comme des peuples ensevelis. Pourtant la curiositĂ©, l’émotion de toutes les choses mortes qu’ils venaient de remuer ensemble, leur firent traverser le boulevard, pour jeter un coup d’Ɠil dans le cafĂ©, par la porte grande ouverte. Ils voulaient revoir leur table d’autrefois, au fond, Ă  gauche. — Oh ! regarde ! dit Sandoz, stupĂ©fait. — GagniĂšre ! murmura Claude. C’était GagniĂšre, en effet, tout seul Ă  cette table, au fond de la salle vide. Il avait dĂ» venir de Melun pour un de ces concerts du dimanche, dont il se donnait la dĂ©bauche ; puis, le soir, perdu dans Paris, il Ă©tait montĂ© au cafĂ© Baudequin, par une vieille habitude des jambes. Pas un des camarades n’y remettait les pieds, et lui, tĂ©moin d’un autre Ăąge, s’y entĂȘtait, solitaire. Il n’avait pas encore touchĂ© Ă  sa chope, il la regardait, si pensif, que les garçons commençaient Ă  mettre les chaises sur les tables pour le balayage du lendemain, sans qu’il bougeĂąt. Les deux amis hĂątĂšrent le pas, inquiets de cette figure vague, pris de la terreur enfantine des revenants. Et ils se sĂ©parĂšrent rue Tourlaque. — Ah ! ce triste Dubuche ! dit Sandoz en serrant la main de Claude, c’est lui qui nous a gĂątĂ© notre journĂ©e. DĂšs novembre, lorsque tous les vieux amis furent rentrĂ©s, Sandoz songea Ă  les rĂ©unir dans un de ses dĂźners du jeudi, comme il en avait gardĂ© la coutume. C’était toujours la meilleure de ses joies la vente de ses livres augmentait, le faisait riche ; l’appartement de la rue de Londres prenait un grand luxe, Ă  cĂŽtĂ© de la petite maison bourgeoise des Batignolles ; et lui restait immuable, En outre, cette fois, il complotait, dans sa bonhomie, de donner Ă  Claude une distraction certaine, par une de leurs chĂšres soirĂ©es de jeunesse. Aussi veilla-t-il aux invitations Claude et Christine naturellement ; Jory et sa femme, qu’il avait fallu recevoir depuis le mariage ; puis, Dubuche qui venait toujours seul ; Fagerolles, Mahoudeau, GagniĂšre enfin. On serait dix, et rien que des camarades de l’ancienne bande, pas un gĂȘneur, pour que la bonne entente et la gaietĂ© fussent complĂštes. Henriette, plus mĂ©fiante, hĂ©sita, lorsqu’ils arrĂȘtĂšrent cette liste de convives. — Oh ! Fagerolles ? Tu crois, Fagerolles avec les autres ? Ils ne l’aiment guĂšre
 Et Claude non plus d’ailleurs, j’ai cru remarquer un froid. Mais il l’interrompit, ne voulant pas en convenir. — Comment ! un froid ?
 C’est drĂŽle, les femmes ne peuvent comprendre qu’on se plaisante. Au fond, ça n’empĂȘche pas d’avoir le cƓur solide. Ce jeudi-lĂ , Henriette voulut soigner le menu. Elle avait maintenant tout un petit personnel Ă  diriger, une cuisiniĂšre, un valet de chambre ; et, si elle ne faisait plus des plats elle-mĂȘme, elle continuait Ă  tenir la maison sur un pied de chĂšre trĂšs dĂ©licate, par tendresse pour son mari, dont la gourmandise Ă©tait le seul vice. Elle accompagna la cuisiniĂšre Ă  la halle, passa en personne chez les fournisseurs. Le mĂ©nage avait le goĂ»t des curiositĂ©s gastronomiques, venues des quatre coins du monde. Cette fois, on se dĂ©cida pour un potage queue de bƓuf, des rougets de roche grillĂ©s, un filet aux cĂšpes, des raviolis Ă  l’italienne, des gelinottes de Russie, et une salade de truffes, sans compter du caviar et des kilkis en hors-d’Ɠuvre, une glace pralinĂ©e, un petit fromage hongrois couleur d’émeraude, des fruits, des pĂątisseries. Comme vin, simplement, du vieux bordeaux dans les carafes, du chambertin au rĂŽti, et un vin mousseux de la Moselle au dessert, en remplacement du vin de champagne, jugĂ© banal. DĂšs sept heures, Sandoz et Henriette attendirent leurs convives, lui en simple jaquette, elle trĂšs Ă©lĂ©gante dans une robe de satin noir tout unie. On venait chez eux en redingote, librement. Le salon, qu’ils achevaient d’installer, s’encombrait de vieux meubles, de vieilles tapisseries, de bibelots de tous les peuples et de tous les siĂšcles, un flot montant, dĂ©bordant Ă  cette heure, qui avait commencĂ© aux Batignolles par le vieux pot de Rouen, qu’elle lui avait donnĂ© un jour de fĂȘte. Ils couraient ensemble les brocanteurs, ils avaient une rage joyeuse d’acheter ; et lui contentait lĂ  d’anciens dĂ©sirs de jeunesse, des ambitions romantiques, nĂ©es jadis de ses premiĂšres lectures ; si bien que cet Ă©crivain, si farouchement moderne, se logeait dans le moyen Ăąge vermoulu qu’il rĂȘvait d’habiter Ă  quinze ans. Comme excuse, il disait en riant que les beaux meubles d’aujourd’hui coĂ»taient trop cher, tandis qu’on arrivait tout de suite Ă  de l’allure et Ă  de la couleur, avec des vieilleries, mĂȘme communes. Il n’avait rien du collectionneur, il Ă©tait tout pour le dĂ©cor, pour les grands effets d’ensemble ; et le salon, Ă  la vĂ©ritĂ©, Ă©clairĂ© par deux lampes de vieux Delft, prenait des tons fanĂ©s trĂšs doux et trĂšs chauds, les ors Ă©teints des dalmatiques rĂ©appliquĂ©s sur les siĂšges, les incrustations jaunies des cabinets italiens et des vitrines hollandaises, les teintes fondues des portiĂšres orientales, les cent petites notes des ivoires, des faĂŻences, des Ă©maux, pĂąlis par l’ñge et se dĂ©tachant contre la tenture neutre de la piĂšce, d’un rouge sombre. Claude et Christine arrivĂšrent les premiers. Cette derniĂšre avait mis son unique robe de soie noire, une robe usĂ©e, finie, qu’elle entretenait avec des soins extrĂȘmes, pour les occasions semblables. Tout de suite, Henriette lui prit les deux mains, en l’attirant sur un canapĂ©. Elle l’aimait beaucoup, elle la questionna, en la voyant singuliĂšre, les yeux inquiets dans sa pĂąleur touchante. Qu’avait-elle donc ? souffrait-elle ? Non, non, elle rĂ©pondit qu’elle Ă©tait trĂšs gaie, trĂšs heureuse de venir ; et ses regards, Ă  chaque minute, allaient vers Claude, comme pour l’étudier, puis se dĂ©tournaient. Lui, paraissait excitĂ©, d’une fiĂšvre de paroles et de gestes qu’il n’avait pas montrĂ©e depuis plusieurs mois. Seulement, par instants, cette agitation tombait, il demeurait silencieux, les yeux larges et perdus, fixĂ©s lĂ -bas, au loin dans le vide, sur quelque chose qui semblait l’appeler. — Ah ! mon vieux, dit-il Ă  Sandoz, j’ai achevĂ© ton bouquin cette nuit. C’est rudement fort, tu leur as clouĂ© le bec, cette fois. Tous deux causĂšrent devant la cheminĂ©e, oĂč des bĂ»ches flambaient. L’écrivain, en effet, venait de publier un nouveau roman ; et, bien que la critique ne dĂ©sarmĂąt pas, il se faisait enfin, autour de ce dernier, cette rumeur du succĂšs qui consacre un homme, sous les attaques persistantes de ses adversaires. D’ailleurs, il n’avait aucune illusion, il savait bien que la bataille, mĂȘme gagnĂ©e, recommencerait Ă  chacun de ses livres. Le grand travail de sa vie avançait, cette sĂ©rie de romans, ces volumes qu’il lançait coup sur coup, d’une main obstinĂ©e et rĂ©guliĂšre, marchant au but qu’il s’était donnĂ©, sans se laisser vaincre par rien, obstacles, injures, fatigues. — C’est vrai, rĂ©pondit-il gaiement, ils faiblissent cette fois ? Il y en a mĂȘme un qui a fait la fĂącheuse concession de reconnaĂźtre que je suis un honnĂȘte homme. VoilĂ  comment tout dĂ©gĂ©nĂšre !
 Mais, va ! ils se rattraperont. J’en sais dont le crĂąne est trop diffĂ©rent du mien, pour qu’ils acceptent jamais ma formule littĂ©raire, mes audaces de langue, mes bonshommes physiologiques, Ă©voluant sous l’influence des milieux ; et je parle des confrĂšres qui se respectent, je laisse de cĂŽtĂ© les imbĂ©ciles et les gredins
 Le mieux, vois-tu, pour travailler gaillardement, c’est de n’attendre ni bonne foi ni justice. Il faut mourir pour avoir raison. Les yeux de Claude s’étaient brusquement dirigĂ©s vers un coin du salon, trouant le mur, allant lĂ -bas, oĂč quelque chose l’avait appelĂ©. Puis, il se troublĂšrent, ils revinrent, tandis qu’il disait — Bah ! tu parles pour toi. Si je crevais, moi, j’aurais tort
 N’importe, ton bouquin m’a fichu une sacrĂ©e fiĂšvre. J’ai voulu peindre aujourd’hui, impossible ! Ah ! ça va bien que je ne puisse pas ĂȘtre jaloux de toi, autrement tu me rendrais trop malheureux. Mais la porte s’était ouverte, et Mathilde entra, suivie de Jory. Elle avait une toilette riche, une tunique de velours capucine, sur une jupe de satin paille, avec des brillants aux oreilles et un gros bouquet de roses au corsage. Et ce qui Ă©tonnait Claude, c’était qu’il ne la reconnaissait pas, devenue trĂšs grasse, ronde et blonde, de maigre et brĂ»lĂ©e qu’elle Ă©tait. Sa laideur inquiĂ©tante de fille se fondait dans une enflure bourgeoise de la face, sa bouche aux trous noirs montrait maintenant des dents trop blanches, quand elle voulait bien sourire, d’un retroussement dĂ©daigneux des lĂšvres. On la sentait respectable avec exagĂ©ration, ses quarante-cinq ans lui donnaient du poids, Ă  cĂŽtĂ© de son mari plus jeune, qui semblait ĂȘtre son neveu. La seule chose qu’elle gardait Ă©tait une violence de parfums, elle se noyait des essences les plus fortes, comme si elle eĂ»t tentĂ© d’arracher de sa peau les senteurs d’aromates dont l’herboristerie l’avait imprĂ©gnĂ©e ; mais l’amertume de la rhubarbe, l’ñpretĂ© du sureau, la flamme de la menthe poivrĂ©e persistaient ; et le salon, dĂšs qu’elle le traversa, s’emplit d’une odeur indĂ©finissable de pharmacie, corrigĂ©e d’une pointe aiguĂ« de musc. Henriette, qui s’était levĂ©e, la fit asseoir en face de Christine. — Vous vous connaissez, n’est-ce pas ? Vous vous ĂȘtes dĂ©jĂ  rencontrĂ©es ici. Mathilde eut un regard froid sur la toilette modeste de cette femme, qui, disait-on, avait vĂ©cu longtemps avec un homme, avant d’ĂȘtre mariĂ©e. Elle Ă©tait d’une rigiditĂ© excessive sur ce point, depuis que la tolĂ©rance du monde littĂ©raire et artistique l’avait fait admettre elle-mĂȘme dans quelques salons. D’ailleurs, Henriette, qui l’exĂ©crait, reprit sa conversation avec Christine, aprĂšs les strictes politesses d’usage. Jory avait serrĂ© les mains de Claude et de Sandoz. Et, debout avec eux, devant la cheminĂ©e, il s’excusait, auprĂšs de ce dernier, d’un article paru le matin mĂȘme dans sa revue, qui maltraitait le roman de l’écrivain. — Mon cher, tu le sais, on n’est jamais le maĂźtre chez soi
 Je devrais tout faire, mais j’ai si peu de temps ! Imagine-toi que je ne l’avais mĂȘme pas lu, cet article, me fiant Ă  ce qu’on m’en avait dit. Aussi tu comprends ma colĂšre, quand je l’ai parcouru tout Ă  l’heure
 Je suis dĂ©solĂ©, dĂ©solé  — Laisse donc, c’est dans l’ordre, rĂ©pondit tranquillement Sandoz. Maintenant que mes ennemis se mettent Ă  me louer, il faut bien que ce soient mes amis qui m’attaquent. De nouveau, la porte s’entre-bĂąilla, et GagniĂšre se glissa doucement, de son air vague d’ombre falotte. Il arrivait droit de Melun, et tout seul, car il ne montrait sa femme Ă  personne. Quand il venait dĂźner ainsi, il gardait Ă  ses souliers la poussiĂšre de la province, qu’il remportait le soir mĂȘme, en reprenant un train de nuit. Du reste, il ne changeait pas, l’ñge semblait le rajeunir, il blondissait en vieillissant. — Tiens ! mais GagniĂšre est lĂ  ! s’écria Sandoz. Alors, comme GagniĂšre se dĂ©cidait Ă  saluer les dames, Mahoudeau fit son entrĂ©e. Lui, avait blanchi dĂ©jĂ , avec sa face creusĂ©e et farouche, oĂč vacillaient des yeux d’enfance. Il portait encore un pantalon trop court, une redingote qui plissait dans le dos, malgrĂ© l’argent qu’il gagnait Ă  prĂ©sent ; car le marchand de bronzes, pour lequel il travaillait, avait lancĂ© de lui des statuettes charmantes, que l’on commençait Ă  voir sur les cheminĂ©es et les consoles bourgeoises. Sandoz et Claude s’étaient tournĂ©s, curieux d’assister Ă  cette rencontre de Mahoudeau avec Mathilde et Jory. Mais la chose se passa trĂšs simplement. Le sculpteur s’inclinait devant elle, respectueux, lorsque le mari, de son air d’inconscience sereine, crut devoir la lui prĂ©senter, pour la vingtiĂšme fois peut-ĂȘtre. — Eh ! c’est ma femme, camarade ! Serrez-vous donc la main ! Alors, trĂšs graves, en gens du monde que l’on force Ă  une familiaritĂ© un peu prompte, Mathilde et Mahoudeau se serrĂšrent la main. Seulement, dĂšs que celui-ci se fut dĂ©barrassĂ© de la corvĂ©e, et qu’il eut retrouvĂ© GagniĂšre dans un coin du salon, tous deux se mirent Ă  ricaner et Ă  se rappeler en mots terribles les abominations d’autrefois. Hein ? elle avait des dents aujourd’hui, elle qui jadis ne pouvait pas mordre, heureusement ! On attendait Dubuche, car il avait formellement promis de venir. — Oui, expliqua tout haut Henriette, nous ne serons que neuf. Fagerolles nous a Ă©crit ce matin, pour s’excuser un dĂźner officiel, oĂč il a Ă©tĂ© brusquement forcĂ© de paraĂźtre
 Il s’échappera et nous rejoindra vers onze heures. Mais, Ă  ce moment, on apporta une dĂ©pĂȘche. C’était Dubuche qui tĂ©lĂ©graphiait Impossible de bouger. Toux inquiĂ©tante d’Alice. » — Eh bien ! nous ne serons que huit, reprit Henriette, avec la rĂ©signation chagrine d’une maĂźtresse de maison qui voit s’émietter ses convives. Et, le domestique ayant ouvert la porte de la salle Ă  manger en annonçant que madame Ă©tait servie, elle ajouta — Nous y sommes tous
 Offrez-moi votre bras, Claude. Sandoz avait pris celui de Mathilde, Jory se chargea de Christine, tandis que Mahoudeau et GagniĂšre suivaient, en continuant de plaisanter crĂ»ment ce qu’ils appelaient le rembourrage de la belle herboriste. La salle Ă  manger oĂč l’on entra, trĂšs grande, Ă©tait d’une vive gaietĂ© de lumiĂšre, au sortir de la clartĂ© discrĂšte du salon. Les murs, couverts de vieilles faĂŻences, avaient des tons amusants d’imagerie d’Épinal. Deux dressoirs, l’un de verrerie, l’autre d’argenterie, Ă©tincelaient comme des vitrines de joyaux. Et la table surtout braisillait au milieu, en chapelle ardente, sous la suspension garnie de bougies, avec la blancheur de sa nappe, qui dĂ©tachait la belle ordonnance du couvert, les assiettes peintes, les verres taillĂ©s, les carafes blanches et rouges, les hors-d'Ɠuvre symĂ©triques, rangĂ©s autour du bouquet central, une corbeille de roses pourpres. On s’asseyait, Henriette entre Claude et Mahoudeau, Sandoz ayant Ă  ses cĂŽtĂ©s Mathilde et Christine, Jory et GagniĂšre aux deux bouts, et le domestique achevait Ă  peine de servir le potage, lorsque madame Jory lĂącha une phrase malheureuse. Voulant ĂȘtre aimable, n’ayant pas entendu les excuses de son mari, elle dit au maĂźtre de la maison — Eh bien! vous avez Ă©tĂ© content de l’article de ce matin, Édouard en a revu lui-mĂȘme les Ă©preuves avec tant de soin ! Du coup, Jory se troubla, bĂ©gaya — Mais non ! mais non ! Il est trĂšs mauvais, cet article, tu sais bien qu’il a passĂ© pendant mon absence, l’autre soir. Au silence gĂȘnĂ© qui s’était fait, elle comprit sa faute. Mais elle aggrava la situation, elle lui jeta un regard aigu, en rĂ©pondant trĂšs haut, pour l’accabler et se mettre Ă  part — Encore un de tes mensonges ! Je rĂ©pĂšte ce que tu m’as dit
 Tu entends, je ne veux pas que tu me rendes ridicule ! Cela glaça le commencement du dĂźner. Vainement, Henriette recommanda les kilkis, seule Christine les trouva trĂšs bons. Sandoz, que l’embarras de Jory rĂ©crĂ©ait, lui rappela joyeusement, quand les rougets grillĂ©s parurent, un dĂ©jeuner qu’ils avaient fait ensemble Ă  Marseille, autrefois. Ah ! Marseille, la seule ville oĂč l’on mange ! Claude, absorbĂ© depuis un instant, sembla sortir d’un rĂȘve, pour demander, sans transition — Est-ce que c’est dĂ©cidĂ© ? est-ce qu’ils ont choisi les artistes, pour les nouvelles dĂ©corations de l’HĂŽtel-de-Ville ? — Non, dit Mahoudeau, ça va se faire
 Moi, je n’aurai rien, je ne connais personne
 Fagerolles lui-mĂȘme est trĂšs inquiet. S’il n’est point ici ce soir, c’est que ça ne marche pas tout seul
 Ah ! il a mangĂ© son pain blanc, ça se gĂąte, ça craque, leur peinture Ă  millions ! Il eut un rire de rancune enfin satisfaite, et GagniĂšre, Ă  l’autre bout de la table, laissa entendre le mĂȘme ricanement. Alors, ils se soulagĂšrent en paroles mauvaises, ils se rĂ©jouirent de la dĂ©bĂącle qui consternait le monde des jeunes maĂźtres. C’était fatal, les temps prĂ©dits arrivaient, la hausse exagĂ©rĂ©e sur les tableaux aboutissait Ă  une catastrophe. Depuis que la panique s’était mise chez les amateurs, pris de l’affolement des gens de Bourse, sous le vent de la baisse, les prix s’effondraient de jour en jour, on ne vendait plus rien. Et il fallait voir le fameux Naudet au milieu de la dĂ©route ! Il avait tenu bon d’abord, il avait inventĂ© le coup de l’AmĂ©ricain, le tableau unique cachĂ© au fond d’une galerie, solitaire comme un dieu, le tableau dont il ne voulait mĂȘme pas dire le prix, avec la certitude mĂ©prisante de ne pouvoir trouver un homme assez riche, et qu’il vendait enfin deux ou trois cent mille francs Ă  un marchand de porcs de New-York, glorieux d’emporter la toile la plus chĂšre de l’annĂ©e. Mais ces coups-lĂ  ne se recommençaient pas, et Naudet, dont les dĂ©penses avaient grandi avec les gains, entraĂźnĂ© et englouti dans le mouvement fou qui Ă©tait son Ɠuvre, entendait maintenant crouler sous lui son hĂŽtel royal, qu’il devait dĂ©fendre contre l’assaut des huissiers. — Mahoudeau, vous ne reprenez pas des cĂšpes, interrompit obligeamment Henriette. Le domestique prĂ©sentait le filet, on mangeait, on vidait les carafes de vin ; mais l’aigreur Ă©tait telle, que les bonnes choses passaient sans ĂȘtre goĂ»tĂ©es, ce qui dĂ©solait la maĂźtresse et le maĂźtre de la maison. — Hein ? des cĂšpes ? finit par rĂ©pĂ©ter le sculpteur. Non, merci. Et il continua. — Le drĂŽle, c’est que Naudet poursuit Fagerolles. Parfaitement ! il est en train de le faire saisir
 Ah ! ce que je rigole, moi ! Nous allons en voir, un nettoyage, avenue de Villiers, chez tous ces petits peintres Ă  hĂŽtel. La bĂątisse sera pour rien, au printemps
 Donc, Naudet, qui avait forcĂ© Fagerolles Ă  bĂątir, et qui l’avait meublĂ© comme une catin, a voulu reprendre ses bibelots et ses tentures. Mais l’autre a empruntĂ© dessus, paraĂźt-il
 Vous voyez l’histoire le marchand l’accuse d’avoir gĂąchĂ© son affaire en exposant, par une vanitĂ© d’étourdi ; le peintre rĂ©pond qu’il entend ne plus ĂȘtre volĂ© ; et ils vont se manger, j’espĂšre bien ! La voix de GagniĂšre s’éleva, une voix inexorable et douce de rĂȘveur Ă©veillĂ©. — RasĂ©, Fagerolles !
 D’ailleurs, il n’a jamais eu de succĂšs. On se rĂ©cria. Et sa vente annuelle de cent mille francs, et ses mĂ©dailles, et sa croix ? Mais lui, obstinĂ©, souriait d’un air mystĂ©rieux, comme si les faits ne pouvaient rien contre sa conviction de l’au-delĂ . Il hochait la tĂȘte, plein de dĂ©dain. — Laissez-moi donc tranquille ! Jamais il n’a su ce que c’était qu’une valeur. Jory allait dĂ©fendre le talent de Fagerolles, qu’il regardait comme son Ɠuvre, lorsque Henriette leur demanda un peu de recueillement pour les raviolis. Il y eut une courte dĂ©tente, au milieu du bruit cristallin des verres et du lĂ©ger cliquetis des fourchettes. La table, dont la belle symĂ©trie se dĂ©bandait dĂ©jĂ , semblait s’ĂȘtre allumĂ©e davantage, au feu Ăąpre de la querelle. Et Sandoz, gagnĂ© d’une inquiĂ©tude, s’étonnait qu’avaient-ils donc Ă  l’attaquer si durement ? n’avait-on pas dĂ©butĂ© ensemble, ne devait-on pas arriver dans la mĂȘme victoire ? Un malaise, pour la premiĂšre fois, troublait son rĂȘve d’éternitĂ©, cette joie de ses jeudis qu’il voyait se succĂ©der, tous pareils, tous heureux, jusqu’aux derniers jours lointains de l’ñge. Mais ce ne fut encore qu’un frisson Ă  fleur de peau. Il dit en riant — Claude, mĂ©nage-toi, voici les gelinottes
 Eh ! Claude, oĂč es-tu ? Depuis qu’on se taisait, Claude Ă©tait retournĂ© dans son rĂȘve, les regards perdus, reprenant des raviolis, sans savoir ; et Christine, qui ne disait rien, triste et charmante, ne le quittait pas des yeux. Il eut un sursaut, il choisit une cuisse parmi les morceaux de gelinottes, qu’on servait, et dont le fumet violent emplissait la piĂšce d’une odeur de rĂ©sine. — Hein ! sentez-vous ça ? cria Sandoz, amusĂ©. On croirait qu’on avale toutes les forĂȘts de la Russie. Mais Claude revint Ă  sa prĂ©occupation. — Alors, vous dites que Fagerolles aura la salle du Conseil municipal ? Et cette parole suffit, Mahoudeau et GagniĂšre, remis sur la piste, repartirent. Ah ! un joli badigeonnage Ă  l’eau claire, si on la lui donnait, cette salle ; et il faisait assez de vilenies pour l’avoir. Lui, qui, autrefois, affectait de cracher sur les commandes, en grand artiste dĂ©bordĂ© par les amateurs, il assiĂ©geait l’administration de ses bassesses, depuis que sa peinture ne se vendait plus. Connaissait-on quelque chose d’aussi plat qu’un peintre devant un fonctionnaire, et les courbettes, et les concessions, et les lĂąchetĂ©s ? une honte, une Ă©cole de domesticitĂ©, que cette dĂ©pendance de l’art, sous le bon vouloir imbĂ©cile d’un ministre ! Ainsi, Fagerolles, pour sĂ»r, Ă  ce dĂźner officiel, Ă©tait en train de lĂ©cher consciencieusement les bottes de quelque chef de bureau, quelque crĂ©tin Ă  empailler ! — Mon Dieu ! dit Jory, il fait ses affaires, et il a raison
 Ce n’est pas vous qui paierez ses dettes. — Des dettes, est-ce que j’en ai, moi qui ai crevĂ© la faim ? rĂ©pondit Mahoudeau d’un ton rogue. Est-ce qu’on se fait bĂątir un palais, est-ce qu’on a des maĂźtresses comme cette Irma, qui le ruine ? GagniĂšre, de nouveau, l’interrompit, de son Ă©trange voix d’oracle, lointaine et fĂȘlĂ©e. — Irma, mais c’est elle qui le paie ! On se fĂąchait, on plaisantait, le nom d’Irma volait par-dessus la table, lorsque Mathilde, rĂ©servĂ©e et muette jusque-lĂ , par une affectation de bon genre, s’indigna vivement, avec des gestes effarĂ©s, une bouche prude de dĂ©vote qu’on violente. — Oh ! messieurs, oh ! messieurs
 Devant nous, cette fille
 Pas cette fille, de grĂące ! DĂšs lors, Henriette et Sandoz, consternĂ©s, assistĂšrent Ă  la dĂ©route de leur menu. La salade de truffes, la glace, le dessert, tout fut avalĂ© sans joie, dans la colĂšre montante de la querelle ; et le chambertin, et le vin de la Moselle, passĂšrent comme de l’eau pure. Vainement, elle souriait, tandis que lui, bonhomme, s’efforçait de les calmer, en faisant la part des infirmitĂ©s humaines. Pas un ne lĂąchait prise, un mot les rejetait les uns sur les autres, acharnĂ©s. Ce n’était plus l’ennui vague, la satiĂ©tĂ© somnolente qui attristait parfois les anciennes rĂ©unions ; c’était maintenant de la fĂ©rocitĂ© dans la lutte, un besoin de se dĂ©truire. Les bougies de la suspension brĂ»laient trĂšs hautes, les faĂŻences des murs Ă©panouissaient leurs fleurs peintes, la table semblait s’ĂȘtre incendiĂ©e, avec la dĂ©bĂącle de son couvert, sa violence de causerie, ce saccage qui les enfiĂ©vrait lĂ , depuis deux heures. Et Claude, au milieu du bruit, dit enfin, lorsque Henriette se dĂ©cida Ă  se lever, pour les faire taire — Ah ! l’HĂŽtel-de-Ville, si je l’avais, moi, et si je pouvais !
 C’était mon rĂȘve, les murs de Paris Ă  couvrir ! On retourna au salon, dont le petit lustre et les appliques venaient d’ĂȘtre allumĂ©s. On y eut presque froid, en comparaison de l’étuve d’oĂč l’on sortait ; et le cafĂ© calma un instant les convives. Personne, du reste, n’était attendu, en dehors de Fagerolles. C’était un salon trĂšs fermĂ©, le mĂ©nage n’y racolait pas des clients littĂ©raires, n’y muselait pas la presse Ă  coups d’invitations. La femme exĂ©crait le monde, le mari disait en riant qu’il lui fallait dix ans pour aimer quelqu’un, et l’aimer toujours. N’était-ce pas le bonheur, irrĂ©alisable ? quelques amitiĂ©s solides, un coin d’affection familiale. On n’y faisait jamais de musique, et jamais on n’y avait lu une page de littĂ©rature. Ce jeudi-lĂ , la soirĂ©e parut longue, dans la sourde irritation qui persistait. Les dames, devant le feu mourant, s’étaient mises Ă  causer ; et, comme le domestique, aprĂšs avoir ĂŽtĂ© le couvert, rouvrait la salle voisine, elles restĂšrent seules, les hommes allĂšrent y fumer, en buvant de la biĂšre. Sandoz et Claude, qui ne fumaient pas, revinrent bientĂŽt s’asseoir cĂŽte Ă  cĂŽte sur un canapĂ©, prĂšs de la porte. Le premier, heureux de voir son vieil ami excitĂ© et bavard, lui rappelait des souvenirs de Plassans, Ă  propos d’une nouvelle apprise la veille oui, Pouillaud, l’ancien farceur du dortoir, devenu un avouĂ© si grave, avait des ennuis, pour s’ĂȘtre laissĂ© pincer avec des petites gueuses de douze ans. Ah ! l’animal de Pouillaud ! Mais Claude ne rĂ©pondait plus, l’oreille aux aguets, ayant entendu prononcer son nom dans la salle Ă  manger, et tĂąchant de comprendre. C’étaient Jory, Mahoudeau et GagniĂšre, qui avaient recommencĂ© le massacre, inassouvis, les dents longues. Leurs voix, d’abord chuchotantes, s’élevaient peu Ă  peu. Ils en arrivaient Ă  crier. — Oh ! l’homme, je vous abandonne l’homme, disait Jory en parlant de Fagerolles. Il ne vaut pas cher
 Et il vous a roulĂ©s, c’est vrai, ah ! ce qu’il vous a roulĂ©s, en rompant avec vous et en se faisant un succĂšs sur votre dos ! Aussi vous n’avez guĂšre Ă©tĂ© malins. Mahoudeau, furieux, rĂ©pondit — Pardi ! il suffisait d’ĂȘtre avec Claude pour ĂȘtre flanquĂ© Ă  la porte de partout. — C’est Claude qui nous a tuĂ©s, affirma carrĂ©ment GagniĂšre. Et ils continuĂšrent, abandonnant Fagerolles auquel ils reprochaient son aplatissement devant les journaux, son alliance avec leurs ennemis, ses cĂąlineries Ă  des baronnes sexagĂ©naires, tapant dĂ©sormais sur Claude devenu le grand coupable. Mon Dieu ! l’autre aprĂšs tout n’était qu’une simple gueuse, comme il y en a tant, parmi les artistes, qui raccrochent le public au coin des rues, qui lĂąchent et dĂ©chirent les camarades, pour faire monter le bourgeois chez eux. Mais Claude, ce grand peintre ratĂ©, cet impuissant incapable de mettre une figure debout, malgrĂ© son orgueil, les avait-il assez compromis, assez fichus dedans ! Ah ! oui, le succĂšs Ă©tait dans la rupture ! S’ils avaient pu recommencer, c’étaient eux qui n’auraient pas eu la bĂȘtise de s’entĂȘter Ă  des histoires impossibles ! Et ils l’accusaient de les avoir paralysĂ©s, de les avoir exploitĂ©s, parfaitement ! exploitĂ©s, et d’une main si maladroite et si lourde, qu’il n’en avait lui-mĂȘme tirĂ© aucun parti. — Enfin, moi, reprit Mahoudeau, ne m’a-t-il pas rendu idiot un moment ? Quand je songe Ă  ça, je me tĂąte, je ne comprends plus pourquoi je m’étais mis de sa bande. Est-ce que je lui ressemble ? Est-ce qu’il y avait quelque chose de commun entre nous ?
 Hein ? c’est exaspĂ©rant de s’en apercevoir si tard ! — Et Ă  moi donc, continua GagniĂšre, il m’a bien volĂ© mon originalitĂ© ! Croyez-vous que ça m’amuse d’entendre Ă  chaque tableau, rĂ©pĂ©ter derriĂšre moi, depuis quinze ans C’est un Claude !
 Ah ! non, j’en ai assez, j’aime mieux ne plus rien faire
 N’empĂȘche que si j’avais vu clair, autrefois, je ne l’aurais pas frĂ©quentĂ©. C’était le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompaient, dans la stupeur de se voir tout d’un coup Ă©trangers et ennemis, aprĂšs une longue jeunesse de fraternitĂ©. La vie les avait dĂ©bandĂ©s en chemin, et les profondes dissemblances apparaissaient, il ne leur restait Ă  la gorge que l’amertume de leur ancien rĂȘve enthousiaste, cet espoir de bataille et de victoire cĂŽte Ă  cĂŽte, qui maintenant aggravait leur rancune. — Le fait est, ricana Jory, que Fagerolles ne s’est pas laissĂ© piller comme un niais. Mais, vexĂ©, Mahoudeau se fĂącha. — Tu as tort de rire, toi, car tu es aussi un joli lĂącheur
 Oui, tu nous disais toujours que tu nous donnerais un coup de main, quand tu aurais un journal Ă  toi
 — Ah ! permets, permets
 GagniĂšre se joignit Ă  Mahoudeau. — C’est vrai, ça ! Tu ne vas plus raconter qu’on te coupe ce que tu Ă©cris sur nous, puisque tu es le maĂźtre
 Et jamais un mot, tu ne nous as pas seulement nommĂ©s, dans ton dernier Salon. GĂȘnĂ© et bĂ©gayant, Jory s’emporta Ă  son tour. — Eh ! c’est la faute de ce bougre de Claude !
 Je n’ai pas envie de perdre mes abonnĂ©s, pour vous ĂȘtre agrĂ©able. Vous ĂȘtes impossibles, lĂ , comprenez-vous ! Toi, Mahoudeau, tu peux te dĂ©carcasser Ă  faire des petites choses gentilles ; toi, GagniĂšre, tu auras beau mĂȘme ne plus rien faire du tout vous avez une Ă©tiquette dans le dos, il vous faudra dix ans d’efforts avant de la dĂ©coller ; et encore, on en a vu qui ne se dĂ©collaient jamais
 Le public s’amuse, vous savez ! il n’y avait que vous pour croire au gĂ©nie de ce grand toquĂ© ridicule, qu’on enfermera un de ces quatre matins. Alors, ce fut terrible, tous les trois parlĂšrent Ă  la fois, en arrivĂšrent aux reproches abominables, avec des Ă©clats tels, des coups si durs de mĂąchoires, qu’ils semblaient se mordre. Sur le canapĂ©, Sandoz, troublĂ© dans les gais souvenirs qu’il Ă©voquait, avait dĂ» lui-mĂȘme prĂȘter l’oreille Ă  ce tumulte, qui lui arrivait par la porte ouverte. — Tu entends, lui dit Claude trĂšs bas, avec un sourire de souffrance, ils m’arrangent bien !
 Non, non, reste lĂ , je ne veux pas que tu les fasses taire. J’ai mĂ©ritĂ© ça, puisque je n’ai pas rĂ©ussi. Et Sandoz, pĂąlissant, continua d’écouter cet enragement dans la lutte pour la vie, cette rancune des personnalitĂ©s aux prises, qui emportait sa chimĂšre d’éternelle amitiĂ©. Henriette, heureusement, s’inquiĂ©tait de la violence des voix. Elle se leva et alla faire honte aux fumeurs d’abandonner ainsi les dames, pour se quereller. Tous rentrĂšrent dans le salon, suant, soufflant, gardant la secousse de leur colĂšre. Et, comme elle disait, les yeux sur la pendule, qu’ils n’auraient dĂ©cidĂ©ment pas Fagerolles ce soir-lĂ , ils se remirent Ă  ricaner, en Ă©changeant un regard. Ah ! il avait bon nez, lui ! ce n’était pas lui qu’on prendrait Ă  se rencontrer avec d’anciens amis devenus gĂȘnants, et qu’il exĂ©crait ! En effet, Fagerolles ne vint pas. La soirĂ©e s’acheva pĂ©niblement. On Ă©tait retournĂ© dans la salle Ă  manger, oĂč le thĂ© se trouvait servi sur une nappe russe, brodĂ©e en rouge d’une chasse au cerf ; et il y avait, sous les bougies rallumĂ©es, une brioche, des assiettes de sucreries et de gĂąteaux, tout un luxe barbare de liqueurs, whisky, geniĂšvre, kummel, raki de Chio. Le domestique apporta encore du punch, et il s’empressait autour de la table, pendant que la maĂźtresse de la maison remplissait la thĂ©iĂšre au samovar, bouillant en face d’elle. Mais ce bien-ĂȘtre, cette joie des yeux, cette odeur fine du thĂ©, ne dĂ©tendaient pas les cƓurs. La conversation Ă©tait retombĂ©e sur le succĂšs des uns et la mauvaise chance des autres. Par exemple, n’était-ce pas une honte, ces mĂ©dailles, ces croix, toutes ces rĂ©compenses qui dĂ©shonoraient l’art, tant on les distribuait mal ? Est-ce qu’on devait rester d’éternels petits garçons en classe ? Toutes les platitudes venaient de lĂ , cette docilitĂ© et cette lĂąchetĂ© devant les pions, pour avoir des bons points ! Puis, dans le salon de nouveau, comme Sandoz dĂ©solĂ© en arrivait Ă  souhaiter ardemment de les voir partir, il remarqua Mathilde et GagniĂšre, assis cĂŽte Ă  cĂŽte sur un canapĂ©, parlant musique avec langueur, au milieu des autres extĂ©nuĂ©s, sans salive, les mĂąchoires mortes. GagniĂšre, en extase, philosophait et poĂ©tisait. Mathilde, cette vieille gaupe engraissĂ©e, exhalant sa senteur louche de pharmacie, faisait les yeux blancs, se pĂąmait sous le chatouillement d’une aile invisible. Ils s’étaient aperçus, le dernier dimanche, aux concerts du Cirque, et ils se communiquaient leur jouissance, en phrases alternĂ©es, envolĂ©es, lointaines. — Ah ! monsieur, ce Meyerbeer, cette ouverture de StruensĂ©e, cette phrase funĂšbre, et puis cette danse de paysans si emportĂ©e, si colorĂ©e, et puis la phrase de mort qui reprend, le duo des violoncelles
 Ah ! monsieur, les violoncelles, les violoncelles
 — Et, madame, Berlioz, l’air de fĂȘte de RomĂ©o
 Oh ! le solo des clarinettes, les femmes aimĂ©es, avec l’accompagnement des harpes ! Un ravissement, une blancheur qui monte
 La fĂȘte Ă©clate, un VĂ©ronĂšse, la magnificence tumultueuse des Noces de Cana ; et le chant d’amour recommence, oh ! combien doux ! oh ! toujours plus haut, toujours plus haut
 — Monsieur, avez-vous entendu, dans la symphonie en la de Beethoven, ce glas qui revient toujours, qui vous bat sur le cƓur ?
 Oui, je le vois bien, vous sentez comme moi, c’est une communion que la musique
 Beethoven, mon Dieu ! qu’il est triste et bon d’ĂȘtre deux Ă  le comprendre, et de dĂ©faillir
 — Et Schumann, madame, et Wagner, madame
 La rĂȘverie de Schumann, rien que les instruments Ă  cordes, une petite pluie tiĂšde sur les feuilles des acacias, un rayon qui les essuie, Ă  peine une larme dans l’espace
 Wagner, ah ! Wagner, l’ouverture du Vaisseau fantĂŽme, vous l’aimez, dites que vous l’aimez ! Moi, ça m’écrase. Il n’y a plus rien, plus rien, on meurt
 Leurs voix s’éteignaient, ils ne se regardaient mĂȘme pas, anĂ©antis, coude Ă  coude, leur visage en l’air, noyĂ©. Surpris, Sandoz se demanda d’oĂč Mathilde pouvait tenir ce jargon. D’un article de Jory, peut-ĂȘtre. D’ailleurs, il avait remarquĂ© que les femmes causaient trĂšs bien musique, sans en connaĂźtre une note. Et lui, que l’aigreur des autres n’avait fait que chagriner, s’exaspĂ©ra de cette pose langoureuse. Non, non, c’en Ă©tait assez ! qu’on se dĂ©chirĂąt, passe encore ! mais quelle fin de soirĂ©e, cette farceuse sur le retour, roucoulant et se chatouillant avec du Beethoven et du Schumann ! GagniĂšre, heureusement, se leva tout d’un coup. Il savait l’heure au fond de son extase, il n’avait que juste le temps de reprendre son train de nuit. Et, aprĂšs des poignĂ©es de main molles et silencieuses, il s’en alla coucher Ă  Melun. — Quel ratĂ© ! murmura Mahoudeau. La musique a tuĂ© la peinture, jamais il ne fichera rien. Lui-mĂȘme dut partir, et Ă  peine la porte s’était-elle refermĂ©e sur son dos, que Jory dĂ©clara — Avez-vous vu son dernier presse-papiers ? Il finira par sculpter des boutons de manchette
 En voilĂ  un qui a ratĂ© la puissance ! Mais dĂ©jĂ , Mathilde Ă©tait debout, saluant Christine d’un petit geste sec, affectant une familiaritĂ© mondaine Ă  l’égard d’Henriette, emmenant son mari, qui l’habilla dans l’antichambre, humble et terrifiĂ© des yeux sĂ©vĂšres dont elle le regardait, ayant Ă  rĂ©gler un compte. Alors, derriĂšre eux, Sandoz cria, hors de lui — C’est la fin, c’est fatalement le journaliste qui traite les autres de ratĂ©s, le bĂącleur d’articles tombĂ© dans l’exploitation de la bĂȘtise publique !
 Ah ! Mathilde la Revanche ! Il ne restait que Christine et Claude. Ce dernier, depuis, que le salon se vidait, affaissĂ© au fond d’un fauteuil, ne parlait plus, repris par cette sorte de sommeil magnĂ©tique qui le raidissait, les regards fixes, trĂšs loin, au delĂ  des murs. Sa face se tendait, une attention convulsĂ©e la portait en avant il voyait certainement l’invisible, il entendait un appel du silence. Christine s’était levĂ©e Ă  son tour, en s’excusant de partir ainsi les derniers. Henriette lui avait saisi les mains, et elle lui rĂ©pĂ©tait combien elle l’aimait, elle la suppliait de venir souvent, d’user d’elle en tout comme d’une sƓur ; tandis que la triste femme, d’un charme si douloureux dans sa robe noire, secouait la tĂȘte avec un pĂąle sourire. — Voyons, lui dit Sandoz Ă  l’oreille, aprĂšs avoir jetĂ© un coup d’Ɠil sur Claude, il ne faut pas vous dĂ©soler ainsi
 Il a beaucoup causĂ©, il a Ă©tĂ© plus gai ce soir. Ça va trĂšs bien. Mais elle, d’une voix de terreur — Non, non, regardez ses yeux
 Tant qu’il aura ces yeux-lĂ , je tremblerai
 Vous avez fait ce que vous avez pu, merci. Ce que vous n’avez pas fait, personne ne le fera. Ah ! que je souffre, de ne plus compter, moi ! de ne rien pouvoir ! Et tout haut — Claude, viens-tu ? Deux fois, elle dut rĂ©pĂ©ter la phrase. Il ne l’entendait pas, il finit par tressaillir et par se lever, en disant, comme s’il avait rĂ©pondu Ă  l’appel lointain, lĂ -bas, Ă  l’horizon — Oui, j’y vais, j’y vais. Lorsque Sandoz et sa femme se retrouvĂšrent seuls enfin, dans le salon oĂč l’air s’étouffait, chauffĂ© par les lampes, comme alourdi d’un silence mĂ©lancolique aprĂšs l’éclat mauvais des querelles, tous les deux se regardĂšrent, et ils laissĂšrent tomber leurs bras, dans le navrement de leur malheureuse soirĂ©e. Elle, pourtant, tĂącha d’en rire, murmurant — Je t’avais prĂ©venu, j’avais bien compris
 Mais il l’interrompit encore d’un geste dĂ©sespĂ©rĂ©. Eh quoi ! Ă©tait-ce donc la fin de sa longue illusion, de ce rĂȘve d’éternitĂ©, qui lui avait fait mettre le bonheur dans quelques amitiĂ©s choisies dĂšs l’enfance, puis goĂ»tĂ©es jusqu’à l’extrĂȘme vieillesse. Ah ! la bande lamentable, quelle cassure derniĂšre, quel bilan Ă  pleurer, aprĂšs cette banqueroute du cƓur ! Et il s’étonnait des amis qu’il avait semĂ©s le long de la route, des grandes affections perdues en chemin, du perpĂ©tuel changement des autres, autour de son ĂȘtre qu’il ne voyait pas changer. Ses pauvres jeudis l’emplissaient de pitiĂ©, tant de souvenirs en deuil, cette mort lente de ce qu’on aime ! Est-ce qu’ils allaient se rĂ©signer sa femme et lui, Ă  vivre au dĂ©sert, cloĂźtrĂ©s dans la haine du monde ? Est-ce qu’ils ouvriraient la porte toute large, devant le flot des inconnus et des indiffĂ©rents ? Peu Ă  peu, une certitude se faisait au fond de son chagrin tout finissait et rien ne recommençait, dans la vie. Il sembla se rendre Ă  l’évidence, il dit avec un gros soupir — Tu avais raison
 Nous ne les inviterons plus Ă  dĂźner ensemble, ils se mangeraient. Dehors, dĂšs qu’ils dĂ©bouchĂšrent sur la place de la TrinitĂ©, Claude lĂącha le bras de Christine ; et il bĂ©gaya qu’il avait une course, il la pria de rentrer sans lui. Elle l’avait senti trembler d’un grand frisson, elle resta effarĂ©e de surprise et de crainte une course, Ă  une pareille heure, Ă  minuit passĂ© ! pour aller oĂč, pour quoi faire ? Il tournait le dos, il s’échappait, quand elle le rattrapa, en le suppliant, en prĂ©textant qu’elle avait peur, qu’il ne la laisserait pas, si tard, remonter ainsi Ă  Montmartre. Cette considĂ©ration parut seule le ramener. Il lui reprit le bras, ils gravirent la rue Blanche et la rue Lepic, se trouvĂšrent enfin rue Tourlaque. Et, devant leur porte, aprĂšs avoir sonnĂ©, de nouveau il la quitta. — Te voici chez nous
 Moi, je vais faire ma course. DĂ©jĂ , il se sauvait, Ă  grandes enjambĂ©es, en gesticulant comme un fou. La porte s’était ouverte, et elle ne la referma mĂȘme pas, elle s’élança, pour le suivre. Rue Lepic, elle le rejoignit ; mais, de crainte de l’exalter davantage, elle se contenta dĂšs lors de ne pas le perdre de vue, marchant Ă  une trentaine de mĂštres, sans qu’il la sĂ»t derriĂšre ses talons. AprĂšs la rue Lepic, il redescendit la rue Blanche, puis il fila par la rue de la ChaussĂ©e-d’Antin et la rue du Quatre-Septembre, jusqu’à la rue Richelieu. Quand elle le vit s’engager dans cette derniĂšre, un froid mortel l’envahit il allait Ă  la Seine, c’était l’affreuse peur qui la tenait, la nuit, Ă©veillĂ©e d’angoisse. Et que faire, mon Dieu ! Aller avec lui, se pendre Ă  son cou, lĂ -bas ? Elle n’avançait plus qu’en chancelant, et Ă  chaque pas qui les rapprochait de la riviĂšre, elle sentait la vie se retirer de ses membres. Oui, il s’y rendait tout droit la place du Théùtre-Français, le Carrousel, enfin le pont des Saints-PĂšres. Il y marcha un instant, s’approcha de la rampe, au-dessus de l’eau ; et elle crut qu’il se jetait, un grand cri s’étouffa dans l’étranglement de sa gorge. Mais non, il demeurait immobile. N’était-ce donc que la CitĂ©, en face, qui le hantait, ce cƓur de Paris dont il emportait l’obsession partout, qu’il Ă©voquait de ses yeux fixes au travers des murs, qui lui criait ce continuel appel Ă  des lieues, entendu de lui seul ? Elle n’osait l’espĂ©rer encore, elle s’était arrĂȘtĂ©e en arriĂšre, le surveillant dans un vertige d’inquiĂ©tude, le voyant toujours faire le terrible saut, et rĂ©sistant au besoin de s’approcher, et redoutant de prĂ©cipiter la catastrophe, si elle se montrait. Mon Dieu ! ĂȘtre lĂ , avec sa passion ravagĂ©e, sa maternitĂ© saignante, ĂȘtre lĂ , assister Ă  tout, sans pouvoir mĂȘme risquer un mouvement pour le retenir ! Lui, debout, trĂšs grand, ne bougeait pas, regardait dans la nuit. C’était une nuit d’hiver, au ciel brouillĂ©, d’un noir de suie, qu’une bise, soufflant de l’ouest, rendait trĂšs froide. Paris allumĂ© s’était endormi, il n’y avait plus lĂ  que la vie des becs de gaz, des taches rondes qui scintillaient, qui se rapetissaient, pour n’ĂȘtre, au loin, qu’une poussiĂšre d’étoiles fixes. D’abord, les quais se dĂ©roulaient, avec leur double rang de perles lumineuses, dont la rĂ©verbĂ©ration Ă©clairait d’une lueur les façades des premiers plans, Ă  gauche les maisons du quai du Louvre, Ă  droite les deux ailes de l’Institut, masses confuses de monuments et de bĂątisses qui se perdaient ensuite, en un redoublement d’ombre, piquĂ© des Ă©tincelles lointaines. Puis, entre ces cordons fuyant Ă  perte de vue, les ponts jetaient des barres de lumiĂšres, de plus en plus minces, faites chacune d’une traĂźnĂ©e de paillettes, par groupes et comme suspendues. Et lĂ , dans la Seine, Ă©clatait la splendeur nocturne de l’eau vivante des villes, chaque bec de gaz reflĂ©tait sa flamme, un noyau qui s’allongeait en une queue de comĂšte. Les plus proches, se confondant, incendiaient le courant de larges Ă©ventails de braise, rĂ©guliers et symĂ©triques ; les plus reculĂ©s, sous les ponts, n’étaient que des petites touches de feu immobiles. Mais les grandes queues embrasĂ©es vivaient, remuantes Ă  mesure qu’elles s’étalaient, noir et or, d’un continuel frissonnement d’écailles, oĂč l’on sentait la coulĂ©e infinie de l’eau. Toute la Seine en Ă©tait allumĂ©e comme d’une fĂȘte intĂ©rieure, d’une fĂ©erie mystĂ©rieuse et profonde, faisant passer des valses derriĂšre les vitres rougeoyantes du fleuve. En haut, au-dessus de cet incendie, au-dessus des quais Ă©toilĂ©s, il y avait dans le ciel sans astres une rouge nuĂ©e, l’exhalaison chaude et phosphorescente qui, chaque nuit, met au sommeil de la ville une crĂȘte de volcan. Le vent soufflait, et Christine, grelottante, les yeux emplis de larmes, sentait le pont tourner sous elle, comme s’il l’avait emportĂ©e dans une dĂ©bĂącle de tout l’horizon. Claude n’avait-il pas bougĂ© ? N’enjambait-il pas la rampe ? Non, tout s’immobilisait de nouveau, elle le retrouvait Ă  la mĂȘme place, dans sa raideur entĂȘtĂ©e, les yeux sur la pointe de la CitĂ©, qu’il ne voyait pas. Il Ă©tait venu, appelĂ© par elle, et il ne la voyait pas, au fond des tĂ©nĂšbres. Il ne distinguait que les ponts, des carcasses fines de charpentes se dĂ©tachant en noir sur l’eau braisillante. Puis, au delĂ , tout se noyait, l’üle tombait au nĂ©ant, il n’en aurait pas mĂȘme retrouvĂ© la place, si des fiacres attardĂ©s n’avaient promenĂ©, par moments, le long du Pont-Neuf, ces Ă©tincelles filantes qui courent encore dans les charbons Ă©teints. Une lanterne rouge, au ras du barrage de la Monnaie, jetait dans l’eau un filet de sang. Quelque chose d’énorme et de lugubre, un corps Ă  la dĂ©rive, une pĂ©niche dĂ©tachĂ©e sans doute, descendait avec lenteur au milieu des reflets, parfois entrevue, et reprise aussitĂŽt par l’ombre. OĂč avait donc sombrĂ© l’üle triomphale ? Était-ce au fond de ces flots incendiĂ©s ? Il regardait toujours, envahi peu Ă  peu par le grand ruissellement de la riviĂšre dans la nuit. Il se penchait sur ce fossĂ© si large, d’une fraĂźcheur d’abĂźme, oĂč dansait le mystĂšre de ces flammes. Et le gros bruit triste du courant l’attirait, il en Ă©coutait l’appel, dĂ©sespĂ©rĂ© jusqu’à la mort. Christine, cette fois, sentit, Ă  un Ă©lancement de son cƓur, qu’il venait d’avoir la pensĂ©e terrible. Elle tendit ses mains vacillantes, que flagellait la bise. Mais Claude Ă©tait restĂ© tout droit, luttant contre cette douceur de mourir ; et il ne bougea pas d’une heure encore, n’ayant plus la conscience du temps, les regards toujours lĂ -bas, sur la CitĂ©, comme si, par un miracle de puissance, ses yeux allaient faire de la lumiĂšre et l’évoquer pour la revoir. Lorsque enfin Claude quitta le pont d’un pas qui trĂ©buchait, Christine dut le dĂ©passer et courir, afin d’ĂȘtre rentrĂ©e rue Tourlaque avant lui. XII Cette nuit-lĂ , par cette bise aigre de novembre qui soufflait au travers de leur chambre et du vaste atelier, ils se couchĂšrent Ă  prĂšs de trois heures. Christine, haletante de sa course, s’était glissĂ©e vivement sous la couverture, pour cacher qu’elle venait de le suivre ; et Claude, accablĂ©, avait quittĂ© ses vĂȘtements un Ă  un, sans une parole. Leur couche, depuis de longs mois, se glaçait ; ils s’y allongeaient cĂŽte Ă  cĂŽte, en Ă©trangers, aprĂšs une lente rupture des liens de leur chair volontaire abstinence, chastetĂ© thĂ©orique, oĂč il devait aboutir pour donner Ă  la peinture toute sa virilitĂ©, et qu’elle avait acceptĂ©e, dans une douleur fiĂšre et muette, malgrĂ© le tourment de sa passion. Et jamais encore, avant cette nuit-lĂ , elle n’avait senti entre eux un tel obstacle, un pareil froid, comme si rien dĂ©sormais ne pouvait les rĂ©chauffer et les remettre aux bras l’un de l’autre. Pendant prĂšs d’un quart d’heure, elle lutta contre le sommeil envahissant. Elle Ă©tait trĂšs lasse, une torpeur l’engourdissait ; et elle ne cĂ©dait pas, inquiĂšte de le laisser Ă©veillĂ©. Pour dormir elle-mĂȘme tranquille, elle attendait chaque soir qu’il s’endormĂźt avant elle. Mais il n’avait pas Ă©teint la bougie, il restait les yeux ouverts, fixĂ©s sur cette flamme qui l’aveuglait. À quoi songeait-il donc ? Ă©tait-il demeurĂ© lĂ -bas, dans la nuit noire, dans cette haleine humide des quais, en face de Paris criblĂ© d’étoiles, comme un ciel d’hiver ? et quel dĂ©bat intĂ©rieur, quelle rĂ©solution Ă  prendre convulsait ainsi son visage ? Puis, invinciblement, elle succomba, elle tomba au nĂ©ant des grandes fatigues. Une heure plus tard, la sensation d’un vide, l’angoisse d’un malaise, l’éveilla dans un tressaillement brusque. Tout de suite, elle avait tĂątĂ© de la main la place dĂ©jĂ  froide, Ă  cĂŽtĂ© d’elle il n’était plus lĂ , elle l’avait bien senti en dormant. Et elle s’effarait, mal rĂ©veillĂ©e, la tĂȘte lourde et bourdonnante, lorsqu’elle aperçut, par la porte entr’ouverte de la chambre, une raie de lumiĂšre qui venait de l’atelier. Elle se rassura, elle pensa qu’il y Ă©tait allĂ© chercher quelque livre, pris d’insomnie. Ensuite, comme il ne reparaissait pas, elle finit par se lever doucement, pour voir. Mais ce qu’elle vit la bouleversa, la planta sur le carreau, pieds nus, dans une telle surprise, qu’elle n’osa d’abord se montrer. Claude, en manches de chemise malgrĂ© la rude tempĂ©rature, n’ayant mis dans sa hĂąte qu’un pantalon et des pantoufles, Ă©tait debout sur sa grande Ă©chelle, devant son tableau. Sa palette se trouvait Ă  ses pieds, et d’une main il tenait la bougie, tandis que de l’autre il peignait. Il avait des yeux Ă©largis de somnambule, des gestes prĂ©cis et raides, se baissant Ă  chaque instant, pour prendre de la couleur, se relevant, projetant contre le mur une grande ombre fantastique, aux mouvements cassĂ©s d’automate. Et pas un souffle, rien autre, dans l’immense piĂšce obscure, qu’un effrayant silence. Frissonnante, Christine devinait. C’était l’obsession, l’heure passĂ©e lĂ -bas, sur le pont des Saints-PĂšres, qui lui rendait le sommeil impossible, et qui l’avait ramenĂ© en face de sa toile, dĂ©vorĂ© du besoin de la revoir, malgrĂ© la nuit. Sans doute, il n’était montĂ© sur l’échelle que pour s’emplir les yeux de plus prĂšs. Puis, torturĂ© de quelque ton faux, malade de cette tare au point de ne pouvoir attendre le jour, il avait saisi une brosse, d’abord dans le dĂ©sir d’une simple retouche, peu Ă  peu emportĂ© ensuite de correction en correction, arrivant enfin Ă  peindre comme un hallucinĂ©, la bougie au poing, dans cette clartĂ© pĂąle que ses gestes effaraient. Sa rage impuissante de crĂ©ation l’avait repris, il s’épuisait en dehors de l’heure, en dehors du monde, il voulait souffler la vie Ă  son Ɠuvre, tout de suite. Ah ! quelle pitiĂ©, et de quels yeux trempĂ©s de larmes Christine le regardait ! Un instant, elle eut la pensĂ©e de le laisser Ă  cette besogne folle, comme on laisse un maniaque au plaisir de sa dĂ©mence. Ce tableau, jamais il ne le finirait, c’était bien certain maintenant. Plus il s’y acharnait, et plus l’incohĂ©rence augmentait, un empĂątement de tons lourds, un effort Ă©paissi et fuyant du dessin. Les fonds eux-mĂȘmes, le groupe des dĂ©bardeurs surtout, autrefois solides, se gĂątaient ; et il se butait lĂ , il s’était obstinĂ© Ă  vouloir terminer tout, avant de repeindre la figure centrale, la Femme nue, qui demeurait la peur et le dĂ©sir de ses heures de travail, la chair de vertige qui l’achĂšverait, le jour oĂč il s’efforcerait encore de la faire vivante. Depuis des mois, il n’y donnait plus un coup de pinceau ; et c’était ce qui tranquillisait Christine, ce qui la rendait tolĂ©rante et pitoyable, dans sa rancune jalouse tant qu’il ne retournait pas Ă  cette maĂźtresse dĂ©sirĂ©e et redoutĂ©e, elle se croyait moins trahie. Les pieds gelĂ©s par le carreau, elle faisait un mouvement pour regagner le lit, lorsqu’une secousse la ramena. Elle n’avait pas compris d’abord, elle voyait enfin. De sa brosse trempĂ©e de couleur, il arrondissait Ă  grands coups des formes grasses, le geste Ă©perdu de caresse ; et il avait un rire immobile aux lĂšvres, et il ne sentait pas la cire brĂ»lante de la bougie qui lui coulait sur les doigts ; tandis que, silencieux, le va-et-vient passionnĂ© de son bras remuait seul contre la muraille une confusion Ă©norme et noire, une Ă©treinte emmĂȘlĂ©e de membres dans un accouplement brutal. C’était Ă  la Femme nue qu’il travaillait. Alors, Christine ouvrit la porte et s’avança. Une rĂ©volte invincible, la colĂšre d’une Ă©pouse souffletĂ©e chez elle, trompĂ©e pendant son sommeil, dans la piĂšce voisine, la poussait. Oui, il Ă©tait bien avec l’autre, il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolĂ©, que le tourment du vrai jetait Ă  l’exaltation de l’irrĂ©el ; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, Ă©clatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie. Une si Ă©trange nuditĂ© d’ostensoir, oĂč des pierreries semblaient luire, pour quelque adoration religieuse, acheva de la fĂącher. Elle avait trop souffert, elle ne voulait plus tolĂ©rer cette trahison. Pourtant, d’abord, elle se montra simplement dĂ©sespĂ©rĂ©e et suppliante. Ce n’était que la mĂšre qui sermonnait son grand fou d’artiste. — Claude, que fais-tu lĂ  ?
 Claude, est-ce raisonnable, d’avoir des idĂ©es pareilles ? Je t’en prie, reviens te coucher, ne reste pas sur cette Ă©chelle, oĂč tu vas prendre du mal. Il ne rĂ©pondit pas, il se baissa encore pour tremper son pinceau, et fit flamboyer les aines, qu’il accusa de deux traits de vermillon vif. — Claude, Ă©coute-moi, reviens avec moi, de grĂące
 Tu sais que je t’aime, tu vois l’inquiĂ©tude oĂč tu m’as mise
 Reviens, oh ! reviens, si tu ne veux pas que j’en meure, moi aussi, d’avoir si froid et de t’attendre. Hagard, il ne la regarda pas, il lĂącha seulement d’une voix Ă©tranglĂ©e, en fleurissant de carmin le nombril — Fous-moi la paix, hein ! Je travaille. Un instant, Christine resta muette. Elle se redressait, ses yeux s’allumaient d’un feu sombre, toute une rĂ©bellion gonflait son ĂȘtre doux et charmant. Puis, elle Ă©clata, dans un grondement d’esclave poussĂ©e Ă  bout. — Eh bien ! non, je ne te foutrai pas la paix !
 En voilĂ  assez, je te dirai ce qui m’étouffe, ce qui me tue, depuis que je te connais
 Ah ! cette peinture, oui ! ta peinture, c’est elle, l’assassine, qui a empoisonnĂ© ma vie. Je l’avais pressenti, le premier jour ; j’en avais eu peur comme d’un monstre, je la trouvais abominable, exĂ©crable ; et puis, on est lĂąche, je t’aimais trop pour ne pas l’aimer, j’ai fini par m’y faire, Ă  cette criminelle
 Mais, plus tard, que j’en ai souffert, comme elle m’a torturĂ©e ! En dix ans, je ne me souviens pas d’avoir vĂ©cu une journĂ©e sans larmes
 Non, laisse-moi, je me soulage, il faut que je parle, puisque j’en ai trouvĂ© la force
 Dix annĂ©es d’abandon, d’écrasement quotidien ; ne plus rien ĂȘtre pour toi, se sentir de plus en plus jetĂ©e Ă  l’écart, en arriver Ă  un rĂŽle de servante ; et l’autre, la voleuse, la voir s’installer entre toi et moi, et te prendre, et triompher, et m’insulter
 Car ose donc dire qu’elle ne t’a pas envahi membre Ă  membre, le cerveau, le cƓur, la chair, tout ! Elle te tient comme un vice, elle te mange. Enfin, elle est ta femme, n’est-ce pas ? Ce n’est plus moi, c’est elle qui couche avec toi
 Ah, maudite ! ah, gueuse ! Maintenant, Claude l’écoutait, dans l’étonnement de ce grand cri de souffrance, mal Ă©veillĂ© de son rĂȘve exaspĂ©rĂ© de crĂ©ateur, ne comprenant pas bien encore pourquoi elle lui parlait ainsi. Et, devant cet hĂ©bĂ©tement, ce frissonnement d’homme surpris et dĂ©rangĂ© dans sa dĂ©bauche, elle s’emporta davantage, elle monta sur l’échelle, lui arracha la bougie du poing, la promena Ă  son tour devant le tableau. — Mais regarde donc ! mais dis-toi donc oĂč tu en es ! C’est hideux, c’est lamentable et grotesque, il faut que tu t’en aperçoives Ă  la fin ! Hein ? est-ce laid, est-ce imbĂ©cile ?
 Tu vois bien que tu es vaincu, pourquoi t’obstiner encore ? Ça n’a pas de bon sens, voilĂ  ce qui me rĂ©volte
 Si tu ne peux ĂȘtre un grand peintre, la vie nous reste, ah ! la vie, la vie
 Elle avait posĂ© la bougie sur la plate-forme de l’échelle, et comme il Ă©tait descendu, trĂ©buchant, elle sauta pour le rejoindre, ils se trouvĂšrent tous les deux en bas, lui tombĂ© sur la derniĂšre marche, elle accroupie, serrant avec force les mains inertes qu’il laissait pendre. — Voyons, il y a la vie
 Chasse ton cauchemar, et vivons, vivons ensemble
 N’est-ce pas trop bĂȘte de n’ĂȘtre que deux, de vieillir dĂ©jĂ , et de nous torturer, de ne pas savoir nous faire du bonheur ? La terre nous prendra assez tĂŽt, va ! tĂąchons d’avoir un peu chaud, de vivre, de nous aimer. Rappelle-toi, Ă  Bennecourt !
 Écoute mon rĂȘve. Moi, je voudrais t’emporter demain. Nous irions loin de ce Paris maudit, nous trouverions quelque part un coin de tranquillitĂ©, et tu verrais comme je te rendrais l’existence douce, comme ce serait bon, d’oublier tout aux bras l’un de l’autre
 Le matin, on dort dans son grand lit ; puis, ce sont des flĂąneries au soleil, le dĂ©jeuner qui sent bon, l’aprĂšs-midi paresseuse, la soirĂ©e passĂ©e sous la lampe. Et plus de tourments pour des chimĂšres, et rien que la joie de vivre !
 Cela ne te suffit donc pas que je t’aime, que je t’adore, que je consente Ă  ĂȘtre ta servante, Ă  exister uniquement pour ton plaisir
 Entends-tu, je t’aime, je t’aime, et il n’y a rien de plus, c’est assez, je t’aime ! Il avait dĂ©gagĂ© ses mains, il dit d’une voix morne, avec un geste de refus — Non, ce n’est point assez
 Je ne veux pas m’en aller avec toi, je ne veux pas ĂȘtre heureux, je veux peindre. — Et que j’en meure, n’est-ce pas ? et que tu en meures, que nous achevions tous les deux d’y laisser notre sang et nos larmes !
 Il n’y a que l’art, c’est le Tout-puissant, le Dieu farouche qui nous foudroie et que tu honores. Il peut nous anĂ©antir, il est le maĂźtre, tu diras merci. — Oui, je lui appartiens, qu’il fasse de moi ce qu’il voudra
 Je mourrais de ne plus peindre, je prĂ©fĂšre peindre et en mourir
 Et puis, ma volontĂ© n’y est pour rien. C’est ainsi, rien n’existe en dehors, que le monde crĂšve ! Elle se redressa, dans une nouvelle poussĂ©e de colĂšre. Sa voix redevenait dure et emportĂ©e. — Mais je suis vivante, moi ! et elles sont mortes, les femmes que tu aimes
 Oh ! ne dis pas non, je sais bien que ce sont tes maĂźtresses, toutes ces femmes peintes. Avant d’ĂȘtre la tienne, je m’en Ă©tais aperçue dĂ©jĂ , il n’y avait qu’à voir de quelle main tu caressais leur nuditĂ©, de quels yeux tu les contemplais ensuite, pendant des heures. Hein ? Ă©tait-ce malsain et stupide, un pareil dĂ©sir chez un garçon ? brĂ»ler pour des images, serrer dans ses bras le vide d’une illusion ! et tu en avais conscience, tu t’en cachais comme d’une chose inavouable
 Puis, tu as paru m’aimer un instant. C’est Ă  cette Ă©poque que tu m’as racontĂ© ces bĂȘtises, tes amours avec tes bonnes femmes, comme tu disais en te plaisantant toi-mĂȘme. Souviens-toi ? tu prenais en pitiĂ© ces ombres, lorsque tu me tenais entre tes bras
 Et ça n’a pas durĂ©, tu es retournĂ© Ă  elles, oh ! si vite ! comme un maniaque retourne Ă  sa manie. Moi qui existais, je n’étais plus, et c’étaient elles, les visions, qui redevenaient les seules rĂ©alitĂ©s de ton existence
 Ce que j’ai endurĂ© alors, tu ne l’as jamais su, car tu nous ignores toutes, j’ai vĂ©cu prĂšs de toi, sans que tu me comprennes. Oui, j’étais jalouse d’elles. Quand je posais, lĂ , toute nue, une idĂ©e seule m’en donnait le courage je voulais lutter, j’espĂ©rais te reprendre ; et rien, pas mĂȘme un baiser sur mon Ă©paule, avant de me laisser rhabiller ! Mon Dieu ! que j’ai Ă©tĂ© honteuse souvent ! quel chagrin j’ai dĂ» dĂ©vorer, de me sentir dĂ©daignĂ©e et trahie !
 Depuis ce moment, ton mĂ©pris n’a fait que grandir, et tu vois oĂč nous en sommes, Ă  nous allonger cĂŽte Ă  cĂŽte toutes les nuits, sans nous toucher du doigt. Il y a huit mois et sept jours, je les ai comptĂ©s ! il y a huit mois et sept jours que nous n’avons rien eu ensemble. Elle continua hardiment, elle parla en phrases libres, elle, la sensuelle pudique, si ardente Ă  l’amour, les lĂšvres gonflĂ©es de cris, et si discrĂšte ensuite, si muette sur ces choses, ne voulant pas en causer, dĂ©tournant la tĂȘte avec des sourires confus. Mais le dĂ©sir l’exaltait, c’était un outrage que cette abstinence. Et sa jalousie ne se trompait pas, accusait la peinture encore, car cette virilitĂ© qu’il lui refusait, il la rĂ©servait et la donnait Ă  la rivale prĂ©fĂ©rĂ©e. Elle savait bien pourquoi il la dĂ©laissait ainsi. Souvent d’abord, quand il avait le lendemain un gros travail, et qu’elle se serrait contre lui en se couchant, il lui disait que non, que ça le fatiguerait trop ; ensuite, il avait prĂ©tendu qu’au sortir de ses bras, il en avait pour trois jours Ă  se remettre, le cerveau Ă©branlĂ©, incapable de rien faire de bon ; et la rupture s’était ainsi peu Ă  peu produite, une semaine en attendant l’achĂšvement d’un tableau, puis un mois pour ne pas dĂ©ranger la mise en train d’un autre, puis des dates reculĂ©es encore, des occasions nĂ©gligĂ©es, la dĂ©shabitude lente, l’oubli final. Au fond, elle retrouvait la thĂ©orie rĂ©pĂ©tĂ©e cent fois devant elle le gĂ©nie devait ĂȘtre chaste, il fallait ne coucher qu’avec son Ɠuvre. — Tu me repousses, acheva-t-elle violemment, tu te recules de moi, la nuit, comme si je te rĂ©pugnais, tu vas ailleurs, et pour aimer quoi ? un rien, une apparence, un peu de poussiĂšre, de la couleur sur de la toile !
 Mais, encore un coup, regarde-la donc, ta femme, lĂ -haut ! vois donc quel monstre tu viens d’en faire, dans ta folie ! Est-ce qu’on est bĂątie comme ça ? est-ce qu’on a des cuisses en or et des fleurs sous le ventre ?
 RĂ©veille-toi, ouvre les yeux, rentre dans l’existence. Claude, obĂ©issant au geste dominateur dont elle lui montrait le tableau, s’était levĂ© et regardait. La bougie, restĂ©e sur la plate-forme de l’échelle, en l’air, Ă©clairait comme d’une lueur de cierge la Femme, tandis que toute l’immense piĂšce demeurait plongĂ©e dans les tĂ©nĂšbres. Il s’éveillait enfin de son rĂȘve, et la Femme, vue ainsi d’en bas, avec quelques pas de recul, l’emplissait de stupeur. Qui donc venait de peindre cette idole d’une religion inconnue ? qui l’avait faite de mĂ©taux, de marbres et de gemmes, Ă©panouissant la rose mystique de son sexe, entre les colonnes prĂ©cieuses des cuisses, sous la voĂ»te sacrĂ©e du ventre ? Était-ce lui qui, sans le savoir, Ă©tait l’ouvrier de ce symbole du dĂ©sir insatiable, de cette image extra-humaine de la chair, devenue de l’or et du diamant entre ses doigts, dans son vain effort d’en faire de la vie ? Et, bĂ©ant, il avait peur de son Ɠuvre, tremblant de ce brusque saut dans l’au-delĂ , comprenant bien que la rĂ©alitĂ© elle mĂȘme ne lui Ă©tait plus possible, au bout de sa longue lutte pour la vaincre et la repĂ©trir plus rĂ©elle, de ses mains d’homme. — Tu vois ! tu vois ! rĂ©pĂ©tait victorieusement Christine. Et lui, trĂšs bas, balbutiait — Oh ! qu’ai-je fait ?
 Est-ce donc impossible de crĂ©er ? nos mains n’ont-elles donc pas la puissance de crĂ©er des ĂȘtres ? Elle le sentit faiblir, elle le saisit entre ses deux bras. — Mais pourquoi ces bĂȘtises, pourquoi autre chose que moi, qui t’aime ?
 Tu m’as pris pour modĂšle, tu as voulu des copies de mon corps. À quoi bon, dis ? est-ce que ces copies me valent ? elles sont affreuses, elles sont raides et froides comme des cadavres
 Et je t’aime, et je veux t’avoir. Il faut tout te dire, tu ne comprends pas, quand je rĂŽde autour de toi, que je t’offre de poser, que je suis lĂ , Ă  te frĂŽler, dans ton haleine. C’est que je t’aime, entends-tu ? c’est que je suis en vie, moi ! et que je te veux
 Éperdument, elle le liait de ses membres, de ses bras nus, de ses jambes nues. Sa chemise, Ă  moitiĂ© arrachĂ©e, avait laissĂ© jaillir sa gorge, qu’elle Ă©crasait contre lui, qu’elle voulait entrer en lui, dans cette derniĂšre bataille de sa passion. Et elle Ă©tait la passion elle-mĂȘme, dĂ©bridĂ©e enfin avec son dĂ©sordre et sa flamme, sans les rĂ©serves chastes d’autrefois, emportĂ©e Ă  tout dire, Ă  tout faire, pour vaincre. Sa face s’était gonflĂ©e, les yeux doux et le front limpide disparaissaient sous les mĂšches tordues des cheveux, il n’y avait plus que les mĂąchoires saillantes, le menton violent, les lĂšvres rouges. — Oh ! non, laisse ! murmura Claude. Oh ! je suis trop malheureux ! De sa voix ardente, elle continua — Tu me crois peut-ĂȘtre vieille. Oui, tu disais que je me gĂątais, et je l’ai cru moi-mĂȘme, je m’examinais pendant la pose, pour chercher des rides
 Mais ce n’était pas vrai, ça ! Je le sens bien, que je n’ai pas vieilli, que je suis toujours jeune, toujours forte
 Puis, comme il se dĂ©battait encore — Regarde donc ! Elle s’était reculĂ©e de trois pas ; et, d’un grand geste, elle ĂŽta sa chemise, elle se trouva toute nue, immobile, dans cette pose qu’elle avait gardĂ©e durant de si longues sĂ©ances. D’un simple mouvement du menton, elle indiqua la figure du tableau. — Va, tu peux comparer, je suis plus jeune qu’elle
 Tu as eu beau lui mettre des bijoux dans la peau, elle est fanĂ©e comme une feuille sĂšche
 Moi, j’ai toujours dix-huit ans, parce que je t’aime. Et, en effet, elle rayonnait de jeunesse sous la clartĂ© pĂąle. Dans ce grand Ă©lan d’amour, les jambes s’effilaient, charmantes et fines, les hanches Ă©largissaient leur rondeur soyeuse, la gorge ferme se redressait, gonflĂ©e du sang de son dĂ©sir. DĂ©jĂ , elle l’avait repris, collĂ©e Ă  lui maintenant, sans cette chemise gĂȘnante ; et ses mains s’égaraient, le fouillaient partout, aux flancs, aux Ă©paules, comme si elle eĂ»t cherchĂ© son cƓur, dans cette caresse tĂątonnante, cette prise de possession, oĂč elle semblait vouloir le faire sien ; tandis qu’elle le baisait rudement, d’une bouche inassouvie, sur la peau, sur la barbe, sur les manches, dans le vide. Sa voix expirait, elle ne parlait plus que d’un souffle haletant, coupĂ© de soupirs. — Oh ! reviens, oh ! aimons-nous
 Tu n’as donc pas de sang, que des ombres te suffisent ? Reviens, et tu verras que c’est bon de vivre
 Tu entends ! vivre au cou l’un de l’autre, passer des nuits comme ça, serrĂ©s, confondus, et recommencer le lendemain, et encore, et encore
 Il frĂ©missait, il lui rendait peu Ă  peu son Ă©treinte, dans la peur que lui avait faite l’autre, l’idole ; et elle redoublait de sĂ©duction, elle l’amollissait et le conquĂ©rait. — Écoute, je sais que tu as une affreuse pensĂ©e, oui ! je n’ai jamais osĂ© t’en parler, parce qu’il ne faut pas attirer le malheur ; mais je ne dors plus la nuit, tu m’épouvantes
 Ce soir, je t’ai suivi, lĂ -bas, sur ce pont que je hais, et j’ai tremblĂ©, oh ! j’ai cru que c’était fini, que je ne t’avais plus
 Mon Dieu ! qu’est-ce que je deviendrais ? J’ai besoin de toi, tu ne vas pas me tuer peut-ĂȘtre !
 Aimons-nous, aimons-nous
 Alors, il s’abandonna, dans l’attendrissement de cette passion infinie. C’était une immense tristesse, un Ă©vanouissement du monde entier oĂč se fondait son ĂȘtre. Il la serra Ă©perdument, lui aussi, sanglotant, bĂ©gayant — C’est vrai, j’ai eu la pensĂ©e affreuse
 Je l’aurais fait, et j’ai rĂ©sistĂ© en songeant Ă  ce tableau inachevé  Mais puis-je vivre encore, si le travail ne veut plus de moi ? Comment vivre, aprĂšs ça, aprĂšs ce qui est lĂ , ce que j’ai abĂźmĂ© tout Ă  l’heure ? — Je t’aimerai et tu vivras. — Ah ! jamais tu ne m’aimeras assez
 Je me connais bien. Il faudrait une joie qui n’existe pas, quelque chose qui me fĂźt oublier tout
 DĂ©jĂ  tu as Ă©tĂ© sans force. Tu ne peux rien. — Si, si, tu verras
 Tiens ! je te prendrai ainsi, je te baiserai sur les yeux, sur la bouche, sur toutes les places de ton corps. Je te rĂ©chaufferai contre ma gorge, je lierai mes jambes aux tiennes, je nouerai mes bras Ă  tes reins, je serai ton souffle, ton sang, ta chair
 Cette fois, il fut vaincu, il brĂ»la avec elle, se rĂ©fugia en elle, enfonçant la tĂȘte entre ses seins, la couvrant Ă  son tour de ses baisers. — Eh bien ! sauve-moi, oui ! prends-moi, si tu ne veux pas que je me tue
 Et invente du bonheur, fais-m’en connaĂźtre un qui me retienne
 Endors-moi, anĂ©antis-moi, que je devienne ta chose, assez esclave, assez petit, pour me loger sous tes pieds, dans tes pantoufles
 Ah ! descendre lĂ , ne vivre que de ton odeur, t’obĂ©ir comme un chien, manger, t’avoir et dormir, si je pouvais, si je pouvais ! Elle eut un cri de victoire. — Enfin ! tu es Ă  moi, il n’y a plus que moi, l’autre est bien morte ! Et elle l’arracha de l’Ɠuvre exĂ©crĂ©e, elle l’emporta dans sa chambre Ă  elle, dans son lit, grondante, triomphante. Sur l’échelle, la bougie qui s’achevait, clignota un instant derriĂšre eux, puis se noya. Cinq heures sonnĂšrent au coucou, pas une lueur n’éclairait encore le ciel brumeux de novembre. Et tout retomba aux froides tĂ©nĂšbres. Christine et Claude, Ă  tĂątons, avaient roulĂ© en travers du lit. Ce fut une rage, jamais ils n’avaient connu un emportement pareil, mĂȘme aux premiers jours de leur liaison. Tout ce passĂ© leur remontait au cƓur, mais dans un renouveau aigu qui les grisait d’une ivresse dĂ©lirante. L’obscuritĂ© flambait autour d’eux, ils s’en allaient sur des ailes de flamme, trĂšs haut, hors du monde, Ă  grands coups rĂ©guliers, continus, toujours plus haut. Lui-mĂȘme poussait des cris, loin de sa misĂšre, oubliant, renaissant Ă  une vie de fĂ©licitĂ©. Elle le fit blasphĂ©mer ensuite, provocante, dominatrice, avec un rire d’orgueil sensuel. Dis que la peinture est imbĂ©cile. — La peinture est imbĂ©cile. — Dis que tu ne travailleras plus, que tu t’en moques, que tu brĂ»leras tes tableaux, pour me faire plaisir. — Je brĂ»lerai mes tableaux, je ne travaillerai plus. — Et dis qu’il n’y a que moi, que de me tenir lĂ , comme tu me tiens, est le bonheur unique, que tu craches sur l’autre, cette gueuse que tu as peinte. Crache, crache donc, que je t’entende ! — Tiens ! je crache, il n’y a que toi. » Et elle le serrait Ă  l’étouffer, c’était elle qui le possĂ©dait. Ils repartirent, dans le vertige de leur chevauchĂ©e Ă  travers les Ă©toiles. Leurs ravissements recommençaient, trois fois il leur sembla qu’ils volaient de la terre au bout du ciel. Quel grand bonheur ! comment n’avait-il pas songĂ© Ă  se guĂ©rir dans ce bonheur certain ? Et elle se donnait encore, et il vivrait heureux, sauvĂ©, n’est-ce pas ? maintenant qu’il avait cette ivresse. Le jour allait naĂźtre, lorsque Christine, ravie, foudroyĂ©e de sommeil, s’endormit aux bras de Claude. Elle le liait d’une cuisse, la jambe jetĂ©e en travers des siennes, comme pour s’assurer qu’il ne lui Ă©chapperait plus ; et, la tĂȘte roulĂ©e sur cette poitrine d’homme qui lui servait de tiĂšde oreiller, elle soufflait doucement, un sourire aux lĂšvres. Lui, avait fermĂ© les yeux ; mais, de nouveau, malgrĂ© sa fatigue Ă©crasante, il les rouvrit, il regarda l’ombre. Le sommeil le fuyait, une sourde poussĂ©e d’idĂ©es confuses remontait dans son hĂ©bĂ©tement, Ă  mesure qu’il se refroidissait et se dĂ©gageait de la griserie voluptueuse, dont tous ses muscles restaient Ă©branlĂ©s. Quand le petit jour parut, une salissure jaune, une tache de boue liquide sur les vitres de la fenĂȘtre, il tressaillit, il crut avoir entendu une voix haute l’appeler du fond de l’atelier. Ses pensĂ©es Ă©taient revenues toutes, dĂ©bordantes, torturantes, creusant son visage, contractant ses mĂąchoires dans un dĂ©goĂ»t humain, deux plis amers qui faisaient de son masque la face ravagĂ©e d’un vieillard. Maintenant, cette cuisse de femme, allongĂ©e sur lui, prenait une lourdeur de plomb ; il en souffrait comme d’un supplice, d’une meule dont on lui broyait les genoux, pour des fautes inexpiĂ©es ; et la tĂȘte Ă©galement, posĂ©e sur ses cĂŽtes, l’étouffait, arrĂȘtait d’un poids Ă©norme les battements de son cƓur. Mais, longtemps, il ne voulut pas la dĂ©ranger, malgrĂ© l’exaspĂ©ration lente de tout son corps, une sorte de rĂ©pugnance et de haine irrĂ©sistibles qui le soulevait de rĂ©volte. L’odeur du chignon dĂ©nouĂ©, cette odeur forte de chevelure, surtout, l’irritait. Brusquement, la voix haute, au fond de l’atelier, l’appela une seconde fois, impĂ©rieuse. Et il se dĂ©cida, c’était fini, il souffrait trop, il ne pouvait plus vivre, puisque tout mentait et qu’il n’y avait rien de bon. D’abord, il laissa glisser la tĂȘte de Christine, qui garda son vague sourire ; ensuite, il dut se mouvoir avec des prĂ©cautions infinies, pour sortir ses jambes du lien de la cuisse, qu’il repoussa peu Ă  peu, dans un mouvement naturel, comme si elle flĂ©chissait d’elle-mĂȘme. Il avait rompu la chaĂźne enfin, il Ă©tait libre. Un troisiĂšme appel le fit se hĂąter, il passa dans la piĂšce voisine, en disant — Oui, oui, j’y vais ! Le jour ne se dĂ©brouillait pas, sale et triste, un de ces petits jours d’hiver lugubres ; et, au bout d’une heure, Christine se rĂ©veilla dans un grand frisson glacĂ©. Elle ne comprit pas. Pourquoi donc se trouvait-elle seule ? Puis, elle se souvint elle s’était endormie, la joue contre son cƓur, les membres mĂȘlĂ©s aux siens. Alors, comment avait-il pu s’en aller ? oĂč pouvait-il ĂȘtre ? Tout d’un coup, dans son engourdissement, elle sauta du lit avec violence, elle courut Ă  l’atelier, Mon Dieu ! est-ce qu’il Ă©tait retournĂ© prĂšs de l’autre ? est-ce que l’autre venait encore de le reprendre, lorsqu’elle croyait l’avoir conquis Ă  jamais ? Au premier coup d’Ɠil, elle ne vit rien, l’atelier lui parut dĂ©sert, sous le petit jour boueux et froid. Mais, comme elle se rassurait en n’apercevant personne, elle leva les yeux vers la toile, et un cri terrible jaillit de sa gorge bĂ©ante. — Claude, oh ! Claude
 Claude s’était pendu Ă  la grande Ă©chelle, en face de son Ɠuvre manquĂ©e. Il avait simplement pris une des cordes qui tenaient le chĂąssis au mur, et il Ă©tait montĂ© sur la plate-forme en attacher le bout Ă  la traverse de chĂȘne, clouĂ©e par lui un jour, afin de consolider les montants. Puis, de lĂ -haut, il avait sautĂ© dans le vide. En chemise, les pieds nus, atroce avec sa langue noire et ses yeux sanglants sortis des orbites, il pendait lĂ , grandi affreusement dans sa raideur immobile, la face tournĂ©e vers le tableau, tout prĂšs de la Femme au sexe fleuri d’une rose mystique, comme s’il lui eĂ»t soufflĂ© son Ăąme Ă  son dernier rĂąle, et qu’il l’eĂ»t regardĂ©e encore, de ses prunelles fixes. Christine, pourtant, restait droite, soulevĂ©e de douleur, d’épouvante et de colĂšre. Son corps en Ă©tait gonflĂ©, sa gorge ne lĂąchait plus qu’un hurlement continu. Elle ouvrit les bras, les tendit vers le tableau, ferma les deux poings. — Oh ! Claude, oh ! Claude
 Elle t’a repris, elle t’a tuĂ©, tuĂ©, tuĂ©, la gueuse ! Et ses jambes flĂ©chirent, elle tourna et s’abattit sur le carreau. L’excĂšs de la souffrance avait retirĂ© tout le sang de son cƓur, elle demeura Ă©vanouie par terre, comme morte, pareille Ă  une loque blanche, misĂ©rable et finie, Ă©crasĂ©e sous la souverainetĂ© farouche de l’art. Au-dessus d’elle, la Femme rayonnait avec son Ă©clat symbolique d’idole, la peinture triomphait, seule immortelle et debout, jusque dans sa dĂ©mence. Le lundi seulement, aprĂšs les formalitĂ©s et les retards occasionnĂ©s par le suicide, lorsque Sandoz vint le matin, Ă  neuf heures, pour le convoi, il ne trouva qu’une vingtaine de personnes sur le trottoir de la rue Tourlaque. Dans son gros chagrin, il courait depuis trois jours, forcĂ© de s’occuper de tout ; d’abord, il avait dĂ» faire transporter Ă  l’hĂŽpital de LariboisiĂšre Christine, ramassĂ©e mourante ; ensuite, il s’était promenĂ© de la mairie aux pompes funĂšbres et Ă  l’église, payant partout, cĂ©dant Ă  l’usage, plein d’indiffĂ©rence, puisque les prĂȘtres voulaient bien de ce cadavre au cou cerclĂ© de noir. Et, parmi les gens qui attendaient, il n’aperçut encore que des voisins, augmentĂ©s de quelques curieux ; tandis que des tĂȘtes s’allongeaient aux fenĂȘtres, chuchotantes, excitĂ©es par le drame. Sans doute les amis allaient venir. Il n’avait pu Ă©crire Ă  la famille, ignorant les adresses ; et il s’effaça, dĂšs qu’il vit arriver deux parents, que les trois lignes sĂšches des journaux avaient tirĂ©s sans doute de l’oubli oĂč Claude lui-mĂȘme les laissait une cousine ĂągĂ©e Ă  tournure louche de brocanteuse, un petit cousin, trĂšs riche, dĂ©corĂ©, propriĂ©taire d’un des grands magasins de Paris, bon prince dans son Ă©lĂ©gance, dĂ©sireux de prouver son goĂ»t Ă©clairĂ© des arts. Tout de suite, la cousine monta, fit le tour de l’atelier, flaira cette misĂšre nue, redescendit, la bouche dure, irritĂ©e d’une corvĂ©e inutile. Au contraire, le petit cousin se redressa et marcha le premier derriĂšre le corbillard, menant le deuil avec une correction charmante et fiĂšre. Comme le cortĂšge partait, Bongrand accourut et resta prĂšs de Sandoz, aprĂšs lui avoir serrĂ© la main. Il Ă©tait assombri, il murmura, en jetant un coup d’Ɠil sur les quinze Ă  vingt personnes qui suivaient — Ah ! le pauvre bougre !
 Comment ! il n’y a que nous deux ? Dubuche Ă©tait Ă  Cannes avec ses enfants. Jory et Fagerolles s’abstenaient, l’un exĂ©crant la mort, l’autre trop affairĂ©. Seul, Mahoudeau rattrapa le convoi Ă  la montĂ©e de la rue Lepic, et il expliqua que GagniĂšre devait avoir manquĂ© le train. Lentement, le corbillard gravissait la pente rude, dont le lacet tourne sur le flanc de la butte Montmartre, Par moments, des rues transversales qui dĂ©valaient, des trouĂ©es brusques, montraient l’immensitĂ© de Paris, profonde et large ainsi qu’une mer. Lorsqu’on dĂ©boucha devant l’église Saint-Pierre, et qu’on transporta le cercueil, lĂ -haut, il domina un instant la grande ville. C’était par un ciel gris d’hiver, de grandes vapeurs volaient, emportĂ©es au souffle d’un vent glacial ; et elle semblait agrandie, sans fin dans cette brume, emplissant l’horizon de sa houle menaçante. Le pauvre mort qui l’avait voulu conquĂ©rir et qui s’en Ă©tait cassĂ© la nuque, passa en face d’elle, clouĂ© sous le couvercle de chĂȘne, retournant Ă  la terre, comme un de ces flots de boue qu’elle roulait. À la sortie de l’église, la cousine disparut, Mahoudeau Ă©galement. Le petit cousin avait repris sa place derriĂšre le corps. Sept autres personnes inconnues se dĂ©cidĂšrent, et l’on partit pour le nouveau cimetiĂšre de Saint-Ouen, que le peuple a nommĂ© du nom inquiĂ©tant et lugubre de Cayenne. On Ă©tait dix. — Allons, il n’y aura que nous deux, dĂ©cidĂ©ment, rĂ©pĂ©ta Bongrand, en se remettant en marche prĂšs de Sandoz. Maintenant, le convoi, prĂ©cĂ©dĂ© par la voiture de deuil oĂč s’étaient assis le prĂȘtre et l’enfant de chƓur, descendait l’autre versant de la butte, le long de rues tournantes et escarpĂ©es comme des sentiers de montagne. Les chevaux du corbillard glissaient sur le pavĂ© gras, on entendait les sourds cahots des roues. À la suite, les dix piĂ©tinaient, se retenaient parmi les flaques, si occupĂ©s de cette descente pĂ©nible, qu’ils ne causaient pas encore, Mais, au bas de la rue du Ruisseau, lorsqu’on tomba Ă  la porte de Clignancourt, au milieu de ces vastes espaces, oĂč se dĂ©roulent le boulevard de ronde, le chemin de fer de ceinture, les talus et les fossĂ©s des fortifications, il y eut des soupirs d’aise, on Ă©changea quelques mots, on commença Ă  se dĂ©bander. Sandoz et Bongrand, peu Ă  peu, se trouvĂšrent Ă  la queue, comme pour s’isoler de ces gens qu’ils n’avaient jamais vus. Au moment oĂč le corbillard passait la barriĂšre, le second se pencha. — Et la petite femme, qu’en va-t-on faire ? — Ah ! quelle pitiĂ© ! rĂ©pondit Sandoz. Je suis allĂ© la voir hier Ă  l’hĂŽpital. Elle a une fiĂšvre cĂ©rĂ©brale. L’interne prĂ©tend qu’on la sauvera, mais qu’elle en sortira vieillie de dix ans et sans force
 Vous savez qu’elle en Ă©tait venue Ă  oublier jusqu’à son orthographe. Une dĂ©chĂ©ance, un Ă©crasement, une demoiselle ravalĂ©e Ă  une bassesse de servante ! Oui, si nous ne prenons pas soin d’elle comme d’une infirme, elle finira laveuse de vaisselle quelque part. — Et pas un sou, naturellement ? — Pas un sou. Je croyais trouver les Ă©tudes qu’il avait faites sur nature pour son grand tableau, ces Ă©tudes superbes dont il tirait ensuite un si mauvais parti. Mais j’ai fouillĂ© vainement, il donnait tout, des gens le volaient. Non, rien Ă  vendre, pas une toile possible, rien que cette toile immense que j’ai dĂ©molie et brĂ»lĂ©e moi-mĂȘme, ah ! de grand cƓur, je vous assure, comme on se venge ! Ils se turent un instant, La route large de Saint-Ouen s’en allait toute droite, Ă  l’infini ; et, au milieu de la campagne rase, le petit convoi filait, pitoyable, perdu, le long de cette chaussĂ©e, oĂč coulait un fleuve de boue. Une double clĂŽture de palissades la bordait, de vagues terrains s’étalaient Ă  droite et Ă  gauche, il n’y avait au loin que des cheminĂ©es d’usine et quelques hautes maisons blanches, isolĂ©es, plantĂ©es de biais. On traversa la fĂȘte de Clignancourt des baraques, des cirques, des chevaux de bois aux deux cĂŽtĂ©s de la route, grelottant sous l’abandon de l’hiver, des guinguettes vides, des balançoires verdies, une ferme d’opĂ©ra comique À la Ferme de Picardie, d’une tristesse noire, entre ses treillages arrachĂ©s. — Ah ! ses anciennes toiles, reprit Bongrand, les choses qui Ă©taient quai de Bourbon, vous vous souvenez ? Des morceaux extraordinaires ! Hein ? les paysages rapportĂ©s du Midi, et les acadĂ©mies faites chez Boutin, des jambes de fillette, un ventre de femme, oh ! ce ventre
 C’est le pĂšre Malgras qui doit l’avoir, une Ă©tude magistrale, que pas un de nos jeunes maĂźtres n’est fichu de peindre
 Oui, oui, le gaillard n’était pas une bĂȘte. Un grand peintre, simplement ! — Quand je pense, dit Sandoz, que ces petits fignoleurs de l’École et du journalisme l’ont accusĂ© de paresse et d’ignorance, en rĂ©pĂ©tant les uns Ă  la suite des autres qu’il avait toujours refusĂ© d’apprendre son mĂ©tier !
 Paresseux, mon Dieu ! lui que j’ai vu s’évanouir de fatigue, aprĂšs des sĂ©ances de dix heures, lui qui avait donnĂ© sa vie entiĂšre, qui s’est tuĂ© dans sa folie de travail !
 Et ignorant, est-ce imbĂ©cile ! Jamais ils ne comprendront que ce qu’on apporte, lorsqu’on a la gloire d’apporter quelque chose, dĂ©forme ce qu’on apprend. Delacroix, aussi, ignorait son mĂ©tier, parce qu’il ne pouvait s’enfermer dans la ligne exacte. Ah ! les niais, les bons Ă©lĂšves au sang pauvre, incapables d’une incorrection ! Il fit quelques pas en silence, puis il ajouta — Un travailleur hĂ©roĂŻque, un observateur passionnĂ© dont le crĂąne s’était bourrĂ© de science, un tempĂ©rament de grand peintre admirablement doué  Et il ne laisse rien. — Absolument rien, pas une toile, dĂ©clara Bongrand. Je ne connais de lui que des Ă©bauches, des croquis, des notes jetĂ©es, tout ce bagage de l’artiste qui ne peut aller au public
 Oui, c’est bien un mort, un mort tout entier que l’on va mettre dans la terre ! Mais ils durent presser le pas, ils s’attardaient en causant ; et, devant eux, aprĂšs avoir roulĂ© entre des commerces de vins mĂȘlĂ©s Ă  des entreprises de monuments funĂšbres, le corbillard tournait Ă  droite, dans le bout d’avenue qui conduisait au cimetiĂšre. Ils le rejoignirent, ils franchirent la porte avec le petit cortĂšge. Le prĂȘtre en surplis, l’enfant de chƓur armĂ© du bĂ©nitier, tous les deux descendus de la voiture de deuil, marchaient en avant. C’était un grand cimetiĂšre plat, jeune encore, tirĂ© au cordeau dans ce terrain vide de banlieue, coupĂ© en damier par de larges allĂ©es symĂ©triques. De rares tombeaux bordaient les voies principales, toutes les sĂ©pultures, dĂ©bordantes dĂ©jĂ , s’étendaient au ras du sol, dans l’installation bĂąclĂ©e et provisoire des concessions de cinq ans, les seules que l’on accordĂąt ; et l’hĂ©sitation des familles Ă  faire des frais sĂ©rieux, les pierres qui s’enfonçaient faute de fondations, les arbres verts qui n’avaient pas le temps de pousser, tout ce deuil passager et de pacotille se sentait, donnait au vaste champ une pauvretĂ©, une nuditĂ© froide et propre, d’une mĂ©lancolie de caserne et d’hĂŽpital. Pas un coin de balade romantique, pas un dĂ©tour feuillu, frissonnant de mystĂšre, pas une grande tombe parlant d’orgueil et d’éternitĂ©. On Ă©tait dans le cimetiĂšre nouveau, alignĂ©, numĂ©rotĂ©, le cimetiĂšre des capitales dĂ©mocratiques, oĂč les morts semblent dormir au fond de cartons administratifs, le flot de chaque matin dĂ©logeant et remplaçant le flot de la veille, tous dĂ©filant Ă  la queue comme dans une fĂȘte, sous les yeux de la police, pour Ă©viter les encombrements. — Fichtre ! murmura Bongrand, ce n’est pas gai, ici. — Pourquoi ? dit Sandoz, c’est commode, on a de l’air
 Et, mĂȘme sans soleil, voyez donc comme c’est joli de couleur. En effet, sous le ciel gris de cette matinĂ©e de novembre, dans le frisson pĂ©nĂ©trant de la bise, les tombes basses, chargĂ©es de guirlandes et de couronnes de perles, prenaient des tons trĂšs fins, d’une dĂ©licatesse charmante. Il y en avait de toutes blanches, il y en avait de toutes noires, selon les perles ; et cette opposition luisait doucement, au milieu de la verdure pĂąlie des arbres nains. Sur ces loyers de cinq ans, les familles Ă©puisaient leur culte c’était un entassement, un Ă©panouissement que le rĂ©cent jour des Morts venait d’étaler dans son neuf. Seules, les fleurs naturelles, entre leurs collerettes de papier, s’étaient fanĂ©es dĂ©jĂ . Quelques couronnes d’immortelles jaunes Ă©clataient comme de l’or fraĂźchement ciselĂ©. Mais il n’y avait que les perles, un ruissellement de perles cachant les inscriptions, recouvrant les pierres et les entourages, des perles en cƓurs, en festons, en mĂ©daillons, des perles qui encadraient des sujets sous verre, des pensĂ©es, des mains enlacĂ©es, des nƓuds de satin, jusqu’à des photographies de femme, de jaunes photographies de faubourg, de pauvres visages laids et touchants, avec leur sourire gauche. Et, comme le corbillard suivait l’avenue du Rond-Point, Sandoz, ramenĂ© Ă  Claude par son observation de peintre, se remit Ă  causer. — Un cimetiĂšre qu’il aurait compris, avec son enragement de modernité  Sans doute, il souffrait dans sa chair, ravagĂ© par cette lĂ©sion trop forte du gĂ©nie, trois grammes en moins ou trois grammes en plus, comme il le disait, lorsqu’il accusait ses parents de l’avoir si drĂŽlement bĂąti. Mais son mal n’était pas en lui seulement, il a Ă©tĂ© la victime d’une Ă©poque
 Oui, notre gĂ©nĂ©ration a trempĂ© jusqu’au ventre dans le romantisme, et nous en sommes restĂ©s imprĂ©gnĂ©s quand mĂȘme, et nous avons eu beau nous dĂ©barbouiller, prendre des bains de rĂ©alitĂ© violente, la tache s’entĂȘte, toutes les lessives du monde n’en ĂŽteront pas l’odeur. Bongrand souriait. — Oh ! moi, j’en ai eu par-dessus la tĂȘte. Mon art en a Ă©tĂ© nourri, je suis mĂȘme impĂ©nitent. S’il est vrai que ma paralysie derniĂšre vienne de lĂ , qu’importe ! Je ne puis renier la religion de toute ma vie d’artiste
 Mais votre remarque est trĂšs juste vous en ĂȘtes, vous autres, les fils rĂ©voltĂ©s. Ainsi, lui, avec sa grande Femme nue au milieu des quais, ce symbole extravagant
 — Ah ! cette Femme, interrompit Sandoz, c’est elle qui l’a Ă©tranglĂ©. Si vous saviez comme il y tenait ! Jamais il ne m’a Ă©tĂ© possible de la chasser de lui
 Alors, comment voulez-vous qu’on ait la vue claire, le cerveau Ă©quilibrĂ© et solide, quand de pareilles fantasmagories repoussent dans le crĂąne ?
 MĂȘme aprĂšs la vĂŽtre, notre gĂ©nĂ©ration est trop encrassĂ©e de lyrisme pour laisser des Ɠuvres saines. Il faudra une gĂ©nĂ©ration, deux gĂ©nĂ©rations peut-ĂȘtre, avant qu’on peigne et qu’on Ă©crive logiquement, dans la haute et pure simplicitĂ© du vrai
 Seule, la vĂ©ritĂ©, la nature, est la base possible, la police nĂ©cessaire, en dehors de laquelle la folie commence ; et qu’on ne craigne pas d’aplatir l’Ɠuvre, le tempĂ©rament est lĂ , qui emportera toujours le crĂ©ateur. Est-ce que quelqu’un songe Ă  nier la personnalitĂ©, le coup de pouce involontaire qui dĂ©forme et qui fait notre pauvre crĂ©ation Ă  nous ! Mais il tourna la tĂȘte, il ajouta brusquement — Tiens ! qu’est-ce qui brĂ»le ?
 Ils allument donc des feux de joie, ici ? Le convoi venait de tourner, en arrivant au Rond-Point, oĂč Ă©tait l’ossuaire, le caveau commun, peu Ă  peu empli de tous les dĂ©bris enlevĂ©s des fosses, et dont la pierre, au centre d’une pelouse ronde, disparaissait sous un amoncellement de couronnes, dĂ©posĂ©es lĂ  au hasard par la piĂ©tĂ© des parents qui n’avaient plus leurs morts Ă  eux. Et, comme le corbillard roulait doucement Ă  gauche, dans l’avenue transversale numĂ©ro 2, un crĂ©pitement s’était fait entendre, une grosse fumĂ©e avait grandi, au-dessus des petits platanes bordant le trottoir. On approchait avec lenteur, on apercevait de loin un gros tas de choses terreuses qui s’allumaient. Puis, on finit par comprendre. Cela se trouvait au bord d’un vaste carrĂ©, qu’on avait fouillĂ© profondĂ©ment de larges sillons parallĂšles, pour en arracher les biĂšres, afin de rendre le sol Ă  d’autres corps, de mĂȘme que le paysan retourne un chaume avant de l’ensemencer de nouveau. Les longues fosses vides bĂąillaient, les buttes de terre grasse se purgeaient sous le ciel ; et, dans ce coin du champ, ce qu’on brĂ»lait ainsi, c’étaient les planches pourries des biĂšres, un bĂ»cher Ă©norme de planches fendues, brisĂ©es, mangĂ©es par la terre, tombĂ©es en un terreau rougeĂątre. Elles refusaient de flamber, humides de boue humaine, Ă©clatant en sourdes dĂ©tonations, fumant seulement avec une intensitĂ© croissante, de grandes fumĂ©es qui montaient dans le ciel blafard, et que la bise de novembre rabattait, dĂ©chirait en laniĂšres rousses, volantes, au travers des tombes basses de toute une moitiĂ© du cimetiĂšre. Sandoz et Bongrand avaient regardĂ©, sans une parole. Puis, quand ils eurent dĂ©passĂ© le feu, le premier reprit — Non, il n’a pas Ă©tĂ© l’homme de la formule qu’il apportait. Je veux dire qu’il n’a pas eu le gĂ©nie assez net pour la planter debout et l’imposer dans une Ɠuvre dĂ©finitive
 Et voyez, autour de lui, aprĂšs lui, comme les efforts s’éparpillent ! Ils en restent tous aux Ă©bauches, aux impressions hĂątives, pas un ne semble avoir la force d’ĂȘtre le maĂźtre attendu. N’est-ce pas irritant, cette notation nouvelle de la lumiĂšre, cette passion du vrai poussĂ©e jusqu’à l’analyse scientifique, cette Ă©volution commencĂ©e si originalement, et qui s’attarde, et qui tombe aux mains des habiles, et qui n’aboutit point, parce que l’homme nĂ©cessaire n’est pas nĂ© ?
 Bah ! l’homme naĂźtra, rien ne se perd, il faut bien que la lumiĂšre soit. — Qui sait ? pas toujours ! dit Bongrand. La vie avorte, elle aussi
 Vous savez, je vous Ă©coute, mais je suis un dĂ©sespĂ©rĂ©, moi. Je crĂšve de tristesse, et je sens tout qui crĂšve
 Ah ! oui, l’air de l’époque est mauvais, cette fin de siĂšcle encombrĂ©e de dĂ©molitions, aux monuments Ă©ventrĂ©s, aux terrains retournĂ©s cent fois, qui tous exhalent une puanteur de mort ! Est-ce qu’on peut se bien porter, lĂ  dedans ? Les nerfs se dĂ©traquent, la grande nĂ©vrose s’en mĂȘle, l’art se trouble c’est la bousculade, l’anarchie, la folie de la personnalitĂ© aux abois
 Jamais on ne s’est tant querellĂ© et jamais on n’y a vu moins clair que depuis le jour oĂč l’on prĂ©tend tout savoir. Sandoz, devenu pĂąle, regardait au loin les grandes fumĂ©es rousses rouler dans le vent. — C’était fatal, songea-t-il Ă  demi-voix, cet excĂšs d’activitĂ© et d’orgueil dans le savoir devait nous rejeter au doute ; ce siĂšcle, qui a fait dĂ©jĂ  tant de clartĂ©, devait s’achever sous la menace d’un nouveau flot de tĂ©nĂšbres
 Oui, notre malaise vient de lĂ . On a trop promis, on a trop espĂ©rĂ©, on a attendu la conquĂȘte et l’explication de tout ; et l’impatience gronde. Comment ! on ne marche pas plus vite ? la science ne nous a pas encore donnĂ©, en cent ans, la certitude absolue, le bonheur parfait ? Alors, Ă  quoi bon continuer, puisqu’on ne saura jamais tout et que notre pain restera aussi amer ? C’est une faillite du siĂšcle, le pessimisme tord les entrailles, le mysticisme embrume les cervelles ; car nous avons eu beau chasser les fantĂŽmes sous les grands coups de lumiĂšre de l’analyse, le surnaturel a repris les hostilitĂ©s, l’esprit des lĂ©gendes se rĂ©volte et veut nous reconquĂ©rir, dans cette halte de fatigue et d’angoisse
 Ah ! certes ! je n’affirme rien, je suis moi-mĂȘme dĂ©chirĂ©. Seulement, il me semble que cette convulsion derniĂšre du vieil effarement religieux Ă©tait Ă  prĂ©voir. Nous ne sommes pas une fin, mais une transition, un commencement d’autre chose
 Cela me calme, cela me fait du bien, de croire que nous marchons Ă  la raison et Ă  la soliditĂ© de la science
 Sa voix s’était altĂ©rĂ©e d’une Ă©motion profonde, et il ajouta — À moins que la folie ne nous fasse culbuter dans le noir, et que nous ne partions tous, Ă©tranglĂ©s par l’idĂ©al, comme le vieux camarade qui dort lĂ , entre ses quatre planches. Le corbillard quittait l’avenue transversale numĂ©ro 2, pour tourner Ă  droite dans l’avenue latĂ©rale numĂ©ro 3 ; et, sans parler, le peintre montra du regard Ă  l’écrivain un carrĂ© de sĂ©pultures que longeait le cortĂšge. Il y a lĂ  un cimetiĂšre d’enfants, rien que des tombes d’enfants, Ă  l’infini, rangĂ©es avec ordre, rĂ©guliĂšrement sĂ©parĂ©es par des sentiers Ă©troits, pareilles Ă  une ville enfantine de la mort. C’étaient de toutes petites croix blanches, de tout petits entourages blancs, qui disparaissaient presque sous une floraison de couronnes blanches et bleues, au ras du sol ; et le champ paisible, d’un ton si doux, d’un bleuissement de lait, semblait s’ĂȘtre fleuri de cette enfance couchĂ©e dans la terre. Les croix disaient les Ăąges deux ans, seize mois, cinq mois. Une pauvre croix, sans entourage, qui dĂ©bordait et se trouvait plantĂ©e de biais dans une allĂ©e, portait simplement EugĂ©nie, trois jours. N’ĂȘtre pas encore et dormir dĂ©jĂ  lĂ , Ă  part, comme les enfants que les familles, aux soirs de fĂȘte, font dĂźner Ă  la petite table ! Mais, enfin, le corbillard s’était arrĂȘtĂ©, au milieu de l’avenue. Lorsque Sandoz aperçut la fosse prĂȘte, Ă  l’angle du carrĂ© voisin, en face du cimetiĂšre des tout petits, il murmura tendrement — Ah ! mon vieux Claude, grand cƓur d’enfant, tu seras bien Ă  cĂŽtĂ© d’eux. Les croque-morts descendaient le cercueil. Maussade, sous la bise, le prĂȘtre attendait ; et des fossoyeurs Ă©taient lĂ , avec des pelles. Trois voisins avaient lĂąchĂ© en route, les dix n’étaient plus que sept. Le petit cousin, qui tenait son chapeau Ă  la main depuis l’église, malgrĂ© le temps affreux, se rapprocha. Tous les autres se dĂ©couvrirent, et les priĂšres allaient commencer, lorsqu’un coup de sifflet dĂ©chirant fit lever les tĂȘtes. C’était, dans ce bout vide encore, Ă  l’extrĂ©mitĂ© de l’avenue latĂ©rale numĂ©ro 3, un train qui passait sur le haut talus du chemin de fer de ceinture, dont la voie dominait le cimetiĂšre. La pente gazonnĂ©e montait, et des lignes gĂ©omĂ©triques se dĂ©tachaient en noir sur le gris du ciel, les poteaux tĂ©lĂ©graphiques reliĂ©s par les minces fils, une guĂ©rite de surveillant, la plaque d’un signal, la seule tache rouge et vibrante. Quand le train roula, avec son fracas de tonnerre, on distingua nettement, comme sur un transparent d’ombres chinoises, les dĂ©coupures des wagons, jusqu’aux gens assis dans les trous clairs des fenĂȘtres. Et la ligne redevint nette, un simple trait Ă  l’encre coupant l’horizon ; tandis que, sans relĂąche, au loin, d’autres coups de sifflet appelaient, se lamentaient, aigus de colĂšre, rauques de souffrance, Ă©tranglĂ©s de dĂ©tresse. Puis, une corne d’appel rĂ©sonna, lugubre. — Revertitur in terram suam unde erat
, rĂ©citait le prĂȘtre, qui avait ouvert un livre et qui se hĂątait. Mais on ne l’entendait plus, une grosse locomotive Ă©tait arrivĂ©e en soufflant, et elle manƓuvrait juste au-dessus de la cĂ©rĂ©monie. Celle-lĂ  avait une voix Ă©norme et grasse, un sifflet guttural, d’une mĂ©lancolie gĂ©ante. Elle allait, venait, haletait, avec son profil de monstre lourd. Brusquement, elle lĂącha sa vapeur, dans une haleine furieuse de tempĂȘte. — Requiescat in pace, disait le prĂȘtre. — Amen, rĂ©pondait l’enfant de chƓur. Et tout fut emportĂ©, au milieu de cette dĂ©tonation cinglante et assourdissante, qui se prolongeait avec une violence continue de fusillade. Bongrand, exaspĂ©rĂ©, se tournait vers la locomotive. Elle se tut, ce fut un soulagement. Des larmes Ă©taient montĂ©es aux yeux de Sandoz, Ă©mu dĂ©jĂ  des choses sorties involontairement de ses lĂšvres, derriĂšre le corps de son vieux camarade, comme s’ils avaient eu ensemble une de leurs causeries grisantes d’autrefois ; et, maintenant, il lui semblait qu’on allait mettre en terre sa jeunesse c’était une part de lui-mĂȘme, la meilleure, celle des illusions et des enthousiasmes, que les fossoyeurs enlevaient, pour la faire glisser au fond du trou. Mais, Ă  cette minute terrible, un accident vint encore augmenter son chagrin. Il avait tellement plu, les jours prĂ©cĂ©dents, et la terre Ă©tait si molle qu’un brusque Ă©boulement se produisit. Un des fossoyeurs dut sauter dans la fosse, pour la vider Ă  la pelle, d’un jet lent et rythmique. Cela n’en finissait pas, s’éternisant au milieu de l’impatience du prĂȘtre et de l’intĂ©rĂȘt des quatre voisins, qui avaient suivi jusqu’au bout, sans qu’on sĂ»t pourquoi. Et, lĂ -haut, sur le talus, la locomotive avait repris ses manƓuvres, reculait en hurlant, Ă  chaque tour de roue, le foyer ouvert, incendiant le jour morne d’une pluie de braise. Enfin, la fosse fut vidĂ©e, on descendit le cercueil, on se passa le goupillon. C’était fini. Debout, de son air correct et charmant, le petit cousin fit les honneurs, serra les mains de tous ces gens qu’il n’avait jamais vus, en mĂ©moire de ce parent dont il ne se rappelait pas le nom la veille. — Mais il est trĂšs bien, ce calicot, dit Bongrand, qui ravalait ses larmes. Sandoz, sanglotant, rĂ©pondit — TrĂšs bien. Tous s’en allaient, les surplis du prĂȘtre et de l’enfant de chƓur disparaissaient entre les arbres verts, les voisins dĂ©bandĂ©s flĂąnaient, lisaient les inscriptions. Et Sandoz, se dĂ©cidant Ă  quitter la fosse Ă  demi comblĂ©e, reprit — Nous seuls l’aurons connu... Plus rien, pas mĂȘme un nom ! — Il est bien heureux, dit Bongrand, il n’a pas de tableau en train, dans la terre oĂč il dort
 Autant partir que de s’acharner comme nous Ă  faire des enfants infirmes, auxquels il manque toujours des morceaux, les jambes ou la tĂȘte, et qui ne vivent pas. — Oui, il faut vraiment manquer de fiertĂ©, se rĂ©signer Ă  l’à peu prĂšs et tricher avec la vie
 Moi qui pousse mes bouquins jusqu’au bout, je me mĂ©prise de les sentir incomplets et mensongers, malgrĂ© mon effort. La face pĂąle, ils s’en allaient lentement, cĂŽte Ă  cĂŽte, au bord des blanches tombes d’enfants, le romancier alors dans toute la force de son labeur et de sa renommĂ©e, le peintre dĂ©clinant et couvert de gloire. — Au moins, en voilĂ  un qui a Ă©tĂ© logique et brave, continua Sandoz. Il a avouĂ© son impuissance et il s’est tuĂ©. — C’est vrai, dit Bongrand. Si nous ne tenions pas si fort Ă  nos peaux, nous ferions tous comme lui
 N’est-ce pas ? — Ma foi, oui. Puisque nous ne pouvons rien crĂ©er, puisque nous ne sommes que des reproducteurs dĂ©biles, autant vaudrait-il nous casser la tĂȘte tout de suite. Ils se retrouvaient devant le tas allumĂ© des vieilles biĂšres pourries. Maintenant, elles Ă©taient en plein feu, suantes et craquantes ; mais on ne voyait toujours pas les flammes, la fumĂ©e seule avait augmentĂ©, une fumĂ©e Ăącre, Ă©paisse, que le vent poussait en gros tourbillons, et qui couvrait le cimetiĂšre entier d’une nuĂ©e de deuil. — Fichtre ! onze heures ! dit Bongrand en tirant sa montre. Il faut que je rentre. Sandoz eut une exclamation de surprise. — Comment ! dĂ©jĂ  onze heures ! Il promena sur les sĂ©pultures basses, sur le vaste champ fleuri de perles, si rĂ©gulier et si froid, un long regard de dĂ©sespoir, encore aveuglĂ© de larmes. Puis, il ajouta — Allons travailler. Elleest dite en arabe, mais nous sommes heureux de pouvoir entrer dans le CarĂȘme «officiellement». A la sortie de la messe, le PĂšre Gabriel , un prĂȘtre argentin en mission ici, s’occupe de nous aider Ă  trouver de l’eau dans le bĂątiment et nous montre oĂč nous garer dans l’immense cour devant l’église.

Le deal Ă  ne pas rater Cartes PokĂ©mon oĂč commander le coffret PokĂ©mon Go Collection ... € Voir le deal Garkam, Forum Rpg Les Alentours La Plaine GelĂ©e 3 participantsAller Ă  la page 1, 2 AuteurMessageInvitĂ©InvitĂ©Sujet Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Jeu 24 Mai 2007 - 2052 Par une froide matinĂ©e matinal, un nain, sur un chemin, attendait. L'aube Ă©tait fraiche, NĂ©olias Ă©tait magnifique, les tentes renvoyaient un magnifique reflet bleu sur le paysage. Soudain, Rwodka apparut, salua le nain et d' un Ă©lan de bon coeur, lui offrit une biĂ©re... Ils commencĂ©rent Ă  bivouaquer, en parlant de choses et d'autre, sans trop se soucier des voyageur qui leurs tenaient un bien mauvais language... En mĂȘme temps, ils se trouvaient au beau milieu de la route...Tout a coup, une grosse masse arriva, les deux nains la regardĂ©rent, sans bouger pour autant, elle s'approchait de plus en plus, les nains Ă©taient de plus en plus captivĂ©s dans leurs convertation de nain, elle Ă©tait juste Ă  cotĂ© d'eux, quand tout a coup, elle s'assit et des petites Ă©toiles arrivĂ©rent prĂ©s des nains..." 'jour Armstrong, sa f'sait longtemp."L'humain lui repondit quelque chose, mais le nain s'en fichait Ă©perdument car il Ă©tait trop captivĂ© dans la conversation qu' il entretenait avec Rwodka... L'humain tenta Ă  quelques reprise de s'introduire dans la convertation sans trop y arriver... L'humain alla alors se faire de petits Ă©chauffement avant de partir..."C'est quoi ce truc lĂ  bas?"Dit le nain en montrant du doigt une colossale silouhette"C'est Ă©norme..."Les nains et l'humain commencĂ©rent Ă  avoir peur, la silouhette qui semblait faire 5 metre de haut, s'approchait de plus en plus, elle Ă©tait Ă  quelques metres d'eux, les nains saisir leur armes, l'humain, lui, continuait de s'entrainer, il n'avait probablement pas vu cette silouhette... Ils se prĂ©parĂ©rent Ă  charger."Ca va pas etre facile, a mon avis..."Le nain avait peur il est que lvl 1. Ils commencĂ©rent Ă  courir en direction de cet chose, sans savoir ce que c'Ă©tait, sans savoir s'il y arriveraient, sans avoir de plan, mais en prenant une derniere biere ensemble... Et ils Ă©dition par le Jeu 24 Mai 2007 - 2128, Ă©ditĂ© 1 fois Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Jeu 24 Mai 2007 - 2103 Burz n'avais pas beaucoup dormis cette nuit , sa maladie le rongeait et il avait du bĂątir une Ă©table pour son cher sanglier gĂ©ant , par ailleur nommĂ© Nogrash l'Ă©ventreur . Il avait commencer Ă  l'apprivoiser ,et le sanglier semblait porter de l'affection Ă  burz , ils Ă©taient tout les deux fort , et la bĂȘte semblait surtout respecter le demi-orc pour sa cher peau verte montait sa monture sans autres attirail superficiel que sa voix .Il avait rendez vous Ă  5h du matin sur la place avec ses amis et son frĂšre pour essayer de trouver un remĂšde Ă  son Ă©trange descendit tranquillement la colline ou se situait son cabanon , le ton bleutĂ© de l'aube renforcait l'idĂ©e de sĂ©rĂ©nitĂ© qui reignait en fois arriver aux portes de la ville , il se dĂ©brouilla pour passer dans les plus grandes rues pour ne pas causer trop de arriva finalement Ă  la place voulut , ou il vit les deux nains debout , haches levĂ©es , et leurs yeux fixant se ruĂšrent alors sur lui haches semi-orc Ă©clata d'un rire sonore qui rĂ©sonna dans toute la ville , sauta de son sanglier et atterit lourdement au sol , et dit"Vous avoir peur Nogrash ?"Les nains s'arreterent , perplexe , puis rigolĂšrent , soulagĂ©s de voir que ce n'Ă©tait que leur ami et frĂšre burz!"Tout le monde ĂȘtre prĂȘt Ă  partir?" Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Jeu 24 Mai 2007 - 2125 Rwodka et Barak aprĂ©s avoir bien rit,aprĂ©s la peur que leur avait inspirĂ©s Nogrash prirent leur paquetage, Barak monta sur Barbak,quant a lui rwodka montat sur Rwisky,il apella Rmirnoff qui se posat en delicatessse sur son Ă©paul .Barak avait une corde a son bras ou se tenait derriere lui un boeuf qui allait servir a tirer la charrette qui se trouvait un peu plus loin,garder sagement par ils arrivairent la ou se tenait la charette,ou se trouvait la nourriture,l'acool,le tabac et les drogue et quelques autres affaires,il attelairent alors le boeuf a la avait entrainer Ronizuka assez pour qu'il puissent guider le boeuf en galopant devant lui,c'Ă©tait sa premiere sortit,a Rmirnoff aussi d' commencairent tous a avançaient dans les plaines enneigĂ© des contrĂ© de comme cela que commença l' fumait sa pipe,un subtil melange d'opium et de tabac il l'a fit tourner a Barak qui lui,lui fit touner sa quand a lui semblait moin vert qu'avant,on voyait sur son visage qu'il n'avait pas la grande forme,il falait se depecher de trouver ce remede,dont burz ne nous avait toujours pas dit de quoi il s' trouvait que le voyage ne commençait pas trĂ©s gaiment,il se mit alors a frodonner une chanson trĂ© connus,une chanson traditionelle l'histoir d'un nain cappable,de courir vite et de voyager loin...Barak chanta a son tour avec Rwodka dont la fumer resortait doucement par les narines comme des navir naviguant sur les sommes les nains sous la montagne *bam bam*On creuse le jour,on boit la nuit *bam bam*Et on aime pas ceux de la surface InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Jeu 24 Mai 2007 - 2138 AprĂ©s avoir bien chantĂ©, Barak mit la main dans sa poche, en sortit sa boussole, fouilla dans son sac, sortit sa carte et demanda"Au fait, on va ou? Parce que la si mes calcul sont juste... On est sur une route..."Le nain parraissait perdu... En fait, ils Ă©taient perdu... Barak avait achetĂ© cette carte et cette boussole sans savoir comment elles marchaient..."Y a pas un de vous qui sache comment on s'en sert?"Il se tourna vers Burz, il regarda surtout son regard vide et dĂ©nuĂ© de toute forme d'intelligence... Il se tourna alors vers Rwodka, voyant que celui ci Ă©tait completement sous l'ffet de sa pipe... il rangea tout dans son sac et il deçida donc de suivre la route..."On arrivera bien a une ville en longeant cette route non?" Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Jeu 24 Mai 2007 - 2154 Rwodka commençait a voir floue,les effets de sa pipe prenait effet,il voyait Barak un peu perdu en regardan un bout de papier et un truc rond,mais pourquoi les regardaient-il ainsi etaitil mal coup il entendit un bruit aigue,il se retourna et vie une chose noir volait derriere et aussi au-dessus et en-dessous,il sortit un mouchoir se frotat les yeux et le nez... mais malheureusement...il s'Ă©tait tromper de poche et c'etait le mouchoir remplie d'ether qu'il reniflait,il eut comme un etourdissment et la il se mit a crier a Burz et faut qu'on se depeche,ont et au pays des chauves-souris,elle nous suivent,Il disat cela en sortant sa hache droite de son etuit pour la prendir en l'air et tape dans le vide comme un fou cherchant a fair des signes pour un orchestre invisible,il ne savait plus ou ils allaient,mais ils y allaient,d'ailleur il n'eut pas souvenir que l'on lui et dit ou ils essaya de parler,toujours en brandissant sa hache,puis ils se rendit compte qu'il n'arriver plus a parler et que ces amis le regardĂ© se tut et essaya de ne rien dire et de ne rien fair,out en sachant que les chauves-sourirs etaient non loin et qu'elle le plusieur heures de marches,nos amis arrivairent prĂ©s d'un petit village. Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Jeu 24 Mai 2007 - 2220 Burz leva la tĂȘte , et vit le soleil approcher du zĂ©nith , il n'Ă©tait peut-ĂȘtre pas trĂšs intelligent , mais il savait que lorsque cet astre lumineux Ă©tait au milieu du ciel c'Ă©tait l'heure de manger , et manifestement Nogrash arrivĂšrent alors dans une petite bourgade non loin de chaumiĂšres Ă©parses laissaient Ă©chappĂ©es des voluptes de fumĂ©e de leur plupart des familles devait sĂ»rmement ĂȘtre en train de ne voulait pas effrayer les gens , aussi descendat-il de son sanglier et entreprit de le faire suivre derriĂšre avança d'un pas incertain Ă  travers les villages , les volets se fermaient Ă  leurs enfants en retard chez eux entreprirent de filer en hĂąte , laissant leur jouets en travers de la fois n'Ă©tait pas coutume de voir un orc accompagner d'un sanglier gĂ©ant non attacher , avec deux nains Ă  ses cĂŽtĂ©s et un boeuf tirant une charette remplit de vivre et d'herbes Ă  premiĂšre vu petit groupe marcha jusqu'Ă  l'Ă©glise de fortune , taillĂ©e en piĂšre grossiĂšre et de petite s'arrĂšterent ici , et burz dit"Maintenant nous manger , moi avoir trop faim."Les deux nains appouvĂšrent un sourir aux lĂšvres et sortirent de la charette quelques morceaux de viandes saignante pour le semi-orc et des bouts de lard sĂ©chĂ© , nourriture favorite des que serait un repas sans boisson?Ils sortirent alors 3 chopes en fer et dĂ©voilĂšrent le tonneau , attachĂ© sous la remplit alors les 3 chopes , toujours sa pipe Ă  la bouche , et retourna s'asseoir auprĂšs des autres en distribuant sa part de boisson Ă  frĂšre de notre cher peau verte Ă©taigna pour une des rare fois sa pipe et mordut avec empressement son bout de ciel dĂ©gagĂ© et le chant des oiseaux donnait presque un air enchanteur Ă  ce petit village aux sentiers de terre vĂ©gĂ©tation Ă©tait prĂ©dominante et archaĂŻque , tout cela rassemblait transmettait un sentiment de paix compagnon mangeait goulument , burz garda juste sa derniĂšre et plus grosse part , et Ă©mit un grognement trĂšs accouru vers le semi-orc et lui arracha le bout de viande des mains , l'Ă©corchant de ses dĂ©fenses demi-orc se leva , et reprit le bout de viande Ă  son familier tout en lui mettant une grosse claque sur la sanglier ne broncha pas , surtout quand burz lui remit Ă  nouveau son bout de viande en lui caressant la ce il regarda ses comapgnons encore sur leur nourriture et dit"Vous bientĂŽt avoir fini manger?Nous devoir continuer voyage, nous suivre route jusqu'Ă  grosse ville pour voir grand magicien et soigner dire sa Ă  moi."Les deux nains hochĂšrent la tĂȘte , rwodka remplit et alluma une nouvelle pipe , sauta sur sa monture et clama "C'est partit ! " Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Jeu 24 Mai 2007 - 2319 AprĂ©s un si bon repas et aprĂ©s avoir rallumĂ© sa pipe,qui cette fois ne contenait plsu que du tabac normal,la craintes des chauves-souris lui avait suffit cette aprĂ©s-midi,ils avait permis a Rwisky d'aller chasser non loin avec Ronizuka pendant que Rmirnoff mangait une souris atraper peu de temp aprĂ©s leur arriver,barak avait eu le temp de donner lui aussi a mangait a barbak,Ils se remirent en route pour leur long nuit Ă©tait tomber,il faisait aussi obscure que dans les cavernes des goblins,on pouvait voir en tete un lueur rouge aparraitre a temp regulier on pouvais deviner que Rwodka Ă©tait en tete avec Rwisky car celui-ci pouvai voir dans la nuit,la charette etait derriere lui,on pouvait entendre les roues grinçait sur le sol puis derriere on entendait d grognement,on en concluait que c'Ă©tait le sanglier ,et sur le cotĂ© avec un leger bruit de glougloutement on devinet Barak qui savourait une biere pour se tenir avoir marcher quelque nouvelle heures,Burz demanda a s'arreter non pas a cause de sa fatigue mais a celle de son sanglier et celle des autres d'ailleur car ils ralentisser de plus en fit un feu,qui eclairer beaucoup plus les environs que la lueur de sa lui redonna un peu a mangĂ© a son blier quand a burz,il avait grignoter un petit peu puis Ă©tait endormis la tete sur son sanglier,il Ă©tait vraiment affaiblie par la avait entreprit de fair des tours de gardes avec ces familiers,il prenait le premier tours de garde puis cela tournait a chaque tour d'une aiguille dans un cadran rond,les humain apelait sa une montre les nain apellaient sa le tour d' fit 2 tour de garde jusqu'aux petit matin,il n'y avait eu aucun desagrement,a part une fois ou Barak c'etait lever d'un coup avait prie une grogéé de biere et etait aller arroser la neige 100metre plus loin.en bref y par pisser quoi ^^.Rwodka fut reveiller par Rwisky qui lui lecher le bout du nez,Rmirnoff Ă©tait aller chercher son petit dej quand a Ronizuka il avait du alait a la chasse avec Rwidky avant le reveille de nos compagnons car il y avait 3 lapins et 1 lievre prĂ©s du feu qui n'attendait qu'a etre se levat dans un grognement puis marcha pour aller reveiller les Barak leve toi,il et l'heure, dit-il en lui tapant le bout de pied-Ouai c'est bon je me leve,dit-il en ouvrant sa biere du matinPuis Rwodka approcha de Burz,mais la d'un coup le sanglier se leva et grogna sur Rwodka,Burz se leva d'un coup et donna un baffe a Nogrash et lui cria dessus comme quoi il ne falait pas nous fair de mal enfin d'aprĂ©s se que Barak et Rwodka avait pu comprendre,puis d'un coup Burz tomba comme une masse ,Rwodka s'empressa d'aller dans la charette pris quelque fiole d'herbe et de liquide plus Ă©trange les un que les autres et fit inguriter a Burz se mĂ©lange qui retrouva peu a peu de ces couleur,Quand a Barak il faisait le 1er petit dej de la journĂ©,l'un de splus important aprĂ©s le 3 petit dej,le dejeuner,le gouter et le souper sans compter les quelques grignotage de si de frere de m'aider autant toi gentil avec moi ,moi beaucoup t'aprecier,dit-il en donnant une claque dans le dos de son frere a grande barbe,Merci a toi aussi couzin je t'aim bien toi aussi ,dit il en faisant de meme que pour Rwodka. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 046 Le nain, aprĂ©s un reveil quelque peu... Brutal, le nain finit sa biĂ©re matinal avant de se lever. Ils devaient se dĂ©pĂ©cher car l'Ă©tat de burz empirait et la ville se trouvait loin... Il regarda de nouveau sa carte avant de dire"Si mes calculs sont juste, en suivant cette route, on devrait traverser un desert... Ou une montagne..."Le nain tournait la carte dans tout les sens..."En tout cas, on continura sur une route... Ou un chemin... Mais a cette intersection... Droite ou gauche?"Le nain semblait de plus en plus perplexe, la vie de son cousin Ă©tait en jeu... Il culpabilisait sans cesse, s'il faisait une erreur, son cousin pourrait perdre la vie... Il ne devait pas se tromper, la moindre erreur pourrait lui etre fatal... Il monta sur son bĂ©lier, fit signe a ses compagnons de se lever. Il fallait partir, le temp Ă©tait comptĂ©... Rwodka monta sur son loup, Burz monta avec peine sur son sanglier, il n'avait pas dut dormir depuis des jours, sa maladie le rongeait... Et continurait de le ronger s'ils ne faisaient rien...."On doit faire route vers l'est, en coupant par le desert, on pourrait gagner quelques jours..."Le nain Ă©tait toujour perplexe, et s'il s'Ă©tait trompĂ©? si ce n'Ă©tait pas la bonne route? et si c'Ă©tait la bonne route, arriveront ils a temp pour sauver Burz?hrp sais pas si sa gĂ©ne l est... j ai mis sa au hasard Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 1850 Nos amis arrivĂšrent alors Ă  la lisiĂšre du dĂ©sert , qui Ă©tait nommer L'ergoth...Des collines Ă  pertes de vue sous des tonnes de neiges , sans aucun abris ni semi-orc ne s'arrĂȘta pas pour autant , et contrairement aux dire de ses compagnons , il n'Ă©tait pas malade , mais des voix tournoyait autour de lui en lui insufflant la haine de tuer tout ce qu'il resistait mais cela l'Ă©puisait , il ne tiendrait plus trĂšs longtemps s'engagĂšrent dans l'Ergoth avec tout leur animaux , il y avait peu ed chance de rencontrer Ăąme vivante en ces lieux , du moins c'est ce que tout le monde pensait , du fait que personne n'en Ă©tait revenu...Cela faisait plusieurs heures qu'ils avancer Ă  travers ce paysage monotone , quand le semi-orc chuta du sanglier pour s'Ă©taler sur le se releva avec difficulter , empoigna sa massue et se dirigea vers les membres de son groupes"Tuer..."Il brandit sa masse et se rua sur ses amies une lueur meurtriĂšre et non habituelle dans les yeux... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Ven 25 Mai 2007 - 2013 Rwodka vit Burz tomber dans la neige,puis se relever brsquement avant de prendre sa masse,puis il se mit a courir vers Barak et lui,Rwodka stopa net ces familiers qui commencer a montrĂ© les cros et serrer les griffes,il demanda meme a Rwisky d'aller chercher son sac rouge sang qui se trouver dans la charette et il lui cria meme de ne pas se posĂ© de question et de fonçé,Burz avait alors sauter sur Barak et commenca a lever sa masse tout en le regardant de ces yeux devenue rouge vif,des yeux qui vouler voir couler le sang,Rwodka essayat d'agriper la masse mais il n'Ă©tait pas aussi fort que son frere et il la lachat malgrĂ©s lui,heureusement garce a cette intervention la masse fut devier et ne frappa que de la se moment Rwisky arriver avec le sac rouge,Rwodka plongea sa main dedans en cherchant quelque crier a Barak d'esquiver et de tenir le plus longtemps possible,le temp qu'il la trouve lui disĂ© entendit une nouvelle fois la masse frappait la coeur battait vite,trop vite,comme si il Ă©tait en train de fair une over-dose,mais ce n'Ă©tait pa le pour la troisieme fois la masse s'affeça sur le cria un grand coup,les familier de chacun se sachant que fair regardaient le dĂ©noument du combat,sans savoir le pourqois du un quatrieme coup de masse,trop puissant ou trop glissant la masse vola dans les aire,Rwodka avait a se moment trouver une piqure qui comptenait un Ă©trange liquide vert-rouge fluoresant,Burz aller une nouvelle fois frapper mais cette fois il ne se louperait pas,il attaquer avec les planta l'aiguile de la seringue dans le dos de se leva,il marcha vers Rwodka,lentement mais surment,ces yeux se fermer,sa respiration diminuer,on aurait dit un enfant qui venait de courir sur plusieur lieu ,pendant plusieurs regarda rwodka,puis Barak et vu sa masse il eu l'air etrangement Ă©tonnĂ© et la il lacha moi mes amis,moi pas aller bien,moi dodo...Puis il tomba comme une masse sur le sol,la neige vola dans les aire,comme des fleurs tombant au printemps de pleine lune. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 2033 L'orc s'Ă©crasa par terre, les nain attachĂ©rent son sanglier avec peine, il semblait inquiet de l'Ă©tat de son maitre. Mais les liens entre cet bĂ©te et son maitre devaient ĂȘtre trĂ©s fort..."Bon et si on mangeait?"Demanda le nain Ă  Rwodka, Rwodka aquiesa, voulu prĂ©parer un feu, demanda le briquet du nain, et prĂ©para le feu. Rwodka sortit quelques mets Ă  maanger, tandis que le nain sortit de la biĂ©re naine..."Il a pas l'air d'aller bien Burz..."Dit le nain"T'as pas tord, c'est la premiĂ©re fois que je le vois dans cet Ă©tat... Mais tant qu'il dort on est tranquil...""T'as ptĂ©te raison... Goute donc se saucisson, tu m'en diras des nouvelles."Et les nain mangĂ©rent, buvĂ©rent et chantĂ©rent durant quelques heures, s'amusant, oubliant de plus en plus leurs probĂ©lemes, commencĂ©rent Ă  danser quand soudain, ils entendirent un bruit dĂ©rriĂ©re eux... Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 2106 Burz se leva pĂ©niblement , il se sentait barbouillĂ© et avait une folle envie de vomir qu'il cacha , il alla s'asseoir prĂšs de ses compagnons prĂšs du feu , le regard perdu dans le de maladie...pensa-t-il...Il devait trouver un remĂšde au plus vite , son sanglier ignorait royalement burz , normal il Ă©tait faible , et Ă  la premiĂšre occasion il partirait en semi-orc ne pouvait montrer sa faiblesse mĂȘme si Nogrash la mordu un bout de viande cru sans grande conviction , le regard perdu dans de lointain souvenir douloureux et n'arriva mĂȘme pas Ă  la moitiĂ©e qu'il donna le reste Ă  sa monture qui l'avala cul-sec sans macher ni d'autre le regarda dans les yeux d'une lueur montrant son envie de transpercer demi-orc s'approcha de la bĂȘte , et la regarda droit dans les yeux avec Ă  peine quelques centimĂštres les grogna et le sanglier partit s'asseoir , visiblement rassurĂ© de ne pas servir un faible , dumoins pour le moment...Burz retourna s'asseoir prĂšs du feu et ne tarda pas tomber dans un sommeil lourd et sans rĂȘve... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Ven 25 Mai 2007 - 2123 Rwodka vit s'endormir prĂ©s du feu un Burz fatiguĂ© qui Ă©tait perdu dans ces pensĂ©e et que la nourriture ne l'interressĂ© plus,il savait qu'il nallait pas venait de les fair sursautĂ© car ils pensaient tous deux que cela Ă©tait un ralluma sa pipe car comme a coutume il l'avait Ă©teinte pour mangĂ© deux tranche de lards et des pris une gorgĂ©e de biere que lui tendait Barak,lui il lui tendit sa pipe qui cette fois contenait une petit mĂ©lange qu'il experimentĂ©,de la gogocaine avec un peu d'opium de champignon des mines et de tabac,Barak pris quelque bouffĂ© de cette fumer qui Ă©tait violette,aprĂ©s avoir rĂ©cuperer chacun son materiel,Rwodka vit Barak explosait de rire en regarant les Ă©toiles,le soir Ă©tait tomber epuis peu et il n'avait pas ossĂ© reveiller Burz qui domrait se mirent a parlaient de tous et de rien des Ă©toile tous en buvant et fumant,il se coucheraient bien plsu tard que Burz la vie leur semblait plus joyeuse dans cette nuit douce et chaleureuse et la sensation de renaitre aprĂ©s ces plaisir sensoriĂ©l et soir c'Ă©tait un Barak de fair des tours de garde avec sa chevre,ce qu'il fit alĂ©grement,Ils avaient tous deux nourris leurs familier qui Ă©tait ensuite partie fair un tour pour on en sait quelque divertissement,comme chasser,jouer,tuer ou autre.HRPces annimeaux ne sont pas homo ou autres il ne font que jouer je tien a le preciser. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Sam 26 Mai 2007 - 1323 Le nain, aprĂ©s s'ĂȘtre endormi durant son tour de garde, se reveilla brusquement lorqu'il senti une odeur terrible lui arriver... Il avait oubliĂ© d'Ă©loigner son bĂ©lier... Il se leva, remarqua que l'orc devait aprĂ©cier cet odeur a voir le sourire qui se dessinait sur son visage...Il se dirigea vers Rwodka, se pencha pour le reveiller et se souvenu de la maniĂ©re dont il fut rĂ©veillĂ© la derniĂ©re fois... Il se redressa donc, chargea un dĂ©licat coup de pied, et frappa Rwodka pour le reveiller. Il semblait en colĂ©re, mais fut calmĂ© par la biĂ©re que le nain lui offirt pour mieu se reveiller."Reveil difficile, bois ta biĂ©re facile, me disait mon pere"Le nain se dirigea alors vers l'orc, mais l orc n'Ă©tait plus la... Il commença alors Ă  repenser a son comportement depuis quelques jours, cette folie meurtriĂ©re qu'il ne controlait que pas assez... Il eut un moment de pannique et regarda vers la droite ou il vit Burz Ă©croulĂ© Ă  cotĂ© de son sanglier... Il le reveilla, il avait aussi le reveil un peu difficile... Il lui donna une baffe pour mieu le reveiller, ce qui marcha, le nain fit un vol planĂ© de 6 mĂ©tre...Il se releva avec mal..."Haaaa, sa reveille sa, mais maintenant il faut prendre la route non? AprĂ©s le petit dĂ©jeunĂ© bien sur." Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Sam 26 Mai 2007 - 1713 Ils avançaient pĂ©niblement Ă  travers l'Ergoth , le paysage Ă©tait identique Ă  perte de vu , aucun point de repĂšre possible , apart aller toujours tout dit alors"Hmm...moi sentir lĂ  odeur bizarre..."Il sauta Ă  terre et se receptionna avec difficulter , il tituba en peu et reprit son Ă©quilibre , la neige lui arrivait Ă  la entreprit alors de creuser dans la neige pour connaĂźtre la provenance de l'odeur , car cela avait l'air de venir du grognement de burz creusant stressait tout le monde , de plus le ciel se couvraitet c'Ă©tait une journĂ©e grise , un orage allait propablement tomba finalement sur une plante de forme assez Ă©tait ovale et surevelĂ©e du sol par deux racines de couleur sentait une odeur proche du souffre qui Ă©tait goutte de pluie s'Ă©crasa alors sur l'Ă©paule du semi-orc , puis une deuxiĂšme , il leva les yeux au ciel et vit un Ă©clair pourfendre le ciel de charbon au dessus de leur tĂȘte... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Dim 27 Mai 2007 - 1934 La foudre tomber sur le sol non loin d'eux,le temps c'etait raffraichie,la pluie c'etait transformer en neige,un brouillard Ă©tait brusquement tomber sur les tempete se prĂ©parer,le temp c'Ă©tait de plus en plus rafraichie,leur fin Ă©taient sans doute proche car aucun abris ne pouvais et Ă©tait a leur vue,car de toute façon il ne voyait pas a plus de 20centimetre devant essayairent de fair un feu mais la tempete trop forte et puissant l'Ă©teigner faut partir d'ici et vite,leur cria pour aller ou?lui cria Barak-Nous devoir marchĂ© pour pas mourir,disat BurzC'est ainsi que repartir nos amis sous la tempete de neige,Barak avec sa biere congelĂ©,Burz et son morceau de viande et Rwodka avec sa pipe a protection des tempete de neige. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mar 29 Mai 2007 - 1900 Le groupe avançait dans la tempĂ©te, la neige se faisait de plus en plus Ă©paisse, leurs pas s'enfonçait de plus en plus dans la neige. Barak monta alor sur son bĂ©lier, qui avançait pĂ©niblement aussi..."A mon avis, on passera peut ĂȘtre pas la nuit, sauf si on se rĂ©chauffe..."Il sortit une bouteille de biĂ©re naine, en envoya une Ă  Rwodka et envoya une bouteille de gnole Ă  partir de moisisure de pustule de dragon pyrophobe, la seul qui puisse rĂ©chauffer un orc adulte... Ils le remerciĂ©rent et coninuĂ©rent d'avancer en buvant pour se rĂ©chauffer bien sur p. La tempĂ©te faisait rage au dessu de leurs tĂȘte, ils savait que dans peu de temp, les monture n'avancerait plus... Mais ils devaient se dĂ©pĂ©cher d'arriver au bout de ce dĂ©sert... Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mar 29 Mai 2007 - 1913 La tempĂȘte de neige fesait rage et un vent menaçais de les avançaient de plsu en plsu pĂ©niblement , les membres engourdit et les bĂȘtes la charrue se stoppa net , la neige arrivait jusqu'au ventre du boeuf ; ils Ă©taient donc obliger de s' cria"Trop neige , nous devoir rester lĂ  et attendre!"Le semi-orc sauta dans la neige et s'enfonca jusqu'au dessus de la ceinture dans la nains ne piuvaient pas descendre tout de commenca alors Ă  creuser dans la neige , mais cela n'avançait pas vite car la neige tombait Ă  une vitesse bout d'un certain temps il rĂ©ussit Ă  creuser asser pour que les nains puissent descendre sans ĂȘtre noyĂ©s sous la devraient faire un abri de fortune si ils ne voulaient pas pĂ©rir avec quoi?De plus le boeuf respirait Ă  peine , et ils devaient absolument le devrait bien y avoir un moyen... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Mar 29 Mai 2007 - 1920 Les loups de Rwodka commençaient eux aussi a avoir du mal a respirĂ©,Rwodka qui lui avait put desendre a terre avait creuser autour d'eux pour qu'il puisse respiraient un minimum,puis il avait mit un tissu audessu d'eux retenu par quatre pillier,mais cela ne tiendrait pas lontemp,Barak avait fait de meme et Burz aussi il avait ensuite fais une nouvelle fois l'opĂ©ration pour le boeuf et la charette,puis il enlevairent la neige autour d'eux pour avoir un espace pour bougĂ© assez fois cela fait il firent une sorte de igloo pour que la neige ne penetre plus a l'interieur et pour pouvoir se rechauffĂ©,Une fois tous cela fait,aprĂ©s avoir transpirer et ne plus avoir de bars,chacun d'eux burent et mangĂ©rent pour se rĂ©chauffĂ© et se remplir l' fois le repas fini Rwodka ralluma sa pipe et en prit une grande lui reprit une bouteil,mais d'un alcool moin fort,car il Ă©tait bien rechauffĂ©,ils priaient tous deux pour que Burz ne refasse pas une crise,pour cela Barak dormirait avec ces armes et Rwodka avec la piqure qu'il prĂ©paraient en sechanet et donnat a mangait a ces amilier,Barak lui l'avait deja fait,d'ailleur il l'avait fait en meme temp que Burz mais pas de meme quantitĂ© car le sanglier mangait beaucoup plus que le belier. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 1451 La nuit se passa sans trop de problĂ©me, sans compter les moment de panique ou burz bougeait... Le nain ne dormit pas beaucoup cette nuit... Une fois que le groupe fut levĂ©, aprĂ©s avoir prit le petit dĂ©jeuner, ils remarquĂ©rent que l'entrĂ© de leurs abri Ă©tait bloquĂ© par la neige... Ils commencĂ©rent Ă  creuser dans la neige afin de ressortir."Y en a de la neige didonc"Ils continuĂ©rent de creuser, Rwodka utilisa sa pipe pour faire fondre la neige, se qui ne servi pas Ă  grand chose... Une fois dehors, ils firent un trou encor plus grand pour faire sortir les animaux... Une fois cela fait, Ne sachant pas ou ils devaient aller, la neige avait tout recouvert... Barak sorti sa carte et sa boussole."Bon et bha je suppose que c'est par la... On fait quoi?" Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 1538 L'orc monta sur son sanglier et aperçu avec Ă©tonement Ă  l'horizon la fin du dĂ©sert , car une plaine enneiger Ă©tait heures de marche suffirait Ă  y entreprirent alors de marcher dans l'Ă©paisse neige , mais le boeuf peinait Ă  avancer , le froid l'affaiblissait et la charrue Ă©tait le coup?un admin pour faire un jet de dĂ© pour savoir si notre bĂȘte tiendra? Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Mer 30 Mai 2007 - 1547 Le boeuf ne pouvais faiblir matnain il falait qu'il attende au moin la fin de se desert de glace,aprĂ©s le belier pourrait le tirer,mais il falait qu'il tiene car dĂ©couper un boeuf dans un desert glacĂ© n'Ă©tait pas la meilleur façon de le rendre goutu dans la bouche,Rwodka lui fit humer de la fumĂ©,un mĂ©lanfe de tabac et de champignon des mine pendat que barak le faisait boir de la gnole a petite gorgĂ©,et du coin de l'oeil Burz le menaçait avec sa masse,le boeuf savait qu'il y passerait surment mais pas aussi arrivairent a sortir de se desert,il Ă©taient completement engourdi et fatiguĂ© mais il falait continuer pout de nouvelle heure de marche ils arrivairent prĂ©s d'une foret,le boeuf semblait de plus en plsu fatiguĂ©,la nuit tombĂ© et nos amis Ă©tait dans un Ă©tat de fatigue lamentable,ils mangeraient un morceau et depuis lontemp ne firent pas la fete aprĂ©s se repas,il ne prirent meme pas lĂ© prĂ©caution au cas ou Burz refairĂ© une attaque. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 1836 {hrp bon et bha attendons sagement le mj p }DerniĂšre Ă©dition par le Sam 2 Juin 2007 - 940, Ă©ditĂ© 1 fois Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 2205 [HRP] Je vous signal au passage que c'Ă©tait Ă  un admin de dĂ©cider pour la bĂȘte...[/HRP] Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Mer 20 Juin 2007 - 1251 Au petit matin Rwodka fut reveilĂ© le deuxieme,Barak Ă©tait deja eveilĂ©,il faisait un feu pour mettre les brochettes de lapin,qu'il avait invoquer grace a sa temps c'Ă©tait deager ,il ne neiger plus et le brouillard n'Ă©tait reveillairent alors Burz doucement sans trop fair de bruit,une fois qu'il fut debout et qu'ils eurent chacun grignotaient un ou deux lapin,5 pour Burz et que leur familier eurent finit eux aussi de dechicter leurs atelairent le chariot au boeuf qui durant la nuit avait repris aprioris de la force et qui de se faite avait l'air de se sentir avoir finit de traversaient se desert glacĂ©,ils prirent le chemin de la foret. Contenu sponsorisĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Page 1 sur 2Aller Ă  la page 1, 2 Sujets similaires» rpRwodka+Burz ceueillette au champotePermission de ce forumVous ne pouvez pas rĂ©pondre aux sujets dans ce forumGarkam, Forum Rpg Les Alentours La Plaine GelĂ©eSauter vers

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elle etait trop fraiche elle est trop sec