ChooMec - Elle est trop fraĂźcheMontage :zEagleproduction
IClaude passait devant lâHĂŽtel-de-Ville, et deux heures du matin sonnaient Ă lâhorloge, quand lâorage Ă©clata. Il sâĂ©tait oubliĂ© Ă rĂŽder dans les Halles, par cette nuit brĂ»lante de juillet, en artiste flĂąneur, amoureux du Paris nocturne. Brusquement, les gouttes tombĂšrent si larges, si drues, quâil prit sa course, galopa dĂ©gingandĂ©, Ă©perdu, le long du quai de la GrĂšve. Mais, au pont Louis-Philippe, une colĂšre de son essoufflement lâarrĂȘta il trouvait imbĂ©cile cette peur de lâeau ; et, dans les tĂ©nĂšbres Ă©paisses, sous le cinglement de lâaverse qui noyait les becs de gaz, il traversa lentement le pont, les mains ballantes. Du reste, Claude nâavait plus que quelques pas Ă faire. Comme il tournait sur le quai de Bourbon, dans lâĂźle Saint-Louis, un vif Ă©clair illumina la ligne droite et plate des vieux hĂŽtels rangĂ©s devant la Seine, au bord de lâĂ©troite chaussĂ©e. La rĂ©verbĂ©ration alluma les vitres des hautes fenĂȘtres sans persiennes, on vit le grand air triste des antiques façades, avec des dĂ©tails trĂšs nets, un balcon de pierre, une rampe de terrasse, la guirlande sculptĂ©e dâun fronton. CâĂ©tait lĂ que le peintre avait son atelier, dans les combles de lâancien hĂŽtel du Martoy, Ă lâangle de la rue de la Femme-sans-TĂȘte. Le quai entrevu Ă©tait aussitĂŽt retombĂ© aux tĂ©nĂšbres, et un formidable coup de tonnerre avait Ă©branlĂ© le quartier endormi. ArrivĂ© devant sa porte, une vieille porte ronde et basse, bardĂ©e de fer, Claude, aveuglĂ© par la pluie, tĂątonna pour tirer le bouton de la sonnette ; et sa surprise fut extrĂȘme, il eut un tressaillement en rencontrant dans lâencoignure, collĂ© contre le bois, un corps vivant. Puis, Ă la brusque lueur dâun second Ă©clair, il aperçut une grande jeune fille, vĂȘtue de noir, et dĂ©jĂ trempĂ©e, qui grelottait de peur. Lorsque le coup de tonnerre les eut secouĂ©s tous les deux, il sâĂ©cria â Ah bien ! si je mâattendais⊠Qui ĂȘtes-vous ? que voulez-vous ? Il ne la voyait plus, il lâentendait seulement sangloter et bĂ©gayer â Oh ! monsieur, ne me faites pas du mal⊠Câest le cocher que jâai pris Ă la gare, et qui mâa abandonnĂ©e prĂšs de cette porte, en me brutalisant⊠Oui, un train a dĂ©raillĂ©, du cĂŽtĂ© de Nevers. Nous avons eu quatre heures de retard, je nâai plus trouvĂ© la personne qui devait mâattendre⊠Mon Dieu ! câest la premiĂšre fois que je viens Ă Paris, monsieur, je ne sais pas oĂč je suis⊠Un Ă©clair Ă©blouissant lui coupa la parole ; et ses yeux dilatĂ©s parcoururent avec effarement ce coin de ville inconnue, lâapparition violĂątre dâune citĂ© fantastique. La pluie avait cessĂ©. De lâautre cĂŽtĂ© de la Seine, le quai des Ormes alignait ses petites maisons grises, bariolĂ©es en bas par les boiseries des boutiques, dĂ©coupant en haut leurs toitures inĂ©gales ; tandis que lâhorizon Ă©largi sâĂ©clairait, Ă gauche, jusquâaux ardoises bleues des combles de lâHĂŽtel-de-Ville, Ă droite jusquâĂ la coupole plombĂ©e de Saint-Paul. Mais ce qui la suffoquait surtout, câĂ©tait lâencaissement de la riviĂšre, la fosse profonde oĂč la Seine coulait Ă cet endroit, noirĂątre, des lourdes piles du pont Marie aux arches lĂ©gĂšres du nouveau pont Louis-Philippe. DâĂ©tranges masses peuplaient lâeau, une flottille dormante de canots et dâyoles, un bateau-lavoir et une dragueuse, amarrĂ©s au quai ; puis, lĂ -bas, contre lâautre berge, des pĂ©niches pleines de charbon, des chalands chargĂ©s de meuliĂšre, dominĂ©s par le bras gigantesque dâune grue de fonte. Tout disparut. â Bon ! une farceuse, pensa Claude, quelque gueuse flanquĂ©e Ă la rue et qui cherche un homme. Il avait la mĂ©fiance de la femme cette histoire dâaccident, de train en retard, de cocher brutal, lui paraissait une invention ridicule. La jeune fille, au coup de tonnerre, sâĂ©tait renfoncĂ©e dans le coin de la porte, terrifiĂ©e. â Vous ne pouvez pourtant pas coucher lĂ , reprit-il tout haut. Elle pleurait plus fort, elle balbutia â Monsieur, je vous en prie, conduisez-moi Ă Passy⊠Câest Ă Passy que je vais. Il haussa les Ă©paules le prenait-elle pour un sot ? Machinalement, il sâĂ©tait tournĂ© vers le quai des CĂ©lestins, oĂč se trouvait une station de fiacres. Pas une lueur de lanterne ne luisait. â Ă Passy, ma chĂšre, pourquoi pas Versailles ?⊠OĂč diable voulez-vous quâon pĂȘche une voiture, Ă cette heure, et par un temps pareil ? Mais elle jeta un cri, un nouvel Ă©clair lâavait aveuglĂ©e ; et, cette fois, elle venait de revoir la ville tragique dans un Ă©claboussement de sang. CâĂ©tait une trouĂ©e immense, les deux bouts de la riviĂšre sâenfonçant Ă perte de vue, au milieu des braises rouges dâun incendie. Les plus minces dĂ©tails apparurent, on distingua les petites persiennes fermĂ©es du quai des Ormes, les deux fentes des rues de la Masure et du Paon-Blanc, coupant la ligne des façades ; prĂšs du pont Marie, on aurait comptĂ© les feuilles des grands platanes, qui mettent lĂ un bouquet de superbe verdure ; tandis que, de lâautre cĂŽtĂ©, sous le pont Louis-Philippe, au Mail, les toues alignĂ©es sur quatre rangs avaient flambĂ©, avec les tas de pommes jaunes dont elles craquaient. Et lâon vit encore les remous de lâeau, la cheminĂ©e haute du bateau-lavoir, la chaĂźne immobile de la dragueuse, des tas de sable sur le port, en face, une complication extraordinaire de choses, tout un monde emplissant lâĂ©norme coulĂ©e, la fosse creusĂ©e dâun horizon Ă lâautre. Le ciel sâĂ©teignit, le flot ne roula plus que des tĂ©nĂšbres, dans le fracas de la foudre. â Oh ! mon Dieu ! câest fini⊠Oh ! mon Dieu ! que vais-je devenir ? La pluie, maintenant, recommençait, si raide, poussĂ©e par un tel vent, quâelle balayait le quai, avec une violence dâĂ©cluse lĂąchĂ©e. â Allons, laissez-moi rentrer, dit Claude, ce nâest pas tenable. Tous deux se trempaient. Ă la clartĂ© vague du bec de gaz scellĂ© au coin de la rue de la Femme-sans-TĂȘte, il la voyait ruisseler, la robe collĂ©e Ă la peau, dans le dĂ©luge qui battait la porte. Une pitiĂ© lâenvahit il avait bien, un soir dâorage, ramassĂ© un chien sur un trottoir ! Mais cela le fĂąchait de sâattendrir, jamais il nâintroduisait de fille chez lui, il les traitait toutes en garçon qui les ignorait, dâune timiditĂ© souffrante quâil cachait sous une fanfaronnade de brutalitĂ© ; et celle-ci, vraiment, le jugeait trop bĂȘte, de le raccrocher de la sorte, avec son aventure de vaudeville. Pourtant, il finit par dire â En voilĂ assez, montons⊠Vous coucherez chez moi. Elle sâeffara davantage, elle se dĂ©battait. â Chez vous, oh ! mon Dieu ! Non, non, câest impossible⊠Je vous en prie, monsieur, conduisez-moi Ă Passy, je vous en prie Ă mains jointes. Alors, il sâemporta. Pourquoi ces maniĂšres, puisquâil la recueillait ? DĂ©jĂ , deux fois, il avait tirĂ© la sonnette. Enfin, la porte cĂ©da, et il poussa lâinconnue. â Non, non, monsieur, je vous dis que non⊠Mais un Ă©clair lâĂ©blouit, encore, et quand le tonnerre gronda, elle entra dâun bond, Ă©perdue. La lourde porte sâĂ©tait refermĂ©e, elle se trouvait sous un vaste porche, dans une obscuritĂ© complĂšte. â Madame Joseph, câest moi ! cria Claude Ă la concierge. Et, Ă voix basse, il ajouta â Donnez-moi la main, nous avons la cour Ă traverser. Elle lui donna la main, elle ne rĂ©sistait plus, Ă©tourdie, anĂ©antie. De nouveau, ils passĂšrent sous la pluie diluvienne, courant cĂŽte Ă cĂŽte, violemment. CâĂ©tait une cour seigneuriale, Ă©norme, avec des arcades de pierre, confuses dans lâombre. Puis, ils abordĂšrent Ă un vestibule, Ă©tranglĂ©, sans porte ; et il lui lĂącha la main, elle lâentendit frotter des allumettes en jurant. Toutes Ă©taient mouillĂ©es, il fallut monter Ă tĂątons. â Prenez la rampe, et mĂ©fiez-vous, les marches sont hautes. Lâescalier, trĂšs Ă©troit, un ancien escalier de service, avait trois Ă©tages dĂ©mesurĂ©s, quâelle gravit en butant, les jambes cassĂ©es et maladroites. Ensuite, il la prĂ©vint quâils devaient suivre un long corridor ; et elle sây engagea derriĂšre lui, les deux mains filant contre les murs, allant sans fin dans ce couloir, qui revenait vers la façade, sur le quai. Puis, ce fut de nouveau un escalier, mais dans le comble celui-lĂ , un Ă©tage de marches en bois qui craquaient, sans rampe, branlantes et raides comme les planches mal dĂ©grossies dâune Ă©chelle de meunier. En haut, le palier Ă©tait si petit, quâelle se heurta dans le jeune homme, en train de chercher sa clef. Il ouvrit enfin. â Nâentrez pas, attendez. Autrement, vous vous cogneriez encore. Et elle ne bougea plus. Elle soufflait, le cĆur battant, les oreilles bourdonnant, achevĂ©e par cette montĂ©e dans le noir. Il lui semblait quâelle montait depuis des heures, au milieu dâun tel dĂ©dale, parmi une telle complication dâĂ©tages et de dĂ©tours, que jamais elle ne redescendrait. Dans lâatelier, de gros pas marchaient, des mains frĂŽlaient, il y eut une dĂ©gringolade de choses, accompagnĂ©e dâune sourde exclamation. La porte sâĂ©claira. â Entrez donc, ça y est. Elle entra, regarda sans voir. Lâunique bougie pĂąlissait dans ce grenier, haut de cinq mĂštres, empli dâune confusion dâobjets, dont les grandes ombres se dĂ©coupaient bizarrement contre les murs peints en gris. Elle ne reconnut rien, elle leva les yeux vers la baie vitrĂ©e, sur laquelle la pluie battait avec un roulement assourdissant de tambour. Mais, juste Ă ce moment, un Ă©clair embrasa le ciel, et le coup de tonnerre suivit de si prĂšs, que la toiture sembla se fendre. Muette, toute blanche, elle se laissa tomber sur une chaise. â Bigre ! murmura Claude, un peu pĂąle lui aussi, en voilĂ un qui nâa pas tapĂ© loin⊠Il Ă©tait temps, on est mieux ici que dans la rue, hein ? Et il retourna vers la porte quâil ferma bruyamment, Ă double tour, pendant quâelle le regardait faire, de son air stupĂ©fiĂ©. â LĂ ! nous sommes chez nous. Dâailleurs, câĂ©tait la fin, il nây eut plus que des coups Ă©loignĂ©s, bientĂŽt le dĂ©luge cessa. Lui, quâune gĂȘne gagnait Ă prĂ©sent, lâavait examinĂ©e dâun regard oblique. Elle ne devait pas ĂȘtre trop mal, et jeune Ă coup sĂ»r, vingt ans au plus. Cela achevait de le mettre en mĂ©fiance, malgrĂ© un doute inconscient qui le prenait, une sensation vague quâelle ne mentait peut-ĂȘtre pas absolument. En tout cas, elle avait beau ĂȘtre maligne, elle se trompait, si elle croyait le tenir. Il exagĂ©ra son allure bourrue, il dit dâune grosse voix â Hein ? couchons-nous, ça nous sĂ©chera. Une angoisse la fit se lever. Elle aussi lâexaminait, sans le regarder en face, et ce garçon maigre, aux articulations noueuses, Ă la forte tĂȘte barbue, redoublait sa peur, comme sâil Ă©tait sorti dâun conte de brigands, avec son chapeau de feutre noir et son vieux paletot marron, verdi par les pluies. Elle murmura â Merci, je suis bien, je dormirai habillĂ©e. â Comment, habillĂ©e, avec ces vĂȘtements qui ruissellent !⊠Ne faites donc pas la bĂȘte, dĂ©shabillez-vous tout de suite. Et il bousculait des chaises, il Ă©cartait un paravent Ă moitiĂ© crevĂ©. DerriĂšre, elle aperçut une table de toilette et un tout petit lit de fer, dont il se mit Ă enlever le couvre-pieds. â Non, non, monsieur, ce nâest pas la peine, je vous jure que je resterai lĂ . Du coup, il entra en colĂšre, gesticulant, tapant des poings. â Ă la fin, allez-vous me ficher la paix ! Puisque je vous donne mon lit, quâavez-vous Ă vous plaindre ?⊠Et ne faites pas lâeffarouchĂ©e, câest inutile. Moi, je coucherai sur le divan. Il Ă©tait revenu sur elle, dâun air de menace. Saisie, croyant quâil voulait la battre, elle ĂŽta son chapeau en tremblant. Par terre, ses jupes sâĂ©gouttaient. Lui, continuait de grogner. Pourtant, un scrupule parut le prendre ; et il lĂącha enfin, comme une concession â Vous savez, si je vous rĂ©pugne, je veux bien changer les draps. DĂ©jĂ , il les arrachait, il les lançait sur le divan, Ă lâautre bout de lâatelier. Puis, il en tira une paire dâune armoire, et il refit lui-mĂȘme le lit, avec une adresse de garçon habituĂ© Ă cette besogne. Dâune main soigneuse, il bordait la couverture du cĂŽtĂ© de la muraille, il tapait lâoreiller, ouvrait les draps. â Vous y ĂȘtes, au dodo, maintenant ! Et, comme elle ne disait rien, toujours immobile, promenant ses doigts Ă©garĂ©s sur son corsage, sans se dĂ©cider Ă le dĂ©boutonner, il lâenferma derriĂšre le paravent. Mon Dieu ! que de pudeur ! Vivement, il se coucha lui-mĂȘme les draps Ă©talĂ©s sur le divan, ses vĂȘtements pendus Ă un vieux chevalet, et lui tout de suite allongĂ© sur le dos. Mais, au moment de souffler la bougie, il songea quâelle ne verrait plus clair, il attendit. Dâabord, il ne lâavait pas entendue remuer sans doute elle Ă©tait demeurĂ©e toute droite Ă la mĂȘme place, contre le lit de fer. Puis, Ă prĂ©sent, il saisissait un petit bruit dâĂ©toffe, des mouvements lents et Ă©touffĂ©s, comme si elle sây Ă©tait reprise Ă dix fois, Ă©coutant elle aussi, dans lâinquiĂ©tude de cette lumiĂšre qui ne sâĂ©teignait pas. Enfin, aprĂšs de longues minutes, le sommier cria faiblement, il se fit un grand silence. â Ătes-vous bien, mademoiselle ? demanda Claude dâune voix trĂšs adoucie. Elle rĂ©pondit dâun souffle Ă peine distinct, encore chevrotant dâĂ©motion. â Oui, monsieur, trĂšs bien. â Alors, bonsoir. â Bonsoir. Il souffla la lumiĂšre, le silence retomba, plus profond. MalgrĂ© sa lassitude, ses paupiĂšres bientĂŽt se rouvrirent, une insomnie le laissa les yeux en lâair, sur la baie vitrĂ©e. Le ciel Ă©tait redevenu trĂšs pur, il voyait les Ă©toiles Ă©tinceler, dans lâardente nuit de juillet ; et, malgrĂ© lâorage, la chaleur restait si forte, quâil brĂ»lait, les bras nus, hors du drap. Cette fille lâoccupait, un sourd dĂ©bat bourdonnait en lui, le mĂ©pris quâil Ă©tait heureux dâafficher, la crainte dâencombrer son existence, sâil cĂ©dait, la peur de paraĂźtre ridicule, en ne profitant pas de lâoccasion ; mais le mĂ©pris finissait par lâemporter, il se jugeait trĂšs fort, il imaginait un roman contre sa tranquillitĂ©, ricanant dâavoir dĂ©jouĂ© la tentation. Il Ă©touffa davantage et sortit ses jambes, pendant que, la tĂȘte lourde, dans lâhallucination du demi-sommeil, il suivait, au fond du braisillement des Ă©toiles, des nuditĂ©s amoureuses de femmes, toute la chair vivante de la femme, quâil adorait. Puis, ses idĂ©es se brouillĂšrent davantage. Que faisait-elle ? Longtemps, il lâavait crue endormie, car elle ne soufflait mĂȘme pas ; et, maintenant, il lâentendait se retourner, comme lui, avec dâinfinies prĂ©cautions, qui la suffoquaient. Dans son peu de pratique des femmes, il tĂąchait de raisonner lâhistoire quâelle lui avait contĂ©e, frappĂ© Ă cette heure de petits dĂ©tails, devenu perplexe ; mais toute sa logique fuyait, Ă quoi bon se casser le crĂąne inutilement ? Quâelle eĂ»t dit la vĂ©ritĂ© ou quâelle eĂ»t menti, pour ce quâil voulait faire dâelle, il sâen moquait ! Le lendemain, elle reprendrait la porte bonjour, bonsoir, et ce serait fini, on ne se reverrait jamais plus. Au jour seulement, comme les Ă©toiles pĂąlissaient, il parvint Ă sâendormir. DerriĂšre le paravent, elle, malgrĂ© la fatigue Ă©crasante du voyage, continuait Ă sâagiter, tourmentĂ©e par la lourdeur de lâair, sous le zinc chauffĂ© du toit ; et elle se gĂȘnait moins, elle eut une brusque secousse dâimpatience nerveuse, un soupir irritĂ© de vierge, dans le malaise de cet homme, qui dormait lĂ , prĂšs dâelle. Le matin, Claude, en ouvrant les yeux, battit des paupiĂšres. Il Ă©tait trĂšs tard, une large nappe de soleil tombait de la baie vitrĂ©e. CâĂ©tait une de ses thĂ©ories, que les jeunes peintres du plein air devaient louer les ateliers dont ne voulaient pas les peintres acadĂ©miques, ceux que le soleil visitait de la flamme vivante de ses rayons. Mais un premier ahurissement lâavait fait sâasseoir, les jambes nues. Pourquoi diable se trouvait-il couchĂ© sur son divan ? et il promenait ses yeux, encore troubles de sommeil, quand il aperçut, Ă moitiĂ© cachĂ© par le paravent, un paquet de jupes. Ah ! oui, cette fille, il se souvenait ! Il prĂȘta lâoreille, il entendit une respiration longue et rĂ©guliĂšre, dâun bien-ĂȘtre dâenfant. Bon ! elle dormait toujours, et si calme, que ce serait dommage de la rĂ©veiller. Il restait Ă©tourdi, il se grattait les jambes, ennuyĂ© de cette aventure dans laquelle il retombait, et qui allait lui gĂąter sa matinĂ©e de travail. Son cĆur tendre lâindignait, le mieux Ă©tait de la secouer, pour quâelle filĂąt tout de suite. Cependant, il passa un pantalon doucement, chaussa des pantoufles, marcha sur la pointe des pieds. Le coucou sonna neuf heures, et Claude eut un geste inquiet. Rien nâavait bougĂ©, le petit souffle continua. Alors, il pensa que le mieux Ă©tait de se remettre Ă son grand tableau il ferait son dĂ©jeuner plus tard, quand il pourrait remuer. Mais il ne se dĂ©cidait point. Lui qui vivait lĂ , dans un dĂ©sordre abominable, Ă©tait gĂȘnĂ© par le paquet des jupes, glissĂ©es Ă terre. De lâeau avait coulĂ©, les vĂȘtements Ă©taient trempĂ©s encore. Et, tout en Ă©touffant des grognements, il finit par les ramasser, un Ă un, et par les Ă©tendre sur des chaises, au grand soleil. Sâil Ă©tait permis de tout jeter ainsi Ă la dĂ©bandade ! Jamais ça ne serait sec, jamais elle ne sâen irait ! Il tournait et retournait maladroitement ces chiffons de femme, sâembarrassait dans le corsage de laine noire, cherchait Ă quatre pattes les bas, tombĂ©s derriĂšre une vieille toile. CâĂ©taient des bas de fil dâĂcosse, dâun gris cendrĂ©, longs et fins, quâil examina, avant de les pendre. Le bord de la robe les avait mouillĂ©s, eux aussi ; et il les Ă©tira, il les passa entre ses mains chaudes, pour la renvoyer plus vite. Depuis quâil Ă©tait debout, Claude avait envie dâĂ©carter le paravent et de voir. Cette curiositĂ©, quâil jugeait bĂȘte, redoublait sa mauvaise humeur. Enfin, avec son haussement dâĂ©paules habituel, il empoignait ses brosses, lorsquâil y eut des mots balbutiĂ©s, au milieu dâun grand froissement de linges ; et lâhaleine douce reprit, et il cĂ©da cette fois, lĂąchant les pinceaux, passant la tĂȘte. Mais ce quâil aperçut lâimmobilisa, grave, extasiĂ©, murmurant â Ah ! fichtre !⊠ah ! fichtre !⊠La jeune fille, dans la chaleur de serre qui tombait des vitres, venait de rejeter le drap ; et, anĂ©antie sous lâaccablement des nuits sans sommeil, elle dormait, baignĂ©e de lumiĂšre, si inconsciente, que pas une onde ne passait sur sa nuditĂ© pure. Pendant sa fiĂšvre dâinsomnie, les boutons des Ă©paulettes de sa chemise avaient dĂ» se dĂ©tacher, toute la manche gauche glissait, dĂ©couvrant la gorge. CâĂ©tait une chair dorĂ©e, dâune finesse de soie, le printemps de la chair, deux petits seins rigides, gonflĂ©s de sĂšve, oĂč pointaient deux roses pĂąles. Elle avait passĂ© le bras droit sous sa nuque, sa tĂȘte ensommeillĂ©e se renversait, sa poitrine confiante sâoffrait, dans une adorable ligne dâabandon ; tandis que ses cheveux noirs, dĂ©nouĂ©s, la vĂȘtaient encore dâun manteau sombre. â Ah ! fichtre ! elle est bigrement bien ! CâĂ©tait ça, tout Ă fait ça, la figure quâil avait inutilement cherchĂ©e pour son tableau, et presque dans la pose. Un peu mince, un peu grĂȘle dâenfance, mais si souple, dâune jeunesse si fraĂźche ! Et, avec ça, des seins dĂ©jĂ mĂ»rs. OĂč diable la cachait-elle, la veille, cette gorge-lĂ , quâil ne lâavait pas devinĂ©e ? Une vraie trouvaille ! LĂ©gĂšrement, Claude courut prendre sa boĂźte de pastel et une grande feuille de papier. Puis, accroupi au bord dâune chaise basse, il posa sur ses genoux un carton, il se mit Ă dessiner, dâun air profondĂ©ment heureux. Tout son trouble, sa curiositĂ© charnelle, son dĂ©sir combattu aboutissaient Ă cet Ă©merveillement dâartiste, Ă cet enthousiasme pour les beaux tons et les muscles bien emmanchĂ©s. DĂ©jĂ , il avait oubliĂ© la jeune fille, il Ă©tait dans le ravissement de la neige des seins, Ă©clairant lâambre dĂ©licat des Ă©paules. Une modestie inquiĂšte le rapetissait devant la nature, il serrait les coudes, il redevenait un petit garçon, trĂšs sage, attentif et respectueux. Cela dura prĂšs dâun quart dâheure, il sâarrĂȘtait parfois, clignait les jeux. Mais il avait peur quâelle ne bougeĂąt, il se remettait vite Ă la besogne, en retenant sa respiration, par crainte de lâĂ©veiller. Cependant, de vagues raisonnements recommençaient Ă bourdonner en lui, dans son application au travail. Qui pouvait-elle ĂȘtre ? Ă coup sĂ»r, pas une gueuse, comme il lâavait pensĂ©, car elle Ă©tait trop fraĂźche. Mais pourquoi lui avait-elle contĂ© une histoire si peu croyable ? Et il imaginait dâautres histoires une dĂ©butante tombĂ©e Ă Paris avec un amant, qui lâavait lĂąchĂ©e ; ou bien une petite bourgeoise dĂ©bauchĂ©e par une amie, nâosait rentrer chez ses parents ; ou encore un drame plus compliquĂ©, des perversions ingĂ©nues et extraordinaires, des choses effroyables quâil ne saurait jamais. Ces hypothĂšses augmentaient son incertitude, il passa Ă lâĂ©bauche du visage, en lâĂ©tudiant avec soin. Le haut Ă©tait dâune grande bontĂ©, dâune grande douceur, le front limpide, uni comme un clair miroir, le nez petit, aux fines ailes nerveuses ; et lâon sentait le sourire des yeux sous les paupiĂšres, un sourire qui devait illuminer toute la face. Seulement, le bas gĂątait ce rayonnement de tendresse, la mĂąchoire avançait, les lĂšvres trop fortes saignaient, montrant des dents solides et blanches. CâĂ©tait comme un coup de passion, la pubertĂ© grondante et qui sâignorait, dans ces traits noyĂ©s, dâune dĂ©licatesse enfantine. Brusquement, un frisson courut, pareil Ă une moire sur le satin de sa peau. Peut-ĂȘtre avait-elle senti enfin ce regard dâhomme qui la fouillait. Elle ouvrit les paupiĂšres toutes grandes, elle poussa un cri. â Ah ! mon Dieu ! Et une stupeur la paralysa, ce lieu inconnu, ce garçon en manches de chemise, accroupi devant elle, la mangeant des yeux. Puis, dans un Ă©lan Ă©perdu, elle ramena la couverture, elle lâĂ©crasa de ses deux bras sur sa gorge, le sang fouettĂ© dâune telle angoisse pudique, que la rougeur ardente de ses joues coula jusquâĂ la pointe de ses seins, en un flot rose. â Eh bien, quoi donc ? cria Claude, mĂ©content, le crayon en lâair, que vous prend-il ? Elle ne parlait plus, elle ne bougeait plus, le drap serrĂ© au cou, pelotonnĂ©e, repliĂ©e sur elle-mĂȘme, bossuant Ă peine le lit. â Je ne vous mangerai pas peut-ĂȘtre⊠Voyons, soyez gentille, remettez-vous comme vous Ă©tiez. Un nouveau flot de sang lui rougit les oreilles. Elle finit par bĂ©gayer. â Oh ! non, oh ! non, monsieur. Mais lui se fĂąchait peu Ă peu, dans une de ces brusques poussĂ©es de colĂšre dont il Ă©tait coutumier. Cette obstination lui semblait stupide. â Dites, quâest-ce que ça peut vous faire ? En voilĂ un grand malheur, si je sais comment vous ĂȘtes bĂątie !⊠Jâen ai vu dâautres. Alors, elle sanglota, et il sâemporta tout Ă fait, dĂ©sespĂ©rĂ© devant son dessin, jetĂ© hors de lui par la pensĂ©e quâil ne lâachĂšverait pas, que la pruderie de cette fille lâempĂȘcherait dâavoir une bonne Ă©tude pour son tableau. â Vous ne voulez pas, hein ? mais câest imbĂ©cile ! Pour qui me prenez-vous ?⊠Est-ce que je vous ai touchĂ©e, dites ? Si jâavais songĂ© Ă des bĂȘtises, jâaurais eu lâoccasion belle, cette nuit⊠Ah ! ce que je mâen moque, ma chĂšre ! Vous pouvez bien tout montrer⊠Et puis, Ă©coutez, ce nâest pas trĂšs gentil de me refuser ce service, car enfin je vous ai ramassĂ©e, vous avez couchĂ© dans mon lit. Elle pleurait plus fort, la tĂȘte cachĂ©e au fond de lâoreiller. â Je vous jure que jâen ai besoin, autrement je ne vous tourmenterais pas. Tant de larmes le surprenaient, une honte lui venait de sa rudesse ; et il se tut, embarrassĂ©, il la laissa se calmer un peu ; ensuite, il recommença, dâune voix trĂšs douce â Voyons, puisque ça vous contrarie, nâen parlons plus⊠Seulement, si vous saviez ! Jâai lĂ une figure de mon tableau qui nâavance pas du tout, et vous Ă©tiez si bien dans la note ! Moi, quand il sâagit de cette sacrĂ©e peinture, jâĂ©gorgerais pĂšre et mĂšre. Nâest-ce pas ? vous mâexcusez⊠Et, tenez ! si vous Ă©tiez aimable, vous me donneriez encore quelques minutes. Non, non, restez donc tranquille ! pas le torse, je ne demande pas le torse ! La tĂȘte, rien que la tĂȘte ! Si je pouvais finir la tĂȘte, au moins !⊠De grĂące, soyez aimable, remettez votre bras comme il Ă©tait, et je vous en serai reconnaissant, voyez-vous, oh ! reconnaissant toute ma vie ! Ă cette heure, il suppliait, il agitait pitoyablement son crayon, dans lâĂ©motion de son gros dĂ©sir dâartiste. Du reste, il nâavait pas bougĂ©, toujours accroupi sur la chaise basse, loin dâelle. Alors, elle se risqua, dĂ©couvrit son visage apaisĂ©. Que pouvait-elle faire ? Elle Ă©tait Ă sa merci, et il avait lâair si malheureux ! Pourtant elle eut une hĂ©sitation, une derniĂšre gĂȘne. Et, lentement, sans dire un mot, elle sortit son bras nu, elle le glissa de nouveau sous sa tĂȘte, en ayant bien soin de tenir, de son autre main, restĂ©e cachĂ©e, la couverture tamponnĂ©e autour de son cou. â Ah ! que vous ĂȘtes bonne !⊠Je vais me dĂ©pĂȘcher, vous serez libre tout de suite. Il sâĂ©tait courbĂ© sur son dessin, il ne lui jetait plus que ces clairs regards du peintre, pour qui la femme a disparu, et qui ne voit que le modĂšle. Dâabord, elle Ă©tait redevenue rose, la sensation de son bras nu, de ce peu dâelle-mĂȘme quâelle aurait montrĂ© ingĂ©nument dans un bal, lâemplissait lĂ de confusion. Puis, ce garçon lui parut si raisonnable, quâelle se tranquillisa, les joues refroidies, la bouche dĂ©tendue en un vague sourire de confiance. Et, entre ses paupiĂšres mi-closes, elle lâĂ©tudiait Ă son tour. Comme il lâavait terrifiĂ©e depuis la veille, avec sa forte barbe, sa grosse tĂȘte, ses gestes emportĂ©s ! Il nâĂ©tait pas laid pourtant, elle dĂ©couvrait au fond de ses yeux bruns une grande tendresse, tandis que son nez la surprenait, lui aussi, un nez dĂ©licat de femme, perdu dans les poils hĂ©rissĂ©s des lĂšvres. Un petit tremblement dâinquiĂ©tude nerveuse le secouait, une continuelle passion qui semblait faire vivre le crayon au bout de ses doigts minces, et dont elle Ă©tait trĂšs touchĂ©e, sans savoir pourquoi. Ce ne pouvait ĂȘtre un mĂ©chant, il ne devait avoir que la brutalitĂ© des timides. Tout cela, elle ne lâanalysait pas trĂšs bien, mais elle le sentait, elle se mettait Ă lâaise, comme chez un ami. Lâatelier, il est vrai, continuait Ă lâeffarer un peu. Elle y jetait des regards prudents, stupĂ©faite dâun tel dĂ©sordre et dâun tel abandon. Devant le poĂȘle, les cendres du dernier hiver sâamoncelaient encore. Outre le lit, la petite table de toilette et le divan, il nây avait dâautres meubles quâune vieille armoire de chĂȘne disloquĂ©e, et quâune grande table de sapin, encombrĂ©e de pinceaux, de couleurs, dâassiettes sales, dâune lampe Ă esprit-de-vin, sur laquelle Ă©tait restĂ©e une casserole, barbouillĂ©e de vermicelle. Des chaises dĂ©paillĂ©es se dĂ©bandaient, parmi des chevalets boiteux. PrĂšs du divan, la bougie de la veille traĂźnait par terre, dans un coin du parquet, quâon devait balayer tous les mois ; et il nây avait que le coucou, un coucou Ă©norme, enluminĂ© de fleurs rouges, qui parut gai et propre, avec son tic-tac sonore. Mais ce dont elle sâeffrayait surtout, câĂ©tait des esquisses pendues aux murs, sans cadres, un flot Ă©pais dâesquisses qui descendait jusquâau sol, oĂč il sâamassait en un Ă©boulement de toiles jetĂ©es pĂȘle-mĂȘle. Jamais elle nâavait vu une si terrible peinture, rugueuse, Ă©clatante, dâune violence de tons qui la blessait comme un juron de charretier, entendu sur la porte dâune auberge. Elle baissait les yeux, attirĂ©e pourtant par un tableau retournĂ©, le grand tableau auquel travaillait le peintre, et quâil poussait chaque soir vers la muraille, afin de le mieux juger le lendemain, dans la fraĂźcheur du premier coup dâĆil. Que pouvait-il cacher, celui-lĂ , pour quâon nâosĂąt mĂȘme pas le montrer ? Et, au travers de la vaste piĂšce, la nappe de brĂ»lant soleil, tombĂ©e des vitres, voyageait, sans ĂȘtre tempĂ©rĂ©e par le moindre store, coulant ainsi quâun or liquide sur tous ces dĂ©bris de meuble, dont elle accentuait lâinsoucieuse misĂšre. Claude finit par trouver le silence lourd. Il voulut dire un mot, nâimporte quoi, dans lâidĂ©e dâĂȘtre poli, et surtout pour la distraire de la pose. Mais il eut beau chercher, il nâimagina que cette question â Comment vous nommez-vous ? Elle ouvrit les yeux quâelle avait fermĂ©s, comme reprise de sommeil. â Christine. Alors, il sâĂ©tonna. Lui non plus nâavait pas dit son nom. Depuis la veille, ils Ă©taient lĂ , cĂŽte Ă cĂŽte, sans se connaĂźtre. â Moi, je me nomme Claude. Et, lâayant regardĂ©e Ă ce moment, il la vit qui Ă©clatait dâun joli rire. CâĂ©tait lâĂ©chappĂ©e joueuse dâune grande fille encore gamine. Elle trouvait drĂŽle cet Ă©change tardif de leurs noms. Puis une autre idĂ©e lâamusa. â Tiens ! Claude, Christine, ça commence par la mĂȘme lettre. Le silence retomba. Il clignait les paupiĂšres, sâoubliait, se sentait Ă bout dâimagination. Mais il crut remarquer en elle un malaise dâimpatience, et dans la terreur quâelle ne bougeĂąt, il reprit au hasard, pour lâoccuper â Il fait un peu chaud. Cette fois, elle Ă©touffa son rire, cette gaietĂ© native qui renaissait et partait malgrĂ© elle, depuis quâelle se rassurait. La chaleur devenait si forte, quâelle Ă©tait dans le lit comme dans un bain, la peau, moite et pĂąlissante, de la pĂąleur laiteuse des camĂ©lias. â Oui, un peu chaud, rĂ©pondit-elle sĂ©rieusement, tandis que ses yeux sâĂ©gayaient. Claude, alors, conclut de son air bonhomme â Câest ce soleil qui entre. Mais, bah ! ça fait du bien, un bon coup de soleil dans la peau⊠Dites donc, cette nuit, nous aurions eu besoin de ça, sous la porte. Tous deux Ă©clatĂšrent, et lui, enchantĂ© dâavoir dĂ©couvert enfin un sujet de conversation, la questionna sur son aventure, sans curiositĂ©, se souciant peu au fond de savoir la vĂ©ritĂ© vraie, uniquement dĂ©sireux de prolonger la sĂ©ance. Christine, simplement, en quelques paroles, conta les choses. CâĂ©tait la veille au matin quâelle avait quittĂ© Clermont, pour venir Ă Paris, oĂč elle allait entrer comme lectrice chez la veuve dâun gĂ©nĂ©ral, madame Vanzade, une vieille dame trĂšs riche, qui habitait Passy. Le train, rĂ©glementairement, arrivait Ă neuf heures dix, et toutes les prĂ©cautions Ă©taient prises, une femme de chambre devait lâattendre, on avait mĂȘme fixĂ© par lettres un signe de reconnaissance, une plume grisĂ© Ă son chapeau noir. Mais voilĂ que son train Ă©tait tombĂ©, un peu au-dessus de Nevers, sur un train de marchandises dont les voitures dĂ©raillĂ©es et brisĂ©es obstruaient la voie. Alors avait commencĂ© une sĂ©rie de contre temps et de retards, dâabord une interminable pose dans les wagons immobiles, puis lâabandon forcĂ© de ces wagons, les bagages, laissĂ©s lĂ en arriĂšre, les voyageurs obligĂ©s de faire trois kilomĂštres Ă pied pour atteindre une station, oĂč lâon sâĂ©tait dĂ©cidĂ© Ă former un train de sauvetage. On avait perdu deux heures, et deux autres furent perdues encore, dans le trouble que lâaccident occasionnait, dâun bout Ă lâautre de la ligne ; si bien quâon Ă©tait entrĂ© en gare avec quatre heures de retard, Ă une heure du matin seulement. â Pas de chance ! interrompit Claude, toujours incrĂ©dule, combattu pourtant, surpris de la façon aisĂ©e dont sâarrangeaient les complications de cette histoire. Et, naturellement, personne ne vous attendait plus ? En effet, Christine nâavait pas trouvĂ© la femme de chambre de madame Vanzade, qui sans doute sâĂ©tait lassĂ©e. Et elle disait son Ă©moi dans la gare de Lyon, cette grande halle inconnue, noire, vide, bientĂŽt dĂ©serte, Ă cette heure avancĂ©e de la nuit. Dâabord, elle nâavait point osĂ© prendre une voiture, se promenant avec son petit sac, espĂ©rant que quelquâun viendrait. Puis, elle sâĂ©tait dĂ©cidĂ©e, mais trop tard, car il nây avait plus lĂ quâun cocher trĂšs sale, empestant le vin, qui rĂŽdait autour dâelle, en sâoffrant dâun air goguenard. â Oui, un rouleur, reprit Claude, intĂ©ressĂ© maintenant, comme sâil eĂ»t assistĂ© Ă la rĂ©alisation dâun conte bleu. Et vous ĂȘtes montĂ©e dans sa voiture ? Les yeux au plafond, Christine continua, sans quitter la pose â Câest lui qui mâa forcĂ©e. Il mâappelait sa petite, il me faisait peur⊠Quand il a su que jâallais Ă Passy, il sâest fĂąchĂ©, il a fouettĂ© son cheval si fort, que jâai dĂ» me cramponner aux portiĂšres. Puis, je me suis rassurĂ©e un peu, le fiacre roulait doucement dans des rues Ă©clairĂ©es, je voyais du monde sur les trottoirs. Enfin, jâai reconnu la Seine. Je ne suis jamais venue Ă Paris, mais jâavais regardĂ© un plan⊠Et je pensais quâil filerait tout le long des quais, lorsque jâai Ă©tĂ© reprise de peur, en mâapercevant que nous passions sur un pont. Justement, la pluie commençait, le fiacre, qui avait tournĂ© dans un endroit trĂšs noir, sâest brusquement arrĂȘtĂ©. CâĂ©tait le cocher qui descendait de son siĂšge et qui voulait entrer avec moi dans la voiture⊠Il disait quâil pleuvait trop⊠Claude se mit Ă rire. Il ne doutait plus, elle ne pouvait inventer ce cocher-lĂ . Comme elle se taisait, embarrassĂ©e â Bon ! bon ! le farceur plaisantait. â Tout de suite, jâai sautĂ© sur le pavĂ©, par lâautre portiĂšre. Alors, il a jurĂ©, il mâa dit que nous Ă©tions arrivĂ©s et quâil mâarracherait mon chapeau, si je ne le payais pas⊠La pluie tombait Ă torrents, le quai Ă©tait absolument dĂ©sert. Je perdais la tĂȘte, jâai sorti une piĂšce de cinq francs, et il a fouettĂ© son cheval, et il est parti en emportant mon petit sac, oĂč il nây avait heureusement que deux mouchoirs, une moitiĂ© de brioche et la clef de ma malle, restĂ©e en route. â Mais on prend le numĂ©ro de la voiture ! cria le peintre indignĂ©. Maintenant, il se souvenait dâavoir Ă©tĂ© frĂŽlĂ© par un fiacre fuyant Ă toutes roues, comme il traversait le pont Louis-Philippe, dans le ruissellement de lâorage. Et il sâĂ©merveillait de lâinvraisemblance de la vĂ©ritĂ©, souvent. Ce quâil avait imaginĂ©, pour ĂȘtre simple et logique, Ă©tait tout bonnement stupide, Ă cĂŽtĂ© de ce cours naturel des infinies combinaisons de la vie. â Vous pensez si jâĂ©tais heureuse, sous cette porte ! acheva Christine. Je savais bien que je nâĂ©tais pas Ă Passy, jâallais donc coucher la nuit lĂ , dans ce Paris terrible. Et ces tonnerres, et ces Ă©clairs, oh ! ces Ă©clairs tout bleus, tout rouges, qui me montraient des choses Ă faire trembler ! Ses paupiĂšres de nouveau sâĂ©taient closes, un frisson pĂąlit son visage, elle revoyait la citĂ© tragique, cette trouĂ©e des quais sâenfonçant dans des rougeoĂźments de fournaise, ce fossĂ© profond de la riviĂšre roulant des eaux de plomb, encombrĂ© de grands corps noirs, de chalands pareils Ă des baleines mortes, hĂ©rissĂ© de grues immobiles, qui allongeaient des bras de potence. Ătait-ce donc lĂ une bienvenue ? Il y eut un silence. Claude sâĂ©tait remis Ă son dessin. Mais elle remua, son bras sâengourdissait. â Le coude un peu rabattu, je vous prie. Puis, dâun air dâintĂ©rĂȘt, pour sâexcuser â Ce sont vos parents qui doivent ĂȘtre dans la dĂ©solation, sâils ont appris la catastrophe. â Je nâai pas de parents. â Comment ! ni pĂšre ni mĂšre⊠Vous ĂȘtes seule ? â Oui, toute seule. Elle avait dix-huit ans, et elle Ă©tait nĂ©e Ă Strasbourg, par hasard, entre deux changements de garnison de son pĂšre, le capitaine Hallegrain. Comme elle entrait dans sa douziĂšme annĂ©e, ce dernier, un Gascon de Montauban, Ă©tait mort Ă Clermont, oĂč une paralysie des jambes lâavait forcĂ© de prendre sa retraite. Pendant prĂšs de cinq ans, sa mĂšre, qui Ă©tait Parisienne, avait vĂ©cu lĂ -bas, en province, mĂ©nageant sa maigre pension, travaillant, peignant des Ă©ventails, pour achever dâĂ©lever sa fille en demoiselle ; et, depuis quinze mois, elle Ă©tait morte Ă son tour, la laissant seule au monde, sans un sou, avec lâunique amitiĂ© dâune religieuse, la supĂ©rieure des SĆurs de la Visitation, qui lâavait gardĂ©e dans son pensionnat. CâĂ©tait du couvent quâelle arrivait tout droit, la supĂ©rieure ayant fini par lui trouver cette place de lectrice, chez sa vieille amie, madame Vanzade, devenue presque aveugle. Claude restait muet, Ă ces nouveaux dĂ©tails. Ce couvent, cette orpheline bien Ă©levĂ©e, cette aventure qui tournait au romanesque, le rendaient Ă son embarras, Ă sa maladresse de gestes et de paroles. Il ne travaillait plus, les yeux baissĂ©s sur son croquis. â Câest joli, Clermont ? demanda-t-il enfin. â Pas beaucoup, une ville noire⊠Puis, je ne sais guĂšre, je sortais Ă peine. Elle sâĂ©tait accoudĂ©e, elle continua trĂšs bas, comme se parlant Ă elle-mĂȘme, dâune voix encore brisĂ©e des sanglots de son deuil â Maman, qui nâĂ©tait pas forte, se tuait Ă la besogne⊠Elle me gĂątait, il nây avait rien de trop beau pour moi, jâavais des professeurs de tout ; et je profitais si peu, dâabord jâĂ©tais tombĂ©e malade, puis je nâĂ©coutais pas, toujours Ă rire, le sang Ă la tĂȘte⊠La musique mâennuyait, des crampes me tordaient les bras au piano. Câest encore la peinture qui allait le mieux⊠Il leva la tĂȘte, il lâinterrompit dâune exclamation. â Vous savez peindre ! â Oh ! non, je ne sais rien, rien du tout⊠Maman, qui avait beaucoup de talent, me faisait faire un peu dâaquarelle, et je lâaidais parfois pour les fonds de ses Ă©ventails⊠Elle en peignait de si beaux ! Elle eut, malgrĂ© elle, un regard autour de lâatelier, sur les esquisses terrifiantes, dont les murs flambaient ; et, dans ses yeux clairs, un trouble reparut, lâĂ©tonnement inquiet de cette peinture brutale. De loin, elle voyait Ă lâenvers lâĂ©tude que le peintre avait Ă©bauchĂ©e dâaprĂšs elle, si consternĂ©e des tons violents, des grands traits de pastel sabrant les ombres, quâelle nâosait demander Ă la regarder de prĂšs. Dâailleurs, mal Ă lâaise dans ce lit oĂč elle brĂ»lait, elle sâagitait, tourmentĂ©e de lâidĂ©e de sâen aller, dâen finir avec ces choses qui lui semblaient un songe depuis la veille. Sans doute, Claude eut conscience de cet Ă©nervement. Une brusque honte lâemplit de regret. Il lĂącha son dessin inachevĂ©, il dit trĂšs vite â Merci bien de votre complaisance, mademoiselle⊠Pardonnez-moi, jâai abusĂ©, vraiment⊠Levez-vous, levez-vous, je vous en prie. Il est temps dâaller Ă vos affaires. Et, sans comprendre pourquoi elle ne se dĂ©cidait pas, rougissante, renfonçant au contraire son bras nu, Ă mesure quâil sâempressait devant elle, il lui rĂ©pĂ©tait de se lever. Puis, il eut un geste de fou, il replaça le paravent et gagna lâautre bout de lâatelier, en se jetant Ă une exagĂ©ration de pudeur, qui lui fit ranger bruyamment sa vaisselle, pour quâelle pĂ»t sauter du lit et se vĂȘtir, sans craindre dâĂȘtre Ă©coutĂ©e. Au milieu du tapage quâil dĂ©chaĂźnait, il nâentendait pas une voix hĂ©sitante. â Monsieur, monsieur⊠Enfin, il tendit lâoreille. â Monsieur, si vous Ă©tiez assez obligeant⊠Je ne trouve pas mes bas. Il se prĂ©cipita. OĂč avait-il la tĂȘte ? que voulait-il quâelle devĂźnt, en chemise derriĂšre ce paravent, sans les bas et les jupes quâil avait Ă©tendus au soleil ? Les bas Ă©taient secs, il sâen assura en les frottant doucement ; puis, il les passa par-dessus la mince cloison, et il aperçut une derniĂšre fois le bras nu, frais et rond, dâun charme dâenfance. Il lança ensuite les jupes sur le pied du lit, poussa les bottines, ne laissa que le chapeau pendu Ă un chevalet. Elle avait dit merci, elle ne parlait plus, il distinguait Ă peine des frĂŽlements de linges, des bruits discrets dâeau remuĂ©e. Mais lui, continuait de sâoccuper dâelle. â Le savon est dans une soucoupe, sur la table⊠Ouvrez le tiroir, nâest-ce pas ? et prenez une serviette propre⊠Voulez-vous de lâeau davantage ? Je vous passerai le broc. LâidĂ©e quâil retombait dans ses maladresses lâexaspĂ©ra tout Ă coup. â Allons, voilĂ que je vous embĂȘte encore ! Faites comme chez vous. Il retourna Ă son mĂ©nage. Un dĂ©bat lâagitait. Devait-il lui offrir Ă dĂ©jeuner ? Il Ă©tait difficile de la laisser partir ainsi. Dâautre part, ça nâen finirait plus, il allait perdre dĂ©cidĂ©ment sa matinĂ©e de travail. Sans rien rĂ©soudre, aprĂšs avoir allumĂ© sa lampe Ă esprit-de-vin, il lava la casserole et se mit Ă faire du chocolat, ce quâil jugeait plus distinguĂ©, sourdement honteux de son vermicelle, une pĂątĂ©e oĂč il coupait du pain et quâil baignait dâhuile Ă la mode du Midi. Mais il Ă©miettait encore le chocolat dans la casserole, lorsquâil eut une exclamation â Comment ! dĂ©jĂ ! CâĂ©tait Christine qui repoussait le paravent et qui apparaissait, nette et correcte dans ses vĂȘtements noirs, lacĂ©e, boutonnĂ©e, Ă©quipĂ©e en un tour de main. Son visage rosĂ© ne gardait mĂȘme pas lâhumiditĂ© de lâeau, son lourd chignon se tordait sur sa nuque, sans quâune mĂšche dĂ©passĂąt. Et Claude restait bĂ©ant devant ce miracle de promptitude, cet entrain de petite mĂ©nagĂšre Ă sâhabiller vite et bien. â Ah ! fichtre, si vous faites tout comme ça ! Il la trouvait plus grande et plus belle quâil nâaurait cru. Ce qui le frappait surtout, câĂ©tait son air de tranquille dĂ©cision. Elle ne le craignait plus, Ă©videmment. Il semblait quâau sortir de ce lit dĂ©fait, oĂč elle se sentait sans dĂ©fense, elle eut remis son armure, avec ses bottines et sa robe. Elle souriait, le regardait droit dans les yeux. Et il dit ce quâil hĂ©sitait encore Ă dire â Vous allez dĂ©jeuner avec moi, nâest-ce pas ? Mais elle refusa. â Non, merci⊠Je vais courir Ă la gare, oĂč ma malle est sĂ»rement arrivĂ©e, et je me ferai conduire ensuite Ă Passy. Vainement, il lui rĂ©pĂ©ta quâelle devait avoir faim, que ce nâĂ©tait guĂšre raisonnable de sortir ainsi sans manger. â Alors, je descends vous chercher un fiacre. â Non, je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine. â Voyons, vous ne pouvez faire un pareil voyage Ă pied. Permettez-moi, au moins, de vous accompagner jusquâĂ la station de voitures, puisque vous ne connaissez point Paris. â Non, non, je nâai pas besoin de vous⊠Si vous voulez ĂȘtre aimable, laissez-moi mâen aller toute seule. CâĂ©tait un parti pris. Sans doute, elle se rĂ©voltait Ă lâidĂ©e dâĂȘtre rencontrĂ©e avec un homme, mĂȘme par des inconnus elle tairait sa nuit, elle mentirait et garderait pour elle le souvenir de lâaventure. Lui, dâun geste colĂšre, affecta de lâenvoyer au diable. Bon dĂ©barras ! ça lâarrangeait de ne pas descendre. Et il demeurait blessĂ© au fond, il la trouvait ingrate. â Comme il vous plaira, aprĂšs tout. Je nâemploierai pas la force. Ă cette phrase, le sourire vague de Christine augmenta, abaissa finement les coins dĂ©licats de ses lĂšvres. Elle ne dit rien, elle prit son chapeau, chercha du regard une glace ; puis, nâen trouvant pas, elle se dĂ©cida Ă nouer les brides au petit bonheur des doigts. Les coudes levĂ©s, elle roulait, tirait les rubans sans hĂąte, le visage dans le reflet dorĂ© du soleil. Surpris, Claude ne reconnaissait plus les traits dâune douceur enfantine quâil venait de dessiner le haut semblait noyĂ©, le front limpide, les yeux tendres ; câĂ©tait Ă prĂ©sent le bas qui avançait, la mĂąchoire passionnĂ©e, la bouche saignante, aux belles dents. Et toujours ce sourire Ă©nigmatique des jeunes filles, qui raillait peut-ĂȘtre. â En tout cas, reprit-il, agacĂ©, je ne pense pas que vous ayez un reproche Ă me faire. Alors, elle ne put retenir son rire, un lĂ©ger rire nerveux. â Non, non, monsieur, pas le moindre. Il continuait Ă la regarder, rendu au combat de ses timiditĂ©s et de ses ignorances, craignant dâavoir Ă©tĂ© ridicule. Que savait-elle donc, cette grande demoiselle ? Sans doute ce que les filles savent en pension, tout et rien. Câest lâinsondable, lâobscure Ă©closion de la chair et du cĆur, oĂč personne ne descend. Dans ce lieu libre dâartiste, cette pudique sensuelle venait-elle de sâĂ©veiller, avec sa curiositĂ© et sa crainte confuses de lâhomme ? Maintenant quâelle ne tremblait plus, avait-elle la surprise un peu mĂ©prisante dâavoir tremblĂ© pour rien ? Quoi ! pas une galanterie, pas mĂȘme un baiser sur le bout des doigts ! LâindiffĂ©rence bourrue de ce garçon, quâelle avait sentie, devait irriter en elle la femme quâelle nâĂ©tait pas encore ; et elle sâen allait ainsi, changĂ©e, Ă©nervĂ©e, faisant la brave dans son dĂ©pit, emportant le regret inconscient des choses inconnues et terribles qui nâĂ©taient pas arrivĂ©es. â Vous dites, reprit-elle en redevenant grave, que la station de voitures est au bout du pont, sur lâautre quai ? â Oui, Ă lâendroit oĂč il y a un bouquet dâarbres. Elle avait achevĂ© de nouer ses brides, elle Ă©tait prĂȘte, gantĂ©e, les mains ballantes, et elle ne partait pas, regardant devant elle. Ses yeux ayant rencontrĂ© la grande toile tournĂ©e contre le mur, elle eut envie de demander Ă la voir, puis elle nâosa pas. Rien ne la retenait plus, elle avait pourtant lâair de chercher encore, comme si elle avait eu la sensation de laisser lĂ quelque chose, une chose quâelle nâaurait pu nommer. Enfin, elle se dirigea vers la porte. Claude lâouvrit, et un petit pain, posĂ© debout, tomba dans lâatelier. â Vous voyez, dit-il, vous auriez dĂ» dĂ©jeuner avec moi. Câest ma concierge qui me monte ça tous les matins. Elle refusa de nouveau dâun signe de tĂȘte. Sur le palier, elle se retourna, se tint un instant immobile. Son gai sourire Ă©tait revenu, elle tendit la main la premiĂšre. â Merci, merci bien. Il avait pris la petite main gantĂ©e dans sa main large, tachĂ©e de pastel. Toutes deux demeurĂšrent ainsi quelques secondes, serrĂ©es Ă©troitement, se secouant en bonne amitiĂ©. La jeune fille lui souriait toujours, il avait sur les lĂšvres une question ! Quand vous reverrai-je ? » Mais une honte lâempĂȘcha de parler. Alors, aprĂšs avoir attendu, elle dĂ©gagea sa main. â Adieu, monsieur. â Adieu, mademoiselle. Christine, dĂ©jĂ , sans lever la tĂȘte, descendait lâĂ©chelle de meunier, dont les marches craquaient ; et Claude, brutalement, rentra chez lui, referma la porte Ă la volĂ©e, en disant trĂšs haut â Ah ! ces tonnerres de Dieu de femmes ! Il Ă©tait furieux, enragĂ© contre lui, enragĂ© contre les autres. Tout en bousculant du pied les meubles quâil rencontrait, il continuait de se soulager, Ă pleine voix. Comme il avait raison de ne jamais en laisser monter une ! Ces gueuses-lĂ nâĂ©taient bonnes quâĂ vous faire tourner en bourrique. Ainsi, qui lui assurait que celle-ci, avec son air innocent, ne sâĂ©tait pas abominablement fichue de lui ? Et il avait eu la bĂȘtise de croire des contes Ă dormir debout tous ses doutes revenaient, jamais on ne lui ferait avaler la veuve du gĂ©nĂ©ral, ni lâaccident de chemin de fer, ni surtout le cocher. Est-ce que des histoires pareilles arrivaient ? Dâailleurs, elle avait une bouche qui en disait long, son air Ă©tait drĂŽle, au moment de filer. Encore, sâil eĂ»t compris pourquoi elle mentait ! mais non, des mensonges sans profit, inexplicables, lâart pour lâart ! Ah ! elle riait bien, Ă cette heure ! Violemment, il replia le paravent et lâenvoya dans un coin. Elle avait dĂ» lui en laisser un dĂ©sordre ! Et, quand il constata que tout se trouvait rangĂ©, trĂšs propre, la cuvette, la serviette, le savon, il sâemporta, parce quâelle nâavait pas fait le lit. Il se mit Ă le faire, dâun effort exagĂ©rĂ©, saisit Ă pleins bras le matelas tiĂšde encore, tapa des deux poings lâoreiller odorant, Ă©touffĂ© par cette tiĂ©deur, cette odeur pure de jeunesse qui montaient des linges. Ensuite, il se dĂ©barbouilla Ă grande eau, pour se rafraĂźchir les tempes ; et, dans la serviette humide, il retrouva le mĂȘme Ă©touffement, cette haleine de vierge dont la douceur Ă©parse, errante par lâatelier, lâoppressait. Ce fut en jurant quâil mangea son chocolat dans la casserole, si enfiĂ©vrĂ©, si enragĂ© de peindre, quâil avalait en hĂąte de grosses bouchĂ©es de pain. â Mais on meurt ici ! cria-t-il brusquement. Câest la chaleur qui me rend malade. Le soleil sâen Ă©tait allĂ©, il faisait moins chaud. Et Claude, ouvrant une petite fenĂȘtre, au ras du toit, respira dâun air de profond soulagement la bouffĂ©e de vent embrasĂ© qui entrait. Il avait pris son dessin, la tĂȘte de Christine, et il sâoublia longtemps Ă la regarder. II Midi Ă©tait sonnĂ©, Claude travaillait Ă son tableau lorsquâune main familiĂšre tapa rudement contre la porte. Dâun mouvement instinctif, et dont il ne fut pas le maĂźtre, le peintre glissa dans un carton la tĂȘte de Christine, dâaprĂšs laquelle il retouchait sa grande figure de femme. Puis, il se dĂ©cida Ă ouvrir. â Pierre ! cria-t-il. DĂ©jĂ toi ? Pierre Sandoz, un ami dâenfance, Ă©tait un garçon de vingt-deux ans, trĂšs brun, Ă la tĂȘte ronde et volontaire, au nez carrĂ©, aux yeux doux, dans un masque Ă©nergique, encadrĂ© dâun collier de barbe naissante. â Jâai dĂ©jeunĂ© plus tĂŽt, rĂ©pondit-il, jâai voulu te donner une bonne sĂ©ance⊠Ah ! diable ! ça marche ! Il sâĂ©tait plantĂ© devant le tableau, et il ajouta tout de suite â Tiens ! tu changes le type de la femme. Un long silence se fit, tous deux regardaient, immobiles. CâĂ©tait une toile de cinq mĂštres sur trois, entiĂšrement couverte, mais dont quelques morceaux Ă peine se dĂ©gageaient de lâĂ©bauche. Cette Ă©bauche, jetĂ©e dâun coup, avait une violence superbe, une ardente vie de couleurs. Dans un trou de forĂȘt, aux murs Ă©pais de verdure, tombait une ondĂ©e de soleil ; seule, Ă gauche, une allĂ©e sombre sâenfonçait, avec une tache de lumiĂšre, trĂšs loin. LĂ , sur lâherbe, au milieu des vĂ©gĂ©tations de juin, une femme nue Ă©tait couchĂ©e, un bras sous la tĂȘte, enflant la gorge ; et elle souriait, sans regard, les paupiĂšres closes, dans la pluie dâor qui la baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, Ă©galement nues, luttaient en riant, dĂ©tachaient, parmi les verts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin dâune opposition noire, il sâĂ©tait bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vĂȘtu dâun simple veston de velours. Ce monsieur tournait le dos, on ne voyait de lui que sa main gauche, sur laquelle il sâappuyait, dans lâherbe. â TrĂšs belle dâindication, la femme ! reprit enfin Sandoz. Mais, sapristi ! tu auras joliment du travail, dans tout ça ! Claude, les yeux allumĂ©s sur son Ćuvre, eut un geste de confiance. â Bah ! jâai le temps dâici au Salon. En six mois, on en abat, de la besogne ! Cette fois, peut-ĂȘtre, je finirai par me prouver que je ne suis pas une brute. Et il se mit Ă siffler fortement, ravi sans le dire de lâĂ©bauche quâil avait faite de la tĂȘte de Christine, soulevĂ© par un de ces grands coups dâespoir, dâoĂč il retombait plus rudement dans ses angoisses dâartiste, que la passion de la nature dĂ©vorait. â Allons, pas de flĂąne ! cria-t-il. Puisque tu es lĂ , commençons. Sandoz, par amitiĂ©, et pour lui Ă©viter les frais dâun modĂšle, avait offert de lui poser le monsieur du premier plan. En quatre ou cinq dimanches, le seul jour oĂč il fĂ»t libre, la figure se trouverait Ă©tablie. DĂ©jĂ , il endossait le veston de velours, lorsquâil eut une brusque rĂ©flexion. â Dis donc, tu nâas pas dĂ©jeunĂ© sĂ©rieusement, toi, puisque tu travaillais⊠Descends manger une cĂŽtelette, je tâattends ici. LâidĂ©e de perdre du temps indigna Claude. â Mais si, jâai dĂ©jeunĂ©, regarde la casserole !⊠Et puis, tu vois quâil reste une croĂ»te de pain. Je la mangerai⊠Allons, allons, Ă la pose, paresseux ! Vivement, il reprenait sa palette, il empoignait ses brosses, en ajoutant â Dubuche vient nous chercher ce soir, nâest-ce pas ? â Oui, vers cinq heures. â Eh bien, câest parfait, nous descendrons dĂźner tout de suite⊠Y es-tu Ă la fin ? La main plus Ă gauche, la tĂȘte penchĂ©e davantage. AprĂšs avoir disposĂ© les coussins, Sandoz sâĂ©tat installĂ© sur le divan, tenant la pose. Il tournait le dos, mais la conversation nâen continua pas moins un moment encore, car il avait reçu le matin mĂȘme une lettre de Plassans, la petite ville provençale oĂč le peintre et lui sâĂ©taient connus, en huitiĂšme, dĂšs leur premiĂšre culotte usĂ©e sur les bancs du collĂšge. Puis, tous deux se turent. Lâun travaillait, hors du monde, lâautre sâengourdissait, dans la fatigue somnolente des longues immobilitĂ©s. CâĂ©tait Ă lâĂąge de neuf ans que Claude avait eu lâheureuse chance de pouvoir quitter Paris, pour retourner dans le coin de Provence oĂč il Ă©tait nĂ©. Sa mĂšre, une brave femme de blanchisseuse, que son fainĂ©ant de pĂšre avait lĂąchĂ©e Ă la rue, venait dâĂ©pouser un bon ouvrier, amoureux fou de sa jolie peau de blonde. Mais, malgrĂ© leur courage, ils nâarrivaient pas Ă joindre les deux bouts. Aussi avaient-ils acceptĂ© de grand cĆur, lorsquâun vieux monsieur de lĂ -bas sâĂ©tait prĂ©sentĂ©, en leur demandant Claude, quâil voulait mettre au collĂšge, prĂšs de lui la toquade gĂ©nĂ©reuse dâun original, amateur de tableaux, que des bonshommes barbouillĂ©s autrefois par le mioche avaient frappĂ©. Et, jusquâĂ sa rhĂ©torique, pendant sept ans, Claude Ă©tait donc restĂ© dans le Midi, dâabord pensionnaire, puis externe, logeant chez son protecteur. Un matin, on avait trouvĂ© ce dernier mort en travers de son lit, foudroyĂ©. Il laissait par testament une rente de mille francs au jeune homme, avec la facultĂ© de disposer du capital, Ă lâĂąge de vingt-cinq ans. Celui-ci, que lâamour de la peinture enfiĂ©vrait dĂ©jĂ , quitta immĂ©diatement le collĂšge, sans vouloir mĂȘme tenter de passer son baccalaurĂ©at, et accourut Ă Paris, oĂč son ami Sandoz lâavait prĂ©cĂ©dĂ©. Au collĂšge de Plassans, dĂšs leur huitiĂšme, il y avait eu les trois insĂ©parables, comme on les nommait, Claude Lantier, Pierre Sandoz et Louis Dubuche. Venus de trois mondes diffĂ©rents, opposĂ©s de natures, nĂ©s seulement la mĂȘme annĂ©e, Ă quelques mois de distance, ils sâĂ©taient liĂ©s dâun coup et Ă jamais, entraĂźnĂ©s par des affinitĂ©s secrĂštes, le tourment encore vague dâune ambition commune, lâĂ©veil dâune intelligence supĂ©rieure, au milieu de la cohue brutale des abominables cancres qui les battaient. Le pĂšre de Sandoz, un Espagnol rĂ©fugiĂ© en France Ă la suite dâune bagarre politique, avait installĂ© prĂšs de Plassans une papeterie, oĂč fonctionnaient de nouveaux engins de son invention ; puis, il Ă©tait mort, abreuvĂ© dâamertume, traquĂ© par la mĂ©chancetĂ© locale, en laissant Ă sa veuve une situation si compliquĂ©e, toute une sĂ©rie de procĂšs si obscurs, que la fortune entiĂšre avait coulĂ© dans le dĂ©sastre ; et la mĂšre, une Bourguignonne, cĂ©dant Ă sa rancune contre les Provençaux, souffrant dâune paralysie lente dont elle les accusait dâĂȘtre aussi la cause, sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©e Ă Paris avec son fils, qui la soutenait maintenant dâun maigre emploi, la cervelle hantĂ©e de gloire littĂ©raire. Quant Ă Dubuche, lâaĂźnĂ© dâune boulangĂšre de Plassans, poussĂ© par celle-ci, trĂšs Ăąpre, trĂšs ambitieuse, il Ă©tait venu rejoindre ses amis, plus tard, et il suivait les cours de lâĂcole comme Ă©lĂšve architecte, vivant chichement des derniĂšres piĂšces de cent sous que ses parents plaçaient sur lui, avec une obstination de juifs qui escomptaient lâavenir Ă trois cents pour cent. â SacrediĂ© ! murmura Sandoz dans le grand silence, elle nâest pas commode, ta pose ! elle me casse le poignet⊠Est-ce quâon peut bouger, hein ? Claude le laissa sâĂ©tirer, sans rĂ©pondre. Il attaquait le veston de velours, Ă larges coups de brosse. Puis, se reculant, clignant les yeux, il eut un rire Ă©norme, Ă©gayĂ© par un brusque souvenir. â Dis donc, tu te rappelles, en sixiĂšme, le jour oĂč Pouillaud alluma les chandelles dans lâarmoire de ce crĂ©tin de Lalubie ? Oh ! la terreur de Lalubie, avant de grimper Ă sa chaire, quand il ouvrit son armoire pour prendre ses livres, et quâil aperçut cette chapelle ardente !⊠Cinq cents vers Ă toute la classe ! Sandoz, gagnĂ© par cet accĂšs de gaietĂ©, sâĂ©tait renversĂ© sur le divan. Il reprit la pose, en disant â Ah ! lâanimal de Pouillaud !⊠Tu sais que, dans sa lettre de ce matin, il mâannonce justement le mariage de Lalubie. Cette vieille rosse de professeur Ă©pouse une jolie fille. Mais tu la connais, la fille de Galissard, le mercier, la petite blonde Ă qui nous allions donner des sĂ©rĂ©nades ! Les souvenirs Ă©taient lĂąchĂ©s. Claude et Sandoz ne tarirent plus, lâun fouettĂ© et peignant avec une fiĂšvre croissante, lâautre tournĂ© toujours vers le mur, parlant du dos, les Ă©paules secouĂ©es de passion. Ce fut dâabord le collĂšge, lâancien couvent moisi qui sâĂ©tendait jusquâaux remparts, les deux cours plantĂ©es dâĂ©normes platanes, le bassin vaseux, vert de mousse, oĂč ils avaient appris Ă nager, et les classes du bas dont les plĂątres ruisselaient, et le rĂ©fectoire empoisonnĂ© du continuel graillon des eaux de vaisselle, et le dortoir des petits, fameux par ses horreurs, et la lingerie, et lâinfirmerie, peuplĂ©es de sĆurs dĂ©licates, des religieuses en robe noire, si douces sous leur coiffe blanche ! Quelle affaire, lorsque sĆur AngĂšle, celle dont la figure de vierge rĂ©volutionnait la cour des grands, avait disparu un beau matin avec Hermeline, un gros de la rhĂ©torique, qui, par amour, se faisait sur les mains des entailles au canif, pour monter et pour quâelle lui posĂąt des bandes de taffetas dâAngleterre ! Puis, le personnel entier dĂ©fila, une chevauchĂ©e lamentable, grotesque et terrible, des profils de mĂ©chancetĂ© et de souffrance le proviseur qui se ruinait en rĂ©ceptions pour marier ses filles, deux grandes belles filles Ă©lĂ©gantes, que des dessins et des inscriptions abominables insultaient sur tous les murs ; le censeur, Pifard, dont le nez fameux sâembusquait derriĂšre les portes, pareil Ă une couleuvrine, dĂ©celant au loin sa prĂ©sence ; la kyrielle des professeurs, chacun Ă©claboussĂ© de lâinjure dâun surnom, le sĂ©vĂšre Rhadamante qui nâavait jamais ri, la Crasse qui teignait les chaires en noir, du continuel frottement de sa tĂȘte, Tu-mâas-trompĂ©-AdĂšle, le maĂźtre de physique, un cocu lĂ©gendaire, auquel dix gĂ©nĂ©rations de galopins jetaient le nom de sa femme, jadis surprise, disait-on, entre les bras dâun carabinier ; dâautres, dâautres encore, Spontini, le pion fĂ©roce, avec son couteau corse quâil montrait rouillĂ© du sang de trois cousins, le petit Chantecaille, si bon enfant, quâil laissait fumer en promenade ; jusquâĂ un marmiton de la cuisine et Ă la laveuse dâassiettes, deux monstres, quâon avait surnommĂ©s Paraboulomenos et Paralleluca, et quâon accusait dâune idylle dans les Ă©pluchures. Ensuite arrivaient les farces, les soudaines Ă©vocations des bonnes blagues, dont on se tordait aprĂšs des annĂ©es. Oh ! le matin oĂč lâon avait brĂ»lĂ© dans le poĂȘle les souliers de Mimi-la-Mort, autrement dit le Squelette-Externe, un maigre garçon qui apportait en contrebande le tabac Ă priser de toute la classe ! Et le soir dâhiver oĂč lâon Ă©tait allĂ© voler des allumettes Ă la chapelle, prĂšs de la veilleuse, pour fumer des feuilles sĂšches de marronnier dans des pipes de roseau ! Sandoz, qui avait fait le coup, avouait maintenant son Ă©pouvante, sa sueur froide, en dĂ©gringolant du chĆur, noyĂ© de tĂ©nĂšbres. Et le jour oĂč Claude, au fond de son pupitre, avait eu la belle idĂ©e de griller des hannetons, pour voir si câĂ©tait bon Ă manger, comme on le disait ! Une puanteur si Ăącre, une fumĂ©e si Ă©paisse sâĂ©tait Ă©chappĂ©e du pupitre, que le pion avait saisi la cruche, croyant Ă un incendie. Et la maraude, le pillage des champs dâoignons en promenade ; les pierres jetĂ©es dans les vitres, oĂč le grand chic Ă©tait dâobtenir, avec les cassures, des cartes de gĂ©ographie connues ; les leçons de grec Ă©crites Ă lâavance, en gros caractĂšres, sur le tableau noir, et lues couramment par tous les cancres, sans que le professeur sâen aperçût ; les bancs de la cour sciĂ©s, puis portĂ©s autour du bassin comme des cadavres dâĂ©meute, en long cortĂšge, avec des chants funĂšbres. Ah ! oui, fameuse, celle-ci ! Dubuche, qui faisait le clergĂ©, sâĂ©tait fichu au fond du bassin, en voulant prendre de lâeau dans sa casquette, pour avoir un bĂ©nitier. Et la plus drĂŽle, la meilleure, la nuit oĂč Pouillaud avait attachĂ© tous les pots de chambre du dortoir Ă une mĂȘme corde qui passait sous les lits, puis au matin, un matin de grandes vacances, sâĂ©tait mis Ă tirer en fuyant par le corridor et par les trois Ă©tages de lâescalier, avec cette effroyable queue de faĂŻence, qui bondissait et volait en Ă©clats derriĂšre lui ! Claude resta un pinceau en lâair, la bouche fendue dâhilaritĂ©, criant â Cet animal de Pouillaud !⊠Et il tâa Ă©crit ? quâest-ce quâil fabrique maintenant, Pouillaud ? â Mais rien du tout, mon vieux ! rĂ©pondit Sandoz, en se remontant sur les coussins. Sa lettre est dâun bĂȘte !⊠Il finit son droit, il reprendra ensuite lâĂ©tude dâavouĂ© de son pĂšre. Et si tu voyais le ton quâil a dĂ©jĂ , toute la gourme imbĂ©cile dâun bourgeois qui se range ! Il y eut un nouveau silence. Et il ajouta â Ah ! nous, vois-tu, mon vieux, nous avons Ă©tĂ© protĂ©gĂ©s. Alors, dâautres souvenirs leur vinrent, ceux dont leurs cĆurs battaient Ă grands coups, les belles journĂ©es de plein air et de plein soleil quâils avaient vĂ©cues lĂ -bas, hors du collĂšge. Tout petits, dĂšs leur sixiĂšme, les trois insĂ©parables sâĂ©taient pris de la passion des longues promenades. Ils profitaient des moindres congĂ©s, ils sâen allaient Ă des lieues, sâenhardissant Ă mesure quâils grandissaient, finissant par courir le pays entier, des voyages qui duraient souvent plusieurs jours. Et ils couchaient au petit bonheur de la route, au fond dâun trou de rocher, sur lâaire pavĂ©e, encore brĂ»lante, oĂč la paille du blĂ© battu leur faisait une couche molle, dans quelque cabanon dĂ©sert, dont ils couvraient le carreau dâun lit de thym et de lavande. CâĂ©taient des fuites loin du monde, une absorption instinctive au sein de la bonne nature, une adoration irraisonnĂ©e de gamins pour les arbres, les eaux, les monts, pour cette joie sans limite dâĂȘtre seuls et dâĂȘtre libres. Dubuche, qui Ă©tait pensionnaire, se joignait seulement aux deux autres les jours de vacances. Il avait du reste les jambes lourdes, la chair endormie du bon Ă©lĂšve piocheur. Mais Claude et Sandoz ne se lassaient pas, allaient chaque dimanche sâĂ©veiller dĂšs quatre heures du matin, en jetant des cailloux dans leurs persiennes. LâĂ©tĂ© surtout, ils rĂȘvaient de la Viorne, le torrent dont le mince filet arrose les prairies basses de Plassans. Ils avaient douze ans Ă peine, quâils savaient nager ; et câĂ©tait une rage de barboter au fond des trous, oĂč lâeau sâamassait, de passer lĂ des journĂ©es entiĂšres, tout nus, Ă se sĂ©cher sur le sable brĂ»lant pour replonger ensuite, Ă vivre dans la riviĂšre, sur le dos, sur le ventre, fouillant les herbes des berges, sâenfonçant jusquâaux oreilles et guettant pendant des heures les cachettes des anguilles. Ce ruissellement dâeau pure qui les trempait au grand soleil, prolongeait leur enfance, leur donnait des rires frais de galopins Ă©chappĂ©s, lorsque jeunes hommes dĂ©jĂ , ils rentraient Ă la ville, par les ardeurs troublantes des soirĂ©es de juillet. Plus tard, la chasse les avait envahis, mais la chasse telle quâon la pratique dans ce pays sans gibier, six lieues faites pour tuer une demi-douzaine de becfigues, des expĂ©ditions formidables dont ils revenaient souvent les carniers vides, avec une chauve souris imprudente, abattue Ă lâentrĂ©e du faubourg, en dĂ©chargeant les fusils. Leurs yeux se mouillaient au souvenir de ces dĂ©bauches de marche ils revoyaient les routes blanches, Ă lâinfini, couvertes dâune couche de poussiĂšre, comme dâune tombĂ©e Ă©paisse de neige ; ils les suivaient toujours, toujours, heureux dây entendre craquer leurs gros souliers, puis ils coupaient Ă travers champs, dans des terres rouges, chargĂ©es de fer, oĂč ils galopaient encore, encore ; et un ciel de plomb, pas une ombre, rien que des oliviers nains, que des amandiers au grĂȘle feuillage ; et, Ă chaque retour, une dĂ©licieuse hĂ©bĂ©tude de fatigue, la forfanterie triomphante dâavoir marchĂ© encore plus que lâautre fois, le ravissement de ne plus se sentir aller, dâavancer seulement par la force acquise, en se fouettant de quelque terrible chanson de troupier, qui les berçait comme du fond dâun rĂȘve. DĂ©jĂ , Claude, entre sa poire Ă poudre et sa boĂźte de capsules, emportait un album oĂč il crayonnait des bouts dâhorizon ; tandis que Sandoz avait toujours dans sa poche le livre dâun poĂšte. CâĂ©tait une frĂ©nĂ©sie romantique, des strophes ailĂ©es alternant avec les gravelures de garnison, des odes jetĂ©es au grand frisson lumineux de lâair qui brĂ»lait ; et, quand ils avaient dĂ©couvert une source, quatre saules tachant de gris la terre Ă©clatante, ils sây oubliaient jusquâaux Ă©toiles, ils y jouaient les drames quâils savaient par cĆur, la voix enflĂ©e pour les hĂ©ros, toute mince et rĂ©duite Ă un chant de fifre pour les ingĂ©nues et les reines. Ces jours-lĂ , ils laissaient les moineaux tranquilles. Dans cette province reculĂ©e, au milieu de la bĂȘtise somnolente des petites villes, ils avaient ainsi, dĂšs quatorze ans, vĂ©cu isolĂ©s, enthousiastes, ravagĂ©s dâune fiĂšvre de littĂ©rature et dâart. Le dĂ©cor Ă©norme dâHugo, les imaginations gĂ©antes qui sây promĂšnent parmi lâĂ©ternelle bataille des antithĂšses, les avaient dâabord ravis en pleine Ă©popĂ©e, gesticulant, allant voir le soleil se coucher derriĂšre des ruines, regardant passer la vie sous un Ă©clairage faux et superbe de cinquiĂšme acte. Puis, Musset Ă©tait venu les bouleverser de sa passion et de ses larmes, ils Ă©coutaient en lui battre leur propre cĆur, un monde sâouvrait plus humain, qui les conquĂ©rait par la pitiĂ©, par lâĂ©ternel cri de misĂšre quâils devaient dĂ©sormais entendre monter de toutes choses. Du reste, ils Ă©taient peu difficiles, ils montraient une belle gloutonnerie de jeunesse, un furieux appĂ©tit de lecture, oĂč sâengouffraient lâexcellent et le pire, si avides dâadmirer, que souvent des Ćuvres exĂ©crables les jetaient dans lâexaltation des purs chefs-dâĆuvre. Et, comme Sandoz le disait Ă prĂ©sent, câĂ©tait lâamour des grandes marches, câĂ©tait cette fringale de lecture, qui les avaient protĂ©gĂ©s de lâengourdissement invincible du milieu. Ils nâentraient jamais dans un cafĂ©, ils professaient lâhorreur des rues, posaient mĂȘme pour y dĂ©pĂ©rir comme des aigles mis en cage, lorsque dĂ©jĂ des camarades Ă eux traĂźnaient leurs manches dâĂ©coliers sur les petites tables de marbre, en jouant aux cartes la consommation. Cette vie provinciale qui prenait les enfants tout jeunes dans lâengrenage de son manĂšge, lâhabitude du cercle, le journal Ă©pelĂ© jusquâaux annonces, la partie de dominos sans cesse recommencĂ©e, la mĂȘme promenade Ă la mĂȘme heure sur la mĂȘme avenue, lâabrutissement final sous cette meule qui aplatit les cervelles, les indignait, les jetait Ă des protestations, escaladant les collines voisines pour y dĂ©couvrir des solitudes ignorĂ©es, dĂ©clamant des vers sous des pluies battantes, sans vouloir dâabri, par haine des citĂ©s. Ils projetaient de camper au bord de la Viorne, dây vivre en sauvages, dans la joie dâune baignade continuelle, avec cinq ou six livres, pas plus, qui auraient suffi Ă leurs besoins. La femme elle-mĂȘme Ă©tait bannie, ils avaient des timiditĂ©s, des maladresses, quâils Ă©rigeaient en une austĂ©ritĂ© de gamins supĂ©rieurs. Claude, pendant deux ans, sâĂ©tait consumĂ© dâamour pour une apprentie chapeliĂšre, que chaque soir il accompagnait de loin ; et jamais il nâavait eu lâaudace de lui adresser la parole. Sandoz nourrissait des rĂȘves, des dames rencontrĂ©es en voyage, des filles trĂšs belles qui surgiraient dans un bois inconnu, qui se livreraient tout un jour, puis qui se dissiperaient comme des ombres, au crĂ©puscule. Leur seule aventure galante les Ă©gayait encore, tant elle leur semblait sotte des sĂ©rĂ©nades donnĂ©es Ă deux petites demoiselles, du temps oĂč ils faisaient partie de la musique du collĂšge ; des nuits passĂ©es sous une fenĂȘtre, Ă jouer de la clarinette et du cornet Ă pistons ; des cacophonies affreuses effarant les bourgeois du quartier, jusquâau soir mĂ©morable oĂč les parents rĂ©voltĂ©s avaient vidĂ© sur eux tous les pots Ă eau de la famille. Ah ! lâheureux temps, et quels rires attendris, au moindre souvenir ! Les murs de lâatelier Ă©taient justement couverts dâune sĂ©rie dâesquisses, faites lĂ -bas par le peintre, dans un rĂ©cent voyage. CâĂ©tait comme sâils avaient eu, autour dâeux, les anciens horizons, lâardent ciel bleu sur la campagne rousse. LĂ , une plaine sâĂ©tendait, avec le moutonnement des petits oliviers grisĂątres, jusquâaux dentelures roses des collines lointaines. Ici, entre des coteaux brĂ»lĂ©s, couleur de rouille, lâeau tarie de la Viorne se dessĂ©chait sous lâarche dâun vieux pont, enfarinĂ© de poussiĂšre, sans autre verdure que des buissons morts de soif. Plus loin, la gorge des Infernets ouvrait son entaille bĂ©ante, au milieu de ses Ă©croulements de roches foudroyĂ©es, un immense chaos, un dĂ©sert farouche, roulant Ă lâinfini ses vagues de pierre. Puis, toutes sortes de coins bien connus le vallon de Repentance, si resserrĂ©, si ombreux, dâune fraĂźcheur de bouquet parmi les champs calcinĂ©s ; le bois des Trois-Bons-Dieux, dont les pins, dâun vert dur et verni, pleuraient leur rĂ©sine sous le grand soleil ; le Jas de Bouffan, dâune blancheur de mosquĂ©e, au centre de ses vastes terres, pareilles Ă des mares de sang ; dâautres, dâautres encore, des bouts de routes aveuglantes qui tournaient, des ravins oĂč la chaleur semblait faire monter des bouillons Ă la peau cuite des cailloux, des langues de sable altĂ©rĂ©es et achevant de boire goutte Ă goutte la riviĂšre, des trous de taupe, des sentiers de chĂšvre, des sommets dans lâazur. â Tiens ! sâĂ©cria Sandoz en se tournant vers une Ă©tude, oĂč est-ce donc, ça ? Claude, indignĂ©, brandit sa palette. â Comment ! tu ne te souviens pas ?⊠Nous avons failli nous y casser les os. Tu sais bien, le jour oĂč nous avons grimpĂ© avec Dubuche, du fond de Jaumegarde. CâĂ©tait lisse comme la main, nous nous cramponnions avec les ongles ; tellement quâau beau milieu, nous ne pouvions plus ni monter ni descendre⊠Puis, en haut, quand il sâest agi de faire cuire les cĂŽtelettes, nous nous sommes presque battus, toi et moi. Sandoz, maintenant, se rappelait. â Ah ! oui, ah ! oui, chacun devait faire cuire la sienne, sur des baguettes de romarin, et comme mes baguettes brĂ»laient, tu mâexaspĂ©rais Ă blaguer ma cĂŽtelette qui se rĂ©duisait en charbon. Un fou rire les secouait encore. Le peintre se remit Ă son tableau, et il conclut gravement â Fichu tout ça, mon vieux ! Ici, maintenant, il nây a plus Ă flĂąner. CâĂ©tait vrai, depuis que les trois insĂ©parables avaient rĂ©alisĂ© leur rĂȘve de se retrouver ensemble Ă Paris, pour le conquĂ©rir, lâexistence se faisait terriblement dure. Ils essayaient bien de recommencer les grandes promenades dâautrefois, ils partaient Ă pied, certains dimanches, par la barriĂšre de Fontainebleau, allaient battre les taillis de VerriĂšres, poussaient jusquâĂ BiĂšvre, traversaient les bois de Bellevue et de Meudon, puis rentraient par Grenelle. Mais ils accusaient Paris de leur gĂąter les jambes, ils nâen quittaient plus guĂšre le pavĂ©, tout entiers Ă leur bataille. Du lundi au samedi, Sandoz sâenrageait Ă la mairie du cinquiĂšme arrondissement, dans un coin sombre du bureau des naissances, clouĂ© lĂ par lâunique pensĂ©e de sa mĂšre, que ses cent cinquante francs nourrissaient mal. De son cĂŽtĂ©, Dubuche, pressĂ© de payer Ă ses parents les intĂ©rĂȘts des sommes placĂ©es sur sa tĂȘte, cherchait de basses besognes chez des architectes, en dehors de ses travaux de lâĂcole. Claude, lui, avait sa libertĂ©, grĂące aux mille francs de rente ; mais quelles fins de mois terribles, surtout lorsquâil partageait le fond de ses poches ! Heureusement, il commençait Ă vendre de petites toiles achetĂ©es des dix et douze francs par le pĂšre Malgras, un marchand rusĂ© ; et, du reste, il aimait mieux crever la faim, que de recourir au commerce, Ă la fabrication des portraits bourgeois, des saintetĂ©s de pacotille, des stores de restaurant et des enseignes de sage-femme. Lors de son retour, il avait eu, dans lâimpasse des Bourdonnais, un atelier trĂšs vaste ; puis, il Ă©tait venu au quai de Bourbon, par Ă©conomie. Il y vivait en sauvage, dâun absolu dĂ©dain pour tout ce qui nâĂ©tait pas la peinture, brouillĂ© avec sa famille qui le dĂ©goĂ»tait, ayant rompu avec une tante, charcutiĂšre aux Halles, parce quâelle se portait trop bien, gardant seulement au cĆur la plaie secrĂšte de la dĂ©chĂ©ance de sa mĂšre, que des hommes mangeaient et poussaient au ruisseau. Brusquement, il cria Ă Sandoz â HĂ© ! dis donc, si tu voulais bien ne pas tâavachir ! Mais Sandoz dĂ©clara quâil sâankylosait, et il sauta du canapĂ©, pour se dĂ©rouiller les jambes. Il y eut un repos de dix minutes. On parla dâautre chose. Claude se montrait dĂ©bonnaire. Quand son travail marchait, il sâallumait peu Ă peu, il devenait bavard, lui qui peignait les dents serrĂ©es, rageant Ă froid, dĂšs quâil sentait la nature lui Ă©chapper. Aussi, Ă peine son ami eut-il repris la pose, quâil continua dâun flot intarissable, sans perdre un coup de pinceau. â Hein ? mon vieux, ça marche ? Tu as une crĂąne tournure, lĂ -dedans⊠Ah ! les crĂ©tins, sâils me refusent celui-ci, par exemple ! Je suis plus sĂ©vĂšre pour moi quâils ne le sont pour eux, bien sĂ»r ; et, lorsque je me reçois un tableau, vois-tu, câest plus sĂ©rieux que sâil avait passĂ© devant tous les jurys de la terre⊠Tu sais, mon tableau des Halles, mes deux gamins sur des tas de lĂ©gumes, eh bien ! je lâai grattĂ©, dĂ©cidĂ©ment ça ne venait pas, je mâĂ©tais fichu lĂ dans une sacrĂ©e machine, trop lourde encore pour mes Ă©paules. Oh ! je reprendrai ça un jour, quand je saurai, et jâen ferai dâautres, oh ! des machines Ă les flanquer tous par terre dâĂ©tonnement ! Il eut un grand geste, comme pour balayer une foule ; il vida un tube de bleu sur sa palette, puis, il ricana en demandant quelle tĂȘte aurait devant sa peinture son premier maĂźtre, le pĂšre Belloque, un ancien capitaine manchot, qui, depuis un quart de siĂšcle, dans une salle du MusĂ©e, enseignait les belles hachures aux gamins de Plassans. Dâailleurs, Ă Paris, Berthou, le cĂ©lĂšbre peintre de NĂ©ron au cirque, dont il avait frĂ©quentĂ© lâatelier pendant six mois, ne lui avait-il pas rĂ©pĂ©tĂ©, Ă vingt reprises, quâil ne ferait jamais rien ! Ah ! quâil les regrettait aujourdâhui, ces six mois dâimbĂ©ciles tĂątonnements, dâexercices niais sous la fĂ©rule dâun bonhomme dont la caboche diffĂ©rait de la sienne ! Il en arrivait Ă dĂ©clamer contre le travail au Louvre, il se serait, disait-il, coupĂ© le poignet, plutĂŽt que dây retourner gĂąter son Ćil Ă une de ces copies, qui encrassent pour toujours la vision du monde oĂč lâon vit. Est-ce que, en art, il y avait autre chose que de donner ce quâon avait dans le ventre ? est-ce que tout ne se rĂ©duisait pas Ă planter une bonne femme devant soi, puis Ă la rendre comme on la sentait ? est-ce quâune botte de carottes, oui, une botte de carottes ! Ă©tudiĂ©e directement, peinte naĂŻvement, dans la note personnelle oĂč on la voit, ne valait pas les Ă©ternelles tartines de lâĂcole, cette peinture au jus de chique, honteusement cuisinĂ©e dâaprĂšs les recettes ? Le jour venait oĂč une seule carotte originale serait grosse dâune rĂ©volution. CâĂ©tait pourquoi, maintenant, il se contentait dâaller peindre Ă lâatelier Boutin, un atelier libre quâun ancien modĂšle tenait rue de la Huchette. Quand il avait donnĂ© ses vingt francs au massier, il trouvait lĂ du nu, des hommes, des femmes, Ă en faire une dĂ©bauche, dans son coin ; et il sâacharnait, il y perdait le boire et le manger, luttant sans repos avec la nature, fou de travail, Ă cĂŽtĂ© des beaux fils qui lâaccusaient de paresse ignorante, et qui parlaient arrogamment de leurs Ă©tudes, parce quâils copiaient des nez et des bouches, sous lâĆil dâun maĂźtre. â Ăcoute ça, mon vieux, quand un de ces cocos-lĂ aura bĂąti un torse comme celui-ci, il montera me le dire, et nous causerons. Du bout de sa brosse, il indiquait une acadĂ©mie peinte, pendue au mur, prĂšs de la porte. Elle Ă©tait superbe, enlevĂ©e avec une largeur de maĂźtre ; et, Ă cĂŽtĂ©, il y avait encore dâadmirables morceaux, des pieds de fillette, exquis de vĂ©ritĂ© dĂ©licate, un ventre de femme surtout, une chair de satin, frissonnante, vivante du sang qui coulait sous la peau. Dans ses rares heures de contentement, il avait la fiertĂ© de ces quelques Ă©tudes, les seules dont il fĂ»t satisfait, celles qui annonçaient un grand peintre, douĂ© admirablement, entravĂ© par des impuissances soudaines et inexpliquĂ©es. Il poursuivit avec violence, sabrant Ă grands coups le veston de velours, se fouettant dans son intransigeance qui ne respectait personne â Tous des barbouilleurs dâimages Ă deux sous, des rĂ©putations volĂ©es, des imbĂ©ciles ou des malins Ă genoux devant la bĂȘtise publique ! Pas un gaillard qui flanque une gifle aux bourgeois !⊠Tiens ! le pĂšre Ingres, tu sais sâil me tourne sur le cĆur, celui-lĂ , avec sa peinture glaireuse ? Eh bien ! câest tout de mĂȘme un sacrĂ© bonhomme, et je le trouve trĂšs crĂąne, et je lui tire mon chapeau, car il se fichait de tout, il avait un dessin du tonnerre de Dieu, quâil a fait avaler de force aux idiots, qui croient aujourdâhui le comprendre⊠AprĂšs ça, entends-tu ! ils ne sont que deux, Delacroix et Courbet. Le reste, câest de la fripouille⊠Hein ? le vieux lion romantique, quelle fiĂšre allure ! En voilĂ un dĂ©corateur qui faisait flamber les tons ! Et quelle poigne ! Il aurait couvert les murs de Paris, si on les lui avait donnĂ©s sa palette bouillait et dĂ©bordait. Je sais bien, ce nâĂ©tait que de la fantasmagorie ; mais, tant pis ! ça me gratte, il fallait ça, pour incendier lâĂcole⊠Puis, lâautre est venu, un rude ouvrier, le plus vraiment peintre du siĂšcle, et dâun mĂ©tier absolument classique, ce que pas un de ces crĂ©tins nâa senti. Ils ont hurlĂ©, parbleu ! ils ont criĂ© Ă la profanation, au rĂ©alisme, lorsque ce fameux rĂ©alisme nâĂ©tait guĂšre que dans les sujets ; tandis que la vision restait celle des vieux maĂźtres et que la facture reprenait et continuait les beaux morceaux de nos musĂ©es⊠Tous les deux, Delacroix et Courbet, se sont produits Ă lâheure voulue. Ils ont fait chacun son pas en avant. Et maintenant, oh ! maintenant⊠Il se tut, se recula pour juger lâeffet, sâabsorba une minute dans la sensation de son Ćuvre, puis repartit â Maintenant, il faut autre chose⊠Ah ! quoi ? je ne sais pas au juste ! Si je savais et si je pouvais, je serais trĂšs fort. Oui, il nây aurait plus que moi⊠Mais ce que je sens, câest que le grand dĂ©cor romantique de Delacroix craque et sâeffondre ; et câest encore que la peinture noire de Courbet empoisonne dĂ©jĂ le renfermĂ©, le moisi de lâatelier oĂč le soleil nâentre jamais⊠Comprends-tu, il faut peut-ĂȘtre le soleil, il faut le plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les ĂȘtres tels quâils se comportent dans de la vraie lumiĂšre, enfin je ne puis pas dire, moi ! notre peinture Ă nous, la peinture que nos yeux dâaujourdâhui doivent faire et regarder. Sa voix sâĂ©teignit de nouveau, il bĂ©gayait, nâarrivait pas Ă formuler la sourde Ă©closion dâavenir qui montait en lui. Un grand silence tomba, pendant quâil achevait dâĂ©baucher le veston de velours, frĂ©missant. Sandoz lâavait Ă©coutĂ©, sans lĂącher la pose. Et, le dos tournĂ©, comme sâil eĂ»t parlĂ© au mur, dans un rĂȘve ; il dit alors Ă son tour â Non, non, on ne sait pas, il faudrait savoir⊠Moi, chaque fois quâun professeur a voulu mâimposer une vĂ©ritĂ©, jâai eu une rĂ©volte de dĂ©fiance, en songeant Il se trompe ou il me trompe. » Leurs idĂ©es mâexaspĂšrent, il me semble que la vĂ©ritĂ© est plus large⊠Ah ! que ce serait beau, si lâon donnait son existence entiĂšre Ă une Ćuvre, oĂč lâon tĂącherait de mettre les choses, les bĂȘtes, les hommes, lâarche immense ! Et pas dans lâordre des manuels de philosophie, selon la hiĂ©rarchie imbĂ©cile dont notre orgueil se berce ; mais en pleine coulĂ©e de la vie universelle, un monde oĂč nous ne serions quâun accident, oĂč le chien qui passe, et jusquâĂ la pierre des chemins, nous complĂšteraient, nous expliqueraient ; enfin, le grand tout, sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel quâil fonctionne⊠Bien sĂ»r, câest Ă la science que doivent sâadresser les romanciers et les poĂštes, elle est aujourdâhui lâunique source possible. Mais, voilĂ ! que lui prendre, comment marcher avec elle ? Tout de suite, je sens que je patauge⊠Ah ! si je savais, si je savais, quelle sĂ©rie de bouquins je lancerais Ă la tĂȘte de la foule ! Il se tut, lui aussi. Lâhiver prĂ©cĂ©dent, il avait publiĂ© son premier livre, une suite dâesquisses aimables, rapportĂ©es de Plassans, parmi lesquelles quelques notes plus rudes indiquaient seules le rĂ©voltĂ©, le passionnĂ© de vĂ©ritĂ© et de puissance. Et, depuis, il tĂątonnait, il sâinterrogeait dans le tourment des idĂ©es, confuses encore, qui battaient son crĂąne. Dâabord, Ă©pris des besognes gĂ©antes, il avait eu le projet dâune genĂšse de lâunivers, en trois phases la crĂ©ation, rĂ©tablie dâaprĂšs la science ; lâhistoire de lâhumanitĂ©, arrivant Ă son heure jouer son rĂŽle, dans la chaĂźne des ĂȘtres ; lâavenir, les ĂȘtres se succĂ©dant toujours, achevant de crĂ©er le monde, par le travail sans fin de la vie. Mais il sâĂ©tait refroidi devant les hypothĂšses trop hasardĂ©es de cette troisiĂšme phase ; et il cherchait un cadre plus resserrĂ©, plus humain, oĂč il ferait tenir pourtant sa vaste ambition. â Ah ! tout voir et tout peindre ! reprit Claude, aprĂšs un long intervalle. Avec des lieues de murailles Ă couvrir, dĂ©corer les gares, les halles, les mairies, tout ce quâon bĂątira, quand les architectes ne seront plus des crĂ©tins ! Et il ne faudra que des muscles et une tĂȘte solides, car ce ne sont pas les sujets qui manqueront⊠Hein ? la vie telle quâelle passe dans les rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchĂ©s, aux courses, sur les boulevards, au fond des ruelles populeuses ; et tous les mĂ©tiers en branle ; et toutes les passions remises debout, sous le plein jour ; et les paysans, et les bĂȘtes, et les campagnes !⊠On verra, on verra, si je ne suis pas une brute ! Jâen ai des fourmillements dans les mains. Oui ! toute la vie moderne ! Des fresques hautes comme le PanthĂ©on ! Une sacrĂ©e suite de toiles Ă faire Ă©clater le Louvre ! DĂšs quâils Ă©taient ensemble, le peintre et lâĂ©crivain en arrivaient dâordinaire Ă cette exaltation. Ils se fouettaient mutuellement, ils sâaffolaient de gloire ; et il y avait lĂ une telle envolĂ©e de jeunesse, une telle passion du travail, quâeux-mĂȘmes souriaient ensuite de ces grands rĂȘves dâorgueil, ragaillardis, comme entretenus en souplesse et en force. Claude, qui se reculait maintenant jusquâau mur, y demeura adossĂ©, sâabandonnant. Alors, Sandoz, brisĂ© par la pose, quitta le divan et alla se mettre prĂšs de lui. Puis, tous deux regardĂšrent, de nouveau muets. Le monsieur en veston de velours Ă©tait Ă©bauchĂ© entiĂšrement ; la main, plus poussĂ©e que le reste, faisait dans lâherbe une note trĂšs intĂ©ressante, dâune jolie fraĂźcheur de ton ; et la tache sombre du dos sâenlevait avec tant de vigueur, que les petites silhouettes du fond, les deux femmes luttant au soleil, semblaient sâĂȘtre Ă©loignĂ©es, dans le frisson lumineux de la clairiĂšre ; tandis que la grande figure, la femme nue et couchĂ©e, Ă peine indiquĂ©e encore, flottait toujours, ainsi quâune chair de songe, une Ăve dĂ©sirĂ©e naissant de la terre, avec son visage qui souriait, sans regard, les paupiĂšres closes. â DĂ©cidĂ©ment, comment appelles-tu ça ? demanda Sandoz. â Plein air, rĂ©pondit Claude dâune voix brĂšve. Mais ce titre parut bien technique Ă lâĂ©crivain, qui, malgrĂ© lui, Ă©tait parfois tentĂ© dâintroduire de la littĂ©rature dans la peinture. â Plein air, ça ne dit rien. â Ăa nâa besoin de rien dire⊠Des femmes et un homme se reposent dans une forĂȘt, au soleil. Est-ce que ça ne suffit pas ? Va, il y en a assez pour faire un chef-dâĆuvre. Il renversa la tĂȘte, il ajouta entre ses dents â Nom dâun chien, câest encore noir ! Jâai ce sacrĂ© Delacroix dans lâĆil. Et ça, tiens ! cette main-lĂ , câest du Courbet⊠Ah ! nous y trempons tous, dans la sauce romantique. Notre jeunesse y a trop barbotĂ©, nous en sommes barbouillĂ©s jusquâau menton. Il nous faudra une fameuse lessive. Sandoz haussa dĂ©sespĂ©rĂ©ment les Ă©paules lui aussi se lamentait dâĂȘtre nĂ© au confluent dâHugo et de Balzac. Cependant, Claude restait satisfait, dans lâexcitation heureuse dâune bonne sĂ©ance. Si son ami pouvait lui donner deux ou trois dimanches pareils, le bonhomme y serait, et carrĂ©ment. Pour cette fois, il y en avait assez. Tous deux plaisantĂšrent, car dâhabitude il tuait ses modĂšles, ne les lĂąchant quâĂ©vanouis, morts de fatigue. Lui-mĂȘme attendait de tomber, les jambes rompues, le ventre vide. Et, comme cinq heures sonnaient au coucou, il se jeta sur son reste de pain, il le dĂ©vora. ĂpuisĂ©, il le cassait de ses doigts tremblants, il le mĂąchait Ă peine, revenu devant son tableau, repris par son idĂ©e, au point quâil ne savait mĂȘme pas quâil mangeait. â Cinq heures, dit Sandoz qui sâĂ©tirait, les bras en lâair. Nous allons dĂźner⊠Justement, voici Dubuche. On frappait, et Dubuche entra. CâĂ©tait un gros garçon brun, au visage correct et bouffi, le cheveux ras, les moustaches dĂ©jĂ fortes. Il donna des poignĂ©es de main, il sâarrĂȘta dâun air interloquĂ© devant le tableau. Au fond, cette peinture dĂ©rĂ©glĂ©e le bousculait, dans la pondĂ©ration de sa nature, dans son respect de bon Ă©lĂšve pour les formules Ă©tablies ; et sa vieille amitiĂ© seule empĂȘchait dâordinaire ses critiques. Mais, cette fois, tout son ĂȘtre se rĂ©voltait, visiblement. â Eh bien ! quoi donc ? ça ne te va pas ? demanda Sandoz qui le guettait. â Si, si, oh ! trĂšs bien peint⊠Seulement⊠â Allons, accouche. Quâest-ce qui te chiffonne ? â Seulement, câest ce monsieur, tout habillĂ©, lĂ , au milieu de ces femmes nues⊠On nâa jamais vu ça. Du coup, les deux autres Ă©clatĂšrent. Est-ce quâau Louvre, il nây avait pas cent tableaux composĂ©s de la sorte ? Et puis, si lâon nâavait jamais vu ça, on le verrait. On sâen fichait bien, du public ! Sans se troubler sous la furie de ces rĂ©ponses, Dubuche rĂ©pĂ©tait tranquillement â Le public ne comprendra pas⊠Le public trouvera ça cochon⊠Oui, câest cochon. â Sale bourgeois ! cria Claude exaspĂ©rĂ©. Ah ! ils te crĂ©tinisent raide Ă lâĂcole, tu nâĂ©tais pas si bĂȘte ! CâĂ©tait la plaisanterie courante de ses deux amis, depuis quâil suivait les cours de lâĂcole des Beaux-Arts. Il battit alors en retraite, un peu inquiet de la violence que prenait la querelle ; et il se sauva, en tapant sur les peintres. Ăa, on avait raison de le dire, les peintres Ă©taient de jolis crĂ©tins, Ă lâĂcole. Mais, pour les architectes, la question changeait. OĂč voulait-on quâil fĂźt ses Ă©tudes ? Il se trouvait bien forcĂ© de passer par lĂ . Plus tard, ça ne lâempĂȘcherait pas dâavoir ses idĂ©es Ă lui. Et il affecta une allure trĂšs rĂ©volutionnaire. â Bon ! dit Sandoz, du moment que tu fais des excuses, allons dĂźner. Mais Claude, machinalement, avait repris un pinceau, et il sâĂ©tait remis au travail. Maintenant, Ă cĂŽtĂ© du monsieur en veston, la figure de la femme ne tenait plus. ĂnervĂ©, impatient, il la cernait dâun trait vigoureux, pour la rĂ©tablir au plan quâelle devait occuper. â Viens-tu ? rĂ©pĂ©ta son ami. â Tout Ă lâheure, que diable ! rien ne presse⊠Laisse-moi indiquer ça, et je suis Ă vous. Sandoz hocha la tĂȘte ; puis, doucement, de peur de lâexaspĂ©rer davantage â Tu as tort de tâacharner, mon vieux⊠Oui, tu es Ă©reintĂ©, tu crĂšves de faim, et tu vas encore gĂąter ton affaire, comme lâautre jour. Dâun geste irritĂ©, le peintre lui coupa la parole. CâĂ©tait sa continuelle histoire il ne pouvait lĂącher Ă temps la besogne, il se grisait de travail, dans le besoin dâavoir une certitude immĂ©diate, de se prouver quâil tenait enfin son chef-dâĆuvre. Des doutes venaient de le dĂ©sespĂ©rer, au milieu de sa joie dâune bonne sĂ©ance ; avait-il eu raison de donner une telle puissance au veston de velours ? retrouverait-il la note Ă©clatante quâil voulait pour sa figure nue ? Et il serait plutĂŽt mort lĂ , que de ne pas savoir tout de suite. Il tira fiĂ©vreusement la tĂȘte de Christine du carton oĂč il lâavait cachĂ©e, comparant, sâaidant de ce document pris sur nature. â Tiens ! sâĂ©cria Dubuche, oĂč as-tu dessinĂ© ça ?⊠Qui est-ce ? Claude, saisi de cette question, ne rĂ©pondit point ; puis, sans raisonner, lui qui leur disait tout, il mentit, cĂ©dant Ă une pudeur singuliĂšre, au sentiment dĂ©licat de garder pour lui seul son aventure. â Hein ! qui est-ce ? rĂ©pĂ©tait lâarchitecte. â Oh ! personne, un modĂšle. â Vrai, un modĂšle ! Toute jeune, nâest-ce pas ? Elle est trĂšs bien⊠Tu devrais me donner lâadresse, pas pour moi, pour un sculpteur qui cherche une PsychĂ©. Est-ce que tu as lâadresse, lĂ ? Et Dubuche sâĂ©tait tournĂ© vers un pan du mur grisĂątre, oĂč se trouvaient, Ă©crites Ă la craie, jetĂ©es dans tous les sens, des adresses de modĂšles. Les femmes surtout laissaient lĂ , en grosses Ă©critures dâenfant, leurs cartes de visite. ZoĂ© PiĂ©defer, rue Campagne-PremiĂšre, 7, une grande brune dont le ventre sâabĂźmait, coupait en deux la petite Flore Beauchamp, rue de Laval, 32, et Judith Vaquez, rue du Rocher, 69, une juive, lâune et lâautre assez fraĂźches, mais trop maigres. â Dis, as-tu lâadresse ? Alors, Claude sâemporta. â Eh ! fiche-moi la paix !⊠Est-ce que je sais ?⊠Tu es agaçant, Ă vous dĂ©ranger toujours, quand on travaille ! Sandoz nâavait rien dit, Ă©tonnĂ© dâabord, puis souriant. Il Ă©tait plus subtil que Dubuche, il lui fit un signe dâintelligence, et ils se mirent Ă plaisanter. Pardon ! excuse ! du moment que monsieur la gardait pour son usage intime, on ne lui demandait pas de la prĂȘter. Ah ! le gaillard, qui se payait les belles filles ! Et oĂč lâavait-il ramassĂ©e ? Dans un bastringue de Montmartre ou sur un trottoir de la place Maubert ? De plus en plus gĂȘnĂ©, le peintre sâagitait. â Que vous ĂȘtes bĂȘtes, mon Dieu ! Si vous saviez comme vous ĂȘtes bĂȘtes !⊠En voilĂ assez, vous me faites de la peine. Sa voix Ă©tait si altĂ©rĂ©e, que les deux autres, immĂ©diatement, se turent ; et lui, aprĂšs avoir grattĂ© de nouveau la tĂȘte de la figure nue, la redessina et la repeignit, dâaprĂšs la tĂȘte de Christine, dâune main emportĂ©e, mal assurĂ©e, qui sâĂ©garait. Puis, il attaqua la gorge, indiquĂ©e Ă peine sur lâĂ©tude. Son excitation augmentait, câĂ©tait sa passion de chaste pour la chair de la femme, un amour fou des nuditĂ©s dĂ©sirĂ©es et jamais possĂ©dĂ©es, une impuissance Ă se satisfaire, Ă crĂ©er de cette chair autant quâil rĂȘvait dâen Ă©treindre, de ses deux bras Ă©perdus. Ces filles quâil chassait de son atelier, il les adorait dans ses tableaux, il les caressait et les violentait, dĂ©sespĂ©rĂ© jusquâaux larmes de ne pouvoir les faire assez belles, assez vivantes. â Hein ! dix minutes, nâest-ce pas ? rĂ©pĂ©ta-t-il. JâĂ©tablis les Ă©paules pour demain, et nous descendons. Sandoz et Dubuche, sachant quâil nây avait pas Ă lâempĂȘcher de se tuer ainsi, se rĂ©signĂšrent. Le second alluma une pipe et sâĂ©tala sur le divan lui seul fumait, les deux autres ne sâĂ©taient jamais bien accoutumĂ©s au tabac, toujours menacĂ©s dâune nausĂ©e, pour un cigare trop fort. Puis, lorsquâil fut sur le dos, les regards perdus dans les jets de fumĂ©e quâil soufflait, il parla de lui, longuement, en phrases monotones. Ah ! ce sacrĂ© Paris, comme il fallait sây user la peau, pour arriver Ă une position ! Il rappelait ses quinze mois dâapprentissage, chez son patron, le cĂ©lĂšbre DequersonniĂšre, lâancien grand prix, aujourdâhui architecte des bĂątiments civils, officier de la LĂ©gion dâhonneur, membre de lâInstitut, dont le chef-dâĆuvre, lâĂ©glise Saint-Mathieu, tenait du moule Ă pĂątĂ© et de la pendule empire un bon homme au fond, quâil blaguait, tout en partageant son respect des vieilles formules classiques. Sans les camarades, dâailleurs, il nâaurait pas appris grandâchose Ă leur atelier de la rue du Four, oĂč le patron passait en courant, trois fois par semaine ; des gaillards fĂ©roces, les camarades, qui lui avaient rendu la vie joliment dure, au dĂ©but, mais, qui au moins lui avaient enseignĂ© Ă coller un chĂąssis, Ă dessiner et Ă laver un projet. Et que de dĂ©jeuners faits dâune tasse de chocolat et dâun petit pain, pour pouvoir donner les vingt-cinq francs au massier ! et que de feuilles barbouillĂ©es pĂ©niblement, que dâheures passĂ©es chez lui sur des bouquins, avant dâoser se prĂ©senter Ă lâĂcole ! Avec ça, il avait failli ĂȘtre retoquĂ©, malgrĂ© son effort de gros travailleur lâimagination lui manquait, son Ă©preuve Ă©crite, une cariatide et une salle Ă manger dâĂ©tĂ©, trĂšs mĂ©diocres, lâavaient classĂ© tout au bout ; il est vrai quâil sâĂ©tait relevĂ© Ă lâoral, avec son calcul de logarithmes, ses Ă©pures de gĂ©omĂ©trie et lâexamen dâhistoire, car il Ă©tait trĂšs ferrĂ© sur la partie scientifique. Maintenant quâil se trouvait Ă lâĂcole, comme Ă©lĂšve de seconde classe, il devait se dĂ©carcasser pour enlever son diplĂŽme de premiĂšre classe. Quelle chienne de vie ! Jamais ça ne finissait ! Il Ă©carta les jambes, trĂšs haut, sur les coussins, fuma plus fort, rĂ©guliĂšrement. â Cours de perspective, cours de gĂ©omĂ©trie descriptive, cours de stĂ©rĂ©otomie, cours de construction, histoire de lâart, ah ! ils vous en font noircir du papier, Ă prendre des notes⊠Et, tous les mois, un concours dâarchitecture, tantĂŽt une simple esquisse, tantĂŽt un projet. Il nây a point Ă sâamuser, si lâon veut passer ses examens et dĂ©crocher les mentions nĂ©cessaires, surtout lorsquâon doit, en dehors de ces besognes, trouver le temps de gagner son pain⊠Moi, jâen crĂšve⊠Un coussin ayant glissĂ© par terre, il le repĂȘcha Ă lâaide de ses deux pieds. â Tout de mĂȘme, jâai de la chance. Il y a tant de camarades qui cherchent Ă faire la place, sans rien dĂ©nicher ! Avant-hier, jâai dĂ©couvert un architecte qui travaille pour un grand entrepreneur, oh ! non, on nâa pas idĂ©e dâun architecte de cette ignorance un vrai goujat, incapable de se tirer dâun dĂ©calque ; et il me donne vingt-cinq sous de lâheure, je lui remets ses maisons debout⊠Ăa tombe joliment bien, la mĂšre mâavait signifiĂ© quâelle Ă©tait complĂštement Ă sec. Pauvre mĂšre, en ai-je de lâargent Ă lui rendre ! Comme Dubuche parlait Ă©videmment pour lui, remĂąchant ses idĂ©es de tous les jours, sa continuelle prĂ©occupation dâune fortune prompte, Sandoz ne prenait pas la peine de lâĂ©couter. Il avait ouvert la petite fenĂȘtre, il sâĂ©tait assis au ras du toit, souffrant Ă la longue de la chaleur qui rĂ©gnait dans lâatelier. Mais il finit par interrompre lâarchitecte. â Dis donc, est-ce que tu viens dĂźner jeudi ?⊠Ils y seront tous, Fagerolles, Mahoudeau, Jory, GagniĂšre. Chaque jeudi, on se rĂ©unissait chez Sandoz, une bande, les camarades de Plassans, dâautres connus Ă Paris, tous rĂ©volutionnaires, animĂ©s de la mĂȘme passion de lâart. â Jeudi prochain, je ne crois pas, rĂ©pondit Dubuche. Il faut que jâaille dans une famille, oĂč lâon danse. â Est-ce que tu espĂšres y carotter une dot ? â Tiens ! ce ne serait dĂ©jĂ pas si bĂȘte ! Il tapa sa pipe sur la paume de sa main gauche, pour la vider ; et, avec un soudain Ă©clat de voix â Jâoubliais⊠Jâai reçu une lettre de Pouillaud. â Toi aussi !⊠Hein ? est-il assez vidĂ©, Pouillaud ! En voilĂ un qui a mal tournĂ© ! â Pourquoi donc ? Il succĂ©dera Ă son pĂšre, il mangera tranquillement son argent, lĂ -bas. Sa lettre est trĂšs raisonnable, jâai toujours dit quâil nous donnerait une leçon Ă tous, avec son air de farceur⊠Ah ! cet animal de Pouillaud ! Sandoz allait rĂ©pliquer, furieux, lorsquâun juron dĂ©sespĂ©rĂ© de Claude les interrompit. Ce dernier, depuis quâil sâobstinait au travail, nâavait plus desserrĂ© les dents. Il semblait mĂȘme ne pas les entendre. â Nom de Dieu ! câest encore raté⊠DĂ©cidĂ©ment, je suis une brute, jamais je ne ferai rien ! Et, dâun Ă©lan, dans une crise de folle rage, il voulut se jeter sur sa toile, pour la crever du poing. Ses amis le retinrent. Voyons, Ă©tait-ce enfantin, une colĂšre pareille ! il serait bien avancĂ© ensuite, quand il aurait le mortel regret dâavoir abĂźmĂ© son Ćuvre. Mais lui, tremblant encore, retombĂ© Ă son silence, regardait le tableau sans rĂ©pondre, dâun regard ardent et fixe, oĂč brĂ»lait lâaffreux tourment de son impuissance. Rien de clair ni de vivant ne venait plus sous ses doigts ; la gorge de la femme sâempĂątait de tons lourds ; cette chair adorĂ©e quâil rĂȘvait Ă©clatante, il la salissait, il nâarrivait mĂȘme pas Ă la mettre Ă son plan. Quâavait-il donc dans le crĂąne, pour lâentendre ainsi craquer de son effort inutile ? Ătait-ce une lĂ©sion de ses yeux qui lâempĂȘchait de voir juste ? Ses mains cessaient-elles dâĂȘtre Ă lui, puisquâelles refusaient de lui obĂ©ir ? Il sâaffolait davantage, en sâirritant de cet inconnu hĂ©rĂ©ditaire, qui parfois lui rendait la crĂ©ation si heureuse, et qui dâautres fois lâabĂȘtissait de stĂ©rilitĂ©, au point quâil oubliait les premiers Ă©lĂ©ments du dessin. Et sentir son ĂȘtre tourner dans une nausĂ©e de vertige, et rester lĂ quand mĂȘme avec la fureur de crĂ©er, lorsque tout fuit, tout coule autour de soi, lâorgueil du travail, la gloire rĂȘvĂ©e, lâexistence entiĂšre ! â Ăcoute, mon vieux, reprit Sandoz, ce nâest pas pour te le reprocher, mais il est six heures et demie, et tu nous fais crever de faim⊠Sois sage, descends avec nous. Claude nettoyait Ă lâessence un coin de sa palette. Il y vida de nouveaux tubes, il rĂ©pondit dâun seul mot, la voix tonnante â Non ! Pendant dix minutes, personne ne parla plus, le peintre hors de lui, se battant avec sa toile, les deux autres troublĂ©s et chagrins de cette crise, quâils ne savaient de quelle façon calmer. Puis, comme on frappait Ă la porte, ce fut lâarchitecte qui alla ouvrir. â Tiens ! le pĂšre Malgras ! Le marchand de tableaux Ă©tait un gros homme, enveloppĂ© dans une vieille redingote verte, trĂšs sale, qui lui donnait lâair dâun cocher de fiacre mal tenu, avec ses cheveux blancs coupĂ©s en brosse et sa face rouge, plaquĂ©e de violet. Il dit, dâune voix de rogomme â Je passais par hasard sur le quai, en face⊠Jâai vu monsieur Ă la fenĂȘtre, et je suis monté⊠Il sâinterrompit, devant le silence du peintre, qui sâĂ©tait retournĂ© vers sa toile, avec un mouvement dâexaspĂ©ration. Du reste, il ne se troublait pas, trĂšs Ă lâaise, carrĂ©ment plantĂ© sur ses fortes jambes, examinant de ses yeux tachĂ©s de sang le tableau Ă©bauchĂ©. Il le jugea sans gĂȘne, dâune phrase oĂč il y avait de lâironie et de la tendresse. â En voilĂ une machine ! Et, comme personne encore ne soufflait mot, il se promena tranquillement Ă petits pas dans lâatelier, regardant le long des murs. Le pĂšre Malgras, sous lâĂ©paisse couche de sa crasse, Ă©tait un gaillard trĂšs fin, qui avait le goĂ»t et le flair de la bonne peinture. Jamais il ne sâĂ©garait chez les barbouilleurs mĂ©diocres, il allait droit, par instinct, aux artistes personnels, encore contestĂ©s, dont son nez flamboyant dâivrogne sentait de loin le grand avenir. Avec cela, il avait le marchandage fĂ©roce, il se montrait dâune ruse de sauvage, pour emporter Ă bas prix la toile quâil convoitait. Ensuite, il se contentait dâun bĂ©nĂ©fice de brave homme, vingt pour cent, trente pour cent au plus, ayant basĂ© son affaire sur le renouvellement rapide de son petit capital, nâachetant jamais le matin sans savoir auquel de ses amateurs il vendrait le soir. Il mentait dâailleurs superbement. ArrĂȘtĂ© prĂšs de la porte, devant les acadĂ©mies, peintes Ă lâatelier Boutin, il les contempla quelques minutes en silence, les yeux luisant dâune jouissance de connaisseur, quâil Ă©teignait sous ses lourdes paupiĂšres. Quel talent, quel sentiment de la vie, chez ce grand toquĂ© qui perdait son temps Ă dâimmenses choses dont personne ne voulait ! Les jolies jambes de la fillette, lâadmirable ventre de la femme surtout, le ravissaient. Mais cela nâĂ©tait pas de vente, et il avait dĂ©jĂ fait son choix, une petite esquisse, un coin de la campagne de Plassans, violente et dĂ©licate, quâil affectait de ne pas voir. Enfin, il sâapprocha, il dit nĂ©gligemment â Quâest-ce que câest que ça ? Ah ! oui, une de vos affaires du Midi⊠Câest trop cru, jâai encore les deux que je vous ai achetĂ©es. Et il continua en phrases molles, interminables â Vous refuserez peut-ĂȘtre de me croire, monsieur Lantier, ça ne se vend pas du tout, pas du tout. Jâen ai plein un appartement, je crains toujours de crever quelque chose, quand je me retourne. Il nây a pas moyen que je continue, parole dâhonneur ! il faudra que je liquide, et je finirai Ă lâhĂŽpital⊠Nâest-ce pas ? vous me connaissez, jâai le cĆur plus grand que la poche, je ne demande quâĂ obliger les jeunes gens de talent comme vous. Oh ! pour ça, vous avez du talent, je ne cesse de le leur crier. Mais, que voulez-vous ? ils ne mordent pas, ah ! non, ils ne mordent pas ! Il jouait lâĂ©motion ; puis, avec lâĂ©lan dâun homme qui fait une folie â Enfin, je ne serai pas venu pour rien⊠Quâest-ce que vous me demandez de cette pochade ? Claude, agacĂ©, peignait avec des tressaillements nerveux. Il rĂ©pondit dâune voix sĂšche, sans tourner la tĂȘte â Vingt francs. â Comment ! Vingt francs ! Vous ĂȘtes fou ! Vous mâavez vendu les autres dix francs piĂšce⊠Aujourdâhui, je ne donnerai que huit francs, pas un sou de plus ! Dâhabitude, le peintre cĂ©dait tout de suite, honteux et excĂ©dĂ© de ces querelles misĂ©rables, bien heureux au fond de trouver ce peu dâargent. Mais, cette fois, il sâentĂȘta, il vint crier des insultes dans la face du marchand de tableaux, qui se mit Ă le tutoyer, lui retira tout talent, lâaccabla dâinvectives, en le traitant de fils ingrat. Ce dernier avait fini par sortir de sa poche, une Ă une, trois piĂšces de cent sous ; et il les lança de loin comme des palets, sur la table, oĂč elles sonnĂšrent parmi les assiettes. â Une, deux, trois⊠Pas une de plus, entends-tu ! car il y en a dĂ©jĂ une de trop, et tu me la rendras, je te la retiendrai sur autre chose, parole dâhonneur !⊠Quinze francs, ça ! Ah ! mon petit, tu as tort, voilĂ un sale tour dont tu te repentiras ! ĂpuisĂ©, Claude le laissa dĂ©crocher la toile. Elle disparut comme par enchantement, dans la grande redingote verte. Avait-elle glissĂ© au fond dâune poche spĂ©ciale ? dormait-elle sous le revers ? Aucune bosse ne lâindiquait. Son coup fait, le pĂšre Malgras se dirigea vers la porte, subitement calmĂ©. Mais il se ravisa et revint dire, de son air bonhomme â Ăcoutez donc Lantier, jâai besoin dâun homard⊠Hein ? vous me devez bien ça, aprĂšs mâavoir Ă©trillé⊠Je vous apporterai le homard ; vous mâen ferez une nature morte, et vous le garderez pour la peine, vous le mangerez avec des amis⊠Entendu, nâest-ce pas ? Ă cette proposition, Sandoz et Dubuche, qui avaient jusque-lĂ Ă©coutĂ© curieusement, Ă©clatĂšrent dâun si grand rire, que le marchand sâĂ©gaya, lui aussi. Ces rosses de peintres, ça ne fichait rien de bon, ça crevait la faim. Quâest-ce quâils seraient devenus, les sacrĂ©s fainĂ©ants, si le pĂšre Malgras, de temps Ă autre, ne leur avait pas apportĂ© un beau gigot, une barbue bien fraĂźche, ou un homard avec son bouquet de persil ? â Jâaurai mon homard, nâest-ce pas ? Lantier⊠Merci bien. De nouveau, il restait plantĂ© devant lâĂ©bauche de la grande toile, avec son souffre dâadmiration railleuse. Et il partit enfin, en rĂ©pĂ©tant â En voilĂ une machine ! Claude voulut reprendre encore sa palette et ses brosses. Mais ses jambes flĂ©chissaient, ses bras retombaient, engourdis, comme liĂ©s Ă son corps par une force supĂ©rieure. Dans le grand silence morne qui sâĂ©tait fait, aprĂšs lâĂ©clat de la dispute, il chancelait, aveuglĂ©, Ă©garĂ©, devant son Ćuvre informe. Alors, il bĂ©gaya â Ah ! je ne peux plus, je ne peux plus⊠Ce cochon mâa achevĂ© ! Sept heures venaient de sonner au coucou, il avait travaillĂ© lĂ huit longues heures, sans manger autre chose quâune croĂ»te, sans se reposer une minute, debout, secouĂ© de fiĂšvre. Maintenant, le soleil se couchait, une ombre commençait Ă assombrir lâatelier, oĂč cette fin de jour prenait une mĂ©lancolie affreuse. Lorsque la lumiĂšre sâen allait ainsi, sur une crise de mauvais travail, câĂ©tait comme si le soleil ne devait jamais reparaĂźtre, aprĂšs avoir emportĂ© la vie, la gaietĂ© chantante des couleurs. â Viens, supplia Sandoz, avec lâattendrissement dâune pitiĂ© fraternelle. Viens, mon vieux. Dubuche lui-mĂȘme ajouta â Tu verras plus clair demain. Viens dĂźner. Un moment, Claude refusa de se rendre. Il demeurait clouĂ© au parquet, sourd Ă leurs voix amicales, farouche dans son entĂȘtement. Que voulait-il faire, maintenant que ses doigts raidis lĂąchaient le pinceau ? Il ne savait pas ; mais il avait beau ne plus pouvoir, il Ă©tait ravagĂ© par un dĂ©sir furieux de pouvoir encore, de crĂ©er quand mĂȘme. Et, sâil ne faisait rien, il resterait au moins, il ne quitterait pas la place. Puis, il se dĂ©cida, un tressaillement le traversa comme dâun grand sanglot. Ă pleine main, il avait pris un couteau Ă palette trĂšs large ; et, dâun seul coup, lentement, profondĂ©ment, il gratta la tĂȘte et la gorge de la femme. Ce fut un meurtre vĂ©ritable, un Ă©crasement tout disparut dans une bouillie fangeuse. Alors, Ă cĂŽtĂ© du monsieur au veston vigoureux, parmi les verdures Ă©clatantes oĂč se jouaient les deux petites lutteuses si claires, il nây eut plus, de cette femme nue, sans poitrine et sans tĂȘte, quâun tronçon mutilĂ©, quâune tache vague de cadavre, une chair de rĂȘve Ă©vaporĂ©e et morte. DĂ©jĂ , Sandoz et Dubuche descendaient bruyamment lâescalier de bois. Et Claude les suivit, sâenfuit de son Ćuvre, avec la souffrance abominable de la laisser ainsi, balafrĂ©e dâune plaie bĂ©ante. III Le commencement de la semaine fut dĂ©sastreux pour Claude. Il Ă©tait tombĂ© dans un de ces doutes qui lui faisaient exĂ©crer la peinture, dâune exĂ©cration dâamant trahi, accablant lâinfidĂšle dâinsultes, torturĂ© du besoin de lâadorer encore ; et, le jeudi, aprĂšs trois horribles journĂ©es de lutte vaine et solitaire, il sortit dĂšs huit heures du matin, il referma violemment sa porte, si Ă©cĆurĂ© de lui-mĂȘme quâil jurait de ne plus toucher un pinceau. Quand une de ces crises le dĂ©traquait, il nâavait quâun remĂšde sâoublier, aller se prendre de querelle avec des camarades, marcher surtout, marcher au travers de Paris, jusquâĂ ce que la chaleur et lâodeur de bataille des pavĂ©s lui eussent remis du cĆur au ventre. Ce jour-lĂ , comme tous les jeudis, il dĂźnait chez Sandoz, oĂč il y avait rĂ©union. Mais que faire jusquâau soir ? LâidĂ©e de rester seul, Ă se dĂ©vorer, le dĂ©sespĂ©rait. Il aurait couru tout de suite chez son ami, sâil ne sâĂ©tait dit que ce dernier devait ĂȘtre Ă son bureau. Puis, la pensĂ©e de Dubuche lui vint, et il hĂ©sita, car leur vieille camaraderie se refroidissait depuis quelque temps. Il ne sentait pas entre eux la fraternitĂ© des heures nerveuses, il le devinait inintelligent, sourdement hostile, engagĂ© dans dâautres ambitions. Pourtant, Ă quelle porte frapper ? Et il se dĂ©cida, il se rendit rue Jacob, oĂč lâarchitecte habitait une Ă©troite chambre, au sixiĂšme Ă©tage dâune grande maison froide. Claude Ă©tait au second, lorsque la concierge, le rappelant, cria dâun ton aigre que M. Dubuche nâĂ©tait pas chez lui, et quâil avait mĂȘme dĂ©couchĂ©. Lentement, il se retrouva sur le trottoir, stupĂ©fiĂ© par cette chose Ă©norme, une escapade de Dubuche. CâĂ©tait une malchance incroyable. Il erra un moment sans but. Mais, comme il sâarrĂȘtait au coin de la rue de Seine, ne sachant de quel cĂŽtĂ© tourner, il se souvint brusquement de ce que lui avait contĂ© son ami certaine nuit passĂ©e Ă lâatelier DequersonniĂšre, une derniĂšre nuit de terrible travail, la veille du jour oĂč les projets des Ă©lĂšves devaient ĂȘtre dĂ©posĂ©s Ă lâĂcole des Beaux-Arts. Tout de suite, il monta vers la rue du Four, dans laquelle Ă©tait lâatelier. Jusque-lĂ , il avait Ă©vitĂ© dây aller jamais prendre Dubuche, par crainte des huĂ©es dont on y accueillait les profanes. Et il y allait carrĂ©ment, sa timiditĂ© sâenhardissait dans son angoisse dâĂȘtre seul, au point quâil se sentait prĂȘt Ă subir des injures, pour conquĂ©rir un compagnon de misĂšre. Rue du Four, Ă lâendroit le plus Ă©troit, lâatelier se trouvait au fond dâun vieux logis lĂ©zardĂ©. Il fallait traverser deux cours puantes, et lâon arrivait enfin dans une troisiĂšme, oĂč Ă©tait plantĂ©e de travers une sorte de hangar fermĂ©, une vaste salle de planches et de platras, qui avait servi jadis Ă un emballeur. Du dehors, par les quatre grandes fenĂȘtres, dont les vitres infĂ©rieures Ă©taient barbouillĂ©es de cĂ©ruse, on ne voyait que le plafond nu, blanchi Ă la chaux. Mais Claude, ayant poussĂ© la porte, demeura immobile sur le seuil. La vaste salle sâĂ©tendait, avec ses quatre longues tables, perpendiculaires aux fenĂȘtres, des tables doubles, trĂšs larges, occupĂ©es des deux cĂŽtĂ©s par des files dâĂ©lĂšves, encombrĂ©es dâĂ©ponges mouillĂ©es, de godets, de vases dâeau, de chandeliers de fer, de caisses de bois, les caisses oĂč chacun serrait sa blouse de toile blanche, ses compas et ses couleurs. Dans un coin, le poĂȘle oubliĂ© du dernier hiver se rouillait, Ă cĂŽtĂ© dâun reste de coke, quâon nâavait mĂȘme pas balayĂ© ; tandis que, Ă lâautre bout, une grande fontaine de zinc Ă©tait pendue, entre deux serviettes. Et, au milieu de cette nuditĂ© de halle mal soignĂ©e, les murs surtout tiraient lâĆil, alignant en haut, sur des Ă©tagĂšres, une dĂ©bandade de moulages, disparaissant plus bas sous une forĂȘt de tĂ©s et dâĂ©querres, sous un amas de planches Ă laver, retenues en paquets par des bretelles. Peu Ă peu, tous les pans restĂ©s libres sâĂ©taient salis dâinscriptions, de dessins, dâune Ă©cume montante, jetĂ©e lĂ , comme sur les marges dâun livre toujours ouvert. Il y avait des charges de camarades, des profils dâobjets dĂ©shonnĂȘtes, des mots Ă faire pĂąlir des gendarmes, puis des sentences, des additions, des adresses ; le tout dominĂ©, Ă©crasĂ© par cette ligne laconique de procĂšs-verbal, en grosses lettres, Ă la plus belle place Le 7 juin, Gorju a dit quâil se foutait de Rome. SignĂ© Godemard. » Un grognement avait accueilli le peintre, le grognement des fauves dĂ©rangĂ©s chez eux. Ce qui lâimmobilisait, câĂ©tait lâaspect de la salle, au matin de la nuit de charrette », ainsi que les architectes nomment cette nuit suprĂȘme de travail. Depuis la veille, tout lâatelier, soixante Ă©lĂšves, Ă©taient enfermĂ©s lĂ , ceux qui nâavaient pas de projets Ă dĂ©poser, les nĂšgres », aidant les autres, les concurrents en retard, forcĂ©s dâabattre en douze heures la besogne de huit jours. DĂšs minuit, on sâĂ©tait empiffrĂ© de charcuterie et de vin au litre. Vers une heure, comme dessert, on avait fait venir trois dames dâune maison voisine. Et sans que le travail se ralentĂźt, la fĂȘte avait tournĂ© Ă lâorgie romaine, au milieu de la fumĂ©e des pipes. Il en restait, par terre, une jonchĂ©e de papiers gras, de culs de bouteilles cassĂ©es, de mares louches, que le parquet achevait de boire ; pendant que lâair gardait lâĂącretĂ© des bougies noyĂ©es dans les chandeliers de fer, lâodeur sĂ»re du musc des dames, mĂȘlĂ©e Ă celle des saucisses et du vin bleu. Des voix hurlĂšrent, sauvages â Ă la porte !⊠Oh ! cette gueule !⊠Quâest-ce quâil veut, cet empaillĂ© ?⊠à la porte ! Ă la porte ! Claude, sous la rudesse de cette tempĂȘte, chancela un instant, Ă©tourdi. On en arrivait aux mots abominables, la grande Ă©lĂ©gance, mĂȘme pour les natures les plus distinguĂ©es, Ă©tant de rivaliser dâordures. Et il se remettait, il rĂ©pondait, lorsque Dubuche le reconnut. Ce dernier devint trĂšs rouge, car il dĂ©testait ces aventures. Il eut honte de son ami, il accourut, sous les huĂ©es, qui se tournaient contre lui, maintenant ; et il bĂ©gaya â Comment ! câest toi !⊠Je tâavais dit de ne jamais entrer⊠Attends-moi un instant dans la cour. Ă ce moment, Claude, qui reculait, manqua dâĂȘtre Ă©crasĂ© par une petite charrette Ă bras, que deux gaillards trĂšs barbus amenaient au galop. CâĂ©tait de cette charrette que la nuit de gros travail tirait son nom ; et, depuis huit jours, les Ă©lĂšves, retardĂ©s par les basses besognes payĂ©es du dehors, rĂ©pĂ©taient le cri Oh ! que je suis en charrette ! » DĂšs quâelle parut, une clameur Ă©clata. Il Ă©tait neuf heures moins un quart, on avait le temps bien juste dâarriver Ă lâĂcole. Une dĂ©bandade Ă©norme vida la salle ; chacun sortait ses chĂąssis, au milieu des coudoiements ; ceux qui voulaient sâentĂȘter Ă finir un dĂ©tail, Ă©taient bousculĂ©s, emportĂ©s. En moins de cinq minutes, les chĂąssis de tous se trouvĂšrent empilĂ©s dans la voiture, et les deux gaillards barbus, les derniers nouveaux de lâatelier, sâattelĂšrent comme des bĂȘtes, tirĂšrent au pas de course ; tandis que le flot des autres vocifĂ©rait et poussait par derriĂšre. Ce fut une rupture dâĂ©cluse, les deux cours franchies dans un fracas de torrent, la rue envahie, inondĂ©e de cette cohue hurlante. Claude, cependant, sâĂ©tait mis Ă courir, prĂšs de Dubuche, qui venait Ă la queue, trĂšs contrariĂ© de nâavoir pas eu un quart dâheure de plus, pour soigner un lavis. â Quâest-ce que tu fais ensuite ? â Oh ! jâai des courses toute la journĂ©e. Le peintre fut dĂ©sespĂ©rĂ© de voir que cet ami lui Ă©chappait encore. â Câest bon, je te laisse⊠Et tu en es, ce soir, chez Sandoz ? â Oui, je crois, Ă moins quâon ne me retienne Ă dĂźner ailleurs. Tous deux sâessoufflaient. La bande, sans se ralentir, allongeait le chemin, pour promener davantage son vacarme. AprĂšs avoir descendu la rue du Four, elle sâĂ©tait ruĂ©e Ă travers la place Gozlin, et elle se jetait dans la rue de lâĂchaudĂ©. En tĂȘte, la charrette Ă bras, tirĂ©e, poussĂ©e plus fort, bondissait sur les pavĂ©s inĂ©gaux, avec la danse lamentable des chĂąssis dont elle Ă©tait pleine ; puis, la queue galopait, forçant les passants Ă se coller contre les maisons, sâils ne voulaient pas ĂȘtre renversĂ©s ; et les boutiquiers, bĂ©ants sur leurs portes, croyaient Ă une rĂ©volution. Tout le quartier Ă©tait dans le bouleversement. Rue Jacob, la dĂ©bĂącle devint telle, au milieu de cris si affreux, que des persiennes se fermĂšrent. Comme on entrait enfin rue Bonaparte, un grand blond fit la farce de saisir une petite bonne, ahurie sur le trottoir, et de lâentraĂźner. Une paille dans le torrent. â Eh bien ! adieu, dit Claude. Ă ce soir ! â Oui, Ă ce soir ! Le peintre, hors dâhaleine, sâĂ©tait arrĂȘtĂ© au coin de la rue des Beaux-Arts. Devant lui, la cour de lâĂcole se trouvait grande ouverte. Tout sây engouffra. AprĂšs avoir soufflĂ© un moment, Claude regagna la rue de Seine. Sa malechance sâaggravait, il Ă©tait dit quâil ne dĂ©baucherait pas un camarade, ce matin-lĂ ; et il remonta la rue, il marcha lentement jusquâĂ la place du PanthĂ©on, sans idĂ©e nette ; puis, il pensa quâil pouvait toujours entrer Ă la mairie, pour serrer la main de Sandoz. Ce serait dix bonnes minutes. Mais il demeura suffoquĂ©, quand un garçon lui rĂ©pondit que M. Sandoz avait demandĂ© un jour de congĂ©, pour un enterrement. Il connaissait cependant lâhistoire, son ami allĂ©guait ce motif, chaque fois quâil voulait avoir, chez lui, toute une journĂ©e de bon travail. Et il prenait dĂ©jĂ sa course, lorsquâune fraternitĂ© dâartiste, un scrupule de travailleur honnĂȘte, lâarrĂȘta câĂ©tait un crime que dâaller dĂ©ranger un brave homme, de lui apporter le dĂ©couragement dâune Ćuvre rebelle, au moment oĂč il abattait sans doute gaillardement la sienne. DĂšs lors, Claude dut se rĂ©signer. Il traĂźna sa mĂ©lancolie noire sur les quais jusquâĂ midi, la tĂȘte si lourde, si bourdonnante de la pensĂ©e continue de son impuissance, quâil ne voyait plus que dans un brouillard les horizons aimĂ©s de la Seine. Puis, il se retrouva rue de la Femme-sans-TĂȘte, il y dĂ©jeuna chez Gomard, un marchand de vin, dont lâenseigne Au Chien de Montargis, lâintĂ©ressait. Des maçons, en blouse de travail, Ă©claboussĂ©s de plĂątre, Ă©taient lĂ , attablĂ©s ; et, comme eux, avec eux, il mangea son ordinaire » de huit sous, le bouillon dans un bol, oĂč il trempa une soupe, et la tranche de bouilli, garnie de haricots, sur une assiette humide des eaux de vaisselle. CâĂ©tait encore trop bon, pour une brute qui ne savait pas son mĂ©tier quand il avait manquĂ© une Ă©tude, il se ravalait, il se mettait plus bas que les manĆuvres, dont les gros bras au moins faisaient leur besogne. Pendant une heure, il sâattarda, il sâabĂȘtit, dans les conversations des tables voisines. Et, dehors, il reprit sa marche lente, au hasard. Mais, place de lâHĂŽtel-de-Ville, une idĂ©e lui fit hĂąter le pas. Pourquoi nâavait-il point songĂ© Ă Fagerolles ? Il Ă©tait gentil, Fagerolles, bien quâil fĂ»t Ă©lĂšve de lâĂcole des Beaux-Arts ; et gai, et pas bĂȘte. On pouvait causer avec lui, mĂȘme lorsquâil dĂ©fendait la mauvaise peinture. Sâil avait dĂ©jeunĂ© chez son pĂšre, rue Vieille-du-Temple, pour sĂ»r il sây trouvait encore. Claude, en entrant dans cette rue Ă©troite, Ă©prouva une sensation de fraĂźcheur. La journĂ©e devenait trĂšs chaude, et une humiditĂ© montait du pavĂ©, qui, malgrĂ© le ciel pur, restait mouillĂ© et gras, sous le continuel piĂ©tinement des passants. Ă chaque minute, des camions, des tapissiĂšres manquaient de lâĂ©craser, lorsquâune bousculade le forçait Ă quitter le trottoir. Pourtant, la rue lâamusait, avec la dĂ©bandade mal alignĂ©e de ses maisons, des façades plates, bariolĂ©es dâenseignes jusquâaux gouttiĂšres, trouĂ©es de minces fenĂȘtres, oĂč lâon entendait bruire tous les mĂ©tiers en chambre de Paris. Ă un des passages les plus Ă©tranglĂ©s, une petite boutique de journaux le retint câĂ©tait, entre un coiffeur et un tripier, un Ă©talage de gravures imbĂ©ciles, des suavitĂ©s de romance mĂȘlĂ©es Ă des ordures de corps de garde. PlantĂ©s devant les images, un grand garçon pĂąle rĂȘvait, deux gamines se poussaient en ricanant. Il les aurait giflĂ©s tous les trois, il se hĂąta de traverser la rue, car la maison de Fagerolles se trouvait juste en face, une vieille demeure sombre qui avançait sur les autres, mouchetĂ©e des Ă©claboussures boueuses du ruisseau. Et, comme un omnibus arrivait, il nâeut que le temps de sauter sur le trottoir, rĂ©duit lĂ Ă une simple bordure les roues lui frĂŽlĂšrent la poitrine, il fut inondĂ© jusquâaux genoux. M. Fagerolles, le pĂšre, fabricant de zinc dâart, avait ses ateliers au rez-de-chaussĂ©e ; et, au premier Ă©tage, pour abandonner Ă ses magasins dâĂ©chantillons les deux grandes piĂšces Ă©clairĂ©es sur la rue, il occupait, sur la cour, un petit logement obscur, dâun Ă©touffement de cave. CâĂ©tait lĂ que son fils Henri avait poussĂ©, en vraie plante du pavĂ© parisien, au bord de ce trottoir mangĂ© par les roues, trempĂ© par le ruisseau, en face de la boutique Ă images, du tripier et du coiffeur. Dâabord, son pĂšre avait fait de lui un dessinateur dâornements, pour son usage personnel. Puis, lorsque le gamin sâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ© avec des ambitions plus hautes, sâattaquant Ă la peinture, parlant de lâĂcole, il y avait eu des querelles, des gifles, une sĂ©rie de brouilles et de rĂ©conciliations. Aujourdâhui encore, bien quâHenri eĂ»t remportĂ© de premiers succĂšs, le fabricant de zinc dâart, rĂ©signĂ© Ă le laisser libre, le traitait durement, en garçon qui gĂątait sa vie. AprĂšs sâĂȘtre secouĂ©, Claude enfila le porche de la maison, une voĂ»te profonde, bĂ©ante sur une cour qui avait le jour verdĂątre, lâodeur fade et moisie dâun fond de citerne. Lâescalier sâouvrait sous une marquise, au plein air, un large escalier, Ă vieille rampe dĂ©vorĂ©e de rouille. Et, comme le peintre passait devant les magasins du premier Ă©tage, il aperçut, par une porte vitrĂ©e, M. Fagerolles en train dâexaminer ses modĂšles. Alors, voulant ĂȘtre poli, il entra, malgrĂ© son Ă©cĆurement dâartiste pour tout ce zinc peinturlurĂ© en bronze, tout ce joli affreux et menteur de lâimitation. â Bonjour, monsieur⊠Est-ce quâHenri est encore lĂ ? Le fabricant, un gros homme blĂȘme, se redressa au milieu de ses porte-bouquet, de ses buires et de ses statuettes. Il tenait Ă la main un nouveau modĂšle de thermomĂštre, une jongleuse accroupie, qui portait sur son nez le lĂ©ger tube, de verre. â Henri nâest pas rentrĂ© dĂ©jeuner, rĂ©pondit-il sĂšchement. Cet accueil troubla le jeune homme. â Ah ! il nâest pas rentré⊠Je vous demande pardon. Bonsoir, monsieur. â Bonsoir. Dehors, Claude jura entre ses dents. DĂ©veine complĂšte, Fagerolles aussi lui Ă©chappait. Il sâen voulait maintenant dâĂȘtre venu et de sâĂȘtre intĂ©ressĂ© Ă cette vieille rue pittoresque, furieux de la gangrĂšne romantique qui repoussait quand mĂȘme en lui câĂ©tait son mal peut-ĂȘtre, lâidĂ©e fausse dont il se sentait parfois la barre en travers du crĂąne. Et, lorsque, de nouveau, il retomba sur les quais, la pensĂ©e lui vint de rentrer, pour voir si son tableau Ă©tait vraiment trĂšs mauvais. Mais cette pensĂ©e seule le secoua dâun tremblement. Son atelier lui semblait un lieu dâhorreur, oĂč il ne pouvait plus vivre, comme sâil y avait laissĂ© le cadavre dâune affection morte. Non, non, monter les trois Ă©tages, ouvrir la porte, sâenfermer en face de ça il lui aurait fallu une force au-dessus de son courage ! Il traversa la Seine, il suivit toute la rue Saint-Jacques. Tant pis ! il Ă©tait trop malheureux, il allait, rue dâEnfer, dĂ©baucher Sandoz. Le petit logement, au quatriĂšme, se composait dâune salle Ă manger, dâune chambre Ă coucher et dâune Ă©troite cuisine, que le fils occupait ; tandis que la mĂšre, clouĂ©e par la paralysie, avait, de lâautre cĂŽtĂ© du palier, une chambre oĂč elle vivait dans une solitude chagrine et volontaire. La rue Ă©tait dĂ©serte, les fenĂȘtres ouvraient sur le vaste jardin des Sourds-Muets, que dominaient la tĂȘte arrondie dâun grand arbre et le clocher carrĂ© de Saint-Jacques du Haut-Pas. Claude trouva Sandoz dans sa chambre, courbĂ© sur sa table, absorbĂ© devant une page Ă©crite. â Je te dĂ©range ? â Non, je travaille depuis ce matin, jâen ai assez⊠Imagine-toi, voici une heure que je mâĂ©puise Ă retaper une phrase mal bĂątie, dont le remords mâa torturĂ© pendant tout mon dĂ©jeuner. Le peintre eut un geste de dĂ©sespoir ; et, Ă le voir si lugubre, lâautre comprit. â Hein ? toi, ça ne va guĂšre⊠Sortons. Un grand tour pour nous dĂ©rouiller un peu, veux-tu ? Mais, comme il passait devant la cuisine, une vieille femme lâarrĂȘta. CâĂ©tait sa femme de mĂ©nage, qui dâhabitude venait deux heures le matin et deux heures le soir ; seulement, le jeudi, elle restait lâaprĂšs-midi entiĂšre, pour le dĂźner. â Alors, demanda-t-elle, câest dĂ©cidĂ©, monsieur de la raie et un gigot avec des pommes de terre ? â Oui, si vous voulez. â Et combien faut-il que je mette de couverts ? â Ah ! ça, on ne sait jamais⊠Mettez toujours cinq couverts, on verra ensuite. Pour sept heures, nâest-ce pas ? Nous tĂącherons dây ĂȘtre. Puis, sur le palier, pendant que Claude attendait un instant, Sandoz se glissa chez sa mĂšre ; et, quand il en fut ressorti, du mĂȘme mouvement discret et tendre, tous deux descendirent, silencieux. Dehors, aprĂšs avoir flairĂ© Ă gauche et Ă droite, comme pour prendre le vent, ils finirent par remonter la rue, tombĂšrent sur la place de lâObservatoire, enfilĂšrent le boulevard du Montparnasse. CâĂ©tait leur promenade ordinaire, ils y aboutissaient quand mĂȘme, aimant ce large dĂ©roulement des boulevards extĂ©rieurs, oĂč leur flĂąnerie vaguait Ă lâaise. Ils ne parlaient toujours pas, la tĂȘte lourde encore, rassĂ©rĂ©nĂ©s peu Ă peu dâĂȘtre ensemble. Devant la gare de lâOuest seulement, Sandoz eut une idĂ©e. â Dis donc, si nous allions chez Mahoudeau voir oĂč en est sa grande machine ? Je sais quâil a lĂąchĂ© ses bons dieux aujourdâhui. â Câest ça, rĂ©pondit Claude. Allons chez Mahoudeau. Ils sâengagĂšrent tout de suite dans la rue du Cherche-Midi. Le sculpteur Mahoudeau avait louĂ©, Ă quelques pas du boulevard, la boutique dâune fruitiĂšre tombĂ©e en faillite ; et il sây Ă©tait installĂ©, en se contentant de barbouiller les vitres dâune couche de craie. Ă cet endroit, large et dĂ©serte, la rue est dâune bonhomie provinciale, adoucie encore dâune pointe dâodeur ecclĂ©siastique des portes charretiĂšres restent bĂ©antes, montrant des enfilades de cours, trĂšs profondes ; une vacherie exhale des souffles tiĂšdes de litiĂšre, un mur de couvent sâallonge, interminable. Et câĂ©tait lĂ , flanquĂ©e de ce couvent et dâune herboristerie, que se trouvait la boutique, devenue un atelier, et dont lâenseigne portait toujours les mots Fruits et lĂ©gumes, en grosses lettres jaunes. Claude et Sandoz faillirent ĂȘtre Ă©borgnĂ©s par des petites filles qui sautaient Ă la corde. Il y avait, sur les trottoirs, des familles assises, dont les barricades de chaises les forçaient Ă prendre la chaussĂ©e. Pourtant, ils arrivaient, lorsque la vue de lâherboristerie les attarda un moment. Entre les deux vitrines, dĂ©corĂ©es dâirrigateurs, de bandages, de toutes sortes dâobjets intimes et dĂ©licats, sous les herbes sĂ©chĂ©es de la porte, dâoĂč sortait une continuelle haleine dâaromates, une femme maigre et brune, debout, les dĂ©visageait ; pendant que, derriĂšre elle, dans lâombre, apparaissait le profil noyĂ© dâun petit homme pĂąlot, en train de cracher ses poumons. Ils se poussĂšrent du coude, les yeux Ă©gayĂ©s dâun rire farceur ; puis, ils tournĂšrent le bec-de-canne de la boutique Ă Mahoudeau. La boutique, assez grande, Ă©tait comme emplie par un tas dâargile, une Bacchante colossale, Ă demi renversĂ©e sur une roche. Les madriers qui la portaient, pliaient sous le poids de cette masse encore informe, oĂč lâon ne distinguait que des seins de gĂ©ante et des cuisses pareilles Ă des tours. De lâeau avait coulĂ©, des baquets boueux traĂźnaient, un gĂąchis de plĂątre salissait tout un coin ; tandis que, sur les planches de lâancienne fruiterie restĂ©es en place, se dĂ©bandaient quelques moulages dâantiques, que la poussiĂšre amassĂ©e lentement semblait ourler de cendre fine. Une humiditĂ© de buanderie, une odeur fade de glaise mouillĂ©e montait du sol. Et cette misĂšre des ateliers de sculpteur, cette saletĂ© du mĂ©tier sâaccusaient davantage, sous la clartĂ© blafarde des vitres barbouillĂ©es de la devanture. â Tiens ! câest vous ! cria Mahoudeau, assis devant sa bonne femme, en train de fumer une pipe. Il Ă©tait petit, maigre, la figure osseuse, dĂ©jĂ creusĂ©e de rides Ă vingt-sept ans ; ses cheveux de crin noir sâembroussaillaient sur un front trĂšs bas ; et, dans ce masque jaune, dâune laideur fĂ©roce, sâouvraient des yeux dâenfant, clairs et vides, qui souriaient avec une puĂ©rilitĂ© charmante. Fils dâun tailleur de pierres de Plassans, il avait remportĂ© lĂ -bas de grands succĂšs, aux concours du MusĂ©e ; puis, il Ă©tait venu Ă Paris comme laurĂ©at de la ville, avec la pension de huit cents francs, quâelle servait pendant quatre annĂ©es. Mais, Ă Paris, il avait vĂ©cu dĂ©paysĂ©, sans dĂ©fense, ratant lâĂcole des Beaux-Arts, mangeant sa pension Ă ne rien faire ; si bien que, au bout des quatre ans, il sâĂ©tait vu forcĂ©, pour vivre, de se mettre aux gages dâun marchand de bons dieux, oĂč il grattait dix heures par jour des Saint-Joseph, des Saint-Roch, des Madeleine, tout le calendrier des paroisses. Depuis six mois seulement, lâambition lâavait repris, en retrouvant des camarades de Provence, des gaillards dont il Ă©tait lâaĂźnĂ©, connus autrefois chez tata Giraud, un pensionnat de mioches, devenus aujourdâhui de farouches rĂ©volutionnaires ; et cette ambition tournait au gigantesque, dans cette frĂ©quentation dâartistes passionnĂ©s, qui lui troublaient la cervelle avec lâemportement de leurs thĂ©ories. â Fichtre ! dit Claude, quel morceau ! Le sculpteur, ravi, tira sur sa pipe, lĂącha un nuage de fumĂ©e. â Hein ! nâest-ce pas ?⊠Je vais leur en coller, de la chair, et de la vraie, pas du saindoux comme ils en font ! â Câest une baigneuse ? demanda Sandoz. â Non, je lui mettrai des pampres⊠Une bacchante, tu comprends ! Mais, du coup, violemment, Claude sâemporta. â Une bacchante ! est-ce que tu te fiches de nous ! est-ce que ça existe, une bacchante ?⊠Une vendangeuse, hein ? et une vendangeuse moderne, tonnerre de Dieu ! Je sais bien, il y a le nu. Alors, une paysanne qui se serait dĂ©shabillĂ©e. Il faut quâon sente ça, il faut que ça vive ! Mahoudeau, interdit, Ă©coutait avec un tremblement. Il le redoutait, se pliait Ă son idĂ©al de force et de vĂ©ritĂ©. Et, renchĂ©rissant â Oui, oui, câest ce que je voulais dire⊠Une vendangeuse. Tu verras si ça pue la femme ! Ă ce moment, Sandoz, qui faisait le tour de lâĂ©norme bloc dâargile, eut une lĂ©gĂšre exclamation. â Ah ! ce sournois de ChaĂźne qui est lĂ ! En effet, derriĂšre le tas, ChaĂźne, un gros garçon, peignait en silence, copiant sur une petite toile le poĂȘle Ă©teint et rouillĂ©. On reconnaissait un paysan Ă ses allures lentes, Ă son cou de taureau, halĂ©, durci, en cuir. Seul, le front se voyait, bombĂ© dâentĂȘtement ; car son nez Ă©tait si court, quâil disparaissait entre les joues rouges, et une barbe dure cachait ses fortes mĂąchoires. Il Ă©tait de Saint-Firmin, Ă deux lieues de Plassans, un village oĂč il avait gardĂ© les troupeaux jusquâĂ son tirage au sort ; et son malheur Ă©tait nĂ© de lâenthousiasme dâun bourgeois du voisinage, pour les pommes de canne quâil sculptait avec son couteau, dans des racines. DĂšs lors, devenu le pĂątre de gĂ©nie, le grand homme en herbe du bourgeois amateur, qui se trouvait ĂȘtre membre de la Commission du MusĂ©e, poussĂ© par lui, adulĂ©, dĂ©traquĂ© dâespĂ©rances, il avait tout manquĂ© successivement, les Ă©tudes, les concours, la pension de la ville ; et il nâen Ă©tait pas moins parti pour Paris, aprĂšs avoir exigĂ© de son pĂšre, un paysan misĂ©rable, sa part anticipĂ©e dâhĂ©ritage, mille francs, avec lesquels il comptait vivre un an, en attendant le triomphe promis. Les mille francs avaient durĂ© dix-huit mois. Puis, comme il ne lui restait que vingt francs, il venait de se mettre avec son ami Mahoudeau, dormant tous les deux dans le mĂȘme lit, au fond de lâarriĂšre-boutique sombre, coupant lâun aprĂšs lâautre au mĂȘme pain, du pain dont ils achetaient une provision quinze jours dâavance, pour quâil fĂ»t trĂšs dur et quâon nâen pĂ»t manger beaucoup. â Dites donc, ChaĂźne, continua Sandoz, il est joliment exact, votre poĂȘle ! ChaĂźne, sans parler, eut dans sa barbe un rire silencieux de gloire, qui lui Ă©claira la face comme dâun coup de soleil. Par une imbĂ©cillitĂ© derniĂšre, et pour que lâaventure fĂ»t complĂšte, les conseils de son protecteur lâavaient jetĂ© dans la peinture, malgrĂ© le goĂ»t vĂ©ritable quâil montrait Ă tailler le bois ; et il peignait en maçon, gĂąchant les couleurs, rĂ©ussissant Ă rendre boueuses les plus claires et les plus vibrantes. Mais son triomphe Ă©tait lâexactitude dans la gaucherie, il avait les minuties naĂŻves dâun primitif, le souci du petit dĂ©tail, oĂč se complaisait lâenfance de son ĂȘtre, Ă peine dĂ©gagĂ© de la terre. Le poĂȘle, avec une perspective de guingois, Ă©tait sec et prĂ©cis, dâun ton lugubre de vase. Claude sâapprocha, fut pris de pitiĂ© devant cette peinture ; et lui, si dur aux mauvais peintres, trouva un Ă©loge. â Ah ! vous, on ne peut pas dire que vous ĂȘtes un ficeleur ! Vous faites comme vous sentez, au moins. Câest trĂšs bien, ça ! Mais la porte de la boutique sâĂ©tait rouverte, et un beau garçon blond, avec un grand nez rose et de gros yeux bleus de myope, entrait en criant â Vous savez, lâherboriste dâĂ cĂŽtĂ©, elle est lĂ qui raccroche⊠La sale tĂȘte ! Tous rirent, sauf Mahoudeau, qui parut trĂšs gĂȘnĂ©. â Jory, le roi des gaffeurs, dĂ©clara Sandoz en serrant la main au nouveau venu. â Hein ? quoi ? Mahoudeau couche avec, reprit Jory, lorsquâil eut fini par comprendre. Eh bien ! quâest-ce que ça fiche ? Une femme, ça ne se refuse jamais. â Toi, se contenta de dire le sculpteur, tu es encore tombĂ© sur les ongles de la tienne, elle tâa emportĂ© un morceau de la joue. De nouveau, tous Ă©clatĂšrent, et ce fut Jory qui devint rouge Ă son tour. Il avait, en effet, la face griffĂ©e, deux entailles profondes. Fils dâun magistrat de Plassans, quâil dĂ©sespĂ©rait par ses aventures de beau mĂąle, il avait comblĂ© la mesure de ses dĂ©bordements, en se sauvant avec une chanteuse de cafĂ©-concert, sous le prĂ©texte dâaller Ă Paris faire de la littĂ©rature ; et, depuis six mois quâils campaient ensemble dans un hĂŽtel borgne du quartier Latin, cette fille lâĂ©corchait vif, chaque fois quâil la trahissait pour le premier jupon crottĂ©, suivi sur un trottoir. Aussi montrait-il toujours quelque nouvelle balafre, le nez en sang, une oreille fendue, un Ćil entamĂ©, enflĂ© et bleu. On causa enfin, il nây eut plus que ChaĂźne qui continuĂąt Ă peindre, de son air entĂȘtĂ© de bĆuf au labour. Tout de suite, Jory sâĂ©tait extasiĂ© sur lâĂ©bauche de la Vendangeuse. Lui aussi adorait les grosses femmes. Il avait dĂ©butĂ©, lĂ -bas, en Ă©crivant des sonnets romantiques, cĂ©lĂ©brant la gorge et les hanches ballonnĂ©es dâune belle charcutiĂšre qui troublait ses nuits ; et, Ă Paris, oĂč il avait rencontrĂ© la bande, il sâĂ©tait fait critique dâart, il donnait, pour vivre, des articles Ă vingt francs, dans un petit journal tapageur, le Tambour. MĂȘme un de ces articles, une Ă©tude sur un tableau de Claude, exposĂ© chez le pĂšre Malgras, venait de soulever un scandale Ă©norme, car il y sacrifiait Ă son ami les peintres aimĂ©s du public », et il le posait comme chef dâune Ă©cole nouvelle, lâĂ©cole du plein air. Au fond, trĂšs pratique, il se moquait de tout ce qui nâĂ©tait pas sa jouissance, il rĂ©pĂ©tait simplement les thĂ©ories entendues dans le groupe. â Tu sais, Mahoudeau, cria-t-il, tu auras ton article, je vais lancer ta bonne femme⊠Ah ! quelles cuisses ! Si lâon pouvait se payer des cuisses comme ça ! Puis, brusquement, il parla dâautre chose. â Ă propos, mon avare de pĂšre mâa fait des excuses. Oui, il craint que je ne le dĂ©shonore, il mâenvoie cent francs par mois⊠Je paie mes dettes. â Des dettes, tu es trop raisonnable ! murmura Sandoz en souriant. Jory montrait en effet une hĂ©rĂ©ditĂ© dâavarice, dont on sâamusait. Il ne payait pas les femmes, il arrivait Ă mener une vie dĂ©sordonnĂ©e, sans argent et sans dettes ; et cette science innĂ©e de jouir pour rien sâalliait en lui Ă une duplicitĂ© continuelle, Ă une habitude de mensonge quâil avait contractĂ©e dans le milieu dĂ©vot de sa famille, oĂč le souci de cacher ses vices le faisait mentir sur tout, Ă toute heure, mĂȘme inutilement. Il eut une rĂ©ponse superbe, le cri dâun sage qui aurait beaucoup vĂ©cu. â Oh ! vous autres, vous ne savez pas le prix de lâargent. Cette fois, il fut huĂ©. Quel bourgeois ! Et les invectives sâaggravaient, lorsque de lĂ©gers coups, frappĂ©s contre une vitre, firent cesser le vacarme. â Ah ! elle est embĂȘtante Ă la fin ! dit Mahoudeau avec un geste dâhumeur. â Hein ! qui est-ce ? lâherboriste ? demanda Jory. Laisse-la entrer, ce sera drĂŽle. Dâailleurs, la porte sâĂ©tait ouverte sans attendre, et la voisine, madame Jabouille, Mathilde comme on la nommait familiĂšrement, parut sur le seuil. Elle avait trente ans, la figure plate, ravagĂ©e de maigreur, avec des yeux de passion, aux paupiĂšres violĂątres et meurtries. On racontait que les prĂȘtres lâavaient mariĂ©e au petit Jabouille, un veuf dont lâherboristerie prospĂ©rait alors, grĂące Ă la clientĂšle pieuse du quartier. La vĂ©ritĂ© Ă©tait quâon apercevait parfois de vagues ombres de soutanes, traversant le mystĂšre de la boutique, embaumĂ©e par les aromates dâune odeur dâencens. Il y rĂ©gnait une discrĂ©tion de cloĂźtre, une onction de sacristie, dans la vente des canules ; et les dĂ©votes qui entraient, chuchotaient comme au confessionnal, glissaient des injecteurs au fond de leur sac, puis sâen allaient, les yeux baissĂ©s. Par malheur, des bruits dâavortement avaient couru une calomnie du marchand de vin dâen face, disaient les personnes bien pensantes. Depuis que le veuf sâĂ©tait remariĂ©, lâherboristerie dĂ©pĂ©rissait. Les bocaux semblaient pĂąlir, les herbes sĂ©chĂ©es du plafond tombaient en poussiĂšre, lui-mĂȘme toussait Ă rendre lâĂąme, rĂ©duit Ă rien, la chair finie. Et, bien que Mathilde eĂ»t de la religion, la clientĂšle pieuse lâabandonnait peu Ă peu, trouvant quâelle sâaffichait trop avec des jeunes gens, maintenant que Jabouille Ă©tait mangĂ©. Un instant, elle resta immobile, fouillant les coins dâun rapide coup dâĆil. Une senteur forte sâĂ©tait rĂ©pandue, la senteur des simples dont sa robe se trouvait imprĂ©gnĂ©e, et quâelle apportait dans sa chevelure grasse, dĂ©frisĂ©e toujours le sucre fade des mauves, lâĂąpretĂ© du sureau, lâamertume de la rhubarbe, mais surtout la flamme de la menthe poivrĂ©e, qui Ă©tait comme son haleine propre, lâhaleine chaude quâelle soufflait au nez des hommes. Dâun geste, elle feignit la surprise. â Ah ! mon Dieu ! vous avez du monde !⊠Je ne savais pas, je reviendrai. â Câest ça, dit Mahoudeau, trĂšs contrariĂ©. Je vais sortir dâailleurs. Vous me donnerez une sĂ©ance dimanche. Claude, stupĂ©fait, regarda Mathilde, puis la Vendangeuse. â Comment ! cria-t-il, câest madame qui te pose ces muscles-lĂ ? Bigre, tu lâengraisses ! Et les rires recommencĂšrent, pendant que le sculpteur bĂ©gayait des explications oh ! non, pas le torse, ni les jambes ; rien que la tĂȘte et les mains ; et encore quelques indications, pas davantage. Mais Mathilde riait avec les autres, dâun rire aigu dâimpudeur. CarrĂ©ment, elle Ă©tait entrĂ©e, elle avait refermĂ© la porte. Puis, comme chez elle, heureuse au milieu de tous ces hommes, se frottant Ă eux, elle les flaira. Son rire avait montrĂ© les trous noirs de sa bouche, oĂč manquaient plusieurs dents ; et elle Ă©tait ainsi laide Ă inquiĂ©ter, dĂ©vastĂ©e dĂ©jĂ , la peau cuite, collĂ©e sur les os. Jory, quâelle voyait pour la premiĂšre fois, devait la tenter, avec sa fraĂźcheur de poulet gras, son grand nez rose qui promettait. Elle le poussa du coude, finit brusquement, voulant lâexciter sans doute, par sâasseoir sur les genoux de Mahoudeau, dans un abandon de fille. â Non, laisse, dit celui-ci en se levant. Jâai affaire⊠Nâest-ce pas ? vous autres, on nous attend lĂ -bas. Il avait clignĂ© les paupiĂšres, dĂ©sireux dâune bonne flĂąnerie. Tous rĂ©pondirent quâon les attendait, et ils lâaidĂšrent Ă couvrir son Ă©bauche de vieux linges, trempĂ©s dans un seau. Cependant, Mathilde, lâair soumis et dĂ©sespĂ©rĂ©, ne sâen allait point. Debout, elle se contentait de changer de place, quand on la bousculait ; tandis que ChaĂźne, qui ne travaillait plus, la couvait de ses gros yeux, par-dessus sa toile, plein dâune convoitise gloutonne de timide. Jusque-lĂ , il nâavait pas desserrĂ© les lĂšvres. Mais, comme Mahoudeau partait enfin avec les trois camarades, il se dĂ©cida, il dit de sa voix sourde, empĂątĂ©e de longs silences â Tu rentreras ? â TrĂšs tard. Mange et dors⊠Adieu. Et ChaĂźne demeura seul avec Mathilde, dans la boutique humide, au milieu des tas de glaise et des flaques dâeau, sous le grand jour crayeux des vitres barbouillĂ©es, qui Ă©clairait crĂ»ment ce coin de misĂšre mal tenu. Dehors, Claude et Mahoudeau marchĂšrent les premiers, pendant que les deux autres les suivaient ; et Jory se rĂ©cria, lorsque Sandoz lâeĂ»t plaisantĂ©, en lui affirmant quâil avait fait la conquĂȘte de lâherboriste. â Ah ! non, elle est affreuse, elle pourrait ĂȘtre notre mĂšre Ă tous. En voilĂ une gueule de vieille chienne qui nâa plus de crocs !⊠Avec ça, elle empoisonne la pharmacie. Cette exagĂ©ration fit rire Sandoz. Il haussa les Ă©paules. â Laisse donc, tu nâes pas si difficile, tu en prends qui ne valent guĂšre mieux. â Moi ! oĂč ça ?⊠Et tu sais que, derriĂšre notre dos, elle a sautĂ© sur ChaĂźne. Ah ! les cochons, ils doivent sâen payer ensemble ! Vivement, Mahoudeau, qui semblait enfoncĂ© dans une forte discussion avec Claude, se retourna au milieu dâune phrase, pour dire â Ce que je mâen fiche ! Il acheva sa phrase Ă son compagnon ; et, dix pas plus loin, il lança de nouveau, par-dessus son Ă©paule â Et, dâabord, ChaĂźne est trop bĂȘte ! On nâen parla plus. Tous quatre, flĂąnant, semblaient tenir la largeur du boulevard des Invalides. CâĂ©tait lâexpansion habituelle, la bande peu Ă peu accrue des camarades racolĂ©s en chemin, la marche libre dâune horde partie en guerre. Ces gaillards, avec la belle carrure de leurs vingt ans, prenaient possession du pavĂ©. DĂšs quâils se trouvaient ensemble, des fanfares sonnaient devant eux, ils empoignaient Paris dâune main et le mettaient tranquillement dans leurs poches. La victoire ne faisait plus un doute, ils promenaient leurs vieilles chaussures et leurs paletots fatiguĂ©s, dĂ©daigneux de ces misĂšres, nâayant du reste quâĂ vouloir pour ĂȘtre les maĂźtres. Et cela nâallait point sans un immense mĂ©pris de tout ce qui nâĂ©tait pas leur art, le mĂ©pris de la fortune, le mĂ©pris du monde, le mĂ©pris de la politique surtout. Ă quoi bon, ces saletĂ©s-lĂ ? Il nây avait que des gĂąteux, lĂ dedans ! Une injustice superbe les soulevait, une ignorance voulue des nĂ©cessitĂ©s de la vie sociale, le rĂȘve fou de nâĂȘtre que des artistes sur la terre. Ils en Ă©taient stupides parfois, mais cette passion les rendait braves et forts. Claude, alors, sâanima. Il recommençait Ă croire, dans cette chaleur des espĂ©rances mises en commun. Ses tortures de la matinĂ©e ne lui laissaient quâun engourdissement vague, et il en Ă©tait de nouveau Ă discuter sa toile avec Mahoudeau et Sandoz, en jurant, il est vrai, de la crever le lendemain. Jory, trĂšs myope, regardait les vieilles dames sous le nez, se rĂ©pandait en thĂ©ories sur la production artistique on devait se donner tel quâon Ă©tait, dans le premier jet de lâinspiration ; lui, jamais ne se raturait. Et, tout en discutant, les quatre continuaient Ă descendre le boulevard, dont la demi-solitude, les rangĂ©es de beaux arbres, Ă lâinfini, paraissaient ĂȘtre faites pour leurs disputes. Mais, quand ils eurent dĂ©bouchĂ© sur lâEsplanade, la querelle devint si violente, quâils sâarrĂȘtĂšrent, au milieu de la vaste Ă©tendue. Hors de lui, Claude traita Jory de crĂ©tin est-ce quâil ne valait pas mieux dĂ©truire cette Ćuvre que de la livrer mĂ©diocre ? Oui, câĂ©tait dĂ©goĂ»tant, ce bas intĂ©rĂȘt de commerce ! De leur cĂŽtĂ©, Sandoz et Mahoudeau parlaient Ă la fois, trĂšs fort. Des bourgeois, inquiets, tournaient la tĂȘte, finissaient par sâattrouper autour de ces jeunes gens si furieux, qui semblaient vouloir se mordre. Puis, les passants sâen allĂšrent, vexĂ©s, croyant Ă une farce, lorsquâils les virent brusquement, trĂšs bons amis, sâĂ©merveiller ensemble, au sujet dâune nourrice vĂȘtue de clair, avec de longs rubans cerise. Ah ! sacrĂ© bon sort, quel ton ! câest ça qui fichait une note ! Ravis, ils clignaient les yeux, ils suivaient la nourrice sous les quinconces, comme rĂ©veillĂ©s en sursaut, Ă©tonnĂ©s dâĂȘtre dĂ©jĂ lĂ . Cette Esplanade, ouverte de partout sous le ciel, bornĂ©e seulement au sud par la perspective lointaine des Invalides, les enchantait, si grande, si calme ; car ils y avaient suffisamment de place pour les gestes ; et ils reprenaient un peu haleine, eux qui dĂ©claraient trop Ă©troit Paris, oĂč lâair manquait Ă lâambition de leur poitrine. â Est-ce que vous allez quelque part ? demanda Sandoz Ă Mahoudeau et Ă Jory. â Non, rĂ©pondit ce dernier, nous allons avec vous⊠OĂč allez-vous ? Claude, les regards perdus, murmura â Je ne sais pas⊠Par lĂ . Ils tournĂšrent sur le quai dâOrsay, ils le remontĂšrent jusquâau pont de la Concorde. Et, devant le Corps lĂ©gislatif, le peintre reprit, indignĂ© â Quel sale monument ! â Lâautre jour, dit Jory, Jules Favre a fait un fameux discours⊠Ce quâil a embĂȘtĂ© Rouher ! Mais les trois autres ne le laissĂšrent pas continuer, la querelle recommença. Qui ça, Jules Favre ? qui ça, Rouher ? Est-ce que ça existait ! Des idiots, dont personne ne parlerait plus, dix ans aprĂšs leur mort ! Ils sâĂ©taient engagĂ©s sur le pont, ils haussaient les Ă©paules de pitiĂ©. Puis, lorsquâils se trouvĂšrent au milieu de la place de la Concorde, ils se turent. â Ăa, finit par dĂ©clarer Claude, ça, ce nâest pas bĂȘte du tout. Il Ă©tait quatre heures, la belle journĂ©e sâachevait dans un poudroiement glorieux de soleil. Ă droite et Ă gauche, vers la Madeleine et vers le Corps lĂ©gislatif, des lignes dâĂ©difices filaient en lointaines perspectives, se dĂ©coupaient nettement au ras du ciel ; tandis que le jardin des Tuileries Ă©tageait les cimes rondes de ses grands marronniers. Et, entre les deux bordures vertes des contre-allĂ©es, lâavenue des Champs-ĂlysĂ©es montait tout lĂ -haut, Ă perte de vue, terminĂ©e par la porte colossale de lâArc de Triomphe, bĂ©ante sur lâinfini. Un double courant de foule, un double fleuve y roulait, avec les remous vivants des attelages, les vagues fuyantes des voitures, que le reflet dâun panneau, lâĂ©tincelle dâune vitre de lanterne semblaient blanchir dâune Ă©cume. En bas, la place, aux trottoirs immenses, aux chaussĂ©es larges comme des lacs, sâemplissait de ce flot continuel, traversĂ©e en tous sens du rayonnement des roues, peuplĂ©e de points noirs qui Ă©taient des hommes ; et les deux fontaines ruisselaient, exhalaient une fraĂźcheur, dans cette vie ardente. Claude, frĂ©missant, cria â Ah ! ce Paris⊠Il est Ă nous, il nây a quâĂ le prendre. Tous quatre se passionnaient, ouvraient des yeux luisants de dĂ©sir. NâĂ©tait-ce pas la gloire qui soufflait, du haut de cette avenue, sur la ville entiĂšre ? Paris tenait lĂ , et ils le voulaient. â Eh bien ! nous le prendrons, affirma Sandoz de son air tĂȘtu. â Parbleu ! dirent simplement Mahoudeau et Jory. Ils sâĂ©taient remis Ă marcher, ils vagabondĂšrent encore, se trouvĂšrent derriĂšre la Madeleine, enfilĂšrent la rue Tronchet. Enfin, ils arrivaient Ă la place du Havre, lorsque Sandoz sâexclama â Mais câest donc chez Baudequin que nous allons ? Les autres sâĂ©tonnĂšrent. Tiens ! ils allaient chez Baudequin. â Quel jour sommes-nous ? demanda Claude. Hein ? jeudi⊠Fagerolles et GagniĂšre doivent y ĂȘtre alors⊠Allons chez Baudequin. Et ils gravirent la rue dâAmsterdam. Ils venaient de traverser Paris, câĂ©tait lĂ une de leurs grandes tournĂ©es favorites ; mais ils avaient dâautres itinĂ©raires, dâun bout Ă lâautre des quais parfois, ou bien un morceau des fortifications, de la porte Saint-Jacques aux Moulineaux, ou encore une pointe sur le PĂšre-La-Chaise, suivie dâun crochet par les boulevards extĂ©rieurs. Ils couraient les rues, les places, les carrefours, ils vaguaient des journĂ©es entiĂšres, tant que leurs jambes pouvaient les porter, comme sâils avaient voulu conquĂ©rir les quartiers les uns aprĂšs les autres, en jetant leurs thĂ©ories retentissantes aux façades des maisons ; et le pavĂ© semblait Ă eux, tout le pavĂ© battu par leurs semelles, ce vieux sol de combat dâoĂč montait une ivresse qui grisait leur lassitude. Le cafĂ© Baudequin Ă©tait situĂ© sur le boulevard des Batignolles, Ă lâangle de la rue Darcet. Sans quâon sĂ»t pourquoi, la bande lâavait choisi comme lieu de rĂ©union, bien que GagniĂšre seul habitĂąt le quartier. Elle sây rĂ©unissait rĂ©guliĂšrement le dimanche soir ; puis, le jeudi, vers cinq heures, ceux qui Ă©taient libres avaient pris lâhabitude dây paraĂźtre un instant. Ce jour-lĂ , par ce beau soleil, les petites tables du dehors, sous la tente, se trouvaient toutes occupĂ©es dâun double rang de consommateurs barrant le trottoir. Mais eux, avaient lâhorreur de ce coudoiement, de cet Ă©talage en public et ils bousculĂšrent le monde, pour entrer dans la salle dĂ©serte et fraĂźche. â Tiens ! Fagerolles qui est seul ! cria Claude. Il avait marchĂ© Ă leur table accoutumĂ©e, au fond, Ă gauche, et il serrait la main dâun garçon mince et pĂąle, dont la figure de fille Ă©tait Ă©clairĂ©e par des yeux gris, dâune cĂąlinerie moqueuse, oĂč passaient des Ă©tincelles dâacier. Tous sâassirent, on commanda des bocks, et le peintre reprit â Tu sais que je suis allĂ© te chercher chez ton pĂšre⊠Il mâa joliment reçu ! Fagerolles, qui affectait des airs de casseur et de voyou, se tapa sur les cuisses. â Ah ! il mâembĂȘte, le vieux !⊠Jâai filĂ© ce matin, aprĂšs un attrapage. Est-ce quâil ne veut pas me faire dessiner des choses pour ses cochonneries en zinc ! Câest bien assez du zinc de lâĂcole. Cette plaisanterie aisĂ©e sur ses professeurs enchanta les camarades. Il les amusait, il se faisait adorer par cette continuelle lĂąchetĂ© de gamin flatteur et dĂ©bineur. Son sourire inquiĂ©tant allait des uns aux autres, tandis que ses longs doigts souples, dâune adresse native, Ă©bauchaient sur la table des scĂšnes compliquĂ©es, avec des gouttes de biĂšre rĂ©pandues. Il avait lâart facile, un tour de main Ă tout rĂ©ussir. â Et GagniĂšre, demanda Mahoudeau, tu ne lâas pas vu ? â Non, il y a une heure que je suis lĂ . Mais Jory, silencieux, poussa du coude Sandoz, en lui montrant de la tĂȘte une fille qui occupait une table avec son monsieur, dans le fond de la salle. Il nây avait, du reste, que deux autres consommateurs, deux sergents jouant aux cartes. CâĂ©tait presque une enfant, une de ces galopines de Paris qui gardent Ă dix-huit ans la maigreur du fruit vert. On aurait dit un chien coiffĂ©, une pluie de petits cheveux blonds sur un nez dĂ©licat, une grande bouche rieuse dans un museau rose. Elle feuilletait un journal illustrĂ©, tandis que le monsieur, sĂ©rieusement, buvait un madĂšre ; et, par-dessus le journal, elle lançait de gais regards vers la bande, Ă toute minute. â Hein ? gentille ! murmura Jory, qui sâallumait. Ă qui diable en a-t-elle ?⊠Câest moi quâelle regarde. Vivement, Fagerolles intervint. â Eh ! dis donc, pas dâerreur, elle est Ă moi !⊠Si tu crois que je suis lĂ depuis une heure pour vous attendre ! Les autres rirent. Et, baissant la voix, il leur parla dâIrma BĂ©cot. Oh ! une petite dâun drĂŽle ! Il connaissait son histoire, elle Ă©tait fille dâun Ă©picier de la rue Montorgueil. TrĂšs instruite dâailleurs, histoire sainte, calcul, orthographe, car elle avait suivi jusquâĂ seize ans les cours dâune Ă©cole du voisinage. Elle faisait ses devoirs entre deux sacs de lentilles, et elle achevait son Ă©ducation, de plain-pied avec la rue, vivant sur le trottoir, au milieu des bousculades, apprenant la vie dans les continuels commĂ©rages des cuisiniĂšres en cheveux, qui dĂ©shabillaient les abominations du quartier, pendant quâon leur pesait cinq sous de gruyĂšre. Sa mĂšre Ă©tait morte, le pĂšre BĂ©cot avait fini par coucher avec ses bonnes, trĂšs raisonnablement, pour Ă©viter de courir dehors ; mais cela lui donnait le goĂ»t des femmes, il lui en avait fallu dâautres, bientĂŽt il sâĂ©tait lancĂ© dans une telle noce, que lâĂ©picerie y passait peu Ă peu, les lĂ©gumes secs, les bocaux, les tiroirs aux sucreries. Irma allait encore Ă lâĂ©cole, lorsque, un soir, en fermant la boutique, un garçon lâavait jetĂ©e en travers dâun panier de figues. Six mois plus tard, la maison Ă©tait mangĂ©e, son pĂšre mourait dâun coup de sang, elle se rĂ©fugiait chez une tante pauvre qui la battait, en partait avec un jeune homme dâen face, y revenait Ă trois reprises, pour sâenvoler dĂ©finitivement un beau jour dans tous les bastringues de Montmartre et des Batignolles. â Une roulure ! murmura Claude de son air de mĂ©pris. Tout dâun coup, comme son monsieur se levait et sortait, aprĂšs lui avoir parlĂ© bas, Irma BĂ©cot le regarda disparaĂźtre ; puis, avec une violence dâĂ©colier Ă©chappĂ©, elle accourut sâasseoir sur les genoux de Fagerolles. â Hein ? crois-tu, est-il assez crampon !⊠Baise-moi vite, il va revenir. Elle le baisa sur les lĂšvres, but dans son verre ; et elle se donnait aussi aux autres, leur riait dâune façon engageante, car elle avait la passion des artistes, en regrettant quâils ne fussent pas assez riches pour se payer des femmes Ă eux tout seuls. Jory surtout semblait lâintĂ©resser, trĂšs excitĂ©, fixant sur elle des yeux de braise. Comme il fumait, elle lui enleva sa cigarette de la bouche et la mit Ă la sienne ; cela, sans interrompre son bavardage de pie polissonne. â Vous ĂȘtes tous des peintres, ah ! câest amusant !⊠Et ces trois-lĂ , pourquoi ont-ils lâair de bouder ? Rigolez donc, je vas vous chatouiller, moi ! vous allez voir ! En effet, Sandoz, Claude et Mahoudeau, interloquĂ©s, la contemplaient dâun air sĂ©rieux. Mais elle restait lâoreille aux aguets, elle entendit revenir son monsieur, et elle jeta vivement dans le nez de Fagerolles â Tu sais, demain soir, si tu veux. Viens me prendre Ă la brasserie BrĂ©da. Puis, aprĂšs avoir replacĂ© la cigarette tout humide aux lĂšvres de Jory, elle se cavala Ă longues enjambĂ©es, les bras en lâair, dans une grimace dâun comique extravagant ; et, lorsque le monsieur reparut, la mine grave, un peu pĂąle, il la retrouva immobile, les yeux sur la mĂȘme gravure du journal illustrĂ©. Cette scĂšne sâĂ©tait passĂ©e si rapidement, au galop dâune telle drĂŽlerie, que les deux sergents, de bons diables, se remirent Ă battre leurs cartes, en crevant de rire. Du reste, Irma les avait tous conquis. Sandoz dĂ©clarait son nom de BĂ©cot trĂšs bien pour un roman ; Claude demandait si elle voudrait lui poser une Ă©tude ; tandis que Mahoudeau la voyait en gamin, une statuette quâon vendrait pour sĂ»r. BientĂŽt, elle sâen alla, en envoyant du bout des doigts, derriĂšre le dos du monsieur, des baisers Ă toute la table, une pluie de baisers, qui achevĂšrent dâenflammer Jory. Mais Fagerolles ne voulait pas la prĂȘter encore, trĂšs amusĂ© inconsciemment de retrouver en elle une enfant du mĂȘme trottoir que lui, chatouillĂ© par cette perversion du pavĂ©, qui Ă©tait la sienne. Il Ă©tait cinq heures, la bande fit revenir de la biĂšre. Des habituĂ©s du quartier avaient envahi les tables voisines, et ces bourgeois jetaient sur le coin des artistes des regards obliques, oĂč le dĂ©dain se mĂȘlait Ă une dĂ©fĂ©rence inquiĂšte. On les connaissait bien, une lĂ©gende commençait Ă se former. Eux, causaient maintenant de choses bĂȘtes, la chaleur quâil faisait, la difficultĂ© dâavoir de la place dans lâomnibus de lâOdĂ©on, la dĂ©couverte dâun marchand de vin chez qui on mangeait de la vraie viande. Un dâeux voulut entamer une discussion sur un lot de tableaux infects quâon venait de mettre au MusĂ©e du Luxembourg ; mais tous Ă©taient du mĂȘme avis les toiles ne valaient pas les cadres. Et ils ne parlĂšrent plus, ils fumĂšrent en Ă©changeant des mots rares et des rires dâintelligence. â Ah çà , demanda enfin Claude, est-ce que nous attendons GagniĂšre ? On protesta. GagniĂšre Ă©tait assommant ; et, dâailleurs, il arriverait bien Ă lâodeur de la soupe. â Alors, filons, dit Sandoz. Il y a un gigot ce soir, tĂąchons dâĂȘtre Ă lâheure. Chacun paya sa consommation, et tous sortirent. Cela Ă©motionna le cafĂ©. Des jeunes gens, des peintres sans doute, chuchotĂšrent en se montrant Claude, comme sâils avaient vu passer le chef redoutable dâun clan de sauvages. CâĂ©tait le fameux article de Jory qui produisait son effet, le public devenait complice et allait crĂ©er de lui-mĂȘme lâĂ©cole du plein air, dont la bande plaisantait encore. Ainsi quâils le disaient gaiement, le cafĂ© Baudequin ne sâĂ©tait pas doutĂ© de lâhonneur quâils lui faisaient, le jour oĂč ils lâavaient choisi pour ĂȘtre le berceau dâune rĂ©volution. Sur le boulevard, ils se retrouvĂšrent cinq, Fagerolles avait renforcĂ© le groupe ; et, lentement, ils retraversĂšrent Paris, de leur air tranquille de conquĂȘte. Plus ils Ă©taient, plus ils barraient largement les rues, plus ils emportaient Ă leurs talons de la vie chaude des trottoirs. Quand ils eurent descendu la rue de Clichy, ils suivirent la rue de la ChaussĂ©e-dâAntin, allĂšrent prendre la rue Richelieu, traversĂšrent la Seine au pont des Arts pour insulter lâInstitut, gagnĂšrent enfin le Luxembourg par la rue de Seine, oĂč une affiche tirĂ©e en trois couleurs, la rĂ©clame violemment enluminĂ©e dâun cirque forain, les fit crier dâadmiration. Le soir venait, le flot des passants coulait ralenti, câĂ©tait la ville lasse qui attendait lâombre, prĂȘte Ă se livrer au premier mĂąle assez vigoureux pour la prendre. Rue dâEnfer, lorsque Sandoz eut fait entrer les quatre autres chez lui, il disparut dans la chambre de sa mĂšre ; il y resta quelques minutes, puis revint sans dire un mot, avec le sourire discret et attendri quâil avait toujours en en sortant. Et ce fut aussitĂŽt, dans son Ă©troit logis, un vacarme terrible, des rires, des discussions, des clameurs. Lui-mĂȘme donnait lâexemple, aidait au service la femme de mĂ©nage, qui sâemportait en paroles amĂšres, parce quâil Ă©tait sept heures et demie, et que son gigot se dessĂ©chait. Les cinq, attablĂ©s, mangeaient dĂ©jĂ la soupe, une soupe Ă lâoignon trĂšs bonne, quand un nouveau convive parut. â Oh ! GagniĂšre ! hurla-t-on en chĆur. GagniĂšre, petit, vague, avec sa figure poupine et Ă©tonnĂ©e, quâune barbe follette blondissait, demeura un instant sur le seuil Ă cligner ses yeux verts. Il Ă©tait de Melun, fils de gros bourgeois qui venaient de lui laisser lĂ -bas deux maisons, et il avait appris la peinture tout seul dans la forĂȘt de Fontainebleau, il peignait des paysages consciencieux, dâintentions excellentes ; mais sa vraie passion Ă©tait la musique, une folie de musique, une flambĂ©e cĂ©rĂ©brale qui le mettait de plain-pied avec les plus exaspĂ©rĂ©s de la bande. â Est-ce que je suis de trop ? demanda-t-il doucement. â Non, non, entre donc ! cria Sandoz. DĂ©jĂ , la femme de mĂ©nage apportait un couvert. â Si lâon ajoutait tout de suite une assiette pour Dubuche ? dit Claude. Il mâa dit quâil viendrait sans doute. Mais on conspua Dubuche, qui frĂ©quentait des femmes du monde. Jory raconta quâil lâavait rencontrĂ© en voiture avec une vieille dame et sa demoiselle, dont il tenait les ombrelles sur les genoux. â DâoĂč sors-tu, pour ĂȘtre si en retard ? reprit Fagerolles, en sâadressant Ă GagniĂšre. Celui-ci, qui allait avaler sa premiĂšre cuillerĂ©e de soupe, la reposa dans son assiette. â JâĂ©tais rue de Lancry, tu sais, oĂč ils font de la musique de chambre⊠Oh ! mon cher, des machines de Schumann, tu nâas pas idĂ©e ! Ăa vous prend lĂ , derriĂšre la tĂȘte, câest comme si une femme vous soufflait dans le cou. Oui, oui, quelque chose de plus immatĂ©riel quâun baiser, lâeffleurement dâune haleine⊠Parole dâhonneur, on se sent mourir⊠Ses yeux se mouillaient, il pĂąlissait comme dans une jouissance trop vive. â Mange ta soupe, dit Mahoudeau, tu nous raconteras ça aprĂšs. La raie fut servie, et lâon fit apporter la bouteille de vinaigre sur la table, pour corser le beurre noir, qui semblait fade. On mangeait dur, les morceaux de pain disparaissaient. Dâailleurs, aucun raffinement, du vin au litre, que les convives mouillaient beaucoup, par discrĂ©tion, pour ne pas pousser Ă la dĂ©pense. On venait de saluer le gigot dâun hourra, et le maĂźtre de la maison sâĂ©tait mis Ă le dĂ©couper, lorsque de nouveau la porte sâouvrit. Mais, cette fois, des protestations furieuses sâĂ©levĂšrent. â Non, non, plus personne !⊠à la porte, le lĂącheur ! Dubuche, essoufflĂ© dâavoir couru, ahuri de tomber au milieu de ces hurlements, avançait sa grosse face pĂąle, en bĂ©gayant des explications. â Vrai, je vous assure, câest la faute de lâomnibus⊠Jâen ai attendu cinq aux Champs-ĂlysĂ©es. â Non, non, il ment !⊠Quâil sâen aille, il nâaura pas de gigot !⊠à la porte, Ă la porte ! Pourtant, il avait fini par entrer, et lâon remarqua alors quâil Ă©tait trĂšs correctement mis, tout en noir, pantalon noir, redingote noire, cravatĂ©, chaussĂ©, Ă©pinglĂ©, avec la raideur cĂ©rĂ©monieuse dâun bourgeois qui dĂźne en ville. â Tiens ! il a ratĂ© son invitation, cria plaisamment Fagerolles. Vous ne voyez pas que ses femmes du monde lâont laissĂ© partir, et quâil accourt manger notre gigot, parce quâil ne sait plus oĂč aller ! Il devint rouge, il balbutia â Oh ! quelle idĂ©e ! Ătes-vous mĂ©chants !⊠Fichez-moi la paix Ă la fin ! Sandoz et Claude, placĂ©s cĂŽte Ă cĂŽte, souriaient et le premier appela Dubuche dâun signe, pour lui dire â Mets ton couvert toi-mĂȘme, prends lĂ un verre et une assiette, et assieds-toi entre nous deux⊠Ils te laisseront tranquille. Mais, tout le temps quâon mangea le gigot, les plaisanteries continuĂšrent. Lui-mĂȘme, quand la femme de mĂ©nage lui eut retrouvĂ© une assiettĂ©e de soupe et une part de raie, se blagua, en bon enfant. Il affectait dâĂȘtre affamĂ©, torchait goulument son assiette, et il racontait une histoire, une mĂšre qui lui avait refusĂ© sa fille, parce quâil Ă©tait architecte. La fin du dĂźner fut ainsi trĂšs bruyante, tous parlaient Ă la fois. Un morceau de brie, lâunique dessert, eut un succĂšs Ă©norme. On nâen laissa pas. Le pain faillit manquer. Puis, comme le vin manquait rĂ©ellement, chacun avala une claire lampĂ©e dâeau, en faisant claquer sa langue, au milieu des grands rires. Et, la face fleurie, le ventre rond, avec la bĂ©atitude de gens qui viennent de se nourrir trĂšs richement, ils passĂšrent dans la chambre Ă coucher. CâĂ©taient les bonnes soirĂ©es de Sandoz. MĂȘme aux heures de misĂšre, il avait toujours eu un pot-au-feu Ă partager avec les camarades. Cela lâenchantait dâĂȘtre en bande, tous amis, tous vivant de la mĂȘme idĂ©e. Bien quâil fĂ»t de leur Ăąge, une paternitĂ© lâĂ©panouissait, une bonhomie heureuse, quand il les voyait chez lui, autour de lui, la main dans la main, ivres dâespoir. Comme il nâavait quâune piĂšce, sa chambre Ă coucher Ă©tait Ă eux ; et, la place manquant, deux ou trois devaient sâasseoir sur le lit. Par ces chaudes soirĂ©es dâĂ©tĂ©, la fenĂȘtre restait ouverte au grand air du dehors, on apercevait dans la nuit claire deux silhouettes noires, dominant les maisons, la tour de Saint-Jacques du Haut-Pas et lâarbre des Sourds-Muets. Les jours de richesse, il y avait de la biĂšre. Chacun apportait son tabac, la chambre sâemplissait vite de fumĂ©e, on finissait par causer sans se voir, trĂšs tard dans la nuit, au milieu du grand silence mĂ©lancolique de ce quartier perdu. Ce jour-lĂ , dĂšs neuf heures, la femme de mĂ©nage vint dire â Monsieur, jâai fini, puis-je mâen aller ? â Oui, allez-vous-en⊠Vous avez laissĂ© de lâeau au feu, nâest-ce pas ? Je ferai le thĂ© moi-mĂȘme. Sandoz sâĂ©tait levĂ©. Il disparut derriĂšre la femme de mĂ©nage, et ne rentra quâau bout dâun quart dâheure. Sans doute, il Ă©tait allĂ© embrasser sa mĂšre, dont il bordait le lit chaque soir, avant quâelle sâendormĂźt. Mais le bruit des voix montait dĂ©jĂ , Fagerolles racontait une histoire. â Oui, mon vieux, Ă lâĂcole, ils corrigent le modĂšle⊠Lâautre jour, Mazel sâapproche et me dit Les deux cuisses ne sont pas dâaplomb. » Alors, je lui dis Voyez, monsieur, elle les a comme ça. » CâĂ©tait la petite Flore Beauchamp, vous savez. Et il me dit, furieux Si elle les a comme ça, elle a tort. » On se roula, Claude surtout, Ă qui Fagerolles contait lâhistoire, pour lui faire sa cour. Depuis quelque temps, il subissait son influence ; et, bien quâil continuĂąt de peindre avec une adresse dâescamoteur, il ne parlait plus que de peinture grasse et solide, que de morceaux de nature, jetĂ©s sur la toile, vivants, grouillants, tels quâils Ă©taient ; ce qui ne lâempĂȘchait pas de blaguer ailleurs ceux du plein air, quâil accusait dâempĂąter leurs Ă©tudes avec une cuiller Ă pot. Dubuche, qui nâavait pas ri, froissĂ© dans son honnĂȘtetĂ©, osa rĂ©pondre â Pourquoi restes-tu Ă lâĂcole, si tu trouves quâon vous y abrutit ? Câest bien simple, on sâen va⊠Oh ! je sais, vous ĂȘtes tous contre moi, parce que je dĂ©fends lâĂcole. Voyez-vous, mon idĂ©e est que, lorsquâon veut faire un mĂ©tier, il nâest pas mauvais dâabord de lâapprendre. Des cris fĂ©roces sâĂ©levĂšrent, et il fallut Ă Claude toute son autoritĂ© pour dominer les voix. â Il a raison, on doit apprendre son mĂ©tier. Seulement, ce nâest guĂšre bon de lâapprendre sous la fĂ©rule de professeurs qui vous entrent de force dans la caboche leur vision Ă eux⊠Ce Mazel, quel idiot ! dire que les cuisses de Flore Beauchamp ne sont pas dâaplomb ! Et des cuisses si Ă©tonnantes, hein ? vous les connaissez, des cuisses qui la disent jusquâau fond, cette enragĂ©e noceuse-lĂ ! Il se renversa sur le lit, oĂč il se trouvait ; et, les yeux en lâair, il continua dâune voix ardente â Ah ! la vie, la vie ! la sentir et la rendre dans sa rĂ©alitĂ©, lâaimer pour elle, y voir la seule beautĂ© vraie, Ă©ternelle et changeante, ne pas avoir lâidĂ©e bĂȘte de lâanoblir en la chĂątrant, comprendre que les prĂ©tendues laideurs ne sont que les saillies des caractĂšres, et faire vivre, et faire des hommes, la seule façon dâĂȘtre Dieu ! Sa foi revenait, la course Ă travers Paris lâavait fouettĂ©, il Ă©tait repris de sa passion de la chair vivante. On lâĂ©coutait en silence. Il eut un geste fou, puis il se calma. â Mon Dieu ! chacun ses idĂ©es ; mais lâembĂȘtant, câest quâils sont encore plus intolĂ©rants que nous Ă lâInstitut⊠Le jury du Salon est Ă eux, je suis sĂ»r que cet idiot de Mazel va me refuser mon tableau. Et, lĂ -dessus, tous partirent en imprĂ©cations, car cette question du jury Ă©tait un Ă©ternel sujet de colĂšre. On exigeait des rĂ©formes, chacun avait une solution prĂȘte, depuis le suffrage universel appliquĂ© Ă lâĂ©lection dâun jury largement libĂ©ral, jusquâĂ la libertĂ© entiĂšre, le Salon libre pour tous les exposants. Devant la fenĂȘtre ouverte, pendant que les autres discutaient, GagniĂšre avait attirĂ© Mahoudeau, et il murmurait dâune voix Ă©teinte, les regards perdus dans la nuit â Oh ! ce nâest rien, vois-tu, quatre mesures, une impression jetĂ©e. Mais ce quâil y a lĂ -dedans !⊠Pour moi, dâabord, câest un paysage qui fuit, un coin de route mĂ©lancolique, avec lâombre dâun arbre quâon ne voit pas ; et puis, une femme passe, Ă peine un profil ; et puis, elle sâen va, et on ne la rencontrera jamais, jamais plus⊠à ce moment, Fagerolles cria â Dis donc, GagniĂšre, quâest-ce que tu envoies au Salon, cette annĂ©e ? Il nâentendit pas, il poursuivait, extasiĂ© â Dans Schumann, il y a tout, câest lâinfini⊠Et Wagner quâils ont encore sifflĂ© dimanche ! Mais un nouvel appel de Fagerolles le fit sursauter. â Hein ? quoi ? ce que jâenverrai au Salon ?⊠Un petit paysage peut-ĂȘtre, un coin de Seine. Câest si difficile, il faut avant tout que je sois content. Il Ă©tait redevenu brusquement timide et inquiet. Ses scrupules de conscience artistique le tenaient pendant des mois sur une toile grande comme la main. Ă la suite des paysagistes français, ces maĂźtres qui ont les premiers conquis la nature, il se prĂ©occupait de la justesse du ton, de lâexacte observation des valeurs, en thĂ©oricien dont lâhonnĂȘtetĂ© finissait par alourdir la main. Et, souvent, il nâosait plus risquer une note vibrante, dâune tristesse grise qui Ă©tonnait, au milieu de sa passion rĂ©volutionnaire. â Moi, dit Mahoudeau, je me rĂ©gale Ă lâidĂ©e de les faire loucher, avec ma bonne femme. Claude haussa les Ă©paules. â Oh ! toi, tu seras reçu les sculpteurs sont plus larges que les peintres. Et, du reste, tu sais trĂšs bien ton affaire, tu as dans les doigts quelque chose qui plaĂźt⊠Elle sera pleine de jolies choses, ta Vendangeuse. Ce compliment laissa Mahoudeau sĂ©rieux, car il posait pour la force, il sâignorait et mĂ©prisait la grĂące, une grĂące invincible qui repoussait quand mĂȘme de ses gros doigts dâouvrier sans Ă©ducation, comme une fleur qui sâentĂȘte dans le dur terrain oĂč un coup de vent lâa semĂ©e. Fagerolles, trĂšs malin, nâexposait pas, de peur de mĂ©contenter ses maĂźtres ; et il tapait sur le Salon, un bazar infect oĂč la bonne peinture tournait Ă lâaigre avec la mauvaise. En secret, il rĂȘvait le prix de Rome, quâil plaisantait dâailleurs comme le reste. Mais Jory se planta au milieu de la chambre, son verre de biĂšre au poing. Tout en le vidant Ă petits coups, il dĂ©clara â Ă la fin, il mâembĂȘte, le jury !⊠Dites donc, voulez-vous que je le dĂ©molisse ? DĂšs le prochain numĂ©ro, je commence, je le bombarde. Vous me donnerez des notes, nâest-ce pas ? et nous le flanquerons par terre⊠Ce sera rigolo. Claude acheva de se monter, ce fut un enthousiasme gĂ©nĂ©ral. Oui, oui, il fallait faire campagne ! Tous en Ă©taient, tous se pressaient pour se mieux sentir les coudes et marcher au feu ensemble. Il nây en avait pas un, Ă cette minute, qui rĂ©servĂąt sa part de gloire, car rien ne les sĂ©parait encore, ni leurs profondes dissemblances quâils ignoraient, ni les rivalitĂ©s qui devaient les heurter un jour. Est-ce que le succĂšs de lâun nâĂ©tait pas le succĂšs des autres ? Leur jeunesse fermentait, ils dĂ©bordaient de dĂ©vouement, ils recommençaient lâĂ©ternel rĂȘve de sâenrĂ©gimenter pour la conquĂȘte de la terre, chacun donnant son effort, celui-ci poussant celui-lĂ , la bande arrivant dâun bloc, sur le mĂȘme rang. DĂ©jĂ Claude, en chef acceptĂ©, sonnait la victoire, distribuait des couronnes. Fagerolles lui-mĂȘme, malgrĂ© sa blague de Parisien, croyait Ă la nĂ©cessitĂ© dâĂȘtre une armĂ©e ; tandis que, plus Ă©pais dâappĂ©tits, mal dĂ©barbouillĂ© de sa province, Jory se dĂ©pensait en camaraderie utile, prenant au vol des phrases, prĂ©parant lĂ ses articles. Et Mahoudeau exagĂ©rait ses brutalitĂ©s voulues, les mains convulsĂ©es, ainsi quâun geindre dont les poings pĂ©triraient un monde ; et GagniĂšre, pĂąmĂ©, dĂ©gagĂ© du gris de sa peinture, raffinait la sensation jusquâĂ lâĂ©vanouissement final de lâintelligence ; et Dubuche, de conviction pesante, ne jetait que des mots, mais des mots pareils Ă des coups de massue, en plein milieu des obstacles. Alors, Sandoz, bien heureux, riant dâaise Ă les voir si unis, tous dans la mĂȘme chemise, comme il disait, dĂ©boucha une nouvelle bouteille de biĂšre. Il aurait vidĂ© la maison, il cria â Hein ? nous y sommes, ne lĂąchons plus⊠Il nây a que ça de bon, sâentendre quand on a des choses dans la caboche, et que le tonnerre de Dieu emporte les imbĂ©ciles ! Mais, Ă ce moment, un coup de sonnette le stupĂ©fia. Au milieu du silence brusque des autres, il reprit â Ă onze heures ! qui diable est-ce donc ? Il courut ouvrir, on lâentendit jeter une exclamation joyeuse. DĂ©jĂ , il revenait, ouvrant la porte toute grande, disant â Ah ! que câest gentil de nous aimer un peu et de nous surprendre !⊠Bongrand, messieurs ! Le grand peintre, que le maĂźtre de la maison annonçait ainsi, avec une familiaritĂ© respectueuse, sâavança, les mains tendues. Tous se levĂšrent vivement, Ă©motionnĂ©s, heureux de cette poignĂ©e de main si large et si cordiale. CâĂ©tait un gros homme de quarante-cinq ans, la face tourmentĂ©e, sous de longs cheveux gris. Il venait dâentrer Ă lâInstitut, et le simple veston dâalpaga quâil portait, avait Ă la boutonniĂšre une rosette dâofficier de la LĂ©gion dâhonneur. Mais il aimait la jeunesse, ses meilleures escapades Ă©taient de tomber lĂ , de loin en loin, pour fumer une pipe, au milieu de ces dĂ©butants, dont la flamme le rĂ©chauffait. â Je vais faire le thĂ©, cria Sandoz. Et, quand il revint de la cuisine avec la thĂ©iĂšre et des tasses, il trouva Bongrand installĂ©, Ă califourchon sur une chaise, fumant sa courte pipe de terre, dans le vacarme qui avait repris. Bongrand lui-mĂȘme parlait dâune voix de tonnerre, petit-fils dâun fermier beauceron, fils dâun pĂšre bourgeois, de sang paysan, affinĂ© par une mĂšre trĂšs artiste. Il Ă©tait riche, nâavait pas besoin de vendre, et gardait des goĂ»ts et des opinions de bohĂšme. â Leur jury, ah bien ! jâaime mieux crever que dâen ĂȘtre ! disait-il avec de grands gestes. Est-ce que je suis un bourreau pour flanquer dehors de pauvres diables, qui ont souvent leur pain Ă gagner ? â Cependant, fit remarquer Claude, vous pourriez nous rendre un fameux service, en y dĂ©fendant nos tableaux. â Moi, laissez donc ! je vous compromettrais⊠Je ne compte pas, je ne suis personne. Il y eut une clameur de protestation, Fagerolles lança dâune voix aiguĂ« â Alors, si le peintre de la Noce au village ne compte pas ! Mais Bongrand sâemportait, debout, le sang aux joues. â Fichez-moi la paix, hein ! avec la Noce. Elle commence Ă mâembĂȘter, la Noce, je vous en avertis⊠Vraiment, elle tourne pour moi au cauchemar, depuis quâon lâa mise au musĂ©e du Luxembourg. Cette Noce au village restait jusque-lĂ son chef-dâĆuvre une noce dĂ©bandĂ©e Ă travers les blĂ©s, des paysans Ă©tudiĂ©s de prĂšs, et trĂšs vrais, qui avaient une allure Ă©pique de hĂ©ros dâHomĂšre. De ce tableau datait une Ă©volution, car il avait apportĂ© une formule nouvelle. Ă la suite de Delacroix, et parallĂšlement Ă Courbet, câĂ©tait un romantisme tempĂ©rĂ© de logique, avec plus dâexactitude dans lâobservation, plus de perfection dans la facture, sans que la nature y fĂ»t encore abordĂ©e de front, sous les cruditĂ©s du plein air. Pourtant, toute la jeune Ă©cole se rĂ©clamait de cet art. â Il nây a rien de beau, dit Claude, comme les deux premiers groupes, le joueur de violon, puis la mariĂ©e avec le vieux paysan. â Et la grande paysanne, donc, sâĂ©cria Mahoudeau, celle qui se retourne et qui appelle dâun geste !⊠Jâavais envie de la prendre pour une statue. â Et le coup de vent dans les blĂ©s, ajouta GagniĂšre, et les deux tĂąches si jolies de la fille et du garçon qui se poussent, trĂšs loin ! Bongrand Ă©coutait dâun air gĂȘnĂ©, avec un sourire de souffrance. Comme Fagerolles lui demandait ce quâil faisait en ce moment, il rĂ©pondit avec un haussement dâĂ©paules â Mon Dieu ! rien, des petites choses⊠Je nâexposerai pas, je voudrais trouver un coup⊠Ah ! que vous ĂȘtes heureux, vous autres, dâĂȘtre encore au pied de la montagne ! On a de si bonnes jambes, on est si brave, quand il sâagit de monter lĂ -haut ! Et puis, lorsquâon y est, va te faire fiche ! les embĂȘtements commencent. Une vraie torture, et des coups de poing, et des efforts sans cesse renaissants, dans la crainte dâen dĂ©gringoler trop vite !⊠Ma parole ! on prĂ©fĂ©rerait ĂȘtre en bas, pour avoir tout Ă faire⊠Riez, vous verrez, vous verrez un jour ! La bande riait en effet, croyant Ă un paradoxe, Ă une pose dâhomme cĂ©lĂšbre, quâelle excusait dâailleurs. Est-ce que la suprĂȘme joie nâĂ©tait pas dâĂȘtre saluĂ© comme lui du nom de maĂźtre ? Les deux bras appuyĂ©s au dossier de sa chaise, il renonça Ă se faire comprendre, il les Ă©couta, silencieux, en tirant de sa pipe de lentes fumĂ©es. Cependant, Dubuche, qui avait des qualitĂ©s dâhomme de mĂ©nage, aidait Sandoz Ă servir le thĂ©. Et le vacarme continua. Fagerolles racontait une histoire impayable du pĂšre Malgras, une cousine Ă sa femme, quâil prĂȘtait, quand on voulait bien lui en faire une acadĂ©mie. Puis, la conversation tomba sur les modĂšles, Mahoudeau Ă©tait furieux, parce que les beaux ventres sâen allaient impossible dâavoir une fille avec un ventre propre. Mais, brusquement, le tumulte grandit, on fĂ©licitait GagniĂšre au sujet dâun amateur quâil avait connu Ă la musique du Palais-Royal, un petit rentier maniaque dont lâunique dĂ©bauche Ă©tait dâacheter de la peinture. En riant, les autres demandaient lâadresse. Tous les marchands furent conspuĂ©s, il Ă©tait vraiment fĂącheux que lâamateur se dĂ©fiĂąt du peintre, au point de vouloir absolument passer par un intermĂ©diaire, dans lâespoir dâobtenir un rabais. Cette question du pain les excitait encore. Claude montrait un beau mĂ©pris on Ă©tait volĂ©, eh bien ! quâest-ce que ça fichait, si lâon avait fait un chef-dâĆuvre, et que lâon eĂ»t seulement de lâeau Ă boire ? Jory, ayant de nouveau exprimĂ© des idĂ©es basses de lucre, souleva une indignation. Ă la porte, le journaliste ! On lui posait des questions sĂ©vĂšres est-ce quâil vendrait sa plume ? est-ce quâil ne se couperait pas le poignet, plutĂŽt que dâĂ©crire le contraire de sa pensĂ©e ? Du reste, on nâĂ©couta pas sa rĂ©ponse, la fiĂšvre montait toujours, câĂ©tait maintenant la belle folie des vingt ans, le dĂ©dain du monde entier, la seule passion de lâĆuvre, dĂ©gagĂ©e des infirmitĂ©s humaines, mise en lâair comme un soleil. Quel dĂ©sir ! se perdre, se consumer dans ce brasier quâils allumaient ! Bongrand, jusque-lĂ immobile, eut un geste vague de souffrance, devant cette confiance illimitĂ©e, cette joie bruyante de lâassaut. Il oubliait les cent toiles qui avaient fait sa gloire, il pensait Ă lâaccouchement de lâĆuvre dont il venait de laisser lâĂ©bauche sur son chevalet. Et, retirant de la bouche sa petite pipe, il murmura, les yeux mouillĂ©s dâattendrissement â Oh ! jeunesse, jeunesse ! JusquâĂ deux heures du matin, Sandoz, qui se multipliait, remit de lâeau chaude dans la thĂ©iĂšre. On nâentendait plus monter du quartier, anĂ©anti de sommeil, que les jurements dâune chatte en folie. Tous divaguaient, grisĂ©s de paroles, la gorge arrachĂ©e, les yeux brĂ»lĂ©s ; et lui, lorsquâils se dĂ©cidĂšrent enfin Ă partir, prit la lampe, les Ă©claira par-dessus la rampe de lâescalier, en disant trĂšs bas â Ne faites pas de bruit, ma mĂšre dort. La dĂ©gringolade assourdie des souliers le long des marches alla en sâaffaiblissant, et la maison retomba dans un grand silence. Quatre heures sonnaient. Claude, qui accompagnait Bongrand, causait toujours, Ă travers les rues dĂ©sertes. Il ne voulait pas se coucher, il attendait le soleil, avec une rage dâimpatience, pour se remettre Ă son tableau. Cette fois, il Ă©tait certain de faire un chef-dâĆuvre, exaltĂ© par cette bonne journĂ©e de camaraderie, la tĂȘte douloureuse et grosse dâun monde. Enfin, il avait trouvĂ© la peinture, il se voyait rentrant dans son atelier comme on retourne chez une femme adorĂ©e, le cĆur battant Ă grands coups, dĂ©sespĂ©rĂ© maintenant de cette absence dâun jour, qui lui semblait un abandon sans fin ; et il allait droit Ă sa toile, et en une sĂ©ance il rĂ©alisait son rĂȘve. Cependant, tous les vingt pas, Ă la clartĂ© vacillante des becs de gaz, Bongrand lâarrĂȘtait par un bouton de son paletot, en lui rĂ©pĂ©tant que cette sacrĂ©e peinture Ă©tait un mĂ©tier du tonnerre de Dieu. Ainsi, lui, Bongrand, avait beau ĂȘtre un malin, il nây entendait rien encore. Ă chaque Ćuvre nouvelle, il dĂ©butait, câĂ©tait Ă se casser la tĂȘte contre les murs. Le ciel sâĂ©clairait, des maraĂźchers commençaient Ă descendre vers les Halles. Et lâun et lâautre continuaient Ă vaguer, chacun parlant pour lui, trĂšs haut, sous les Ă©toiles pĂąlissantes. IV Six semaines plus tard, Claude peignait un matin dans un flot de soleil qui tombait par la baie vitrĂ©e de lâatelier. Des pluies continues avaient attristĂ© le milieu dâaoĂ»t, et le courage au travail lui revenait avec le ciel bleu. Son grand tableau nâavançait guĂšre, il sây appliquait pendant de longues matinĂ©es silencieuses, en artiste combattu et obstinĂ©. On frappa. Il crut que câĂ©tait madame Joseph, la concierge, qui lui montait son dĂ©jeuner ; et, comme la clef restait toujours sur la porte, il cria simplement â Entrez ! La porte sâĂ©tait ouverte, il y eut un remuement lĂ©ger, puis tout cessa. Lui, continuait de peindre, sans mĂȘme tourner la tĂȘte. Mais ce silence frissonnant, une vague haleine qui palpitait, finirent par lâinquiĂ©ter. Il regarda, il demeura stupĂ©fait une femme Ă©tait lĂ , vĂȘtue dâune robe claire, le visage Ă demi cachĂ© sous une voilette blanche ; et il ne la connaissait point, et elle tenait une botte de roses, qui achevait de lâahurir. Tout dâun coup, il la reconnut. â Vous, mademoiselle !⊠Ah bien ! si je songeais Ă vous ! CâĂ©tait Christine. Il nâavait pu rattraper Ă temps ce cri peu aimable, qui Ă©tait le cri mĂȘme de la vĂ©ritĂ©. Dâabord, elle lâavait prĂ©occupĂ© de son souvenir ; ensuite, Ă mesure que les jours sâĂ©coulaient, depuis prĂšs de deux mois quâelle ne donnait pas signe de vie, elle Ă©tait passĂ©e Ă lâĂ©tat de vision fuyante et regrettĂ©e, de profil charmant qui se perd et quâon ne doit jamais revoir. â Oui, câest moi, monsieur⊠Jâai pensĂ© que câĂ©tait mal de ne pas vous remercier⊠Elle rougissait, elle balbutiait, ne pouvant trouver les mots. Sans doute la montĂ©e de lâescalier lâavait essoufflĂ©e, car son cĆur battait trĂšs fort. Eh quoi ? Ă©tait-ce donc dĂ©placĂ©, cette visite, raisonnĂ©e si longtemps, et qui avait fini par lui sembler toute naturelle ? Le pis Ă©tait quâen passant sur le quai, elle venait dâacheter cette botte de roses, dans lâintention dĂ©licate de tĂ©moigner sa gratitude Ă ce garçon ; et ces fleurs la gĂȘnaient horriblement. Comment les lui donner ? Quâallait-il penser dâelle ? Lâinconvenance de toutes ces choses ne lui Ă©tait apparue quâen ouvrant la porte. Mais Claude, plus troublĂ© encore, se jetait Ă une exagĂ©ration de politesse. Il avait lĂąchĂ© sa palette, il bouleversait lâatelier pour dĂ©barrasser une chaise. â Mademoiselle, je vous en prie, asseyez-vous⊠Vraiment, câest une surprise⊠Vous ĂȘtes trop charmante⊠Alors, quand elle fut assise, Christine se calma. Il Ă©tait si drĂŽle avec ses grands gestes Ă©perdus, elle le sentait lui-mĂȘme si timide, quâelle eut un sourire. Et elle lui tendit les roses, bravement. â Tenez ! câest pour que vous sachiez que je ne suis pas une ingrate. Il ne dit rien dâabord, la contempla, saisi. Lorsquâil eut vu quâelle ne se moquait pas, il lui serra les deux mains, Ă les briser ; puis, il mit tout de suite le bouquet dans son pot Ă eau, en rĂ©pĂ©tant â Ah ! par exemple, vous ĂȘtes un bon garçon, vous !⊠Câest la premiĂšre fois que je fais ce compliment Ă une femme, parole dâhonneur ! Il revint, il lui demanda, ses yeux dans les siens â Vrai, vous ne mâavez pas oubliĂ© ? â Vous le voyez bien, rĂ©pondit-elle en riant. â Pourquoi alors avez-vous attendu deux mois ? De nouveau, elle rougit. Le mensonge quâelle faisait, lui rendit un instant son embarras. â Mais je ne suis pas libre, vous le savez⊠Oh ! madame Vanzade est trĂšs bonne pour moi ; seulement, elle est impotente, elle ne sort jamais ; et il a fallu quâelle-mĂȘme, inquiĂšte de ma santĂ©, me forçùt Ă prendre lâair. Elle ne disait pas la honte oĂč son aventure du quai de Bourbon lâavait jetĂ©e, les premiers jours. En se retrouvant Ă lâabri, dans la maison de la vieille dame, le souvenir de la nuit passĂ©e chez un homme, lâavait tracassĂ©e de remords, comme une faute ; et elle croyait ĂȘtre parvenue Ă chasser cet homme de sa mĂ©moire, ce nâĂ©tait plus quâun mauvais rĂȘve, dont les contours sâeffaçaient. Puis, sans quâelle sĂ»t comment, au milieu du grand calme de son existence nouvelle, lâimage Ă©tait ressortie de lâombre, en se prĂ©cisant, en sâaccentuant, jusquâĂ devenir lâobsession de toutes ses heures. Pourquoi donc lâaurait-elle oubliĂ© ? elle ne trouvait Ă lui faire aucun reproche ? au contraire, ne lui devait-elle pas de la gratitude ? La pensĂ©e de le revoir, repoussĂ©e dâabord, longtemps combattue ensuite, avait ainsi tournĂ© en elle Ă lâidĂ©e fixe. Chaque soir, la tentation la reprenait dans la solitude de sa chambre, un malaise dont elle sâirritait, un dĂ©sir ignorĂ© dâelle-mĂȘme ; et elle ne sâĂ©tait apaisĂ©e un peu quâen sâexpliquant ce trouble par son besoin de reconnaissance. Elle Ă©tait si seule, si Ă©touffĂ©e, dans cette demeure somnolente ! le flot de sa jeunesse bouillonnait si fort, son cĆur avait une si grosse envie dâamitiĂ© ! â Alors, continua-t-elle, jâai profitĂ© de ma premiĂšre sortie⊠Et puis, il faisait tellement beau, ce matin, aprĂšs toutes ces averses maussades ! Claude, heureux, debout devant elle, se confessa lui aussi, mais sans avoir rien Ă cacher. â Moi, je nâosais plus songer Ă vous⊠Nâest-ce pas ? vous ĂȘtes comme ces fĂ©es des contes qui sortent du plancher et qui rentrent dans les murs, toujours au moment oĂč lâon ne sây attend pas. Je me disais Câest fini, ce nâest peut-ĂȘtre pas vrai, quâelle a traversĂ© cet atelier⊠Et vous voilĂ , et ça me fait un plaisir, oh ! un fier plaisir ! Souriante et gĂȘnĂ©e, Christine tournait la tĂȘte, affectait maintenant de regarder autour dâelle. Son sourire disparut, la peinture fĂ©roce quâelle retrouvait lĂ , les flamboyantes esquisses du Midi, lâanatomie terriblement exacte des Ă©tudes, la glaçaient comme la premiĂšre fois. Elle fut reprise dâune vĂ©ritable crainte, elle dit, sĂ©rieuse, la voix changĂ©e â Je vous dĂ©range, je mâen vais. â Mais non ! mais non ! cria Claude en lâempĂȘchant de quitter sa chaise. Je mâabrutissais au travail, ça me fait du bien de causer avec vous⊠Ah ! ce sacrĂ© tableau, il me torture assez dĂ©jĂ ! Et Christine, levant les yeux, regarda le grand tableau, cette toile, tournĂ©e lâautre fois contre le mur, et quâelle avait eu en vain le dĂ©sir de voir. Les fonds, la clairiĂšre sombre trouĂ©e dâune nappe de soleil, nâĂ©taient toujours quâindiquĂ©s Ă larges coups. Mais les deux petites lutteuses, la blonde et la brune, presque terminĂ©es, se dĂ©tachaient dans la lumiĂšre, avec leurs deux notes si fraĂźches. Au premier plan, le monsieur, recommencĂ© trois fois, restait en dĂ©tresse. Et câĂ©tait surtout Ă la figure centrale, Ă la femme couchĂ©e, que le peintre travaillait il nâavait plus repris la tĂȘte, il sâacharnait sur le corps, changeant de modĂšle chaque semaine, si dĂ©sespĂ©rĂ© de ne pas se satisfaire, que, depuis deux jours, lui qui se flattait de ne pouvoir inventer, il cherchait sans document, en dehors de la nature. Christine, tout de suite, se reconnut. CâĂ©tait elle, cette fille, vautrĂ©e dans lâherbe, un bras sous la nuque, souriant sans regard, les paupiĂšres closes. Cette fille nue avait son visage, et une rĂ©volte la soulevait, comme si elle avait eu son corps, comme si, brutalement, lâon eĂ»t dĂ©shabillĂ© lĂ toute sa nuditĂ© de vierge. Elle Ă©tait surtout blessĂ©e par lâemportement de la peinture, si rude quâelle sâen trouvait violentĂ©e, la chair meurtrie. Cette peinture, elle ne la comprenait pas, elle la jugeait exĂ©crable, elle se sentait contre elle une haine, la haine instinctive dâune ennemie. Elle se mit debout, elle rĂ©pĂ©ta dâune voix brĂšve â Je mâen vais. Claude la suivait des yeux, Ă©tonnĂ© et chagrin de ce changement brusque. â Comment, si vite ? â Oui, lâon mâattend. Adieu ! Et elle Ă©tait Ă la porte dĂ©jĂ , lorsquâil put lui prendre la main. Il osa lui demander â Quand vous reverrai-je ? Sa petite main mollissait dans la sienne. Un moment, elle parut hĂ©sitante. â Mais je ne sais pas. Je suis si occupĂ©e ! Puis, elle se dĂ©gagea, elle sâen alla, en disant trĂšs vite â Quand je le pourrai, un de ces jours⊠Adieu ! Claude Ă©tait restĂ© plantĂ© sur le seuil. Quoi ? quâavait-elle eu encore, cette subite rĂ©serve, cette irritation sourde ? Il referma la porte, il marcha, les bras ballants, sans comprendre, cherchant en vain la phrase, le geste qui avait pu la blesser. La colĂšre le prenait Ă son tour, un juron jetĂ© dans le vide, un terrible haussement dâĂ©paules, comme pour se dĂ©barrasser de cette prĂ©occupation imbĂ©cile. Est-ce quâon savait jamais, avec les femmes ! Mais la vue du bouquet de roses, dĂ©bordant du pot Ă eau, lâapaisa, tant il sentait bon. Toute la piĂšce en Ă©tait embaumĂ©e ; et, silencieux, il se remit au travail, dans ce parfum. Deux nouveaux mois se passĂšrent. Claude, les premiers jours, au moindre bruit, le matin, lorsque madame Joseph lui apportait son dĂ©jeuner ou des lettres, tournait vivement la tĂȘte, avait un geste involontaire de dĂ©sappointement. Il ne sortait plus avant quatre heures, et la concierge lui ayant dit, un soir, comme il rentrait, quâune jeune fille Ă©tait venue le demander vers cinq heures, il ne sâĂ©tait calmĂ© quâen reconnaissant un modĂšle, ZoĂ© PiĂ©defer, dans la visiteuse. Puis, les jours suivant les jours, il avait eu une crise furieuse de travail, inabordable pour tous, dâune violence de thĂ©ories telle, que ses amis eux-mĂȘmes nâosaient le contrarier. Il balayait le monde dâun geste, il nây avait plus que la peinture, on devait Ă©gorger les parents, les camarades, les femmes surtout ! De cette fiĂšvre chaude, il Ă©tait tombĂ© dans un abominable dĂ©sespoir, une semaine dâimpuissance et de doute, toute une semaine de torture Ă se croire frappĂ© de stupiditĂ©. Et il se remettait, il avait repris son train habituel, sa lutte rĂ©signĂ©e et solitaire contre son tableau, lorsque, par une matinĂ©e brumeuse de la fin dâoctobre, il tressaillit et posa rapidement sa palette. On nâavait pas frappĂ©, mais il venait de reconnaĂźtre un pas qui montait. Il ouvrit, et elle entra. CâĂ©tait elle enfin. Christine, ce jour-lĂ , portait un large manteau de laine grise qui lâenveloppait tout entiĂšre. Son petit chapeau de velours Ă©tait sombre, et le brouillard du dehors avait emperlĂ© sa voilette de dentelle noire. Mais il la trouva trĂšs gaie, dans ce premier frisson de lâhiver. Elle sâexcusa dâavoir tardĂ© si longtemps Ă revenir ; et elle souriait de son air franc, elle avouait quâelle avait hĂ©sitĂ©, quâelle avait bien failli ne plus vouloir oui, des idĂ©es Ă elle, des choses quâil devait comprendre. Il ne comprenait pas, il ne demandait pas Ă comprendre, puisquâelle Ă©tait lĂ . Cela suffisait quâelle ne fĂ»t point fĂąchĂ©e, quâelle consentĂźt Ă monter de temps Ă autre, en bonne camarade. Il nây eut pas dâexplication, chacun garda le tourment et le combat des jours passĂ©s. Pendant prĂšs dâune heure, ils causĂšrent, trĂšs dâaccord, sans rien de cachĂ© ni dâhostile dĂ©sormais, comme si lâentente sâĂ©tait faite Ă leur insu, loin lâun de lâautre. Elle ne sembla mĂȘme pas voir les esquisses et les Ă©tudes des murs. Un instant, elle regarda fixement la grande toile, la figure de femme nue, couchĂ©e dans lâherbe, sous lâor flambant du soleil. Non, ce nâĂ©tait pas elle, cette fille nâavait ni son visage ni son corps comment avait-elle pu se reconnaĂźtre, dans cet Ă©pouvantable gĂąchis de couleurs ? Et son amitiĂ© sâattendrit dâune pointe de pitiĂ© pour ce brave garçon, qui ne faisait pas mĂȘme ressemblant. Au dĂ©part, sur le seuil, ce fut elle qui lui tendit cordialement la main. â Vous savez, je reviendrai. â Oui, dans deux mois. â Non, la semaine prochaine⊠Vous verrez bien. Ă jeudi. Le jeudi, elle reparut, trĂšs exacte. Et, dĂšs lors, elle ne cessa plus de venir, une fois par semaine, dâabord sans date rĂ©guliĂšre, au hasard de ses jours libres ; puis, elle choisit le lundi, madame Vanzade lui ayant accordĂ© ce jour-lĂ , pour marcher et respirer au plein air du bois de Boulogne. Elle devait ĂȘtre rentrĂ©e Ă onze heures, elle se hĂątait Ă pied, elle arrivait toute rose dâavoir couru, car il y avait une bonne course de Passy au quai de Bourbon. Pendant quatre mois dâhiver, dâoctobre Ă fĂ©vrier, elle sâen vint ainsi sous les pluies battantes, sous les brouillards de la Seine, sous les pĂąles soleils qui attiĂ©dissaient les quais. MĂȘme, dĂšs le deuxiĂšme mois, elle arriva parfois Ă lâimproviste, un autre jour de la semaine, profitant dâune course dans Paris pour monter ; et elle ne pouvait sâattarder plus de deux minutes, on avait tout juste le temps de se dire bonjour dĂ©jĂ , elle redescendait lâescalier, en criant bonsoir. Maintenant, Claude commençait Ă connaĂźtre Christine. Dans son Ă©ternelle mĂ©fiance de la femme, un soupçon lui Ă©tait restĂ©, lâidĂ©e dâune aventure galante en province ; mais les yeux doux, le rire clair de la jeune fille, avaient tout emportĂ©, il la sentait dâune innocence de grande enfant. DĂšs quâelle arrivait, sans un embarras, Ă lâaise comme chez un ami, câĂ©tait pour bavarder, dâun flot intarissable. Vingt fois, elle lui avait racontĂ© son enfance Ă Clermont, et elle y revenait toujours. Le soir oĂč son pĂšre, le capitaine Hallegrain, avait eu sa derniĂšre attaque, foudroyĂ©, tombĂ© de son fauteuil ainsi quâune masse, sa mĂšre et elle Ă©taient Ă lâĂ©glise. Elle se rappelait parfaitement leur retour, puis la nuit affreuse, le capitaine trĂšs gros, trĂšs fort, allongĂ© sur un matelas, avec sa mĂąchoire infĂ©rieure qui avançait ; si bien que, dans sa mĂ©moire de gamine, elle ne pouvait le revoir autrement. Elle aussi avait cette mĂąchoire-lĂ , sa mĂšre lui criait, quand elle ne savait de quelle façon la dompter Ah ! menton de galoche, tu te mangeras le sang comme ton pĂšre ! » Pauvre mĂšre ! lâavait-elle assez Ă©tourdie de ses jeux violents, de ses crises folles de tapage ! Aussi loin quâelle pouvait remonter, elle la trouvait devant la mĂȘme fenĂȘtre, petite, fluette, peignant sans bruit ses Ă©ventails, avec des yeux doux, tout ce quâelle tenait dâelle aujourdâhui. On le lui disait parfois, Ă la chĂšre femme, voulant lui faire plaisir Elle a vos yeux. » Et elle souriait, elle Ă©tait heureuse dâĂȘtre au moins pour ce coin de douceur, dans le visage de sa fille. Depuis la mort de son mari, elle travaillait si tard, que sa vue se perdait. Comment vivre ? la pension de veuve, les six cents francs quâelle touchait, suffisait Ă peine aux besoins de lâenfant. Pendant cinq annĂ©es, celle-ci avait vu sa mĂšre pĂąlir et maigrir, sâen aller un peu chaque jour, jusquâĂ nâĂȘtre plus quâune ombre ; et elle gardait le remords de nâavoir pas Ă©tĂ© trĂšs sage, la dĂ©sespĂ©rant par son manque dâapplication au travail, recommençant tous les lundis de beaux projets, jurant de lâaider bientĂŽt Ă gagner de lâargent ; mais ses jambes et ses bras partaient malgrĂ© son effort, elle tombait malade dĂšs quâelle restait tranquille. Alors, un matin, sa mĂšre nâavait pu se lever, et elle Ă©tait morte, la voix Ă©teinte, les yeux pleins de grosses larmes. Toujours, elle lâavait ainsi prĂ©sente, morte dĂ©jĂ , les yeux grands ouverts et pleurant encore, fixĂ©s sur elle. Dâautres fois, Christine, questionnĂ©e par Claude sur Clermont, oubliait tout ce deuil, pour lĂącher les gais souvenirs. Elle riait Ă belles dents de leur campement, rue de lâĂclache, elle nĂ©e Ă Strasbourg, le pĂšre Gascon, la mĂšre Parisienne, tous les trois jetĂ©s dans cette Auvergne, quâils abominaient. La rue de lâĂclache, qui descend au Jardin-des-Plantes, Ă©troite et humide, Ă©tait dâune mĂ©lancolie de caveau ; pas une boutique, jamais un passant, rien que les façades mornes, aux volets toujours fermĂ©s ; mais, vers le midi, dominant des cours intĂ©rieures, les fenĂȘtres de leur logement avaient la joie du grand soleil. MĂȘme la salle Ă manger ouvrait sur un large balcon, une sorte de galerie de bois, dont les arcades Ă©taient garnies dâune glycine gĂ©ante, qui les enfouissait dans sa verdure. Et elle y avait grandi, dâabord prĂšs de son pĂšre infirme, ensuite cloĂźtrĂ©e avec sa mĂšre que la moindre sortie Ă©puisait ; elle ignorait si complĂštement la ville et les environs, quâelle et Claude finissaient par sâĂ©gayer lorsquâelle accueillait ses questions dâun Ă©ternel Je ne sais pas. Les montagnes ? oui, il y avait des montagnes dâun cĂŽtĂ©, on les apercevait au bout des rues. Tandis que, de lâautre cĂŽtĂ©, en enfilant dâautres rues, on voyait des champs plats, Ă lâinfini ; mais on nây allait pas, câĂ©tait trop loin. Elle reconnaissait seulement le Puy de DĂŽme, tout rond, pareil Ă une bosse. Dans la ville, elle se serait rendue Ă la cathĂ©drale, les yeux fermĂ©s on faisait le tour par la place de Jaude, on prenait la rue des Gras ; et il ne fallait point lui en demander davantage, le reste sâenchevĂȘtrait, des ruelles et des boulevards en pente, une citĂ© de lave noire qui dĂ©valait, oĂč les pluies dâorage roulaient comme des fleuves, sous de formidables Ă©clats de foudre. Oh ! les orages de lĂ -bas, elle en frissonnait encore ! Dans sa chambre, au-dessus des toits, le paratonnerre du MusĂ©e Ă©tait toujours en feu. Elle avait, dans la salle Ă manger qui servait aussi de salon, une fenĂȘtre Ă elle, une profonde embrasure, grande comme une piĂšce, oĂč se trouvaient sa table de travail et ses petites affaires. CâĂ©tait lĂ que sa mĂšre lui avait appris Ă lire ; câĂ©tait lĂ que, plus tard, elle sâendormait en Ă©coutant ses professeurs, tellement la fatigue des leçons lâĂ©tourdissait. Aussi, maintenant, se moquait-elle de son ignorance ah ! une demoiselle bien instruite, qui nâaurait pas su dire seulement tous les noms des rois de France, avec les dates ! une musicienne fameuse qui en Ă©tait restĂ©e aux Petits bateaux » ! une aquarelliste prodige, qui ratait les arbres, parce que les feuilles Ă©taient trop difficiles Ă imiter ! Brusquement, elle sautait aux quinze mois quâelle avait passĂ©s Ă la Visitation, aprĂšs la mort de sa mĂšre, un grand couvent, hors de la ville, avec des jardins magnifiques ; et les histoires de bonnes sĆurs ne tarissaient plus, des jalousies, des niaiseries, des innocences Ă faire trembler. Elle devait entrer en religion, elle suffoquait Ă lâĂ©glise. Tout lui semblait fini, lorsque la supĂ©rieure qui lâaimait beaucoup, lâavait elle-mĂȘme dĂ©tournĂ©e du cloĂźtre, en lui procurant cette place, chez madame Vanzade. Une surprise lui en restait, comment la mĂšre des Saints-Anges avait-elle lu si clairement en elle ? car, depuis quâelle habitait Paris, elle Ă©tait en effet tombĂ©e Ă une complĂšte indiffĂ©rence religieuse. Alors, quand les souvenirs de Clermont se trouvaient Ă©puisĂ©s, Claude voulait savoir quelle Ă©tait sa vie chez madame Vanzade ; et, chaque semaine, elle lui donnait de nouveaux dĂ©tails. Dans le petit hĂŽtel de Passy, silencieux et fermĂ©, lâexistence passait rĂ©guliĂšre, avec le tic-tac affaibli des vieilles horloges. Deux serviteurs antiques, une cuisiniĂšre et un valet de chambre, depuis quarante ans dans la famille, traversaient seuls les piĂšces vides, sans un bruit de leurs pantoufles, dâun pas de fantĂŽmes. Parfois, de loin en loin, venait une visite, quelque gĂ©nĂ©ral octogĂ©naire, si dessĂ©chĂ©, quâil pesait Ă peine sur les tapis. CâĂ©tait la maison des ombres, le soleil sây mourait en lueurs de veilleuse, Ă travers les lames des persiennes. Depuis que madame, prise par les genoux et devenue aveugle, ne quittait plus sa chambre, elle nâavait dâautre distraction que de se faire lire des livres de piĂ©tĂ©, interminablement. Ah ! ces lectures sans fin, comme elles pesaient Ă la jeune fille ! Si elle avait su un mĂ©tier, avec quelle joie elle aurait coupĂ© des robes, Ă©pinglĂ© des chapeaux, gaufrĂ© des pĂ©tales de fleurs ! Dire quâelle nâĂ©tait capable de rien, quâelle avait tout appris, et quâil nây avait en elle que lâĂ©toffe dâune fille Ă gages, dâune demi-domestique ! Et puis, elle souffrait de cette demeure close, rigide, qui sentait la mort ; elle Ă©tait reprise des Ă©tourdissements de son enfance, quand jadis elle voulait se forcer au travail, pour faire plaisir Ă sa mĂšre ; une rĂ©bellion de son sang la soulevait, elle aurait criĂ© et sautĂ©, ivre du besoin de vivre. Mais madame la traitait si doucement, la renvoyant de sa chambre, lui ordonnant de longues promenades, quâelle Ă©tait pleine de remords, lorsque, au retour du quai de Bourbon, elle devait mentir, parler du bois de Boulogne, inventer une cĂ©rĂ©monie Ă lâĂ©glise, oĂč elle ne mettait plus les pieds. Chaque jour, madame semblait Ă©prouver pour elle une tendresse plus grande ; câĂ©taient sans cesse des cadeaux, une robe de soie, une petite montre ancienne, jusquâĂ du linge ; et elle-mĂȘme aimait beaucoup madame, elle avait pleurĂ© un soir que celle-ci lâappelait sa fille, elle jurait de ne la quitter jamais maintenant, le cĆur noyĂ© de pitiĂ©, Ă la voir si vieille et si infirme. â Bah ! dit Claude un matin, vous serez rĂ©compensĂ©e, elle vous fera son hĂ©ritiĂšre. Christine demeura saisie. â Oh ! pensez-vous ?⊠On dit quâelle a trois millions⊠Non, non, je nây ai jamais songĂ©, je ne veux pas, quâest-ce que je deviendrais ? Claude sâĂ©tait dĂ©tournĂ©, et il ajouta dâune voix brusque â Vous deviendriez riche, parbleu !⊠Dâabord, sans doute, elle vous mariera. Mais, Ă ce mot, elle lâinterrompit dâun Ă©clat de rire. â Avec un de ses vieux amis, le gĂ©nĂ©ral qui a un menton en argent⊠Ah ! la bonne folie ! Tous deux en restaient Ă une camaraderie de vieilles connaissances. Il Ă©tait presque aussi neuf quâelle en toutes choses, nâayant connu que des filles de hasard, vivant au-dessus du rĂ©el, dans des amours romantiques. Cela leur semblait naturel et trĂšs simple, Ă elle comme Ă lui, de se voir de la sorte en secret, par amitiĂ©, sans autre galanterie quâune poignĂ©e de main Ă lâarrivĂ©e et quâune poignĂ©e de main au dĂ©part. Lui, ne se questionnait mĂȘme plus sur ce quâelle pouvait savoir de la vie et de lâhomme, dans ses ignorances de demoiselle honnĂȘte ; et câĂ©tait elle qui le sentait timide, qui le regardait fixement parfois, avec le vacillement des yeux, le trouble Ă©tonnĂ© de la passion qui sâignore. Mais rien encore de brĂ»lant ni dâagitĂ© ne gĂątait le plaisir quâils Ă©prouvaient Ă ĂȘtre ensemble. Leurs mains demeuraient fraĂźches, ils parlaient de tout gaiement, ils se disputaient parfois, en amis certains de ne jamais se fĂącher. Seulement, cette amitiĂ© devenait si vive, quâils ne pouvaient plus vivre lâun sans lâautre. DĂšs que Christine Ă©tait lĂ , Claude enlevait la clef de la porte. Elle-mĂȘme lâexigeait de cette façon, personne ne viendrait les dĂ©ranger. Au bout de quelques visites, elle avait pris possession de lâatelier, elle y semblait chez elle. Une idĂ©e dây mettre un peu dâordre la tourmentait, car elle souffrait nerveusement, au milieu dâun pareil abandon ; mais ce nâĂ©tait point besogne facile, le peintre dĂ©fendait Ă madame Joseph de balayer, de peur que la poussiĂšre ne couvrĂźt ses toiles fraĂźches ; et, les premiĂšres fois, lorsque son amie tentait un bout de nettoyage, il la suivait dâun regard inquiet et suppliant. Ă quoi bon changer les choses de place ? est-ce quâil ne suffisait pas de les avoir sous la main ? Pourtant, elle montrait une obstination si gaie, elle paraissait si heureuse de jouer Ă la mĂ©nagĂšre, quâil avait fini par la laisser libre. Maintenant, Ă peine arrivĂ©e, dĂ©gantĂ©e, la jupe Ă©pinglĂ©e pour ne pas la salir, elle bousculait tout, elle rangeait la vaste piĂšce en trois tours. Devant le poĂȘle, on ne voyait plus un tas de cendre accumulĂ©e ; le paravent cachait le lit et la toilette ; le divan Ă©tait brossĂ©, lâarmoire frottĂ©e et luisante, la table de sapin dĂ©sencombrĂ©e de la vaisselle, nette de taches de couleurs ; et, au-dessus des chaises posĂ©es en belle symĂ©trie, des chevalets boiteux appuyĂ©s aux murs, le coucou Ă©norme, Ă©panouissant ses fleurs de carmin, avait lâair de battre dâun tic-tac plus sonore. CâĂ©tait magnifique, on nâaurait pas reconnu la piĂšce. Lui, stupĂ©fait, la regardait aller, venir, tourner en chantant. Ătait-ce donc cette paresseuse qui avait des migraines intolĂ©rables, au moindre travail ? Mais elle riait le travail de tĂȘte, oui ; tandis que le travail des pieds et des mains, au contraire, lui faisait du bien, la redressait comme un jeune arbre. Elle avouait, ainsi quâune dĂ©pravation, son goĂ»t pour les soins bas du mĂ©nage, ce goĂ»t qui dĂ©sespĂ©rait sa mĂšre, dont lâidĂ©al dâĂ©ducation Ă©tait lâart dâagrĂ©ment, lâinstitutrice aux mains fines, ne touchant Ă rien. Aussi que de remontrances, quand on la surprenait, toute petite, balayant, torchonnant, jouant Ă la cuisiniĂšre avec dĂ©lices ! Encore aujourdâhui, si elle avait pu se battre contre la poussiĂšre, chez madame Vanzade, elle se serait moins ennuyĂ©e. Seulement, quâaurait-on dit ? Du coup, elle nâaurait plus Ă©tĂ© une dame. Et elle venait se satisfaire quai de Bourbon, essoufflĂ©e de tant dâexercice, avec des yeux de pĂ©cheresse qui mord au fruit dĂ©fendu. Claude, Ă cette heure, sentait autour de lui les bons soins dâune femme. Pour la faire asseoir et causer tranquillement, il lui demandait, parfois, de recoudre un poignet arrachĂ©, un pan de veston dĂ©chirĂ©. Dâelle-mĂȘme, elle avait bien offert de visiter son linge. Mais ce nâĂ©tait plus sa belle flamme de mĂ©nagĂšre qui sâagite. Dâabord, elle ne savait pas, elle tenait son aiguille en fille Ă©levĂ©e dans le mĂ©pris de la couture. Puis, cette immobilitĂ©, cette attention, ces petits points Ă soigner un par un, lâexaspĂ©raient. Lâatelier reluisait de propretĂ©, comme un salon ; mais Claude restait en guenilles ; et tous les deux en plaisantaient, ils trouvaient ça drĂŽle. Quels mois heureux ils passĂšrent, ces quatre mois de gelĂ©e et de pluie, dans lâatelier oĂč le poĂȘle rouge ronflait comme un tuyau dâorgue ! Lâhiver semblait les isoler encore. Quand la neige couvrait les toits voisins, que des moineaux venaient battre de lâaile contre la baie vitrĂ©e, ils souriaient dâavoir chaud et dâĂȘtre perdus ainsi, au milieu de la grande ville muette. Et ils nâeurent pas toujours que ce coin Ă©troit, elle finit par lui permettre de la reconduire. Longtemps, elle avait voulu sâen aller seule, tourmentĂ©e de la honte dâĂȘtre vue dehors au bras dâun homme. Puis, un jour quâune averse brusque tombait, il fallut bien quâelle le laissĂąt descendre avec un parapluie ; et, lâaverse ayant cessĂ© tout de suite, de lâautre cĂŽtĂ© du pont Louis-Philippe, elle lâavait renvoyĂ©, ils Ă©taient seulement restĂ©s quelques minutes devant le parapet, Ă regarder le Mail, heureux de se trouver ensemble, sous le ciel libre. En bas, contre les pavĂ©s du port, les grandes toues pleines de pommes sâalignaient sur quatre rangs, si serrĂ©es, que des planches, entre elles, faisaient des sentiers, oĂč couraient des enfants et des femmes ; et ils sâamusĂšrent de cet Ă©croulement de fruits, des tas Ă©normes qui encombraient la berge, des paniers ronds qui voyageaient ; tandis quâune odeur forte, presque puante, une odeur de cidre en fermentation, sâexhalait avec le souffle humide de la riviĂšre. La semaine suivante, comme le soleil avait reparu et quâil lui vantait la solitude des quais, autour de lâĂźle Saint-Louis, elle consentit Ă une promenade. Ils remontĂšrent le quai de Bourbon et le quai dâAnjou, sâarrĂȘtant Ă chaque pas, intĂ©ressĂ©s par la vie de la Seine, la dragueuse dont les seaux grinçaient, le bateau-lavoir secouĂ© dâun bruit de querelles, une grue, lĂ -bas, en train de dĂ©charger un chaland. Elle, surtout, sâĂ©tonnait Ă©tait-ce possible que ce quai des Ormes, si vivant en face, que ce quai Henri IV, avec sa berge immense, sa plage oĂč des bandes dâenfants et de chiens se culbutaient sur des tas de sable, que tout cet horizon de ville peuplĂ©e et active fĂ»t lâhorizon de citĂ© maudite, aperçu dans un Ă©claboussement de sang, la nuit de son arrivĂ©e ? Ensuite, ils tournĂšrent la pointe, ralentissant encore leur marche, pour jouir du dĂ©sert et du silence que de vieux hĂŽtels semblent mettre lĂ ; ils regardĂšrent lâeau bouillonner Ă travers la forĂȘt des charpentes de lâEstacade, ils revinrent en suivant le quai de BĂ©thune et le quai dâOrlĂ©ans, rapprochĂ©s par lâĂ©largissement du fleuve, se serrant lâun contre lâautre devant cette coulĂ©e Ă©norme, les yeux au loin sur le Port-au-Vin et le Jardin-des-Plantes. Dans le ciel pĂąle, des dĂŽmes de monuments bleuissaient. Comme ils arrivaient au pont Saint-Louis, il dut lui nommer Notre-Dame quâelle ne reconnaissait pas, vue ainsi du chevet, colossale et accroupie entre ses arcs-boutants, pareils Ă des pattes au repos, dominĂ©e par la double tĂȘte de ses tours, au-dessus de sa longue Ă©chine de monstre. Mais leur trouvaille, ce jour-lĂ , ce fut la pointe occidentale de lâĂźle, cette proue de navire continuellement Ă lâancre, qui, dans la fuite des deux courants, regarde Paris sans jamais lâatteindre. Ils descendirent un escalier trĂšs raide, ils dĂ©couvrirent une berge solitaire, plantĂ©e de grands arbres ; et câĂ©tait un refuge dĂ©licieux, un asile en pleine foule, Paris grondant alentour, sur les quais, sur les ponts, pendant quâils goĂ»taient au bord de lâeau la joie dâĂȘtre seuls, ignorĂ©s de tous. DĂšs lors, cette berge fut leur coin de campagne, le pays de plein air oĂč ils profitaient des heures de soleil, quand la grosse chaleur de lâatelier, oĂč le poĂȘle rouge ronflait, les suffoquait et commençait Ă chauffer leurs mains dâune fiĂšvre dont ils avaient peur. Cependant, jusque-lĂ , Christine refusait de se laisser accompagner plus loin que le Mail. Au quai des Ormes, elle congĂ©diait toujours Claude, comme si Paris, avec sa foule et ses rencontres possibles, eĂ»t commencĂ© Ă cette longue file de quais, quâil lui fallait suivre. Mais Passy Ă©tait si loin, et elle sâennuyait tant Ă faire seule une course pareille, que peu Ă peu elle cĂ©da, lui permettant dâabord de pousser jusquâĂ lâHĂŽtel-de-Ville, puis jusquâau Pont-Neuf, puis jusquâaux Tuileries. Elle oubliait le danger, tous deux sâen allaient maintenant bras dessus bras dessous, comme un jeune mĂ©nage ; et cette promenade sans cesse rĂ©pĂ©tĂ©e, cette marche lente sur le mĂȘme trottoir, du cĂŽtĂ© de lâeau, avait pris un charme infini, une jouissance de bonheur telle, quâils ne devaient jamais en Ă©prouver de plus vive. Ils Ă©taient lâun Ă lâautre, profondĂ©ment, sans sâĂȘtre donnĂ©s encore. Il semblait que lâĂąme de la grande ville, montant du fleuve, les enveloppĂąt de toutes les tendresses qui avaient battu dans ces vieilles pierres, au travers des Ăąges. Depuis les grands froids de dĂ©cembre, Christine ne venait plus que lâaprĂšs-midi ; et câĂ©tait vers quatre heures, lorsque le soleil dĂ©clinait, que Claude la reconduisait Ă son bras. Par les jours de ciel clair, dĂšs quâils dĂ©bouchaient du pont Louis-Philippe, toute la trouĂ©e des quais, immense Ă lâinfini, se dĂ©roulait. Dâun bout Ă lâautre, le soleil oblique chauffait dâune poussiĂšre dâor les maisons de la rive droite ; tandis que la rive gauche, les Ăźles, les Ă©difices, se dĂ©coupaient en une ligne noire, sur la gloire enflammĂ©e du couchant. Enfin cette marge Ă©clatante et cette marge sombre, la Seine pailletĂ©e luisait, coupĂ©e des barres minces de ses ponts, les cinq arches du pont Notre-Dame sous lâarche unique du pont dâArcole, puis le pont au Change, puis le Pont-Neuf, de plus en plus fins, montrant chacun, au delĂ de son ombre, un vif coup de lumiĂšre, une eau de satin bleu, blanchissant dans un reflet de miroir ; et, pendant que les dĂ©coupures crĂ©pusculaires de gauche se terminaient par la silhouette des tours pointues du Palais-de-Justice, charbonnĂ©es durement sur le vide, une courbe molle sâarrondissait Ă droite dans la clartĂ©, si allongĂ©e et si perdue, que le pavillon de Flore, tout lĂ -bas, qui sâavançait comme une citadelle, Ă lâextrĂȘme pointe, semblait un chĂąteau du rĂȘve, bleuĂątre, lĂ©ger et tremblant, au milieu des fumĂ©es roses de lâhorizon. Mais eux, baignĂ©s de soleil sous les platanes sans feuilles, dĂ©tournaient les yeux de cet Ă©blouissement, sâĂ©gayaient Ă certains coins, toujours les mĂȘmes, un surtout, le pĂątĂ© de maisons trĂšs vieilles, au-dessus du Mail ; en bas, de petites boutiques de quincaillerie et dâarticles de pĂȘche Ă un Ă©tage, surmontĂ©es de terrasses, fleuries de lauriers et de vignes vierges, et, par derriĂšre, des maisons plus hautes, dĂ©labrĂ©es, Ă©talant des linges aux fenĂȘtres, tout un entassement de constructions baroques, un enchevĂȘtrement de planches et de maçonneries, de murs croulants et de jardins suspendus, oĂč des boules de verre allumaient des Ă©toiles. Ils marchaient, ils dĂ©laissaient bientĂŽt les grands bĂątiments qui suivaient, la Caserne, lâHĂŽtel-de-Ville, pour sâintĂ©resser, de lâautre cĂŽtĂ© du fleuve, Ă la CitĂ©, serrĂ©e dans ses murailles droites et lisses, sans berge. Au-dessus des maisons assombries, les tours de Notre-Dame, resplendissantes, Ă©taient comme dorĂ©es Ă neuf. Des boĂźtes de bouquinistes commençaient Ă envahir les parapets ; une pĂ©niche, chargĂ©e de charbon, luttait contre le courant terrible, sous une arche du pont Notre-Dame. Et lĂ , les jours de marchĂ© aux fleurs, malgrĂ© la rudesse de la saison, ils sâarrĂȘtaient Ă respirer les premiĂšres violettes et les giroflĂ©es hĂątives. Sur la gauche, cependant, la rive se dĂ©couvrait et se prolongeait au delĂ des poivriĂšres du Palais-de-Justice, avaient paru les petites maisons blafardes du quai de lâHorloge, jusquâĂ la touffe dâarbres du terre-plein ; puis, Ă mesure quâils avançaient, dâautres quais sortaient de la brume, trĂšs loin, le quai Voltaire, le quai Malaquais, la coupole de lâInstitut, le bĂątiment carrĂ© de la Monnaie, une longue barre grise de façades dont on ne distinguait mĂȘme pas les fenĂȘtres, un promontoire de toitures que les poteries des cheminĂ©es faisaient ressembler Ă une falaise rocheuse, sâenfonçant au milieu dâune mer phosphorescente. En face, au contraire, le pavillon de Flore sortait du rĂȘve, se solidifiait dans la flambĂ©e derniĂšre de lâastre. Alors, Ă droite, Ă gauche, aux deux bords de lâeau, câĂ©taient les profondes perspectives du boulevard SĂ©bastopol et du boulevard du Palais ; câĂ©taient les bĂątisses neuves du quai de la MĂ©gisserie, la nouvelle PrĂ©fecture de police en face, le vieux Pont-Neuf, avec la tache dâencre de sa statue ; câĂ©taient le Louvre, les Tuileries, puis, au fond, par-dessus Grenelle, les lointains sans borne, les coteaux de SĂšvres, la campagne noyĂ©e dâun ruissellement de rayons. Jamais Claude nâallait plus loin, Christine toujours lâarrĂȘtait avant le Pont-Royal, prĂšs des grands arbres des bains Vigier ; et, quand ils se retournaient pour Ă©changer encore une poignĂ©e de main, dans lâor du soleil devenu rouge, ils regardaient en arriĂšre, ils retrouvaient Ă lâautre horizon lâĂźle Saint-Louis, dâoĂč ils venaient, une fin confuse de capitale, que la nuit gagnait dĂ©jĂ , sous le ciel ardoisĂ© de lâorient. Ah ! que de beaux couchers de soleil ils eurent, pendant ces flĂąneries de chaque semaine ! Le soleil les accompagnait dans cette gaietĂ© vibrante des quais, la vie de la Seine, la danse des reflets au fil du courant, lâamusement des boutiques chaudes comme des serres, et les fleurs en pot de grainetiers, et les cages assourdissantes des oiseliers, tout ce tapage de sons et de couleurs qui fait du bord de lâeau lâĂ©ternelle jeunesse des villes. Tandis quâils avançaient, la braise ardente du couchant sâempourprait Ă leur gauche, au-dessus de la ligne sombre des maisons ; et lâastre semblait les attendre, sâinclinait Ă mesure, roulait lentement vers les toits lointains, dĂšs quâils avaient dĂ©passĂ© le pont Notre-Dame, en face du fleuve Ă©largi. Dans aucune futaie sĂ©culaire, sur aucune route de montagne, par les prairies dâaucune plaine, il nây aura jamais des fins de jour aussi triomphales que derriĂšre la coupole de lâInstitut. Câest Paris qui sâendort dans sa gloire. Ă chacune de leurs promenades, lâincendie changeait, des fournaises nouvelles ajoutaient leurs brasiers Ă cette couronne de flammes. Un soir quâune averse venait de les surprendre, le soleil, reparaissant derriĂšre la pluie, alluma la nuĂ©e tout entiĂšre, et il nây eut plus sur leurs tĂȘtes que cette poussiĂšre dâeau embrasĂ©e, qui sâirisait de bleu et de rose. Les jours de ciel pur, au contraire, le soleil, pareil Ă une boule de feu, descendait majestueusement dans un lac de saphir tranquille ; un instant, la coupole noire de lâInstitut lâĂ©cornait, comme une lune Ă son dĂ©clin ; puis, la boule se violaçait, se noyait au fond du lac devenu sanglant. DĂšs fĂ©vrier, elle agrandit sa courbe, elle tomba droit dans la Seine, qui semblait bouillonner Ă lâhorizon, sous lâapproche de ce fer rouge. Mais les grands dĂ©cors, les grandes fĂ©eries de lâespace ne flambaient que les soirs de nuages. Alors, suivant le caprice du vent, câĂ©taient des mers de soufre battant des rochers de corail, câĂ©taient des palais et des tours, des architectures entassĂ©es, brĂ»lant, sâĂ©croulant, lĂąchant par leurs brĂšches des torrents de lave ; ou encore, tout dâun coup, lâastre, disparu dĂ©jĂ , couchĂ© derriĂšre un voile de vapeurs, perçait ce rempart dâune telle poussĂ©e de lumiĂšre, que des traits dâĂ©tincelles jaillissaient, partaient dâun bout du ciel Ă lâautre, visibles, ainsi quâune volĂ©e de flĂšches dâor. Et le crĂ©puscule se faisait, et ils se quittaient avec ce dernier Ă©blouissement dans les yeux, ils sentaient ce Paris triomphal complice de la joie quâils ne pouvaient Ă©puiser, Ă toujours recommencer ensemble cette promenade, le long des vieux parapets de pierre. Un jour enfin, il arriva ce que Claude redoutait, sans le dire. Christine semblait ne plus croire quâon pĂ»t les rencontrer. Qui, du reste, la connaissait ? Elle passerait ainsi, Ă©ternellement inconnue. Lui, songeait aux camarades, avait parfois un petit frisson, en croyant distinguer au loin quelque dos de sa connaissance. Il Ă©tait travaillĂ© dâune pudeur, lâidĂ©e quâon pourrait dĂ©visager la jeune fille, lâaborder, plaisanter peut-ĂȘtre, lui causait un insupportable malaise. Et, ce jour-lĂ justement, comme elle se serrait Ă son bras, et quâils approchaient du pont des Arts, il tomba sur Sandoz et Dubuche, qui descendaient les marches du pont. Impossible de les Ă©viter, on Ă©tait presque face Ă face ; dâailleurs, ses amis lâavaient aperçu sans doute, car ils souriaient. TrĂšs pĂąle, il avançait toujours ; et il pensa tout perdu, en voyant Dubuche faire un mouvement vers lui ; mais dĂ©jĂ Sandoz le retenait, lâemmenait. Ils passĂšrent dâun air indiffĂ©rent, ils disparurent dans la cour du Louvre, sans mĂȘme se retourner. Tous deux venaient de reconnaĂźtre lâoriginal de cette tĂȘte au pastel, que le peintre cachait avec une jalousie dâamant. Christine, trĂšs gaie, nâavait rien remarquĂ©. Claude, le cĆur battant Ă grands coups, lui rĂ©pondait par des mots Ă©tranglĂ©s, touchĂ© aux larmes, dĂ©bordant de gratitude pour la discrĂ©tion de ses deux vieux compagnons. Ă quelques jours de lĂ , il eut encore une secousse. Il nâattendait pas Christine, et il avait donnĂ© rendez-vous Ă Sandoz ; puis, comme elle Ă©tait montĂ©e en courant passer une heure, dans une de ces surprises qui les ravissaient, ils venaient Ă leur habitude de retirer la clef, lorsquâon frappa du poing, familiĂšrement. Tout de suite, lui reconnut cette façon de sâannoncer, si bouleversĂ© de lâaventure, quâil en renversa une chaise impossible maintenant de ne pas rĂ©pondre. Mais elle Ă©tait devenue blĂȘme, elle le suppliait dâun geste Ă©perdu, et il demeura immobile, lâhaleine coupĂ©e. Les coups continuaient dans la porte. Une voix cria Claude ! Claude ! » Lui, ne bougeait toujours point, combattu pourtant, les lĂšvres blanches, les yeux Ă terre. Un grand silence rĂ©gna, des pas descendirent, en faisant craquer les marches de bois. Sa poitrine sâĂ©tait gonflĂ©e dâune tristesse immense, il la sentait Ă©clater de remords, Ă chacun de ces pas qui sâen allaient, comme sâil eĂ»t reniĂ© lâamitiĂ© de toute sa jeunesse. Cependant, une aprĂšs-midi, on frappa encore, et Claude nâeut que le temps de murmurer avec dĂ©sespoir â La clef est restĂ©e sur la porte ! En effet, Christine avait oubliĂ© de la retirer. Elle sâeffara, sâĂ©lança derriĂšre le paravent, tomba assise au bord du lit, son mouchoir sur la bouche, pour Ă©touffer le bruit de sa respiration. On tapait plus fort, des rires Ă©clataient, le peintre dut crier â Entrez ! Et son malaise augmenta, en apercevant Jory, qui, galamment, introduisait Irma BĂ©cot. Depuis quinze jours, Fagerolles la lui avait cĂ©dĂ©e ; ou plutĂŽt il sâĂ©tait rĂ©signĂ© Ă ce caprice, par crainte de la perdre tout Ă fait. Elle jetait alors sa jeunesse aux quatre coins des ateliers, dans une telle folie de son corps, que chaque semaine elle dĂ©mĂ©nageait ses trois chemises, quitte Ă revenir pour une nuit, si le cĆur lui en disait. â Câest elle qui a voulu visiter ton atelier, et je te lâamĂšne, expliqua le journaliste. Mais, sans attendre, elle se promenait, elle sâexclamait, trĂšs libre. â Oh ! que câest drĂŽle, ici !⊠Oh ! quelle drĂŽle de peinture !⊠Hein ? soyez aimable, montrez-moi tout, je veux tout voir⊠Et oĂč couchez-vous ? Claude, anxieux dâinquiĂ©tude, eut peur quâelle nâĂ©cartĂąt le paravent. Il sâimaginait Christine lĂ derriĂšre, il Ă©tait dĂ©solĂ© dĂ©jĂ de ce quâelle entendait. â Tu sais ce quâelle vient te demander ? reprit gaiement Jory. Comment, tu ne te rappelles pas ? tu lui as promis de faire quelque chose dâaprĂšs elle⊠Elle te posera tout ce que tu voudras, nâest-ce pas, ma chĂšre ? â Pardi, tout de suite ! â Câest que, dit le peintre embarrassĂ©, mon tableau me prendra jusquâau Salon⊠Il y a lĂ une figure qui me donne un mal ! Impossible de mâen tirer, avec ces sacrĂ©s modĂšles ! Elle sâĂ©tait plantĂ©e devant la toile, elle levait son petit nez dâun air entendu. â Cette femme nue, dans lâherbe⊠Eh bien ! dites donc, si je pouvais vous ĂȘtre utile ? Du coup, Jory sâenflamma. â Tiens ! mais câest une idĂ©e ! Toi qui cherches une belle fille, sans la trouver !⊠Elle va se dĂ©faire. DĂ©fais-toi, ma chĂ©rie, dĂ©fais-toi un peu, pour quâil voie. Dâune main, Irma dĂ©noua vivement son chapeau, et elle cherchait de lâautre les agrafes de son corsage, malgrĂ© les refus Ă©nergiques de Claude, qui se dĂ©battait, comme si on lâeĂ»t violentĂ©. â Non, non, câest inutile⊠Madame est trop petite⊠Ce nâest pas du tout ça, pas du tout ! â Quâest-ce que ça fiche ? dit-elle, vous verrez toujours. Et Jory sâobstinait. â Laisse donc ! câest Ă elle que tu fais plaisir⊠Elle ne pose pas dâhabitude, elle nâen a pas besoin ; mais ça la rĂ©gale, de se montrer. Elle vivrait sans chemise⊠DĂ©fais-toi, ma chĂ©rie. Rien que la gorge, puisquâil a peur que tu ne le manges ! Enfin, Claude lâempĂȘcha de se dĂ©shabiller. Il bĂ©gayait des excuses plus tard, il serait trĂšs heureux ; en ce moment, il craignait quâun document nouveau nâachevĂąt de lâembrouiller ; et elle se contenta de hausser les Ă©paules, en le regardant fixement de ses jolis yeux de vice, dâun air de souriant mĂ©pris. Alors, Jory causa de la bande. Pourquoi donc Claude nâĂ©tait-il pas venu, lâautre jeudi, chez Sandoz ? On ne le voyait plus, Dubuche lâaccusait dâĂȘtre entretenu par une actrice. Oh ! il y avait eu un attrapage entre Fagerolles et Mahoudeau, Ă propos de lâhabit noir en sculpture ! GagniĂšre, le dimanche dâauparavant, Ă©tait sorti dâune audition de Wagner, avec un Ćil en compote. Lui, Jory, avait manquĂ© dâavoir un duel, au cafĂ© Baudequin, pour un de ses derniers articles du Tambour. Câest quâil les menait raides, les peintres de quatre sous, les rĂ©putations volĂ©es ! La campagne contre le jury du Salon faisait un vacarme du diable, il ne resterait pas un morceau de ses gabelous de lâidĂ©al, qui empĂȘcheraient la nature dâentrer. Claude lâĂ©coutait, dans une impatience irritĂ©e. Il avait repris sa palette, il piĂ©tinait devant son tableau. Lâautre finit par comprendre. â Tu dĂ©sires travailler, nous te laissons. Irma continuait Ă regarder le peintre, avec son vague sourire, Ă©tonnĂ©e de la bĂȘtise de ce nigaud qui ne voulait pas dâelle, tourmentĂ©e maintenant du caprice de lâavoir, malgrĂ© lui. CâĂ©tait laid, son atelier, et lui-mĂȘme nâavait rien de beau ; mais pourquoi posait-il pour la vertu ? Elle le plaisanta un instant, fine, intelligente, portant dĂ©jĂ sa fortune, dans le dĂ©braillĂ© de sa jeunesse. Et, Ă la porte, elle sâoffrit une derniĂšre fois, en lui chauffant la main dâune pression longue et enveloppante. â Quand vous voudrez. Ils Ă©taient partis, et Claude dut aller Ă©carter le paravent ; car, derriĂšre, Christine restait au bord du lit, comme sans force pour se lever. Elle ne parla pas de cette fille, elle dĂ©clara simplement quâelle avait eu bien peur ; et elle voulut sâen aller tout de suite, tremblant dâentendre frapper encore, emportant au fond de ses yeux inquiets le trouble des choses quâelle ne disait point. Longtemps, dâailleurs, ce milieu dâart brutal, cet atelier empli de tableaux violents, Ă©tait demeurĂ© pour elle un malaise. Elle ne pouvait sâhabituer aux nuditĂ©s vraies des acadĂ©mies, Ă la rĂ©alitĂ© crue des Ă©tudes faites en Provence, blessĂ©e, rĂ©pugnĂ©e. Surtout elle nây comprenait rien, grandie dans la tendresse et lâadmiration dâun autre art, ces fines aquarelles de sa mĂšre, ces Ă©ventails dâune dĂ©licatesse de rĂȘve, oĂč des couples lilas flottaient au milieu de jardins bleuĂątres. Souvent encore, elle-mĂȘme sâamusait Ă de petits paysages dâĂ©coliĂšre, deux ou trois motifs toujours rĂ©pĂ©tĂ©s, un lac avec une ruine, un moulin battant lâeau dâune riviĂšre, un chalet et des sapins blancs de neige. Et elle sâĂ©tonnait Ă©tait-ce possible quâun garçon intelligent peignĂźt dâune façon si dĂ©raisonnable, si laide, si fausse ? car elle ne trouvait pas seulement ces rĂ©alitĂ©s dâune hideur de monstres, elle les jugeait aussi en dehors de toute vĂ©ritĂ© permise. Enfin, il fallait ĂȘtre fou. Un jour, Claude voulut absolument voir un petit album, son ancien album de Clermont, dont elle lui avait parlĂ©. AprĂšs sâen ĂȘtre longtemps dĂ©fendu, elle lâapporta, flattĂ©e au fond, ayant la vive curiositĂ© de savoir ce quâil dirait. Lui, le feuilleta en souriant ; et, comme il se taisait, elle murmura la premiĂšre â Vous trouvez ça mauvais, nâest-ce pas ? â Mais non, rĂ©pondit-il, câest innocent. Le mot la froissa, malgrĂ© le ton bonhomme qui le rendait aimable. â Dame ! jâai eu si peu de leçons de maman !⊠Moi, jâaime que ce soit bien fait et que ça plaise. Alors, il Ă©clata franchement de rire. â Avouez que ma peinture vous rend malade. Je lâai remarquĂ©, vous pincez les lĂšvres, vous arrondissez des yeux de terreur⊠Ah ! certes, ce nâest pas de la peinture pour les dames, encore moins pour les jeunes filles⊠Mais vous vous y accoutumerez, il nây a lĂ quâune Ă©ducation de lâĆil ; et vous verrez que câest trĂšs sain et trĂšs honnĂȘte, ce que je fais lĂ . En effet, peu Ă peu, Christine sâaccoutuma. La conviction artistique nây entra pour rien dâabord, dâautant plus que Claude, avec son dĂ©dain des jugements de la femme, ne lâendoctrinait pas, Ă©vitant au contraire de parler art avec elle, comme sâil eĂ»t voulu se rĂ©server cette passion de sa vie, en dehors de la passion nouvelle qui lâenvahissait. Seulement, elle glissait Ă lâhabitude, elle finissait par Ă©prouver de lâintĂ©rĂȘt pour ces toiles abominables, en voyant quelle place souveraine elles tenaient dans lâexistence du peintre. Ce fut sa premiĂšre Ă©tape, elle sâattendrit de cette rage du travail, de ce don absolu de tout un ĂȘtre nâĂ©tait-ce pas touchant ? nây avait-il pas lĂ quelque chose de trĂšs bien ? Puis, lorsquâelle remarqua les joies et les douleurs qui le bouleversaient, Ă la suite dâune bonne sĂ©ance ou dâune mauvaise, elle arriva dâelle-mĂȘme Ă se mettre de moitiĂ© dans son effort. Elle sâattristait, si elle le trouvait triste ; elle sâĂ©gayait, quand il lâaccueillait gaiement ; et, dĂšs lors, ce fut sa prĂ©occupation avait-il beaucoup travaillĂ© ? Ă©tait-il content de ce quâil avait fait, depuis leur derniĂšre entrevue ? Au bout du deuxiĂšme mois, elle Ă©tait conquise, elle se plantait devant les toiles, nâen avait plus peur, nâapprouvait toujours pas beaucoup cette façon de peindre, mais commençait Ă rĂ©pĂ©ter des mots dâartiste, dĂ©clarait ça vigoureux, crĂąnement bĂąti, bien dans la lumiĂšre. » Il lui semblait si bon, elle lâaimait tant, quâaprĂšs lâavoir excusĂ© de barbouiller de pareilles horreurs, elle en venait Ă leur dĂ©couvrir des qualitĂ©s, pour les aimer aussi un peu. Cependant, il Ă©tait un tableau, le grand, celui du prochain Salon, quâelle fut longue Ă accepter. DĂ©jĂ elle regardait sans dĂ©plaisir les acadĂ©mies de lâatelier Boutin et les Ă©tudes de Plassans, quâelle sâirritait encore contre la femme nue, couchĂ©e dans lâherbe. CâĂ©tait une rancune personnelle, la honte dâavoir cru un instant se reconnaĂźtre, une sourde gĂȘne en face de ce grand corps, qui continuait Ă la blesser, bien quâelle y retrouvĂąt de moins en moins ses traits. Dâabord, elle avait protestĂ© en dĂ©tournant les yeux. Maintenant, elle restait des minutes entiĂšres, les regards fixes, dans une contemplation muette. Comment donc sa ressemblance avait-elle disparu ainsi ? Ă mesure que le peintre sâacharnait, jamais content, revenant cent fois sur le mĂȘme morceau, cette ressemblance sâĂ©vanouissait un peu chaque fois. Et, sans quâelle pĂ»t analyser cela, sans quâelle osĂąt mĂȘme se lâavouer ; elle dont la pudeur sâĂ©tait rĂ©voltĂ©e le premier jour, elle Ă©prouvait un chagrin croissant Ă voir que rien dâelle ne demeurait plus. Leur amitiĂ© lui paraissait en pĂątir, elle se sentait moins prĂšs de lui, Ă chaque trait qui sâeffaçait. Ne lâaimait-il pas, quâil la laissait ainsi sortir de son Ćuvre ? et quelle Ă©tait cette femme nouvelle, cette face inconnue et vague qui perçait sous la sienne ? Claude, dĂ©solĂ© dâavoir gĂątĂ© la tĂȘte, ne savait justement de quelle maniĂšre lui demander quelques heures de pose. Elle se serait simplement assise, il nâaurait pris que des indications. Mais il lâavait vue si fĂąchĂ©e, quâil craignait de lâirriter encore. AprĂšs sâĂȘtre promis de la supplier gaiement, il ne trouvait pas les mots, tout dâun coup honteux, comme sâil se fĂ»t agi dâune inconvenance. Une aprĂšs-midi, il la bouleversa par un de ses accĂšs de colĂšre, dont il nâĂ©tait pas le maĂźtre, mĂȘme devant elle. Rien nâavait marchĂ©, cette semaine-lĂ . Il parlait de gratter sa toile, il se promenait furieusement, en lĂąchant des ruades dans les meubles. Tout dâun coup, il la saisit par les Ă©paules et la posa sur le divan. â Je vous en prie, rendez-moi ce service, ou jâen crĂšve, parole dâhonneur ! EffarĂ©e, elle ne comprenait pas. â Quoi, que voulez-vous ? Puis, lorsquâelle le vit prendre ses brosses, elle ajouta Ă©tourdiment â Ah ! oui⊠pourquoi ne me lâavez-vous pas demandĂ© plus tĂŽt ? Dâelle-mĂȘme, elle se renversa sur un coussin, elle glissa le bras sous la nuque. Mais une surprise et une confusion dâavoir consenti si vite, lâavaient rendue grave ; car elle ne se savait pas dĂ©cidĂ©e Ă cette chose, elle aurait bien jurĂ© que jamais plus elle ne lui servirait de modĂšle. Ravi, il cria â Vrai ! vous consentez !⊠Nom dâun chien ! la sacrĂ©e bonne femme que je vais bĂątir avec vous ! De nouveau, sans rĂ©flĂ©chir, elle dit â Oh ! la tĂȘte seulement ! Et lui, bredouilla, dans une hĂąte dâhomme qui craint dâĂȘtre allĂ© trop loin â Bien sĂ»r, bien sĂ»r, seulement la tĂȘte ! Une gĂȘne les rendit muets, il se mit Ă peindre, tandis que les yeux en lâair, immobile, elle restait troublĂ©e dâavoir lĂąchĂ© une pareille phrase. DĂ©jĂ , sa complaisance lâemplissait de remords, comme si elle entrait dans quelque chose de coupable, en laissant donner sa ressemblance Ă cette nuditĂ© de femme, Ă©clatante sous le soleil. Claude, en deux sĂ©ances, campa la tĂȘte. Il exultait de joie, il criait que câĂ©tait son meilleur morceau de peinture ; et il avait raison, jamais il nâavait baignĂ© dans de la vraie lumiĂšre un visage plus vivant. Heureuse de le voir si heureux, Christine sâĂ©tait Ă©gayĂ©e, elle aussi, au point de trouver sa tĂȘte trĂšs bien, pas trĂšs ressemblante toujours, mais dâune expression Ă©tonnante. Ils restĂšrent longtemps devant le tableau, Ă cligner les yeux, Ă se reculer jusquâau mur. â Maintenant, dit-il enfin, je vais la bĂącler avec un modĂšle⊠Ah ! cette gueuse, je la tiens donc ! Et, dans un accĂšs de gaminerie, il empoigna la jeune fille, ils dansĂšrent ensemble ce quâil appelait le pas du triomphe ». Elle riait trĂšs fort, adorant le jeu, nâĂ©prouvant plus rien de son trouble, ni scrupules ni malaise. Mais, dĂšs la semaine suivante, Claude redevint sombre. Il avait choisi ZoĂ© PiĂ©defer, pour poser le corps, et elle ne lui donnait pas ce quâil voulait la tĂȘte, si fine, disait-il, ne sâemmanchait point sur ces Ă©paules canaille. Il sâobstina, pourtant, gratta, recommença. Vers le milieu de janvier, pris de dĂ©sespoir, il lĂącha le tableau, le retourna contre le mur ; puis, quinze jours plus tard, il sây remit, avec un autre modĂšle, la grande Judith, ce qui le força Ă changer les tonalitĂ©s. Les choses se gĂątĂšrent encore, il fit revenir ZoĂ©, ne sut plus oĂč il allait, malade dâincertitude et dâangoisse. Et le pis Ă©tait que la figure centrale seule lâenrageait ainsi, car le reste de lâĆuvre, les arbres, les deux petites femmes, le monsieur en veston, terminĂ©s, solides, le satisfaisaient pleinement. FĂ©vrier sâachevait, il ne lui restait que quelques jours pour lâenvoi au Salon, câĂ©tait un dĂ©sastre. Un soir, devant Christine, il jura, il lĂącha ce cri de colĂšre â Aussi, tonnerre de Dieu ! est-ce quâon plante la tĂȘte dâune femme sur le corps dâune autre !⊠Je devrais me couper la main. Au fond de lui, maintenant, une pensĂ©e unique montait obtenir dâelle quâelle consentĂźt Ă poser la figure entiĂšre. Cela, lentement, avait germĂ©, dâabord un simple souhait vite Ă©cartĂ© comme absurde, puis une discussion muette sans cesse reprise, enfin le dĂ©sir net, aigu, sous le fouet de la nĂ©cessitĂ©. Cette gorge quâil avait entrevue quelques minutes, le hantait dâun souvenir obsĂ©dant. Il la revoyait dans sa fraĂźcheur de jeunesse, rayonnante, indispensable. Sâil ne lâavait pas, autant valait-il renoncer au tableau, car aucune autre ne le contenterait. Lorsque, pendant des heures, tombĂ© sur une chaise, il se dĂ©vorait dâimpuissance Ă ne plus savoir oĂč donner un coup de pinceau, il prenait des rĂ©solutions hĂ©roĂŻques dĂšs quâelle entrerait, il lui dirait son tourment, en paroles si touchantes, quâelle cĂ©derait peut-ĂȘtre. Mais elle arrivait, avec son rire de camarade, sa robe chaste qui ne livrait rien de son corps, et il perdait tout courage, il dĂ©tournait les yeux, de peur quâelle ne le surprĂźt Ă chercher, sous le corsage, la ligne souple du torse. On ne pouvait exiger dâune amie un service pareil, jamais il nâen aurait lâaudace. Et, pourtant, un soir, comme il sâapprĂȘtait Ă la reconduire et quâelle remettait son chapeau, les bras en lâair, ils restĂšrent deux secondes les yeux dans les yeux, lui frĂ©missant devant les pointes des seins relevĂ©s qui crevaient lâĂ©toffe, elle si brusquement sĂ©rieuse, si pĂąle, quâil se sentit devinĂ©. Le long des quais, ils parlĂšrent Ă peine cette chose demeura entre eux, pendant que le soleil se couchait, dans un ciel couleur de vieux cuivre. Ă deux autres reprises, il lut, au fond de son regard, quâelle savait sa continuelle pensĂ©e. En effet, depuis quâil y songeait, elle sâĂ©tait mise Ă y songer aussi, malgrĂ© elle, lâattention Ă©veillĂ©e par des allusions involontaires. Elle en fut effleurĂ©e dâabord, elle dut sây arrĂȘter ensuite ; mais elle ne croyait pas avoir Ă sâen dĂ©fendre, car cela lui semblait hors de la vie, une de ces imaginations du sommeil dont on a honte. La peur mĂȘme quâil osĂąt le demander, ne lui vint pas elle le connaissait bien Ă prĂ©sent, elle lâaurait fait taire dâun souffle, avant quâil eĂ»t bĂ©gayĂ© les premiers mots, malgrĂ© les Ă©clats subits de ses colĂšres. CâĂ©tait fou, simplement. Jamais, jamais. Des jours sâĂ©coulĂšrent ; et, entre eux, lâidĂ©e fixe grandissait. DĂšs quâils se trouvaient ensemble, ils ne pouvaient plus ne pas y penser. Ils nâen ouvraient point la bouche, mais leurs silences en Ă©taient pleins ; ils ne risquaient plus un geste, ils nâĂ©changeaient plus un sourire, sans retrouver au fond cette chose impossible Ă dire tout haut, et dont ils dĂ©bordaient. BientĂŽt, rien autre ne resta dans leur vie de camarades. Sâil la regardait, elle croyait se sentir dĂ©shabiller par son regard ; les mots innocents retentissaient en significations gĂȘnantes ; chaque poignĂ©e de main allait au delĂ du poignet, faisait couler un lĂ©ger frisson le long du corps. Et ce quâils avaient Ă©vitĂ© jusque-lĂ , le trouble de leur liaison, lâĂ©veil de lâhomme et de la femme dans leur bonne amitiĂ©, Ă©clatait enfin, sous lâĂ©vocation constante de cette nuditĂ© de vierge. Peu Ă peu, ils se dĂ©couvraient une fiĂšvre secrĂšte, ignorĂ©e dâeux-mĂȘmes. Des chaleurs leur montaient aux joues, ils rougissaient pour sâĂȘtre frĂŽlĂ©s du doigt. CâĂ©tait dĂ©sormais comme une excitation de chaque minute, fouettant leur sang ; tandis que, dans cet envahissement de tout leur ĂȘtre, le tourment de ce quâils taisaient ainsi, sans pouvoir se le cacher, sâexagĂ©rait au point quâils en Ă©touffaient, la poitrine gonflĂ©e de grands soupirs. Vers le milieu de mars, Christine, Ă une de ses visites, trouva Claude assis devant son tableau, Ă©crasĂ© de chagrin. Il ne lâavait pas mĂȘme entendue, il restait immobile, les yeux vides et hagards sur lâĆuvre inachevĂ©e. Dans trois jours expiraient les dĂ©lais pour lâenvoi au Salon. â Eh bien ? lui demanda-t-elle doucement, dĂ©sespĂ©rĂ©e de son dĂ©sespoir. Il tressaillit, il se retourna. â Eh bien, câest fichu, je nâexposerai pas cette annĂ©e⊠Ah ! moi qui avais tant comptĂ© sur ce Salon ! Tous deux retombĂšrent dans leur accablement, oĂč sâagitaient de grandes choses confuses. Puis, elle reprit, pensant Ă voix haute â On aurait le temps encore. â Le temps ? eh non ! Il faudrait un miracle. OĂč voulez-vous que je trouve un modĂšle, Ă cette heure ?⊠Tenez ! depuis ce matin, je me dĂ©bats, et jâai cru un moment avoir une idĂ©e oui, ce serait dâaller chercher cette fille, cette Irma qui est venue comme vous Ă©tiez ici. Je sais bien quâelle est petite et ronde, quâil faudrait tout changer peut-ĂȘtre ; mais elle est jeune, elle doit ĂȘtre possible⊠DĂ©cidĂ©ment, je vais en essayer⊠Il sâinterrompit. Les yeux brĂ»lants dont il la regardait, disaient clairement Ah ! il y a vous, ah ! ce serait le miracle attendu, le triomphe certain, si vous me faisiez ce suprĂȘme sacrifice ! Je vous implore, je vous le demande, comme Ă une amie adorĂ©e, la plus belle, la plus chaste ! » Elle, toute droite, trĂšs blanche, entendait chaque mot ; et ces yeux dâardente priĂšre exerçaient sur elle une puissance. Sans hĂąte, elle ĂŽta son chapeau et sa pelisse ; puis, simplement, elle continua du mĂȘme geste calme, dĂ©grafa le corsage, le retira ainsi que le corset, abattit les jupons, dĂ©boutonna les Ă©paulettes de la chemise, qui glissa sur les hanches. Elle nâavait pas prononcĂ© une parole, elle semblait autre part, comme les soirs, oĂč, enfermĂ©e dans sa chambre, perdue au fond de quelque rĂȘve, elle se dĂ©shabillait machinalement, sans y prĂȘter attention. Pourquoi donc laisser une rivale donner son corps, quand elle avait dĂ©jĂ donnĂ© sa face ? Elle voulait ĂȘtre lĂ tout entiĂšre, chez elle, dans sa tendresse, en comprenant enfin quel malaise jaloux ce monstre bĂątard lui causait depuis longtemps. Et, toujours muette, nue et vierge, elle se coucha sur le divan, prit la pose, un bras sous la tĂȘte, les yeux fermĂ©s. Saisi, immobile de joie, lui la regarda se dĂ©vĂȘtir. Il la retrouvait. La vision rapide, tant de fois Ă©voquĂ©e, redevenait vivante. CâĂ©tait cette enfance, grĂȘle encore, mais si souple, dâune jeunesse si fraĂźche ; et il sâĂ©tonnait de nouveau oĂč cachait-elle cette gorge Ă©panouie, quâon ne soupçonnait point sous la robe ? Il ne parla pas non plus, il se mit Ă peindre, dans le silence recueilli qui sâĂ©tait fait. Durant trois longues heures, il se rua au travail, dâun effort si viril, quâil acheva dâun coup une Ă©bauche superbe du corps entier. Jamais la chair de la femme ne lâavait grisĂ© de la sorte, son cĆur battait comme devant une nuditĂ© religieuse. Il ne sâapprochait point, il restait surpris de la transfiguration du visage, dont les mĂąchoires un peu massives et sensuelles sâĂ©taient noyĂ©es sous lâapaisement tendre du front et des joues. Pendant les trois heures, elle ne remua pas, elle ne souffla pas, faisant le don de sa pudeur, sans un frisson, sans une gĂȘne. Tous deux sentaient que, sâils disaient une seule phrase, une grande honte leur viendrait. Seulement, de temps Ă autre, elle ouvrait ses yeux clairs, les fixait sur un point vague de lâespace, restait ainsi un instant sans quâil pĂ»t rien y lire de ses pensĂ©es, puis les refermait, retombait dans son nĂ©ant de beau marbre, avec le sourire mystĂ©rieux et figĂ© de la pose. Claude, dâun geste, dit quâil avait fini ; et, redevenu gauche, il bouscula une chaise pour tourner le dos plus vite ; tandis que, trĂšs rouge, Christine quittait le divan. En hĂąte, elle se rhabilla, dans un grelottement brusque, prise dâun tel Ă©moi, quâelle sâagrafait de travers, tirant ses manches, remontant son col, pour ne plus laisser un seul coin de sa peau nue. Et elle Ă©tait enfouie au fond de sa pelisse, que lui, le nez toujours contre le mur, ne se dĂ©cidait pas Ă risquer un regard. Pourtant, il revint vers elle, ils se contemplĂšrent, hĂ©sitants, Ă©tranglĂ©s dâune Ă©motion, qui les empĂȘcha encore de parler. Ătait-ce donc de la tristesse, une tristesse infinie, inconsciente et innomĂ©e ? car leurs paupiĂšres se gonflĂšrent de larmes, comme sâils venaient de gĂąter leur existence, de toucher le fond de la misĂšre humaine. Alors, attendri et navrĂ©, ne trouvant rien, pas mĂȘme un remerciement, il la baisa au front. V Le 15 mai, Claude, qui Ă©tait rentrĂ© la veille de chez Sandoz Ă trois heures du matin, dormait encore, vers neuf heures, lorsque madame Joseph lui monta un gros bouquet de lilas blancs, quâun commissionnaire venait dâapporter. Il comprit, Christine lui fĂȘtait Ă lâavance le succĂšs de son tableau ; car câĂ©tait un grand jour pour lui, lâouverture du Salon des RefusĂ©s, créé de cette annĂ©e-lĂ , et oĂč allait ĂȘtre exposĂ©e son Ćuvre, repoussĂ©e par le jury du Salon officiel. Cette pensĂ©e tendre, ces lilas frais et odorants, qui lâĂ©veillaient, le touchĂšrent beaucoup, comme sâils Ă©taient le prĂ©sage dâune bonne journĂ©e. En chemise, nu-pieds, il les mit dans son pot-Ă -eau, sur la table. Puis, les yeux enflĂ©s de sommeil, effarĂ©, il sâhabilla, en grondant dâavoir dormi si tard. La veille, il avait promis Ă Dubuche et Ă Sandoz de les prendre, dĂšs huit heures, chez ce dernier, pour se rendre tous les trois ensemble au Palais-de-lâIndustrie, oĂč lâon trouverait le reste de la bande. Et il Ă©tait dĂ©jĂ en retard dâune heure ! Mais, justement, il ne pouvait plus mettre la main sur rien, dans son atelier, en dĂ©route depuis le dĂ©part de la grande toile. Pendant cinq minutes, il chercha ses souliers, Ă genoux parmi de vieux chĂąssis. Des parcelles dâor sâenvolaient ; car, ne sachant oĂč se procurer lâargent dâun cadre, il avait fait ajuster quatre planches par un menuisier du voisinage, et il les avait dorĂ©es lui-mĂȘme, avec son amie, qui sâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ©e comme une doreuse trĂšs maladroite. Enfin, vĂȘtu, chaussĂ©, son chapeau de feutre constellĂ© dâĂ©tincelles jaunes, il sâen allait lorsquâune pensĂ©e superstitieuse le ramena vers les fleurs, qui restaient seules au milieu de la table. Sâil ne baisait point ces lilas, il aurait un affront. Il les baisa, embaumĂ© par leur odeur forte de printemps. Sous la voĂ»te, il donna sa clef Ă la concierge, comme dâhabitude. â Madame Joseph, je nây serai pas de la journĂ©e. En moins de vingt minutes, Claude fut rue dâEnfer, chez Sandoz. Mais celui-ci, quâil craignait de ne plus rencontrer, se trouvait Ă©galement en retard, Ă la suite dâune indisposition de sa mĂšre. Ce nâĂ©tait rien, simplement une mauvaise nuit, qui lâavait bouleversĂ© dâinquiĂ©tude. RassurĂ© Ă prĂ©sent, il lui conta que Dubuche avait Ă©crit de ne pas lâattendre, en leur donnant rendez-vous lĂ -bas. Tous les deux partirent ; et, comme il Ă©tait prĂšs dâonze heures, ils se dĂ©cidĂšrent Ă dĂ©jeuner, au fond dâune petite crĂ©merie dĂ©serte de la rue Saint-HonorĂ©, longuement, envahis dâune paresse dans leur ardent dĂ©sir de voir, goĂ»tant une sorte de tristesse attendrie Ă sâattarder parmi de vieux souvenirs dâenfance. Une heure sonna, lorsquâils traversĂšrent les Champs-ĂlysĂ©es. CâĂ©tait par une journĂ©e exquise, au grand ciel limpide, dont une brise, froide encore, semblait aviver le bleu. Sous le soleil, couleur de blĂ© mĂ»r, les rangĂ©es de marronniers avaient des feuilles neuves, dâun vert tendre, fraĂźchement verni ; et les bassins avec leurs gerbes jaillissantes, les pelouses correctement tenues, la profondeur des allĂ©es et la largeur des espaces, donnaient au vaste horizon un air de grand luxe. Quelques Ă©quipages, rares Ă cette heure, montaient ; pendant quâun flot de foule, perdu et mouvant comme une fourmiliĂšre, sâengouffrait sous lâarcade Ă©norme du Palais-de-lâIndustrie. Quand ils furent entrĂ©s, Claude eut un lĂ©ger frisson, dans le vestibule gĂ©ant, dâune fraĂźcheur de cave, et dont le pavĂ© humide sonnait sous les pieds, ainsi quâun dallage dâĂ©glise. Il regarda, Ă droite et Ă gauche, les deux escaliers monumentaux, et il demanda avec mĂ©pris â Dis donc, est-ce que nous allons traverser leur saletĂ© de Salon ? â Ah ! non, fichtre ! rĂ©pondit Sandoz. Filons par le jardin. Il y a, lĂ -bas, lâescalier de lâOuest qui mĂšne aux RefusĂ©s. Et ils passĂšrent dĂ©daigneusement entre les petites tables de vendeuses de catalogues. Dans lâĂ©cartement dâimmenses rideaux de velours rouge, le jardin vitrĂ© apparaissait, au delĂ dâun porche dâombre. Ă ce moment de la journĂ©e, le jardin Ă©tait presque vide, il nây avait du monde quâau buffet, sous lâhorloge, la cohue des gens en train de dĂ©jeuner lĂ . Toute la foule se trouvait au premier Ă©tage, dans les salles ; et, seules, les statues blanches bordaient les allĂ©es de sable jaune, qui dĂ©coupaient crĂ»ment le dessin vert des gazons. CâĂ©tait un peuple de marbre immobile, que baignait la lumiĂšre diffuse, descendue comme en poussiĂšre des vitres hautes. Au midi, des stores de toile barraient une moitiĂ© de la nef, blonde sous le soleil, tachĂ©e aux deux bouts par les rouges et les bleus Ă©clatants des vitraux. Quelques visiteurs, harassĂ©s dĂ©jĂ , occupaient les chaises et les bancs tout neufs, luisants de peinture ; tandis que les vols des moineaux qui habitaient, en lâair, la forĂȘt des charpentes de fonte, sâabattaient avec des petits cris de poursuite, rassurĂ©s et fouillant le sable. Claude et Sandoz affectĂšrent de marcher vite, sans un coup dâĆil autour dâeux. Un bronze raide et noble, la Minerve dâun membre de lâInstitut, les avait exaspĂ©rĂ©s dĂšs la porte. Mais, comme ils pressaient le pas le long dâune interminable ligne de bustes, ils reconnurent Bongrand, seul, faisant lentement le tour dâune figure couchĂ©e, colossale et dĂ©bordante. â Tiens ! câest vous ! cria-t-il lorsquâils lui eurent tendu la main. Je regardais justement la figure de notre ami Mahoudeau, quâils ont eu au moins lâintelligence de recevoir et de bien placer⊠Et, sâinterrompant â Vous venez de lĂ -haut ? â Non, nous arrivons, dit Claude. Alors, trĂšs chaudement, il leur parla du Salon des RefusĂ©s. Lui, qui Ă©tait de lâInstitut, mais qui vivait Ă lâĂ©cart de ses collĂšgues, sâĂ©gayait sur lâaventure lâĂ©ternel mĂ©contentement des peintres, la campagne menĂ©e par les petits journaux comme le Tambour, les protestations, les rĂ©clamations continues qui avaient enfin troublĂ© lâEmpereur ; et le coup dâĂ©tat artistique de ce rĂȘveur silencieux, car la mesure venait uniquement de lui ; et lâeffarement, le tapage de tous, Ă la suite de ce pavĂ© tombĂ© dans la mare aux grenouilles. â Non, continua-t-il, vous nâavez pas idĂ©e des indignations, parmi les membres du jury !⊠Et encore on se mĂ©fie de moi, on se tait, quand je suis lĂ !⊠Toutes les rages sont contre les affreux rĂ©alistes. Câest devant eux quâon fermait systĂ©matiquement les portes du temple ; câest Ă cause dâeux que lâEmpereur a voulu permettre au public de rĂ©viser le procĂšs ; ce sont eux enfin qui triomphent⊠Ah ! jâen entends de belles, je ne donnerais pas cher de vos peaux, jeunes gens ! Il riait de son grand rire, les bras ouverts, comme pour embrasser toute la jeunesse quâil sentait monter du sol. â Vos Ă©lĂšves poussent, dit Claude simplement. Dâun geste, Bongrand le fit taire, pris dâune gĂȘne. Il nâavait rien exposĂ©, et toute cette production, au travers de laquelle il marchait, ces tableaux, ses statues, cet effort de crĂ©ation humaine, lâemplissait dâun regret. Ce nâĂ©tait pas jalousie, car il nây avait point dâĂąme plus haute ni meilleure, mais retour sur lui-mĂȘme, peur sourde dâune lente dĂ©chĂ©ance, cette peur inavouĂ©e qui le hantait. â Et aux RefusĂ©s, lui demanda Sandoz, comment ça marche-t-il ? â Superbe ! vous allez voir. Puis, se tournant vers Claude, lui gardant les deux mains dans les siennes â Vous, mon bon, vous ĂȘtes un fameux⊠Ăcoutez ! moi, que lâon dit un malin, je donnerais dix ans de ma vie, pour avoir peint votre grande coquine de femme. Cet Ă©loge, sorti dâune telle bouche, toucha le jeune peintre aux larmes. Enfin, il tenait donc un succĂšs ! Il ne trouva pas un mot de gratitude, il parla brusquement dâautre chose, voulant cacher son Ă©motion. â Ce brave Mahoudeau ! mais elle est trĂšs bien, sa figure !⊠Un sacrĂ© tempĂ©rament, nâest-ce pas ? Sandoz et lui sâĂ©taient mis Ă tourner autour du plĂątre. Bongrand rĂ©pondit avec un sourire â Oui, oui, trop de cuisses, trop de gorge. Mais regardez les attaches des membres, câest fin et joli comme tout⊠Allons, adieu, je vous laisse. Je vais mâasseoir un peu, jâai les jambes cassĂ©es. Claude avait levĂ© la tĂȘte et prĂȘtait lâoreille. Un bruit Ă©norme, qui ne lâavait pas frappĂ© dâabord, roulait dans lâair, avec un fracas continu câĂ©tait une clameur de tempĂȘte battant la cĂŽte, le grondement dâun assaut infatigable, se ruant de lâinfini. â Tiens ! murmura-t-il, quâest-ce donc ? â Ăa, dit Bongrand qui sâĂ©loignait, câest la foule, lĂ -haut, dans les salles. Et les deux jeunes gens, aprĂšs avoir traversĂ© le jardin, montĂšrent au Salon des RefusĂ©s. On lâavait fort bien installĂ©, les tableaux reçus nâĂ©taient pas logĂ©s plus richement hautes tentures de vieilles tapisseries aux portes, cimaises garnies de serge verte, banquettes de velours rouge, Ă©crans de toile blanche sous les baies vitrĂ©es des plafonds ; et, dans lâenfilade des salles, le premier aspect Ă©tait le mĂȘme, le mĂȘme or des cadres, les mĂȘmes taches vives des toiles. Mais une gaietĂ© particuliĂšre y rĂ©gnait, un Ă©clat de jeunesse, dont on ne se rendait pas nettement compte dâabord. La foule, dĂ©jĂ compacte, augmentait de minute en minute, car on dĂ©sertait le Salon officiel, on accourait, fouettĂ© de curiositĂ©, piquĂ© du dĂ©sir de juger les juges, amusĂ© enfin dĂšs le seuil par la certitude quâon allait voir des choses extrĂȘmement plaisantes. Il faisait trĂšs chaud, une poussiĂšre fine montait du plancher, on Ă©toufferait sĂ»rement vers quatre heures. â Fichtre ! dit Sandoz en jouant des coudes, ça ne va pas ĂȘtre commode de manĆuvrer lĂ dedans et de trouver ton tableau. Il se hĂątait, dans une fiĂšvre de fraternitĂ©. Ce jour-lĂ , il ne vivait que pour lâĆuvre et la gloire de son vieux camarade. â Laisse donc ! sâĂ©cria Claude, nous arriverons bien. Il ne sâenvolera pas, mon tableau ! Et lui, au contraire, affecta de ne pas se presser, malgrĂ© lâirrĂ©sistible envie quâil avait de courir. Il levait la tĂȘte, regardait. BientĂŽt, dans la voix haute de la foule qui lâavait Ă©tourdi, il distingua des rires lĂ©gers, contenus encore, que couvraient le roulement des pieds et le bruit des conversations. Devant certaines toiles, des visiteurs plaisantaient. Cela lâinquiĂ©ta, car il Ă©tait dâune crĂ©dulitĂ© et dâune sensibilitĂ© de femme, au milieu de ses rudesses rĂ©volutionnaires, sâattendant toujours au martyre, et toujours saignant, toujours stupĂ©fait dâĂȘtre repoussĂ© et raillĂ©. Il murmura â Ils sont gais, ici ! â Dame ! câest quâil y a de quoi, fit remarquer Sandoz. Regarde donc ces rosses extravagantes. Mais, Ă ce moment, comme ils sâattardaient dans la premiĂšre salle, Fagerolles, sans les voir, tomba sur eux. Il eut un sursaut, contrariĂ© sans doute de la rencontre. Du reste, il se remit tout de suite, trĂšs aimable. â Tiens ! je songeais Ă vous⊠Je suis lĂ depuis une heure. â OĂč ont-ils donc fourrĂ© le tableau de Claude ? demanda Sandoz. Fagerolles, qui venait de rester vingt minutes plantĂ© devant ce tableau, lâĂ©tudiant et Ă©tudiant lâimpression du public, rĂ©pondit sans une hĂ©sitation â Je ne sais pas⊠Nous allons le chercher ensemble, voulez-vous ? Et il se joignit Ă eux. Le terrible farceur quâil Ă©tait, nâaffectait plus autant des allures de voyou, dĂ©jĂ correctement vĂȘtu, toujours dâune moquerie Ă mordre le monde, mais les lĂšvres dĂ©sormais pincĂ©es en une moue sĂ©rieuse de garçon qui veut arriver. Il ajouta, lâair convaincu â Câest moi qui regrette de nâavoir rien envoyĂ©, cette annĂ©e ! Je serais ici avec vous autres, jâaurais ma part du succĂšs⊠Et il y a des machines Ă©tonnantes, mes enfants ! Par exemple, ces chevaux⊠Il montrait, en face dâeux, la vaste toile, devant laquelle la foule sâattroupait en riant. CâĂ©tait, disait-on, lâĆuvre dâun ancien vĂ©tĂ©rinaire, des chevaux grandeur nature lĂąchĂ©s dans un prĂ©, mais des chevaux fantastiques, bleus, violets, roses, et dont la stupĂ©fiante anatomie perçait la peau. â Dis donc, si tu ne te fichais pas de nous ! dĂ©clara Claude, soupçonneux. Fagerolles joua lâenthousiasme. â Comment ! mais câest plein de qualitĂ©s, ça ! Il connaĂźt joliment son cheval, le bonhomme ! Sans doute, il peint comme un salaud. Quâest-ce que ça fait, sâil est original et sâil apporte un document ? Son fin visage de fille restait grave. Ă peine, au fond de ses yeux clairs, luisait une Ă©tincelle jeune de moquerie. Et il ajouta cette allusion mĂ©chante, dont lui seul put jouir â Ah bien ! si tu te laisses influencer par les imbĂ©ciles qui rient, tu vas en voir bien dâautres, tout Ă lâheure ! Les trois camarades, qui sâĂ©taient remis en marche, avançaient avec une peine infinie, au milieu de la houle des Ă©paules. En rentrant dans la seconde salle, ils parcoururent les murs dâun coup dâĆil ; mais le tableau cherchĂ© ne sây trouvait pas. Et ce quâils virent, ce fut Irma BĂ©cot au bras de GagniĂšre, Ă©crasĂ©s tous les deux contre une cimaise, lui en train dâexaminer une petite toile, tandis quâelle, ravie de la bousculade, levait son museau rose et riait Ă la cohue. â Comment ! dit Sandoz Ă©tonnĂ©, elle est avec GagniĂšre, maintenant ? â Oh ! une passade, expliqua Fagerolles dâun air tranquille. Lâhistoire est si drĂŽle⊠Vous savez quâon vient de lui meubler un appartement trĂšs chic ; oui, ce jeune crĂ©tin de marquis, celui dont on parle dans les journaux, vous vous souvenez ? Une gaillarde qui ira loin, je lâai toujours dit !⊠Mais on a beau la mettre dans des lits armoriĂ©s, elle a des rages de lits de sangle, il y a des soirs oĂč il lui faut la soupente dâun peintre. Et câest ainsi que, lĂąchant tout, elle est tombĂ©e au cafĂ© Baudequin dimanche, vers une heure du matin. Nous venions de partir, il nây avait plus lĂ que GagniĂšre, endormi sur sa chope⊠Alors, elle a pris GagniĂšre. Irma les avait aperçus et leur faisait de loin des gestes tendres. Ils durent sâapprocher. Lorsque GagniĂšre se retourna, avec ses cheveux pĂąles et sa petite face imberbe, lâair plus falot encore que de coutume, il ne marqua aucune surprise de les trouver dans son dos. â Câest inouĂŻ, murmura-t-il. â Quoi donc ? demanda Fagerolles. â Mais ce petit chef-dâĆuvre⊠Et honnĂȘte, et naĂŻf, et convaincu ! Il dĂ©signait la toile minuscule devant laquelle il sâĂ©tait absorbĂ©, une toile absolument enfantine, telle quâun gamin de quatre ans aurait pu la peindre, une petite maison au bord dâun petit chemin, avec un petit arbre Ă cĂŽtĂ©, le tout de travers, cernĂ© de traits noirs, sans oublier le tire-bouchon de fumĂ©e qui sortait du toit. Claude avait eu un geste nerveux, tandis que Fagerolles rĂ©pĂ©tait avec flegme â TrĂšs fin, trĂšs fin⊠Mais ton tableau, GagniĂšre, oĂč est-il donc ? â Mon tableau ? il est lĂ . En effet, la toile envoyĂ©e par lui se trouvait justement prĂšs du petit chef-dâĆuvre. CâĂ©tait un paysage dâun gris perlĂ©, un bord de Seine, soigneusement peint, joli de ton quoiquâun peu lourd, et dâun parfait Ă©quilibre, sans aucune brutalitĂ© rĂ©volutionnaire. â Sont-ils assez bĂȘtes dâavoir refusĂ© ça ! dit Claude, qui sâĂ©tait approchĂ© avec intĂ©rĂȘt. Mais pourquoi, pourquoi, je vous le demande ? En effet, aucune raison nâexpliquait le refus du jury. â Parce que câest rĂ©aliste, dit Fagerolles, dâune voix si tranchante, quâon ne pouvait savoir sâil blaguait le jury ou le tableau. Cependant, Irma, dont personne ne sâoccupait, regardait fixement Claude, avec le sourire inconscient que la sauvagerie godiche de ce grand garçon lui mettait aux lĂšvres. Dire quâil nâavait mĂȘme pas eu lâidĂ©e de la revoir ! Elle le trouvait si diffĂ©rent, si drĂŽle, pas en beautĂ© ce jour-lĂ , hĂ©rissĂ©, le teint brouillĂ© comme aprĂšs une grosse fiĂšvre ! Et, peinĂ©e de son peu dâattention, elle lui toucha le bras, dâun geste familier. â Dites, nâest-ce pas, en face, un de vos amis qui vous cherche ? CâĂ©tait Dubuche, quâelle connaissait, pour lâavoir rencontrĂ© une fois au cafĂ© Baudequin. Il fendait pĂ©niblement la foule, les yeux vagues sur le flot des tĂȘtes. Mais, tout dâun coup, au moment oĂč Claude tĂąchait de se faire voir, en gesticulant, lâautre lui tourna le dos et salua trĂšs bas un groupe de trois personnes, le pĂšre gras et court, la face cuite dâun sang trop chaud, la mĂšre trĂšs maigre, couleur de cire, mangĂ©e dâanĂ©mie, la fille si chĂ©tive Ă dix-huit ans, quâelle avait encore la pauvretĂ© grĂȘle de la premiĂšre enfance. â Bon ! murmura le peintre, le voilĂ pincé⊠A-t-il de laides connaissances, cet animal-lĂ ! OĂč a-t-il pĂȘchĂ© ces horreurs ? GagniĂšre, paisiblement, dit les connaĂźtre de nom. Le pĂšre Margaillan Ă©tait un gros entrepreneur de maçonnerie, dĂ©jĂ cinq ou six fois millionnaire, et qui faisait sa fortune dans les grands travaux de Paris, bĂątissant Ă lui seul des boulevards entiers. Sans doute Dubuche sâĂ©tait trouvĂ© en rapport avec lui, par un des architectes dont il redressait les plans. Mais Sandoz, que la maigreur de la jeune fille apitoyait, la jugea dâun mot. â Ah ! le pauvre petit chat Ă©corchĂ© ! Quelle tristesse ! â Laisse donc ! dĂ©clara Claude avec fĂ©rocitĂ©, ils ont sur la face tous les crimes de la bourgeoisie, ils suent la scrofule et la bĂȘtise. Câest bien fait⊠Tiens ! notre lĂącheur file avec eux. Est-ce assez plat, un architecte ? Bon voyage, quâil nous retrouve ! Dubuche, qui nâavait pas aperçu ses amis, venait dâoffrir son bras Ă la mĂšre et sâen allait, en expliquant les tableaux, le geste dĂ©bordant dâune complaisance exagĂ©rĂ©e. â Continuons, nous autres, dit Fagerolles. Et, sâadressant Ă GagniĂšre â Sais-tu oĂč ils ont fourrĂ© la toile de Claude, toi ? â Moi, non, je la cherchais⊠Je vais avec vous. Il les accompagna, il oublia Irma BĂ©cot contre la cimaise. CâĂ©tait elle qui avait eu le caprice de visiter le Salon Ă son bras, et il avait si peu lâhabitude de promener ainsi une femme, quâil la perdait sans cesse en chemin, stupĂ©fait de la retrouver toujours prĂšs de lui, ne sachant plus comment ni pourquoi ils Ă©taient ensemble. Elle courut, elle lui reprit le bras, pour suivre Claude, qui passait dĂ©jĂ dans une autre salle, avec Fagerolles et Sandoz. Alors, ils vaguĂšrent tous les cinq, le nez en lâair, coupĂ©s par une poussĂ©e, rĂ©unis par une autre, emportĂ©s au fil du courant. Une abomination de ChaĂźne les arrĂȘta, un Christ pardonnant Ă la femme adultĂšre, de sĂšches figures taillĂ©es dans du bois, dâune charpente osseuse violaçant la peau, et peintes avec de la boue. Mais, Ă cĂŽtĂ©, ils admirĂšrent une trĂšs belle Ă©tude de femme, vue de dos, les reins saillants, la tĂȘte tournĂ©e. CâĂ©tait, le long des murs, un mĂ©lange de lâexcellent et du pire, tous les genres confondus, les gĂąteux de lâĂ©cole historique coudoyant les jeunes fous du rĂ©alisme, les simples niais restĂ©s dans le tas avec les fanfarons de lâoriginalitĂ©, une JĂ©zabel morte qui semblait avoir pourri au fond des caves de lâĂcole des Beaux-Arts, prĂšs de la Dame en blanc, trĂšs curieuse vision dâun Ćil de grand artiste, un immense Berger regardant la mer, fable, en face dâune petite toile, des Espagnols jouant Ă la paume, un coup de lumiĂšre dâune intensitĂ© splendide. Rien ne manquait dans lâexĂ©crable, ni les tableaux militaires aux soldats de plomb, ni lâantiquitĂ© blafarde, ni le moyen-Ăąge sabrĂ© de bitume. Mais, de cet ensemble incohĂ©rent, des paysages surtout, presque tous dâune note sincĂšre et juste, des portraits encore, la plupart trĂšs intĂ©ressants de facture, il sortait une bonne odeur de jeunesse, de bravoure et de passion. Sâil y avait moins de mauvaises toiles au Salon officiel, la moyenne y Ă©tait Ă coup sĂ»r plus banale et plus mĂ©diocre. On se sentait lĂ dans une bataille, et une bataille gaie, livrĂ©e de verve, quand le petit jour naĂźt, que les clairons sonnent, que lâon marche Ă lâennemi avec la certitude de le battre avant le coucher du soleil. Claude, ragaillardi par ce souffle de lutte, sâanimait, se fĂąchait, Ă©coutait maintenant monter les rires du public, lâair provocant, comme sâil eĂ»t entendu siffler des balles. Discrets Ă lâentrĂ©e, les rires sonnaient plus haut, Ă mesure quâil avançait. Dans la troisiĂšme salle dĂ©jĂ , les femmes ne les Ă©touffaient plus sous leurs mouchoirs, les hommes tendaient le ventre, afin de se soulager mieux. CâĂ©tait lâhilaritĂ© contagieuse dâune foule venue pour sâamuser, sâexcitant peu Ă peu, Ă©clatant Ă propos dâun rien, Ă©gayĂ©e autant par les belles choses que par les dĂ©testables. On riait moins devant le Christ de ChaĂźne que devant lâĂ©tude de femme, dont la croupe saillante, comme sortie de la toile, paraissait dâun comique extraordinaire. La Dame en blanc, elle aussi, rĂ©crĂ©ait le monde on se poussait du coude, on se tordait, il se formait toujours lĂ un groupe, la bouche fendue. Et chaque toile avait son succĂšs, des gens sâappelaient de loin pour sâen montrer une bonne, continuellement des mots dâesprit circulaient de bouche en bouche ; si bien que Claude, en entrant dans la quatriĂšme salle, manqua gifler une vieille dame dont les gloussements lâexaspĂ©raient. â Quels idiots ! dit-il en se tournant vers les autres. Hein ? on a envie de leur flanquer des chefs-dâĆuvre Ă la tĂȘte ! Sandoz sâĂ©tait enflammĂ©, lui aussi ; et Fagerolles continuait Ă louer trĂšs haut les pires peintures, ce qui augmentait la gaietĂ© ; tandis que GagniĂšre, vague au milieu de la bousculade, tirait Ă sa suite Irma ravie, dont les jupes sâenroulaient aux jambes de tous les hommes. Mais, brusquement, Jory parut devant eux. Son grand nez rose, sa face blonde de beau garçon resplendissait. Il fendait violemment la foule, gesticulait, exultait comme dâun triomphe personnel. DĂšs quâil aperçut Claude, il cria â Ah ! câest toi, enfin ! Il y a une heure que je te cherche⊠Un succĂšs, mon vieux, oh ! un succĂšs⊠â Quel succĂšs ? â Le succĂšs de ton tableau, donc !⊠Viens, il faut que je te montre ça. Non, tu vas voir, câest Ă©patant ! Claude pĂąlit, une grosse joie lâĂ©tranglait, tandis quâil feignait dâaccueillir la nouvelle avec flegme. Le mot de Bongrand lui revint, il se crut du gĂ©nie. â Tiens ! bonjour ! continuait Jory, en donnant des poignĂ©es de main aux autres. Et, tranquillement, lui, Fagerolles et GagniĂšre, entouraient Irma qui leur souriait, dans un partage bon enfant, en famille, comme elle disait elle-mĂȘme. â OĂč est-ce, Ă la fin ? demanda Sandoz impatient. Conduis-nous. Jory prit la tĂȘte, suivi de la bande. Il fallut faire le coup de poing Ă la porte de la derniĂšre salle, pour entrer. Mais Claude, restĂ© en arriĂšre, entendait toujours monter les rires, une clameur grandissante, le roulement dâune marĂ©e qui allait battre son plein. Et, comme il pĂ©nĂ©trait enfin dans la salle, il vit une masse Ă©norme, grouillante, confuse, en tas, qui sâĂ©crasait devant son tableau. Tous les rires sâenflaient, sâĂ©panouissaient, aboutissaient lĂ . CâĂ©tait de son tableau quâon riait. â Hein ? rĂ©pĂ©ta Jory, triomphant, en voilĂ un succĂšs ! GagniĂšre, intimidĂ©, honteux comme si on lâeĂ»t giflĂ© lui-mĂȘme, murmura â Trop de succĂšs⊠Jâaimerais mieux autre chose. â Es-tu bĂȘte ! reprit Jory dans un Ă©lan de conviction exaltĂ©e. Câest le succĂšs, ça⊠Quâest-ce que ça fiche quâils rient ! Nous voilĂ lancĂ©s, demain tous les journaux parleront de nous. â CrĂ©tins ! lĂącha seulement Sandoz, la voix Ă©tranglĂ©e de douleur. Fagerolles se taisait, avec la tenue dĂ©sintĂ©ressĂ©e et digne dâun ami de la famille qui suit un convoi. Et, seule, Irma restait souriante, trouvant ça drĂŽle ; puis, dâun geste caressant, elle sâappuya contre lâĂ©paule du peintre huĂ©, elle le tutoya et lui souffla doucement dans lâoreille â Faut pas te faire de la bile, mon petit. Câest des bĂȘtises, on sâamuse tout de mĂȘme. Mais Claude demeurait immobile. Un grand froid le glaçait. Son cĆur sâĂ©tait arrĂȘtĂ© un moment, tant la dĂ©ception venait dâĂȘtre cruelle. Et, les yeux Ă©largis, attirĂ©s et fixĂ©s par une force invincible, il regardait son tableau, il sâĂ©tonnait, le reconnaissait Ă peine, dans cette salle. Ce nâĂ©tait certainement pas la mĂȘme Ćuvre que dans son atelier. Elle avait jauni sous la lumiĂšre blafarde de lâĂ©cran de toile ; elle semblait Ă©galement diminuĂ©e, plus brutale et plus laborieuse Ă la fois ; et, soit par lâeffet des voisinages, soit Ă cause du nouveau milieu, il en voyait du premier regard tous les dĂ©fauts, aprĂšs avoir vĂ©cu des mois aveuglĂ© devant elle. En quelques coups, il la refaisait, reculait les plans, redressait un membre, changeait la valeur dâun ton. DĂ©cidĂ©ment, le monsieur au veston de velours ne valait rien, empĂątĂ©, mal assis ; la main seule Ă©tait belle. Au fond, les deux petites lutteuses, la blonde, la brune, restĂ©es trop Ă lâĂ©tat dâĂ©bauche, manquaient de soliditĂ©, amusantes uniquement pour des yeux dâartiste. Mais il Ă©tait content des arbres, de la clairiĂšre ensoleillĂ©e ; et la femme nue, la femme couchĂ©e sur lâherbe, lui apparaissait supĂ©rieure Ă son talent mĂȘme, comme si un autre lâavait peinte et quâil ne lâeĂ»t pas connue encore, dans ce resplendissement de vie. Il se tourna vers Sandoz, il dit simplement â Ils ont raison de rire, câest incomplet⊠Nâimporte, la femme est bien ! Bongrand ne sâest pas fichu de moi. Son ami sâefforçait de lâemmener, mais il sâentĂȘtait, il se rapprocha au contraire. Maintenant quâil avait jugĂ© son Ćuvre, il Ă©coutait et regardait la foule. Lâexplosion continuait, sâaggravait dans une gamme ascendante de fous rires. DĂšs la porte, il voyait se fendre les mĂąchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux, sâĂ©largir le visage ; et câĂ©taient des souffles tempĂ©tueux dâhommes gras, des grincements rouillĂ©s dâhommes maigres, dominĂ©s par les petites flĂ»tes aiguĂ«s des femmes. En face, contre la cimaise, des jeunes gens se renversaient, comme si on leur avait chatouillĂ© les cĂŽtes. Une dame venait de se laisser tomber sur une banquette, les genoux serrĂ©s, Ă©touffant, tĂąchant de reprendre haleine dans son mouchoir. Le bruit de ce tableau si drĂŽle devait se rĂ©pandre, on se ruait des quatre coins du Salon, des bandes arrivaient, se poussaient, voulaient en ĂȘtre. OĂč donc ? â LĂ -bas ! â Oh ! cette farce ! » Et les mots dâesprit pleuvaient plus drus quâailleurs, câĂ©tait le sujet surtout qui fouettait la gaietĂ© on ne comprenait pas, on trouvait ça insensĂ©, dâune cocasserie Ă se rendre malade. VoilĂ , la dame a trop chaud, tandis que le monsieur a mis sa veste de velours, de peur dâun rhume. â Mais non, elle est dĂ©jĂ bleue, le monsieur lâa retirĂ©e dâune mare, et il se repose Ă distance, en se bouchant le nez. â Pas poli, lâhomme ! il pourrait nous montrer son autre figure. â Je vous dis que câest un pensionnat de jeunes filles en promenade regardez les deux qui jouent Ă saute-mouton. â Tiens ! un savonnage les chairs sont bleues, les arbres sont bleus, pour sĂ»r quâil lâa passĂ© au bleu, son tableau ! » Ceux qui ne riaient pas entraient en fureur ce bleuissement, cette notation nouvelle de la lumiĂšre semblaient une insulte. Est-ce quâon laisserait outrager lâart ? De vieux messieurs brandissaient des cannes. Un personnage grave sâen allait, vexĂ©, en dĂ©clarant Ă sa femme quâil nâaimait pas les mauvaises plaisanteries. Mais un autre, un petit homme mĂ©ticuleux, ayant cherchĂ© dans le catalogue lâexplication du tableau, pour lâinstruction de sa demoiselle, et lisant Ă voix haute le titre Plein Air, ce fut autour de lui une reprise formidable, des cris, des huĂ©es. Le mot courait, on le rĂ©pĂ©tait, on le commentait plein air, oh ! oui, plein air, le ventre Ă lâair, tout en lâair, tra la la laire ! Cela tournait au scandale, la foule grossissait encore, les faces se congestionnaient dans la chaleur croissante, chacune avec la bouche ronde et bĂȘte des ignorants qui jugent de la peinture, exprimant Ă elles toutes la somme dâĂąneries, de rĂ©flexions saugrenues, de ricanements stupides et mauvais, que la vue dâune Ćuvre originale peut tirer Ă lâimbĂ©cillitĂ© bourgeoise. Et, Ă ce moment, comme dernier coup, Claude vit reparaĂźtre Dubuche, qui traĂźnait les Margaillan. DĂšs quâil arriva devant le tableau, lâarchitecte, embarrassĂ©, pris dâune honte lĂąche, voulut presser le pas, emmener son monde, en affectant de nâavoir aperçu ni la toile ni ses amis. Mais dĂ©jĂ lâentrepreneur sâĂ©tait plantĂ© sur ses courtes jambes, Ă©carquillant les yeux, lui demandant trĂšs haut, de sa grosse voix rauque â Dites donc, quel est le sabot qui a fichu ça ? Cette brutalitĂ© bon enfant, ce cri dâun parvenu millionnaire qui rĂ©sumait la moyenne de lâopinion, redoubla lâhilaritĂ© ; et lui, flattĂ© de son succĂšs, les cĂŽtes chatouillĂ©es par lâĂ©trangetĂ© de cette peinture, partit Ă son tour, mais dâun rire tel, si dĂ©mesurĂ©, si ronflant, au fond de sa poitrine grasse, quâil dominait tous les autres. CâĂ©tait lâallĂ©luia, lâĂ©clat final des grandes orgues. â Emmenez ma fille, dit la pĂąle madame Margaillan Ă lâoreille de Dubuche. Il se prĂ©cipita, dĂ©gagea RĂ©gine, qui avait baissĂ© les paupiĂšres ; et il dĂ©ployait des muscles vigoureux, comme sâil eĂ»t sauvĂ© ce pauvre ĂȘtre dâun danger de mort. Puis, ayant quittĂ© les Margaillan Ă la porte, aprĂšs des poignĂ©es de main et des saluts dâhomme du monde, il revint vers ses amis, il dit carrĂ©ment Ă Sandoz, Ă Fagerolles et Ă GagniĂšre â Que voulez-vous ? ce nâest pas ma faute⊠Je lâavais prĂ©venu que le public ne comprendrait pas. Câest cochon, oui, vous aurez beau dire, câest cochon ! â Ils ont huĂ© Delacroix, interrompit Sandoz, blanc de rage, les poings serrĂ©s. Ils ont tuĂ© Courbet. Ah ! race ennemie, stupiditĂ© de bourreaux ! GagniĂšre, qui partageait maintenant cette rancune dâartiste, se fĂąchait au souvenir de ses batailles des concerts Pasdeloup, chaque dimanche, pour la vraie musique. â Et ils sifflent Wagner, ce sont les mĂȘmes ; je les reconnais⊠Tenez ! ce gros, lĂ -bas⊠Il fallut que Jory le retĂźnt. Lui, aurait excitĂ© la foule. Il rĂ©pĂ©tait que câĂ©tait fameux, quâil y avait lĂ pour cent mille francs de publicitĂ©. Et Irma, lĂąchĂ©e encore, venait de retrouver dans la cohue deux amis Ă elle, deux jeunes boursiers, qui Ă©taient parmi les plus acharnĂ©s blagueurs, et quâelle endoctrinait, quâelle forçait Ă trouver ça trĂšs bien, en leur donnant des tapes sur les doigts. Mais Fagerolles nâavait pas desserrĂ© les dents. Il examinait toujours la toile, il jetait des coups dâĆil sur le public. Avec son flair de Parisien et sa conscience souple de gaillard adroit, il se rendait compte du malentendu ; et, vaguement, il sentait dĂ©jĂ ce quâil faudrait pour que cette peinture fĂźt la conquĂȘte de tous, quelques tricheries peut-ĂȘtre, des attĂ©nuations, un arrangement du sujet, un adoucissement de la facture. Lâinfluence que Claude avait eue sur lui, persistait il en restait pĂ©nĂ©trĂ©, Ă jamais marquĂ©. Seulement, il le trouvait archi-fou dâexposer une pareille chose. NâĂ©tait-ce pas stupide de croire Ă lâintelligence du public ? Ă quoi bon cette femme nue avec ce monsieur habillĂ© ? Que voulaient dire les deux petites lutteuses du fond ? Et les qualitĂ©s dâun maĂźtre, un morceau de peinture comme il nây en avait pas deux dans le Salon ! Un grand mĂ©pris lui venait de ce peintre admirablement douĂ©, qui faisait rire tout Paris comme le dernier des barbouilleurs. Ce mĂ©pris devint si fort quâil ne put le cacher davantage. Il dit, dans un accĂšs dâinvincible franchise â Ah ! Ă©coute, mon cher, tu lâas voulu, câest toi qui es trop bĂȘte. Claude, en silence, dĂ©tournant les yeux de la foule, le regarda. Il nâavait point faibli, pĂąle seulement sous les rires, les lĂšvres agitĂ©es dâun lĂ©ger tic nerveux personne ne le connaissait, son Ćuvre seule Ă©tait souffletĂ©e. Puis, il reporta un instant les regards sur le tableau, parcourut de lĂ les autres toiles de la salle, lentement. Et, dans le dĂ©sastre de ses illusions, dans la douleur vive de son orgueil, un souffle de courage, une bouffĂ©e de santĂ© et dâenfance, lui vinrent de toute cette peinture si gaiement brave, montant Ă lâassaut de lâantique routine, avec une passion si dĂ©sordonnĂ©e. Il en Ă©tait consolĂ© et raffermi, sans remords, sans contrition, poussĂ© au contraire Ă heurter le public davantage. Certes, il y avait lĂ bien des maladresses, bien des efforts puĂ©rils, mais quel joli ton gĂ©nĂ©ral, quel coup de lumiĂšre apportĂ©, une lumiĂšre gris dâargent, fine, diffuse, Ă©gayĂ©e de tous les reflets dansants du plein air ! CâĂ©tait comme une fenĂȘtre brusquement ouverte dans la vieille cuisine au bitume, dans les jus recuits de la tradition, et le soleil entrait, et les murs riaient de cette matinĂ©e de printemps ! La note claire de son tableau, ce bleuissement dont on se moquait, Ă©clatait parmi les autres. NâĂ©tait-ce pas lâaube attendue, un jour nouveau qui se levait pour lâart ? Il aperçut un critique qui sâarrĂȘtait sans rire, des peintres cĂ©lĂšbres, surpris, la mine grave, le pĂšre Malgras, trĂšs sale, allant de tableau en tableau avec sa moue de fin dĂ©gustateur, tombant en arrĂȘt devant le sien, immobile, absorbĂ©. Alors, il se retourna vers Fagerolles, il lâĂ©tonna par cette rĂ©ponse tardive â On est bĂȘte comme on peut, mon cher, et il est Ă croire que je resterai bĂȘte⊠Tant mieux pour toi, si tu es un malin ! Tout de suite, Fagerolles lui tapa sur lâĂ©paule, en camarade qui plaisante, et Claude se laissa prendre le bras par Sandoz. On lâemmenait enfin, la bande entiĂšre quitta le Salon des RefusĂ©s, en dĂ©cidant quâon allait passer par la salle de lâarchitecture ; car, depuis un instant, Dubuche, dont on avait reçu un projet de MusĂ©e, piĂ©tinait et les suppliait dâun regard si humble, quâil semblait difficile de ne pas lui donner cette satisfaction. â Ah ! dit plaisamment Jory, en entrant dans la salle, quelle glaciĂšre ! On respire ici. Tous se dĂ©couvrirent et sâessuyĂšrent le front avec soulagement, comme sâils arrivaient sous la fraĂźcheur de grands ombrages, au bout dâune longue course en plein soleil. La salle Ă©tait vide. Du plafond, tendu dâun Ă©cran de toile blanche, tombait une clartĂ© Ă©gale, douce et morne, qui se reflĂ©tait, pareille Ă une eau de source immobile, dans le miroir du parquet fortement cirĂ©. Aux quatre murs, dâun rouge dĂ©teint, les projets, les grands et les petits chĂąssis, bordĂ©s de bleu pĂąle, mettaient les taches lavĂ©es de leurs teintes dâaquarelle. Et seul, absolument seul au milieu de ce dĂ©sert, un monsieur barbu se tenait debout devant un projet dâHospice, plongĂ© dans une contemplation profonde. Trois dames parurent, sâeffacĂšrent, traversĂšrent en fuyant Ă petits pas pressĂ©s. DĂ©jĂ Dubuche montrait et expliquait son Ćuvre aux camarades. CâĂ©tait un seul chĂąssis, une pauvre petite salle de MusĂ©e, quâil avait envoyĂ©e par hĂąte ambitieuse, en dehors des usages, et contre la volontĂ© de son patron, qui pourtant la lui avait fait recevoir, se croyant engagĂ© dâhonneur. â Est-ce que câest pour loger les tableaux de lâĂ©cole du plein air, ton MusĂ©e ? demanda Fagerolles sans rire. GagniĂšre admirait, dâun branle de la tĂȘte, en songeant Ă autre chose ; tandis que Claude et Sandoz, par amitiĂ©, examinaient et sâintĂ©ressaient sincĂšrement. â Eh ! ce nâest pas mal, mon vieux, dit le premier. Les ornements sont encore dâune tradition joliment bĂątarde⊠Nâimporte, ça va ! Jory, impatient, finit par lâinterrompre. â Ah ! filons, voulez-vous ? Moi, je mâenrhume. La bande reprit sa marche. Mais le pis Ă©tait que, pour couper au plus court, il leur fallait traverser tout le Salon officiel ; et ils sây rĂ©signĂšrent, malgrĂ© le serment quâils avaient fait de nây pas mettre les pieds, par protestation. Fendant la foule, avançant avec raideur, ils suivirent lâenfilade des salles, en jetant Ă droite et Ă gauche des regards indignĂ©s. Ce nâĂ©tait plus le gai scandale de leur Salon Ă eux, les tons clairs, la lumiĂšre exagĂ©rĂ©e du soleil. Des cadres dâor pleins dâombre se succĂ©daient, des choses gourmĂ©es et noires, des nuditĂ©s dâatelier jaunissant sous des jours de cave, toute la dĂ©froque classique, lâhistoire, le genre, le paysage, trempĂ©s ensemble au fond du mĂȘme cambouis de la convention. Une mĂ©diocritĂ© uniforme suintait des Ćuvres, la salissure boueuse du ton qui les caractĂ©risait, dans cette bonne tenue dâun art au sang pauvre et dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©. Et ils pressaient le pas, et ils galopaient pour Ă©chapper Ă ce rĂšgne encore debout du bitume, condamnant tout en bloc avec leur belle injustice de sectaires, criant quâil nây avait lĂ rien, rien, rien ! Enfin, ils sâĂ©chappĂšrent, et ils descendaient au jardin, lorsquâils rencontrĂšrent Mahoudeau et ChaĂźne. Le premier se jeta dans les bras de Claude. â Ah ! mon cher, ton tableau, quel tempĂ©rament ! Le peintre, tout de suite, loua la Vendangeuse. â Et toi, dis donc, tu leur en as fichu par la tĂȘte, un morceau ! Mais la vue de ChaĂźne, auquel personne ne parlait de sa Femme adultĂšre, et qui errait silencieux, lâapitoya. Il trouvait une mĂ©lancolie profonde Ă lâexĂ©crable peinture, Ă la vie manquĂ©e de ce paysan, victime des admirations bourgeoises. Toujours il lui donnait la joie dâun Ă©loge. Il le secoua amicalement, il cria â TrĂšs bien aussi, votre machine⊠Ah ! mon gaillard, le dessin ne vous fait pas peur ! â Non, bien sĂ»r ! dĂ©clara ChaĂźne, dont la face sâĂ©tait empourprĂ©e de vanitĂ©, sous les broussailles noires de sa barbe. Mahoudeau et lui se joignirent Ă la bande ; et le premier demanda aux autres sâils avaient vu le Semeur, de Chambouvard. CâĂ©tait inouĂŻ, le seul morceau de sculpture du Salon. Tous le suivirent dans le jardin, que la foule envahissait maintenant. â Tiens ! reprit Mahoudeau, en sâarrĂȘtant au milieu de lâallĂ©e centrale, il est justement devant son Semeur, Chambouvard. En effet, un homme obĂšse Ă©tait lĂ , campĂ© fortement sur ses grosses jambes, et sâadmirant. La tĂȘte dans les Ă©paules, il avait une face Ă©paisse et belle dâidole hindoue. On le disait fils dâun vĂ©tĂ©rinaire des environs dâAmiens. Ă quarante-cinq ans, il Ă©tait dĂ©jĂ lâauteur de vingt chefs-dâĆuvre, des statues simples et vivantes, de la chair bien moderne, pĂ©trie par un ouvrier de gĂ©nie, sans raffluement ; et cela au hasard de la production, donnant ses Ćuvres comme un champ donne son herbe, bon un jour, mauvais le lendemain, dans lâignorance absolue de ce quâil crĂ©ait. Il poussait le manque de sens critique jusquâĂ ne pas faire de distinction, entre les fils les plus glorieux de ses mains, et les dĂ©testables magots quâil lui arrivait de bĂącler parfois. Sans fiĂšvre nerveuse, sans un doute, toujours solide et convaincu, il avait un orgueil de dieu. â Ătonnant, le Semeur ! murmura Claude, et quelle bĂątisse, et quel geste ! Fagerolles, qui nâavait pas regardĂ© la statue, sâamusait beaucoup du grand homme et de la queue de jeunes disciples bĂ©ants, quâil traĂźnait dâordinaire Ă sa suite. â Regardez-les donc, ils communient, ma parole !⊠Et lui, hein ? quelle bonne tĂȘte de brute, transfigurĂ©e dans la contemplation de son nombril ! Seul et Ă lâaise au milieu de la curiositĂ© de tous, Chambouvard sâĂ©bahissait, de lâair foudroyĂ© dâun homme qui sâĂ©tonne dâavoir enfantĂ© une pareille Ćuvre. Il semblait la voir pour la premiĂšre fois, il nâen revenait point. Puis, un ravissement noya sa face large, il dodelina de la tĂȘte, il Ă©clata dâun rire doux et invincible, en rĂ©pĂ©tant Ă dix reprises â Câest comique⊠câest comique⊠Toute sa queue derriĂšre lui, se pĂąmait, tandis quâil nâimaginait rien dâautre, pour dire lâadoration oĂč il Ă©tait de lui-mĂȘme. Mais il y eut un lĂ©ger Ă©moi Bongrand, qui se promenait, les mains derriĂšre le dos, les yeux vagues, venait de tomber sur Chambouvard ; et le public, sâĂ©cartant, chuchotait, sâintĂ©ressait Ă la poignĂ©e de main Ă©changĂ©e par les deux artistes cĂ©lĂšbres, lâun court et sanguin, lâautre grand et frissonnant. On entendit des mots de bonne camaraderie Toujours des merveilles ! â Parbleu ! Et vous, rien cette annĂ©e ? â Non, rien. Je me repose, je cherche. â Allons donc ! farceur, ça vient tout seul. â Adieu ! â Adieu ! » DĂ©jĂ , Chambouvard, accompagnĂ© de sa cour, sâen allait lentement au travers de la foule, avec des regards de monarque heureux de vivre ; pendant que Bongrand, qui avait reconnu Claude et ses amis, sâapprochait dâeux, les mains fĂ©briles, et leur dĂ©signait le sculpteur dâun mouvement nerveux du menton, en disant â En voilĂ un gaillard que jâenvie ! Toujours croire quâon fait des chefs-dâĆuvre ! Il complimenta Mahoudeau de sa Vendangeuse, se montra paternel pour tous, avec sa large bonhomie, son abandon de vieux romantique rangĂ©, dĂ©corĂ©. Puis, sâadressant Ă Claude â Eh bien, quâest-ce que je vous disais ? Vous avez vu, lĂ -haut⊠Vous voici passĂ© chef dâĂ©cole. â Ah ! oui, rĂ©pondit Claude, ils mâarrangent⊠Câest vous, notre maĂźtre Ă tous. Bongrand eut un geste de vague souffrance, et il se sauva, en disant â Taisez-vous donc ! je ne suis pas mĂȘme mon maĂźtre ! Un moment encore, la bande erra dans le jardin. On Ă©tait retournĂ© voir la Vendangeuse, lorsque Jory sâaperçut que GagniĂšre nâavait plus Irma BĂ©cot Ă son bras. Ce dernier fut stupĂ©fait oĂč diable pouvait-il lâavoir perdue ? Mais quand Fagerolles lui eut contĂ© quâelle sâen Ă©tait allĂ©e dans la foule, avec deux messieurs, il se tranquillisa ; et il suivit les autres, plus lĂ©ger, soulagĂ© de cette bonne fortune qui lâahurissait. Maintenant, on ne circulait quâavec peine. Tous les bancs Ă©taient pris dâassaut, des groupes barraient les allĂ©es, oĂč la marche lente des promeneurs sâarrĂȘtait, refluait sans cesse autour des bronzes et des marbres Ă succĂšs. Du buffet encombrĂ© sortait un gros murmure, un bruit de soucoupes et de cuillers, qui sâajoutait au frisson vivant de lâimmense nef. Les moineaux Ă©taient remontĂ©s dans la forĂȘt des charpentes de fonte, on entendait leurs petits cris aigus, le piaillement dont ils saluaient le soleil Ă son dĂ©clin, sous les vitres chaudes. Il faisait lourd, une tiĂ©deur humide de serre, un air immobile, affadi dâune odeur de terreau fraĂźchement remuĂ©. Et, dominant cette houle du jardin, le fracas des salles du premier Ă©tage, le roulement des pieds sur les planchers de fer, ronflait toujours, avec sa clameur de tempĂȘte battant la cĂŽte. Claude, qui percevait nettement ce grondement dâorage, finissait par nâavoir que lui, dĂ©chaĂźnĂ© et hurlant, dans les oreilles. CâĂ©taient des gaietĂ©s de la foule, dont les huĂ©es et les rires soufflaient en ouragan devant son tableau. Il eut un geste Ă©nervĂ©, il sâĂ©cria â Ah ! çà , quâest-ce que nous fichons, ici ? Moi, je ne prends rien au buffet, ça pue lâInstitut⊠Allons boire une chope dehors, voulez-vous ? Tous sortirent, les jambes cassĂ©es, la face tirĂ©e et mĂ©prisante. Dehors, ils respirĂšrent bruyamment, dâun air de dĂ©lices, en rentrant dans la bonne nature printaniĂšre. Quatre heures sonnaient Ă peine, le soleil oblique enfilait les Champs-ĂlysĂ©es ; et tout flambait, les queues serrĂ©es des Ă©quipages, les feuillages neufs des arbres, les gerbes des bassins qui jaillissaient et sâenvolaient en une poussiĂšre dâor. Dâun pas de flĂąnerie, ils descendirent, hĂ©sitĂšrent, sâĂ©chouĂšrent enfin dans un petit cafĂ©, le Pavillon de la Concorde, Ă gauche, avant la place. La salle Ă©tait si Ă©troite, quâils sâattablĂšrent au bord de la contre-allĂ©e, malgrĂ© le froid tombant de la voĂ»te des feuilles, dĂ©jĂ touffue et noire. Mais, aprĂšs les quatre rangĂ©es de marronniers, au delĂ de cette bande dâombre verdĂątre, ils avaient devant eux la chaussĂ©e ensoleillĂ©e de lâavenue, ils y voyaient passer Paris Ă travers une gloire, les voitures aux roues rayonnantes comme des astres, les grands omnibus jaunes plus dorĂ©s que des chars de triomphe, des cavaliers dont les montures semblaient jeter des Ă©tincelles, des piĂ©tons qui se transfiguraient et resplendissaient dans la lumiĂšre. Et, durant prĂšs de trois heures, en face de sa chope restĂ©e pleine, Claude parla, discuta, dans une fiĂšvre croissante, le corps brisĂ©, la tĂȘte grosse de toute la peinture quâil venait de voir. CâĂ©tait, avec les camarades, lâhabituelle sortie du Salon, que, cette annĂ©e-lĂ , passionnait davantage encore la mesure libĂ©rale de lâEmpereur un flot montant de thĂ©ories, une griserie dâopinions extrĂȘmes qui rendait les langues pĂąteuses, toute la passion de lâart dont brĂ»lait leur jeunesse. â Eh bien, quoi ? criait-il, le public rit, il faut faire lâĂ©ducation du public⊠Au fond, câest une victoire. Enlevez deux cents toiles grotesques, et notre Salon enfonce le leur. Nous avons la bravoure et lâaudace, nous sommes lâavenir⊠Oui, oui, on verra plus tard, nous le tuerons, leur Salon. Nous y entrerons en conquĂ©rants, Ă coups de chefs-dâĆuvre⊠Ris donc, ris donc, grande bĂȘte de Paris, jusquâĂ ce que tu tombes Ă nos genoux ! Et, sâinterrompant, il montrait dâun geste prophĂ©tique lâavenue triomphale, oĂč roulaient dans le soleil le luxe et la joie de la ville. Son geste sâĂ©largissait, descendait jusquâĂ la place de la Concorde, quâon apercevait en Ă©charpe, sous les arbres, avec une de ses fontaines dont les nappes ruisselaient, un bout fuyant de ses balustrades, et deux de ses statues, Rouen aux mamelles gĂ©antes, Lille qui avance lâĂ©normitĂ© de son pied nu. â Le plein air, ça les amuse ! reprit-il. Soit ! puisquâils le veulent, le plein air, lâĂ©cole du plein air !⊠Hein ? câĂ©tait entre nous, ça nâexistait pas, hier, en dehors de quelques peintres. Et voilĂ quâils lancent le mot, ce sont eux qui fondent lâĂ©cole⊠Oh ! je veux bien, moi. Va pour lâĂ©cole du plein air ! Jory sâallongeait des claques sur les cuisses. â Quand je te disais ! JâĂ©tais sĂ»r, avec mes articles, de les forcer Ă mordre, ces crĂ©tins ! Ce que nous allons les embĂȘter, maintenant ! Mahoudeau chantait victoire, lui aussi, en ramenant continuellement sa Vendangeuse, dont il expliquait les hardiesses Ă ChaĂźne silencieux, qui seul Ă©coutait ; tandis que GagniĂšre, avec la raideur des timides lĂąchĂ©s au travers de la thĂ©orie pure, parlait de guillotiner lâInstitut ; et Sandoz, par sympathie enflammĂ©e de travailleur, et Dubuche, cĂ©dant Ă la contagion de ses amitiĂ©s rĂ©volutionnaires, sâexaspĂ©raient, tapaient sur la table, avalaient Paris, dans chaque gorgĂ©e de biĂšre. TrĂšs calme, Fagerolles gardait son sourire. Il les avait suivis par amusement, par le singulier plaisir quâil trouvait Ă pousser les camarades dans des farces qui tourneraient mal. Pendant quâil fouettait leur esprit de rĂ©volte, il prenait justement la ferme rĂ©solution de travailler dĂ©sormais Ă obtenir le prix de Rome cette journĂ©e le dĂ©cidait, il jugeait imbĂ©cile de compromettre son talent davantage. Le soleil baissait Ă lâhorizon, il nây avait plus quâun flot descendant de voitures, le retour du Bois, dans lâor pĂąli du couchant. Et la sortie du Salon devait sâachever, une queue dĂ©filait, des messieurs Ă tĂȘte de critique, ayant chacun un catalogue sous le bras. GagniĂšre sâenthousiasma brusquement. â Ah ! Courajod, en voilĂ un qui a inventĂ© le paysage ! Avez-vous vu sa Mare de Gagny, au Luxembourg ? â Une merveille ! cria Claude. Il y a trente ans que câest fait, et on nâa encore rien fichu de plus solide⊠Pourquoi laisse-t-on ça au Luxembourg ? Ăa devrait ĂȘtre au Louvre. â Mais Courajod nâest pas mort, dit Fagerolles. â Comment ! Courajod nâest pas mort ! On ne le voit plus, on nâen parle plus. Et ce fut une stupeur, lorsque Fagerolles affirma que le maĂźtre paysagiste, ĂągĂ© de soixante-dix ans, vivait quelque part, du cĂŽtĂ© de Montmartre, retirĂ© dans une petite maison, au milieu de poules, de canards et de chiens. Ainsi, on pouvait se survivre, il y avait des mĂ©lancolies de vieux artistes, disparus avant leur mort. Tous se taisaient, un frisson les avait pris, lorsquâils aperçurent, passant au bras dâun ami, Bongrand, la face congestionnĂ©e, le geste inquiet, qui leur envoya un salut ; et, presque derriĂšre lui, au milieu de ses disciples, Chambouvard se montra, riant trĂšs haut, tapant les talons, en maĂźtre absolu, certain de lâĂ©ternitĂ©. â Tiens ! tu nous lĂąches ? demanda Mahoudeau Ă ChaĂźne, qui se levait. Lâautre mĂąchonna dans sa barbe des paroles sourdes ; et il partit, aprĂšs avoir distribuĂ© des poignĂ©es de main. â Tu sais quâil va encore se payer ta sage-femme, dit Jory Ă Mahoudeau. Oui, lâherboriste, la femme aux herbes qui puent⊠Ma parole ! jâai vu ses yeux flamber tout dâun coup ; ça le prend comme une rage de dents, ce garçon ; et regarde-le courir, lĂ -bas. Le sculpteur haussa les Ă©paules, au milieu des rires. Mais Claude nâentendait point. Maintenant, il entreprenait Dubuche sur lâarchitecture. Sans doute, ce nâĂ©tait pas mal, cette salle de MusĂ©e, quâil exposait ; seulement, ça nâapportait rien, on y retrouvait une patiente marqueterie des formules de lâĂcole. Est-ce que tous les arts ne marchaient pas de front ? est-ce que lâĂ©volution qui transformait la littĂ©rature, la peinture, la musique mĂȘme, nâallait pas renouveler lâarchitecture. Si jamais lâarchitecture dâun siĂšcle devait avoir un style Ă elle, câĂ©tait assurĂ©ment celle du siĂšcle oĂč lâon entrerait bientĂŽt, un siĂšcle neuf, un terrain balayĂ©, prĂȘt Ă la reconstruction de tout, un champ fraĂźchement ensemencĂ©, dans lequel pousserait un nouveau peuple. Par terre, les temples grecs qui nâavaient plus leurs raisons dâĂȘtre sous notre ciel, au milieu de notre sociĂ©tĂ© ! par terre, les cathĂ©drales gothiques, puisque la foi aux lĂ©gendes Ă©tait morte ! par terre, les colonnades fines, les dentelles ouvragĂ©es de la Renaissance, ce renouveau antique greffĂ© sur le moyen-Ăąge, des bijoux dâart oĂč notre dĂ©mocratie ne pouvait se loger ! Et il voulait, il rĂ©clamait avec des gestes violents la formule architecturale de cette dĂ©mocratie, lâĆuvre de pierre qui lâexprimerait, lâĂ©difice oĂč elle serait chez elle, quelque chose dâimmense et de fort, de simple et de grand, ce quelque chose qui sâindiquait dĂ©jĂ dans nos gares, dans nos halles, avec la solide Ă©lĂ©gance de leurs charpentes de fer, mais Ă©purĂ© encore, haussĂ© jusquâĂ la beautĂ©, disant la grandeur de nos conquĂȘtes. â Eh ! oui, eh ! oui ! rĂ©pĂ©tait Dubuche, gagnĂ© par sa fougue. Câest ce que je veux faire, tu verras un jour⊠Donne-moi le temps dâarriver, et quand je serai libre, ah ! quand je serai libre ! La nuit venait, Claude sâanimait de plus en plus, dans lâĂ©nervement de sa passion, dâune abondance, dâune Ă©loquence que les camarades ne lui connaissaient pas. Tous sâexcitaient Ă lâĂ©couter, finissaient par sâĂ©gayer bruyamment des mots extraordinaires quâil lançait ; et lui-mĂȘme, Ă©tant revenu sur son tableau, en parlait avec une gaietĂ© Ă©norme, faisait la charge des bourgeois qui regardaient, imitait la gamme bĂȘte des rires. Sur lâavenue, couleur de cendre, on ne voyait plus filer que les ombres de rares voitures. La contre-allĂ©e Ă©tait toute noire, un froid de glace tombait des arbres. Seul, un chant perdu sortait dâun massif de verdure, derriĂšre le cafĂ©, quelque rĂ©pĂ©tition au Concert de lâHorloge, la voix sentimentale dâune fille sâessayant Ă la romance. â Ah ! mâont-ils amusĂ©, les idiots ! cria Claude dans un dernier Ă©clat. Entendez-vous, pour cent mille francs, je ne donnerais pas ma journĂ©e ! Il se tut, Ă©puisĂ©. Personne nâavait plus de salive. Un silence rĂ©gna, tous grelottĂšrent sous lâhaleine glacĂ©e qui passait. Et ils se sĂ©parĂšrent avec des poignĂ©es de main lasses, dans une sorte de stupeur. Dubuche dĂźnait en ville. Fagerolles avait un rendez-vous. Vainement, Jory, Mahoudeau et GagniĂšre voulurent entraĂźner Claude chez Foucart, un restaurant Ă vingt-cinq sous dĂ©jĂ Sandoz lâemmenait Ă son bras, inquiet de le voir si gai. â Allons, viens, jâai promis Ă ma mĂšre de rentrer. Tu mangeras un morceau avec nous, et ce sera gentil, nous finirons la journĂ©e ensemble. Tous deux descendirent le quai, le long des Tuileries, serrĂ©s lâun contre lâautre, fraternellement. Mais, au pont des Saints-PĂšres, le peintre sâarrĂȘta net. â Comment, tu me quittes ! sâĂ©cria Sandoz. Puisque tu dĂźnes avec moi ! â Non, merci, jâai trop mal Ă la tĂȘte⊠Je rentre me coucher. Et il sâobstina sur cette excuse. â Bon ! bon ! finit par dire lâautre en souriant, on ne te voit plus, tu vis dans le mystĂšre⊠Va, mon vieux, je ne veux pas te gĂȘner. Claude retint un geste dâimpatience, et, laissant son ami passer le pont, il continua de filer tout seul par les quais. Il marchait les bras ballants, le nez Ă terre, sans rien voir, Ă longues enjambĂ©es de somnambule que lâinstinct conduit. Quai de Bourbon, devant sa porte, il leva les yeux, Ă©tonnĂ© quâun fiacre attendĂźt lĂ , arrĂȘtĂ© au bord du trottoir, lui barrant le chemin. Et ce fut du mĂȘme pas mĂ©canique quâil entra chez la concierge, pour prendre sa clef. â Je lâai donnĂ©e Ă cette dame, cria madame Joseph du fond de la loge. Cette femme est lĂ -haut. â Quelle dame ? demanda-t-il effarĂ©. â Cette jeune personne⊠Voyons, vous savez bien ? celle qui vient toujours. Il ne savait plus, il se dĂ©cida Ă monter, dans une confusion extrĂȘme dâidĂ©es. La clef se trouvait sur la porte, quâil ouvrit, puis quâil referma, sans hĂąte. Claude resta un moment immobile. Lâombre avait envahi lâatelier, une ombre violĂątre qui pleuvait de la baie vitrĂ©e en un mĂ©lancolique crĂ©puscule, noyant les choses. Il ne voyait plus nettement le parquet, oĂč les meubles, les toiles, tout ce qui traĂźnait vaguement, semblait se fondre, comme dans lâeau dormante dâune mare. Mais, assise au bord du divan, se dĂ©tachait une forme sombre, raidie par lâattente, anxieuse et dĂ©sespĂ©rĂ©e au milieu de cette agonie du jour. CâĂ©tait Christine, il lâavait reconnue. Elle tendit les mains, elle murmura dâune voix basse et entrecoupĂ©e â Il y a trois heures, oui, trois heures que je suis lĂ , toute seule, Ă Ă©couter⊠Au sortir de lĂ -bas, jâai pris une voiture, et je ne voulais que venir, puis rentrer vite⊠Mais je serais restĂ©e la nuit entiĂšre, je ne pouvais pas mâen aller, sans vous avoir serrĂ© les mains. Elle continua, elle dit son dĂ©sir violent de voir le tableau, son escapade au Salon, et comment elle Ă©tait tombĂ©e dans la tempĂȘte des rires, sous les huĂ©es de tout ce peuple. CâĂ©tait elle quâon sifflait ainsi, câĂ©tait sur sa nuditĂ© que crachaient les gens, cette nuditĂ© dont le brutal Ă©talage, devant la blague de Paris, lâavait Ă©tranglĂ©e dĂšs la porte. Et, prise dâune terreur folle, Ă©perdue de souffrance et de honte, elle sâĂ©tait sauvĂ©e, comme si elle avait senti ces rires sâabattre sur sa peau nue, la cingler au sang de coups de fouet. Mais elle sâoubliait maintenant, elle ne songeait quâĂ lui, bouleversĂ©e par lâidĂ©e du chagrin quâil devait avoir, grossissant lâamertume de cet Ă©chec de toute sa sensibilitĂ© de femme, dĂ©bordant dâun besoin de charitĂ© immense. â Ă mon ami, ne vous faites pas de peine !⊠Je voulais vous voir et vous dire que ce sont des jaloux, que je le trouve trĂšs bien, ce tableau, que je suis trĂšs fiĂšre et trĂšs heureuse de vous avoir aidĂ©, dâen ĂȘtre un peu, moi aussi⊠Il lâĂ©coutait bĂ©gayer ardemment ces tendresses, toujours immobile ; et, brusquement, il sâabattit devant elle, il laissa tomber la tĂȘte sur ses genoux, en Ă©clatant en larmes. Toute son excitation de lâaprĂšs-midi, sa bravoure dâartiste sifflĂ©, sa gaietĂ© et sa violence, crevaient lĂ , en une crise de sanglots qui le suffoquait. Depuis la salle oĂč les rires lâavaient souffletĂ©, il les entendait le poursuivre comme une meute aboyante, lĂ -bas aux Champs-ĂlysĂ©es, puis le long de la Seine, puis Ă prĂ©sent encore chez lui, derriĂšre son dos. Sa force entiĂšre sâen Ă©tait allĂ©e, il se sentait plus dĂ©bile quâun enfant ; et il rĂ©pĂ©ta, roulant sa tĂȘte, la voix Ă©teinte, le geste vague â Mon Dieu ! que je souffre ! Alors, elle, des deux poings, le remonta jusquâĂ sa bouche, dans un emportement de passion. Elle le baisa, elle lui souffla jusquâau cĆur, dâune haleine chaude â Tais-toi, tais-toi, je tâaime ! Ils sâadoraient, leur camaraderie devait aboutir Ă ces noces, sur ce divan, dans lâaventure de ce tableau qui peu Ă peu les avait unis. Le crĂ©puscule les enveloppa, ils restĂšrent aux bras lâun de lâautre, anĂ©antis, en larmes sous cette premiĂšre joie dâamour. PrĂšs dâeux, au milieu de la table, les lilas quâelle avait envoyĂ©s le matin, embaumaient la nuit ; et les parcelles dâor Ă©parses, envolĂ©es du cadre, luisaient seules dâun reste de jour, pareilles Ă un fourmillement dâĂ©toiles. VI Le soir, comme il la tenait encore dans ses bras, il lui avait dit â Reste ! Mais elle sâĂ©tait dĂ©gagĂ©e dâun effort. â Je ne peux pas, il faut que je rentre. â Alors, demain⊠Je tâen prie, reviens demain. â Demain, non, câest impossible⊠Adieu, Ă bientĂŽt ! Et, le lendemain, dĂšs sept heures, elle Ă©tait lĂ , rouge du mensonge quâelle avait fait Ă madame Vanzade une amie de Clermont quâelle devait aller chercher Ă la gare, et avec qui elle passerait la journĂ©e. Claude, ravi de la possĂ©der ainsi tout un jour, voulut lâemmener Ă la campagne, par un besoin de lâavoir Ă lui seul, trĂšs loin, sous le grand soleil. Elle fut enchantĂ©e, ils partirent comme des fous, arrivĂšrent Ă la gare Saint-Lazare juste pour sauter dans un train du Havre. Lui, connaissait aprĂšs Mantes, un petit village, Bennecourt, oĂč Ă©tait une auberge dâartistes, quâil avait envahie parfois avec des camarades ; et, sans sâinquiĂ©ter des deux heures de chemin de fer, il la conduisait dĂ©jeuner lĂ , comme il lâaurait menĂ©e Ă AsniĂšres. Elle sâĂ©gaya beaucoup de ce voyage qui nâen finissait plus. Tant mieux, si câĂ©tait au bout du monde ! Il leur semblait que le soir ne devait jamais venir. Ă dix heures, ils descendirent Ă BonniĂšres ; ils prirent le bac, un vieux bac craquant et filant sur sa chaĂźne ; car Bennecourt se trouve de lâautre cĂŽtĂ© de la Seine. La journĂ©e de mai Ă©tait splendide, les petits flots se pailletaient dâor au soleil, les jeunes feuillages verdissaient tendrement, dans le bleu sans tache. Et, au delĂ des Ăźles, dont la riviĂšre est peuplĂ©e en cet endroit, quelle joie que cette auberge de campagne, avec son petit commerce dâĂ©picerie, sa grande salle qui sentait la lessive, sa vaste cour pleine de fumier, oĂč barbotaient des canards ! â HĂ© ! pĂšre Faucheur, nous venons dĂ©jeuner⊠Une omelette, des saucisses, du fromage. â Est-ce que vous coucherez, monsieur Claude ? â Non, non, une autre fois⊠Et du vin blanc, hein ! du petit rose qui gratte la gorge. DĂ©jĂ , Christine avait suivi la mĂšre Faucheur dans la basse-cour ; et, quand cette derniĂšre revint avec des Ćufs, elle demanda au peintre, avec son rire sournois de paysanne â Câest donc que vous ĂȘtes mariĂ©, Ă cette heure ? â Dame ! rĂ©pondit-il rondement, il le faut bien, puisque je suis avec ma femme. Le dĂ©jeuner fut exquis, lâomelette trop cuite, les saucisses trop grasses, le pain dâune telle duretĂ©, quâil dut lui couper des mouillettes pour quâelle ne sâabĂźmĂąt pas le poignet. Ils burent deux bouteilles, en entamĂšrent une troisiĂšme, si gais, si bruyants, quâils sâĂ©tourdissaient eux-mĂȘmes, dans la grande salle oĂč ils mangeaient seuls. Elle, les joues ardentes, affirmait quâelle Ă©tait grise ; et jamais ça ne lui Ă©tait arrivĂ©, et elle trouvait ça drĂŽle, oh ! si drĂŽle, riant Ă ne plus pouvoir se retenir. â Allons prendre lâair, dit-elle enfin. â Câest ça, marchons un peu⊠Nous repartons Ă quatre heures, nous avons trois heures devant nous. Ils remontĂšrent Bennecourt, qui aligne ses maisons jaunes, le long de la berge, sur prĂšs de deux kilomĂštres. Tout le village Ă©tait aux champs, ils ne rencontrĂšrent que trois vaches, conduites par une petite fille. Lui, du geste, expliquait le pays, semblait savoir oĂč il allait ; et, quand arrivĂ©s Ă la derniĂšre maison, une vieille bĂątisse, plantĂ©e sur le bord de la Seine, en face des coteaux de Jeufosse, il en fit le tour, entra dans un bois de chĂȘnes, trĂšs touffu. CâĂ©tait le bout du monde quâils cherchaient lâun et lâautre, un gazon dâune douceur de velours, un abri de feuilles oĂč le soleil seul pĂ©nĂ©trait en minces flĂšches de flamme. Tout de suite, leurs lĂšvres sâunirent dans un baiser avide, et elle sâĂ©tait abandonnĂ©e, et il lâavait prise, au milieu de lâodeur fraĂźche des herbes foulĂ©es. Longtemps, ils restĂšrent Ă cette place, attendris maintenant, avec des paroles rares et basses, occupĂ©s de la seule caresse de leur haleine, comme en extase devant les points dâor quâils regardaient luire au fond de leurs yeux bruns. Puis, deux heures plus tard, quand ils sortirent du bois, ils tressaillirent un paysan Ă©tait lĂ , sur la porte grande ouverte de la maison, et qui paraissait les avoir guettĂ©s de ses yeux rapetissĂ©s de vieux loup. Elle devint toute rose, tandis que lui criait, pour cacher sa gĂȘne â Tiens ! le pĂšre Poirette⊠Câest donc Ă vous, la cambuse ? Alors, le vieux raconta avec des larmes que ses locataires Ă©taient partis sans le payer, en lui laissant leurs meubles. Et il les invita Ă entrer. â Vous pouvez toujours voir, peut-ĂȘtre que vous connaissez du monde⊠Ah ! il y en a, des Parisiens, qui seraient contents !⊠Trois cents francs par an avec les meubles, nâest-ce pas que câest pour rien ? Curieusement, ils le suivirent. CâĂ©tait une grande lanterne de maison, qui semblait taillĂ©e dans un hangar en bas, une cuisine immense et une salle oĂč lâon aurait pu faire danser ; en haut, deux piĂšces Ă©galement, si vastes, quâon sây perdait. Quant aux meubles, ils consistaient en un lit de noyer, dans lâune des chambres, et en une table et des ustensiles de mĂ©nage, qui garnissaient la cuisine. Mais, devant la maison, le jardin abandonnĂ©, plantĂ© dâabricotiers magnifiques, se trouvait envahi de rosiers gĂ©ants, couverts de roses ; tandis que, derriĂšre, allant jusquâau bois de chĂȘnes, il y avait un petit champ de pommes de terre, enclos dâune haie vive. â Je laisserai les pommes de terre, dit le pĂšre Poirette. Claude et Christine sâĂ©taient regardĂ©s, dans un de ces brusques dĂ©sirs de solitude et dâoubli qui alanguissent les amants. Ah ! que ce serait bon de sâaimer lĂ , au fond de ce trou, si loin des autres ! Mais ils sourirent, est-ce quâils pouvaient ? ils avaient Ă peine le temps de reprendre le train, pour rentrer Ă Paris. Et le vieux paysan, qui Ă©tait le pĂšre de madame Faucheur, les accompagna le long de la berge ; puis, comme ils montaient dans le bac, il leur cria, aprĂšs tout un combat intĂ©rieur â Vous savez, ce sera deux cent cinquante francs⊠Envoyez-moi du monde. Ă Paris, Claude accompagna Christine jusquâĂ lâhĂŽtel de madame Vanzade. Ils Ă©taient devenus trĂšs tristes, ils Ă©changĂšrent une longue poignĂ©e de main, dĂ©sespĂ©rĂ©e et muette, nâosant sâembrasser. Une vie de tourment commença. En quinze jours, elle ne put venir que trois fois ; et elle accourait, essoufflĂ©e, nâayant que quelques minutes Ă elle, car justement la vieille dame se montrait exigeante. Lui, la questionnait, inquiet de la voir pĂąlie, Ă©nervĂ©e, les yeux brillants de fiĂšvre. Jamais elle nâavait tant souffert de cette maison pieuse, de ce caveau, sans air et sans jour, oĂč elle se mourait dâennui. Ses Ă©tourdissements lâavaient reprise, le manque dâexercice faisait battre le sang Ă ses tempes. Elle lui avoua quâelle sâĂ©tait Ă©vanouie, un soir, dans sa chambre, comme tout dâun coup Ă©tranglĂ©e par une main de plomb. Et elle nâavait pas de paroles mauvaises contre sa maĂźtresse, elle sâattendrissait au contraire une pauvre crĂ©ature, si vieille, si infirme, si bonne, qui lâappelait sa fille ! Cela lui coĂ»tait comme une vilaine action, chaque fois quâelle lâabandonnait, pour courir chez son amant. Deux semaines encore se passĂšrent. Les mensonges dont elle devait payer chaque heure de libertĂ©, lui devinrent intolĂ©rables. Maintenant, câĂ©tait frĂ©missante de honte quâelle rentrait dans cette maison rigide, oĂč son amour lui semblait une tache. Elle sâĂ©tait donnĂ©e, elle lâaurait criĂ© tout haut, et son honnĂȘtetĂ© se rĂ©voltait Ă cacher cela comme une faute, Ă mentir bassement, ainsi quâune servante qui craint un renvoi. Enfin, un soir, dans lâatelier, au moment oĂč elle partait une fois encore, Christine se jeta entre les bras de Claude, Ă©perdument, sanglotant de souffrance et de passion. â Ah ! je ne peux pas, je ne peux pas⊠Garde-moi donc, empĂȘche-moi de retourner lĂ -bas ! Il lâavait saisie, il lâembrassait Ă lâĂ©touffer. â Bien vrai ? tu mâaimes ! Oh ! cher amour !⊠Mais je nâai rien, moi, et tu perdrais tout. Est-ce que je puis tolĂ©rer que tu te dĂ©pouilles ainsi ? Elle sanglota plus fort, ses paroles bĂ©gayĂ©es se brisaient dans ses larmes. â Son argent, nâest-ce pas ? ce quâelle me laisserait⊠Tu crois donc que je calcule ? Jamais je nây ai songĂ©, je te le jure. Ah ! quâelle garde tout et que je sois libre !⊠Moi, je ne tiens Ă rien ni Ă personne, je nâai aucun parent, ne mâest-il pas permis de faire ce que je veux ? Je ne demande point que tu mâĂ©pouses, je demande seulement Ă vivre avec toi⊠Puis, dans un dernier sanglot de torture â Ah ! tu as raison, câest mal de lâabandonner, cette pauvre femme ! Ah ! je me mĂ©prise, je voudrais avoir la force⊠Mais je tâaime trop, je souffre trop, je ne peux pourtant pas en mourir. â Reste ! reste ! cria-t-il. Et que ce soient les autres qui meurent, il nây a que nous deux ! Il lâavait assise sur ses genoux, tous deux pleuraient et riaient, en jurant au milieu de leurs baisers quâils ne se sĂ©pareraient jamais, jamais plus. Ce fut une folie. Christine quitta brutalement madame Vanzade, emporta sa malle, dĂšs le lendemain. Tout de suite, Claude et elle avaient Ă©voquĂ© la vieille maison dĂ©serte de Bennecourt, les rosiers gĂ©ants, les piĂšces immenses. Ah ! partir, partir sans perdre une heure, vivre au bout de la terre, dans la douceur de leur jeune mĂ©nage ! Elle, joyeuse, battait des mains. Lui, saignant encore de son Ă©chec du Salon, ayant le besoin de se reprendre, aspirait Ă ce grand repos de la bonne nature ; et il aurait lĂ -bas le vrai plein air, il travaillerait dans lâherbe jusquâau cou, il rapporterait des chefs-dâĆuvre. En deux jours, tout fut prĂȘt, le congĂ© de lâatelier donnĂ©, les quatre meubles portĂ©s au chemin de fer. Une chance heureuse leur Ă©tait advenue, une fortune, cinq cents francs payĂ©s par le pĂšre Malgras, pour un lot dâune vingtaine de toiles, quâil avait triĂ©es au milieu des Ă©paves du dĂ©mĂ©nagement. Ils allaient vivre comme des princes, Claude avait sa rente de mille francs, Christine apportait quelques Ă©conomies, un trousseau, des robes. Et ils se sauvĂšrent, une vĂ©ritable fuite, les amis Ă©vitĂ©s, pas mĂȘme prĂ©venus par une lettre, Paris dĂ©daignĂ© et lĂąchĂ© avec des rires de soulagement. Juin sâachevait, une pluie torrentielle tomba pendant la semaine de leur installation ; et ils dĂ©couvrirent que le pĂšre Poirette, avant de signer avec eux, avait enlevĂ© la moitiĂ© des ustensiles de cuisine. Mais la dĂ©sillusion restait sans prise, ils pataugeaient avec dĂ©lices sous les averses, ils faisaient des voyages de trois lieues, jusquâĂ Vernon, pour acheter des assiettes et des casseroles, quâils rapportaient en triomphe. Enfin, ils furent chez eux, nâoccupant en haut quâune des deux chambres, abandonnant lâautre aux souris, transformant en bas la salle Ă manger en un vaste atelier, surtout heureux, amusĂ©s comme des enfants, de manger dans la cuisine, sur une table de sapin, prĂšs de lâĂątre oĂč chantait le pot-au-feu. Ils avaient pris pour les servir une fille du village, qui venait le matin et sâen allait le soir, MĂ©lie, une niĂšce des Faucheur, dont la stupiditĂ© les enchantait. Non, on nâen aurait pas trouvĂ© une plus bĂȘte dans tout le dĂ©partement ! Le soleil ayant reparu, des journĂ©es adorables se suivirent, des mois coulĂšrent dans une fĂ©licitĂ© monotone. Jamais ils ne savaient la date, et ils confondaient tous les jours de la semaine. Le matin, ils sâoubliaient trĂšs tard au lit, malgrĂ© les rayons qui ensanglantaient les murs blanchis de la chambre, Ă travers les fentes des volets. Puis, aprĂšs le dĂ©jeuner, câĂ©taient des flĂąneries sans fin, de grandes courses sur le plateau plantĂ© de pommiers, par des chemins herbus de campagne, des promenades le long de la Seine, au milieu des prĂ©s, jusquâĂ la Roche-Guyon, des explorations plus lointaines, de vĂ©ritables voyages de lâautre cĂŽtĂ© de lâeau, dans les champs de blĂ© de BonniĂšres et de Jeufosse. Un bourgeois, forcĂ© de quitter le pays, leur avait vendu un vieux canot trente francs ; et ils avaient aussi la riviĂšre, ils sâĂ©taient pris pour elle dâune passion de sauvages, y vivant des jours entiers, naviguant, dĂ©couvrant des terres nouvelles, restant cachĂ©s sous les saules des berges, dans les petits bras noirs dâombre. Entre les Ăźles semĂ©es au fil de lâeau, il y avait toute une citĂ© mouvante et mystĂ©rieuse, un lacis de ruelles par lesquelles ils filaient doucement, frĂŽlĂ©s de la caresse des branches basses, seuls au monde avec les ramiers et les martins-pĂȘcheurs. Lui, parfois, devait sauter sur le sable, les jambes nues, pour pousser le canot. Elle, vaillante, maniait les rames, voulait remonter les courants les plus durs, glorieuse de sa force. Et, le soir, ils mangeaient des soupes aux choux dans la cuisine, ils riaient de la bĂȘtise de MĂ©lie dont ils avaient ri la veille ; puis, dĂšs neuf heures, ils Ă©taient au lit, dans le vieux lit de noyer, vaste Ă y loger une famille, et oĂč ils faisaient leurs douze heures, jouant dĂšs lâaube Ă se jeter les oreillers, puis se rendormant, leurs bras Ă leurs cous. Chaque nuit, Christine disait â Maintenant, mon chĂ©ri, tu vas me promettre une chose câest que tu travailleras demain. â Oui, demain, je te le jure. â Et tu sais, je me fĂąche, cette fois⊠Est-ce que câest moi qui tâempĂȘche ? â Toi, quelle idĂ©e !⊠Puisque je suis venu pour travailler, que diable ! Demain, tu verras. Le lendemain, ils repartaient en canot ; elle-mĂȘme le regardait avec un sourire gĂȘnĂ©, quand elle le voyait nâemporter ni toile ni couleurs ; puis, elle lâembrassait en riant, fiĂšre de sa puissance, touchĂ©e de ce continuel sacrifice quâil lui faisait. Et câĂ©taient de nouvelles remontrances attendries demain, oh ! demain, elle lâattacherait plutĂŽt devant sa toile ! Claude, cependant, fit quelques tentatives de travail. Il commença une Ă©tude du coteau de Jeufosse, avec la Seine au premier plan ; mais, dans lâĂźle oĂč il sâĂ©tait installĂ©, Christine le suivait, sâallongeait sur lâherbe prĂšs de lui, les lĂšvres entrâouvertes, les yeux noyĂ©s au fond du bleu ; et elle Ă©tait si dĂ©sirable dans ces verdures, dans ce dĂ©sert oĂč seules passaient les voix murmurantes de lâeau, quâil lĂąchait sa palette Ă chaque minute, couchĂ© prĂšs dâelle, tous les deux anĂ©antis et bercĂ©s par la terre. Une autre fois, au-dessus de Bennecourt, une vieille ferme le sĂ©duisit, abritĂ©e de pommiers antiques, qui avaient grandi comme des chĂȘnes. Deux jours de suite, il y vint ; seulement, le troisiĂšme, elle lâemmena au marchĂ© de BonniĂšres, pour acheter des poules ; la journĂ©e suivante fut encore perdue, la toile avait sĂ©chĂ©, il sâimpatienta Ă la reprendre, et finalement lâabandonna. Pendant toute la saison chaude, il nâeut ainsi que des vellĂ©itĂ©s, des bouts de tableau Ă©bauchĂ©s Ă peine, quittĂ©s au moindre prĂ©texte, sans un effort de persĂ©vĂ©rance. Sa passion de travail, cette fiĂšvre de jadis qui le mettait debout dĂšs lâaube, bataillant contre la peinture rebelle, semblait sâen ĂȘtre allĂ©e, dans une rĂ©action dâindiffĂ©rence et de paresse ; et, dĂ©licieusement, comme aprĂšs les grandes maladies, il vĂ©gĂ©tait, il goĂ»tait la joie unique de vivre par toutes les fonctions de son corps. Aujourdâhui, Christine seule existait. CâĂ©tait elle qui lâenveloppait de cette haleine de flamme, oĂč sâĂ©vanouissaient ses volontĂ©s dâartiste. Depuis le baiser ardent, irrĂ©flĂ©chi, quâelle lui avait posĂ© aux lĂšvres la premiĂšre, une femme Ă©tait nĂ©e de la jeune fille, lâamante qui se dĂ©battait chez la vierge, qui gonflait sa bouche et lâavançait, dans la carrure du menton. Elle se rĂ©vĂ©lait ce quâelle devait ĂȘtre, malgrĂ© sa longue honnĂȘtetĂ© une chair de passion, une de ces chairs sensuelles, si troublantes, quand elles se dĂ©gagent de la pudeur oĂč elles dorment. Dâun coup et sans maĂźtre, elle savait lâamour, elle y apportait lâemportement de son innocence ; et, elle ignorante jusque-lĂ , lui presque neuf encore, faisant ensemble les dĂ©couvertes de la voluptĂ©, sâexaltaient dans le ravissement de cette initiation commune. Il sâaccusait de son ancien mĂ©pris fallait-il ĂȘtre sot, de dĂ©daigner en enfant des fĂ©licitĂ©s quâon nâavait pas vĂ©cues ! DĂ©sormais, toute sa tendresse de la chair de la femme, cette tendresse dont il Ă©puisait autrefois le dĂ©sir dans ses Ćuvres, ne le brĂ»lait plus que pour ce corps vivant, souple et tiĂšde, qui Ă©tait son bien. Il avait cru aimer les jours frisant sur les gorges de soie, les beaux tons dâambre pĂąle qui dorent la rondeur des hanches, le modelĂ© douillet des ventres purs. Quelle illusion de rĂȘveur ! Ă cette heure seulement, il le tenait Ă pleins bras, ce triomphe de possĂ©der son rĂȘve, toujours fuyant jadis sous sa main impuissante de peintre. Elle se donnait entiĂšre, il la prenait, depuis sa nuque jusquâĂ ses pieds, il la serrait dâune Ă©treinte Ă la faire sienne, Ă lâentrer au fond de sa propre chair. Et elle, ayant tuĂ© la peinture, heureuse dâĂȘtre sans rivale, prolongeait les noces. Au lit, le matin, câĂ©taient ses bras ronds, ses jambes douces qui le gardaient si tard, comme liĂ© par des chaĂźnes, dans la fatigue de leur bonheur ; en canot, lorsquâelle ramait, il se laissait emporter sans force, ivre, rien quâĂ regarder le balancement de ses reins ; sur lâherbe des Ăźles, les yeux au fond de ses yeux, il restait en extase des journĂ©es, absorbĂ© par elle, vidĂ© de son cĆur et de son sang. Et toujours, et partout, ils se possĂ©daient, avec le besoin inassouvi de se possĂ©der encore. Une des surprises de Claude Ă©tait de la voir rougir pour le moindre gros mot qui lui Ă©chappait. Les jupes rattachĂ©es, elle souriait dâun air de gĂȘne, dĂ©tournait la tĂȘte, aux allusions gaillardes. Elle nâaimait pas ça. Et, Ă ce propos, un jour, ils se fĂąchĂšrent presque. CâĂ©tait, derriĂšre leur maison, dans le petit bois de chĂȘnes, oĂč ils allaient parfois, en souvenir du baiser quâils y avaient Ă©changĂ© lors de leur premiĂšre visite Ă Bennecourt. Lui, travaillĂ© dâune curiositĂ©, lâinterrogeait sur sa vie de couvent. Il la tenait Ă la taille, la chatouillait de son souffle, derriĂšre lâoreille, en tĂąchant de la confesser. Que savait-elle de lâhomme, lĂ -bas ? quâen disait-elle avec ses amies ? quelle idĂ©e se faisait-elle de ça ? â Voyons, mon mimi, conte-moi un peu⊠Est-ce que tu te doutais ? Mais elle avait son rire mĂ©content, elle essayait de se dĂ©gager. â Es-tu bĂȘte ! laisse-moi donc !⊠à quoi ça tâavance-t-il ? â Ăa mâamuse⊠Alors, tu savais ? Elle eut un geste de confusion, les joues envahies de rougeur. â Mon Dieu ! comme les autres, des choses⊠Puis, en se cachant la face contre son Ă©paule â On est bien Ă©tonnĂ©e tout de mĂȘme. Il Ă©clata de rire, la serra follement, la couvrit dâune pluie de baisers. Mais, quand il crut lâavoir conquise et quâil voulut obtenir ses confidences, ainsi que dâun camarade qui nâa rien Ă cacher, elle sâĂ©chappa en phrases fuyantes, elle finit par bouder, muette, impĂ©nĂ©trable. Et jamais elle nâen avoua plus long, mĂȘme Ă lui quâelle adorait. Il y avait lĂ ce fond que les plus franches gardent, cet Ă©veil de leur sexe dont le souvenir demeure enseveli et comme sacrĂ©. Elle Ă©tait trĂšs femme, elle se rĂ©servait, en se donnant toute. Pour la premiĂšre fois, ce jour-lĂ , Claude sentit quâils restaient Ă©trangers. Une impression de glace, le froid dâun autre corps, lâavait saisi. Est-ce que rien de lâun ne pouvait donc pĂ©nĂ©trer dans lâautre, quand ils sâĂ©touffaient, entre leurs bras Ă©perdus, avides dâĂ©treindre toujours davantage, au delĂ mĂȘme de la possession ? Les jours passaient cependant, et ils ne souffraient point de la solitude. Aucun besoin dâune distraction, dâune visite Ă faire ou Ă recevoir, ne les avait encore sortis dâeux-mĂȘmes. Les heures quâelle ne vivait pas prĂšs de lui, Ă son cou, elle les employait en mĂ©nagĂšre bruyante, bouleversant la maison par de grands nettoyages que MĂ©lie devait exĂ©cuter sous ses yeux, ayant des fringales dâactivitĂ© qui la faisaient se battre en personne contre les trois casseroles de la cuisine. Mais le jardin surtout lâoccupait elle abattait des moissons de roses sur les rosiers gĂ©ants, armĂ©e dâun sĂ©cateur, les mains dĂ©chirĂ©es par les Ă©pines ; elle sâĂ©tait donnĂ© une courbature Ă vouloir cueillir les abricots, dont elle avait vendu la rĂ©colte deux cents francs aux Anglais qui battent le pays chaque annĂ©e ; et elle en tirait une vanitĂ© extraordinaire, elle rĂȘvait de vivre des produits du jardin. Lui, mordait moins Ă la culture. Il avait mis son divan dans la vaste salle transformĂ©e en atelier, il sây allongeait pour la regarder semer et planter, par la fenĂȘtre grande ouverte. CâĂ©tait une paix absolue, la certitude quâil ne viendrait personne, que pas un coup de sonnette ne le dĂ©rangerait, Ă aucun moment de la journĂ©e. Il poussait si loin cette peur du dehors, quâil Ă©vitait de passer devant lâauberge des Faucheur, dans la continuelle crainte de tomber sur une bande de camarades, dĂ©barquĂ©s de Paris. De tout lâĂ©tĂ©, pas une Ăąme ne se montra. Il rĂ©pĂ©tait chaque soir, en montant se coucher, que tout de mĂȘme câĂ©tait une rude chance. Une seule plaie secrĂšte saignait au fond de cette joie. AprĂšs la fuite de Paris, Sandoz ayant su lâadresse et ayant Ă©crit, demandant sâil pouvait aller le voir, Claude nâavait pas rĂ©pondu. Une brouille sâen Ă©tait suivie, et cette vieille amitiĂ© semblait morte. Christine sâen dĂ©solait, car elle sentait bien quâil avait rompu pour elle. Continuellement, elle en parlait, ne voulant pas le fĂącher avec ses amis, exigeant quâil les rappelĂąt. Mais, sâil promettait dâarranger les choses, il nâen faisait rien. CâĂ©tait fini, Ă quoi bon revenir sur le passĂ© ? Vers les derniers jours de juillet, lâargent devenant rare, il dut se rendre Ă Paris pour vendre au pĂšre Malgras une demi-douzaine dâanciennes Ă©tudes ; et, en lâaccompagnant Ă la gare, elle lui fit jurer dâaller serrer la main Ă Sandoz. Le soir, elle Ă©tait lĂ de nouveau, devant la station de BonniĂšres, qui lâattendait. â Eh bien, lâas-tu vu, vous ĂȘtes-vous embrassĂ©s ? Il se mit Ă marcher prĂšs dâelle, muet dâembarras. Puis, dâune voix sourde â Non, je nâai pas eu le temps. Alors, elle dit, navrĂ©e, tandis que deux grosses larmes noyaient ses yeux â Tu me fais beaucoup de peine. Et, comme ils Ă©taient sous les arbres, il la baisa au visage, en pleurant lui aussi, en la suppliant de ne pas augmenter son chagrin. Est-ce quâil pouvait changer la vie ? NâĂ©tait-ce point assez dĂ©jĂ dâĂȘtre heureux ensemble ? Pendant ces premiers mois, ils firent une seule rencontre. CâĂ©tait au-dessus de Bennecourt, en remontant du cĂŽtĂ© de la Roche-Guyon. Ils suivaient un chemin dĂ©sert et boisĂ©, un de ces dĂ©licieux chemins creux, lorsque, Ă un dĂ©tour, ils tombĂšrent sur trois bourgeois en promenade, le pĂšre, la mĂšre et la fille. Justement, se croyant bien seuls, ils sâĂ©taient pris Ă la taille, en amoureux qui sâoublient derriĂšre les haies elle, ployĂ©e, abandonnait ses lĂšvres ; lui, rieur, avançait les siennes ; et la surprise fut si vive, quâils ne se dĂ©rangĂšrent point, toujours liĂ©s dâune Ă©treinte, marchant du mĂȘme pas ralenti. Saisie, la famille restait collĂ©e contre un des talus, le pĂšre gros et apoplectique, la mĂšre dâune maigreur de couteau, la fille rĂ©duite Ă rien, dĂ©plumĂ©e comme un oiseau malade, tous les trois laids et pauvres du sang viciĂ© de leur race. Ils Ă©taient une honte, en pleine vie de la terre, sous le grand soleil. Et, soudain, la triste enfant qui regardait passer lâamour avec des yeux stupĂ©faits fut poussĂ©e par son pĂšre, emmenĂ©e par sa mĂšre, hors dâeux, exaspĂ©rĂ©s de ce baiser libre, demandant sâil nây avait donc plus de police dans nos campagnes ; tandis que, toujours sans hĂąte, les deux amoureux sâen allaient triomphants, dans leur gloire. Claude pourtant sâinterrogeait, la mĂ©moire hĂ©sitante. OĂč diable avait-il vu ces tĂȘtes-lĂ , cette dĂ©chĂ©ance bourgeoise, ces faces dĂ©primĂ©es et tassĂ©es, qui suaient les millions gagnĂ©s sur le pauvre monde ? CâĂ©tait assurĂ©ment dans une circonstance grave de sa vie. Et il se souvint, il reconnut les Margaillan, cet entrepreneur que Dubuche promenait au Salon des RefusĂ©s, et qui avait ri devant son tableau, dâun rire tonnant dâimbĂ©cile. Deux cents pas plus loin, comme il dĂ©bouchait avec Christine du chemin creux, et quâils se trouvaient en face dâune vaste propriĂ©tĂ©, une grande bĂątisse blanche entourĂ©e de beaux arbres, ils apprirent dâune vieille paysanne que la RichaudiĂšre, comme on la nommait, appartenait aux Margaillan depuis trois annĂ©es. Ils lâavaient payĂ©e quinze cent mille francs et ils venaient dây faire des embellissements pour plus dâun million. â VoilĂ un coin du pays oĂč lâon ne nous reprendra guĂšre, dit Claude en redescendant vers Bennecourt. Ils gĂątent le paysage, ces monstres ! Mais, dĂšs le milieu dâaoĂ»t, un gros Ă©vĂ©nement changea leur vie Christine Ă©tait enceinte, et elle ne sâen apercevait quâau troisiĂšme mois, dans son insouciance dâamoureuse. Ce fut dâabord une stupeur pour elle et pour lui, jamais ils nâavaient songĂ© que cela pĂ»t arriver. Puis, ils se raisonnĂšrent, sans joie pourtant, lui troublĂ© de ce petit ĂȘtre qui allait venir compliquer lâexistence, elle saisie dâune angoisse quâelle ne sâexpliquait pas, comme si elle eĂ»t craint que cet accident-lĂ ne fĂ»t la fin de leur grand amour. Elle pleura longtemps Ă son cou, il tĂąchait vainement de la consoler, Ă©tranglĂ© de la mĂȘme tristesse sans nom. Plus tard, quand ils se furent habituĂ©s, ils sâattendrirent sur le pauvre petit, quâils avaient fait sans le vouloir, le jour tragique oĂč elle sâĂ©tait livrĂ©e Ă lui, dans les larmes, sous le crĂ©puscule navrĂ© qui noyait lâatelier les dates y Ă©taient, ce serait lâenfant de la souffrance et de la pitiĂ©, souffletĂ© Ă sa conception du rire bĂȘte des foules. Et, dĂšs lors, comme ils nâĂ©taient pas mĂ©chants, ils lâattendirent, le souhaitĂšrent mĂȘme, sâoccupant dĂ©jĂ de lui et prĂ©parant tout pour sa venue. Lâhiver eut des froids terribles, Christine fut retenue par un gros rhume dans la maison mal close, quâon ne parvenait pas Ă chauffer. Sa grossesse lui causait de frĂ©quents malaises, elle restait accroupie, devant le feu, elle Ă©tait obligĂ©e de se fĂącher, pour que Claude sortĂźt sans elle, fĂźt de longues marches sur la terre gelĂ©e et sonore des routes. Et lui, pendant ces promenades, en se retrouvant seul aprĂšs des mois de continuelle existence Ă deux, sâĂ©tonnait de la façon dont avait tournĂ© sa vie, en dehors de sa volontĂ©. Jamais il nâavait voulu ce mĂ©nage, mĂȘme avec elle ; il en aurait eu lâhorreur, si on lâavait consultĂ© ; et ça sâĂ©tait fait cependant, et ça nâĂ©tait plus Ă dĂ©faire ; car, sans parler de lâenfant, il Ă©tait de ceux qui nâont point le courage de rompre. Ăvidemment, cette destinĂ©e lâattendait, il devait sâen tenir Ă la premiĂšre qui nâaurait pas honte de lui. La terre dure sonnait sous ses galoches, le vent glacial figeait sa rĂȘverie, attardĂ©e Ă des pensĂ©es vagues, Ă sa chance dâĂȘtre tombĂ© du moins sur une fille honnĂȘte, Ă tout ce quâil aurait souffert de cruel et de sale, sâil sâĂ©tait mis avec un modĂšle, las de rouler les ateliers ; et il Ă©tait repris de tendresse, il se hĂątait de rentrer pour serrer Christine de ses deux bras tremblants, comme sâil avait failli la perdre, dĂ©concertĂ© seulement lorsquâelle se dĂ©gageait, en poussant un cri de douleur. â Oh ! pas si fort ! tu me fais du mal ! Elle portait les mains Ă son ventre, et lui regardait ce ventre, toujours avec la mĂȘme surprise anxieuse. Lâaccouchement eut lieu vers le milieu de fĂ©vrier. Une sage-femme Ă©tait venue de Vernon, tout marcha trĂšs bien la mĂšre fut sur pied au bout de trois semaines, lâenfant, un garçon, trĂšs fort, tĂ©tait si goulĂ»ment, quâelle devait se lever jusquâĂ cinq fois la nuit, pour lâempĂȘcher de crier et de rĂ©veiller son pĂšre. DĂšs lors, le petit ĂȘtre rĂ©volutionna la maison, car elle, si active mĂ©nagĂšre, se montra nourrice trĂšs maladroite. La maternitĂ© ne poussait pas en elle, malgrĂ© son bon cĆur et ses dĂ©solations au moindre bobo ; elle se lassait, se rebutait tout de suite, appelait MĂ©lie, qui aggravait les embarras par sa stupiditĂ© bĂ©ante ; et il fallait que le pĂšre accourĂ»t lâaider, plus gĂȘnĂ© encore que les deux femmes. Son ancien malaise Ă coudre, son inaptitude aux travaux de son sexe, reparaissait dans les soins que rĂ©clamait lâenfant. Il fut assez mal tenu, il sâĂ©leva un peu Ă lâaventure, au travers du jardin et des piĂšces laissĂ©es en dĂ©sordre de dĂ©sespoir, encombrĂ©es de langes, de jouets cassĂ©s, de lâordure et du massacre dâun petit monsieur qui fait ses dents. Et, quand les choses se gĂątaient par trop, elle ne savait que se jeter aux bras de son cher amour câĂ©tait son refuge, cette poitrine de lâhomme quâelle aimait, lâunique source de lâoubli et du bonheur. Elle nâĂ©tait quâamante, elle aurait donnĂ© vingt fois le fils pour lâĂ©poux. Une ardeur mĂȘme lâavait reprise aprĂšs la dĂ©livrance, une sĂšve remontante dâamoureuse qui se retrouve, avec sa taille libre, sa beautĂ© refleurie. Jamais sa chair de passion ne sâĂ©tait offerte dans un tel frisson de dĂ©sir. Ce fut lâĂ©poque cependant oĂč Claude se remit un peu Ă peindre. Lâhiver finissait, il ne savait Ă quoi employer les gaies matinĂ©es de soleil, depuis que Christine ne pouvait sortir avant midi, Ă cause de Jacques, le gamin quâils avaient nommĂ© ainsi, du nom de son grand-pĂšre maternel, en nĂ©gligeant du reste de le faire baptiser. Il travailla dans le jardin, dâabord par dĂ©sĆuvrement, fit une pochade de lâallĂ©e dâabricotiers, Ă©baucha les rosiers gĂ©ants, composa des natures mortes, quatre pommes, une bouteille et un pot de grĂšs, sur une serviette. CâĂ©tait pour se distraire. Puis, il sâĂ©chauffa, lâidĂ©e de peindre une figure habillĂ©e en plein soleil, finit par le hanter ; et, dĂšs ce moment, sa femme fut sa victime, dâailleurs complaisante, heureuse de lui faire un plaisir, sans comprendre encore quelle rivale terrible elle se donnait. Il la peignit Ă vingt reprises, vĂȘtue de blanc, vĂȘtue de rouge au milieu des verdures, debout ou marchant, Ă demi allongĂ©e sur lâherbe, coiffĂ©e dâun grand chapeau de campagne, tĂȘte nue sous une ombrelle, dont la soie cerise baignait sa face dâune lumiĂšre rose. Jamais il ne se contentait pleinement, il grattait les toiles au bout de deux ou trois sĂ©ances, recommençait tout de suite, sâentĂȘtant au mĂȘme sujet. Quelques Ă©tudes, incomplĂštes, mais dâune notation charmante dans la vigueur de leur facture, furent sauvĂ©es du couteau Ă palette et pendues aux murs de la salle Ă manger. Et, aprĂšs Christine, ce fut Jacques qui dut poser. On le mettait nu comme un petit saint Jean, on le couchait, par les journĂ©es chaudes, sur une couverture ; et il ne fallait plus quâil bougeĂąt. Mais câĂ©tait le diable. ĂgayĂ©, chatouillĂ© par le soleil, il riait et gigotait, ses petits pieds roses en lâair, se roulant, culbutant, le derriĂšre par-dessus la tĂȘte. Le pĂšre, aprĂšs avoir ri, se fĂąchait, jurait contre ce sacrĂ© mioche qui ne pouvait pas ĂȘtre sĂ©rieux une minute. Est-ce quâon plaisantait avec la peinture ? Alors, la mĂšre, Ă son tour, faisait les gros yeux, maintenait le petit pour que le peintre attrapĂąt au vol le dessin dâun bras ou dâune jambe. Pendant des semaines, il sâobstina, tellement les tons si jolis de cette chair dâenfance le tentaient. Il ne le couvait plus que de ses yeux dâartiste, comme un motif Ă chef-dâĆuvre, clignant les paupiĂšres, rĂȘvant le tableau. Et il recommençait lâexpĂ©rience, il le guettait des jours entiers, exaspĂ©rĂ© que ce polisson-lĂ ne voulĂ»t pas dormir, aux heures oĂč lâon aurait pu le peindre. Un jour que Jacques sanglotait, en refusant de tenir la pose, Christine dit doucement â Mon ami, tu le fatigues, ce pauvre mignon. Alors, Claude sâemporta, plein de remords. â Tiens ! câest vrai, je suis stupide, avec ma peinture !⊠Les enfants, ce nâest pas fait pour ça. Le printemps et lâĂ©tĂ© se passĂšrent encore, dans une grande douceur. On sortait moins, on avait presque dĂ©laissĂ© le canot, qui achevait de se pourrir contre la berge ; car câĂ©tait toute une histoire que dâemmener le petit dans les Ăźles. Mais on descendait souvent Ă pas ralentis le long de la Seine, sans jamais sâĂ©carter Ă plus dâun kilomĂštre. Lui, fatiguĂ© des Ă©ternels motifs du jardin, tentait maintenant des Ă©tudes au bord de lâeau ; et, ces jours-lĂ , elle allait le chercher avec lâenfant, sâasseyait pour le regarder peindre, en attendant de rentrer languissamment tous les trois, sous la cendre fine du crĂ©puscule. Un aprĂšs-midi, il fut surpris de la voir apporter son ancien album de jeune fille. Elle en plaisanta, elle expliqua que ça rĂ©veillait des choses en elle, dâĂȘtre lĂ , derriĂšre lui. Sa voix tremblait un peu, la vĂ©ritĂ© Ă©tait quâelle Ă©prouvait le besoin de se mettre de moitiĂ© dans sa besogne, depuis que cette besogne le lui enlevait davantage chaque jour. Elle dessina, risqua deux ou trois aquarelles, dâune main soigneuse de pensionnaire. Puis, dĂ©couragĂ©e par ses sourires, sentant bien que la communion ne se faisait pas sur ce terrain, elle lĂącha de nouveau son album, en le forçant Ă promettre quâil lui donnerait des leçons de peinture, plus tard, quand il aurait le temps. Dâailleurs, elle trouvait trĂšs jolies ses derniĂšres toiles. AprĂšs cette annĂ©e de repos en pleine campagne, en pleine lumiĂšre, il peignait avec une vision nouvelle, comme Ă©claircie, dâune gaietĂ© de tons chantante. Jamais encore il nâavait eu cette science des reflets, cette sensation si juste des ĂȘtres et des choses, baignant dans la clartĂ© diffuse. Et, dĂ©sormais, elle aurait dĂ©clarĂ© cela absolument bien, gagnĂ©e par ce rĂ©gal de couleurs, sâil avait voulu finir davantage, et si elle nâĂ©tait restĂ©e interdite parfois, devant un terrain lilas ou devant un arbre bleu, qui dĂ©routaient toutes ses idĂ©es arrĂȘtĂ©es de coloration. Un jour quâelle osait se permettre une critique, prĂ©cisĂ©ment Ă cause dâun peuplier lavĂ© dâazur, il lui avait fait constater, sur la nature mĂȘme, ce bleuissement dĂ©licat des feuilles. CâĂ©tait vrai pourtant, lâarbre Ă©tait bleu ; mais, au fond, elle ne se rendait pas, condamnait la rĂ©alitĂ© il ne pouvait y avoir des arbres bleus dans la nature. Elle ne parla plus que gravement des Ă©tudes quâil accrochait aux murs de la salle. Lâart rentrait dans leur vie, et elle en demeurait toute songeuse. Quand elle le voyait partir avec son sac, sa pique et son parasol, il lui arrivait de se pendre dâun Ă©lan Ă son cou. â Tu mâaimes, dis ? â Es-tu bĂȘte ! pourquoi veux-tu que je ne tâaime pas ? â Alors, embrasse-moi comme tu mâaimes, bien fort, bien fort ! Puis, lâaccompagnant jusque sur la route â Et travaille, tu sais que je ne tâai jamais empĂȘchĂ© de travailler⊠Va, va, je suis contente, lorsque tu travailles. Une inquiĂ©tude parut sâemparer de Claude, lorsque lâautomne de cette seconde annĂ©e fit jaunir les feuilles et ramena les premiers froids. La saison fut justement abominable, quinze jours de pluies torrentielles le retinrent oisif Ă la maison ; ensuite, des brouillards vinrent Ă chaque instant contrarier ses sĂ©ances. Il restait assombri devant le feu, il ne parlait jamais de Paris, mais la ville se dressait lĂ -bas, Ă lâhorizon, la ville dâhiver avec son gaz qui flambait dĂšs cinq heures, ses rĂ©unions dâamis se fouettant dâĂ©mulation, sa vie de production ardente que mĂȘme les glaces de dĂ©cembre ne ralentissaient pas. En un mois, il sây rendit Ă trois reprises, sous le prĂ©texte de voir Malgras, auquel il avait encore vendu quelques petites toiles. Maintenant, il nâĂ©vitait plus de passer devant lâauberge des Faucheur, il se laissait mĂȘme arrĂȘter par le Poirette, acceptait un verre de vin blanc ; et ses regards fouillaient la salle, comme sâil eĂ»t cherchĂ©, malgrĂ© la saison, des camarades dâautrefois, tombĂ©s lĂ du matin. Il sâattardait, dans lâattente ; puis, dĂ©sespĂ©rĂ© de solitude, il rentrait, Ă©touffant de tout ce qui bouillonnait en lui, malade de nâavoir personne pour crier ce dont Ă©clatait son crĂąne. Lâhiver sâĂ©coula pourtant, et Claude eut la consolation de peindre quelques beaux effets de neige. Une troisiĂšme annĂ©e commençait, lorsque, dans les derniers jours de mai, une rencontre inattendue lâĂ©motionna. Il Ă©tait, ce matin-lĂ , montĂ© sur le plateau, pour chercher un motif, les bords de la Seine ayant fini par le lasser ; et il resta stupide, au dĂ©tour dâun chemin, devant Dubuche qui sâavançait entre deux haies de sureau, coiffĂ© dâun chapeau noir, pincĂ© correctement dans sa redingote. â Comment ! câest toi ! Lâarchitecte bĂ©gaya de contrariĂ©tĂ©. â Oui, je vais faire une visite⊠Hein ? câest joliment bĂȘte, Ă la campagne ! Mais, que veux-tu ? on est forcĂ© Ă des mĂ©nagements⊠Et toi, tu habites par ici ? Je le savais⊠Câest-Ă -dire, non ! on mâavait bien appris quelque chose comme ça, mais je croyais que câĂ©tait de lâautre cĂŽtĂ©, plus loin. Claude, trĂšs remuĂ©, le tira dâembarras. â Bon, bon, mon vieux, tu nâas pas Ă tâexcuser, câest moi le plus coupable⊠Ah ! quâil y a donc longtemps quâon ne sâest vus ! Si je te disais le coup que jâai reçu au cĆur, quand ton nez a dĂ©bouchĂ© des feuilles ! Alors, il lui prit le bras, il lâaccompagna en ricanant de plaisir ; et lâautre, dans la continuelle prĂ©occupation de sa fortune, qui le faisait parler de lui sans cesse, se mit tout de suite Ă causer de son avenir. Il venait de passer Ă©lĂšve de premiĂšre classe Ă lâĂcole, aprĂšs avoir dĂ©crochĂ© avec une peine infinie les mentions rĂ©glementaires. Mais ce succĂšs le laissait perplexe. Ses parents ne lui envoyaient plus un sou, pleurant misĂšre, pour quâil les soutĂźnt Ă son tour ; il avait renoncĂ© au prix de Rome, certain dâĂȘtre battu, pressĂ© de gagner sa vie ; et il Ă©tait las dĂ©jĂ , Ă©cĆurĂ© de faire la place, de gagner un franc vingt-cinq de lâheure chez des architectes ignorants, qui le traitaient en manĆuvre. Quelle route choisir ? oĂč prendre le plus court chemin ? Il quitterait lâĂcole, il aurait un bon coup dâĂ©paule de son patron, le puissant DequersonniĂšre, dont il Ă©tait aimĂ© pour sa docilitĂ© dâĂ©lĂšve piocheur. Seulement, que de peine encore, que dâinconnu devant lui ! Et il se plaignait avec amertume de ces Ăcoles du gouvernement, oĂč lâon trimait tant dâannĂ©es, et qui nâassuraient mĂȘme pas une position Ă tous ceux quâelles jetaient sur le pavĂ©. Brusquement, il sâarrĂȘta au milieu du sentier. Les haies de sureau dĂ©bouchaient en plaine rase, et la RichaudiĂšre apparaissait, au milieu de ses grands arbres. â Tiens ! câest vrai, sâĂ©cria Claude, je nâavais pas compris⊠Tu vas dans cette baraque. Ah ! les magots, ont-ils de sales tĂȘtes ! Dubuche, lâair vexĂ© de ce cri dâartiste, protesta dâun air gourmĂ©. â NâempĂȘche que le pĂšre Margaillan, tout crĂ©tin quâil te semble, est un fier homme dans sa partie. Il faut le voir sur ses chantiers, au milieu de ses bĂątisses une activitĂ© du diable, un sens Ă©tonnant de la bonne administration, un flair merveilleux des rues Ă construire et des matĂ©riaux Ă acheter. Du reste, on ne gagne pas des millions sans ĂȘtre un monsieur⊠Et puis, pour ce que je veux faire de lui, moi ! Je serais bien bĂȘte de nâĂȘtre pas poli Ă lâĂ©gard dâun homme qui peut mâĂȘtre utile. Tout en parlant, il barrait lâĂ©troit chemin, il empĂȘchait son ami dâavancer, sans doute par crainte dâĂȘtre compromis, si on les voyait ensemble, et pour lui faire entendre quâils devaient se sĂ©parer lĂ . Claude allait lâinterroger sur les camarades de Paris ; mais il se tut. Pas un mot de Christine ne fut mĂȘme prononcĂ©. Et il se rĂ©signait Ă le quitter, il tendait la main, lorsque cette question sortit malgrĂ© lui de ses lĂšvres tremblantes â Sandoz va bien ? â Oui, pas mal. Je le vois rarement⊠Il mâa encore parlĂ© de toi, le mois dernier. Il est toujours dĂ©solĂ© que tu nous aies mis Ă la porte. â Mais je ne vous ai pas mis Ă la porte ! cria Claude hors de lui ; mais, je vous en supplie, venez me voir ! Je serais si heureux ! â Alors, câest ça, nous viendrons. Je lui dirai de venir, parole dâhonneur !⊠Adieu, adieu, mon vieux. Je suis pressĂ©. Et Dubuche sâen alla vers la RichaudiĂšre, et Claude le regarda qui se rapetissait au milieu des cultures, avec la soie luisante de son chapeau et la tache noire de sa redingote. Il rentra lentement, le cĆur gros dâune tristesse sans cause. Il ne dit rien Ă sa femme de cette rencontre. Huit jours plus tard, Christine Ă©tait allĂ©e chez les Faucheur acheter une livre de vermicelle, et elle sâattardait au retour, elle causait avec une voisine, son enfant au bras, lorsquâun monsieur, qui descendait du bac, sâapprocha et lui demanda â Monsieur Claude Lantier ? câest par ici, nâest-ce pas ? Elle resta saisie, elle rĂ©pondit simplement â Oui, monsieur. Si vous voulez bien me suivre⊠Pendant une centaine de mĂštres, ils marchĂšrent cĂŽte Ă cĂŽte. LâĂ©tranger, qui semblait la connaĂźtre, lâavait regardĂ©e avec un bon sourire ; mais, comme elle hĂątait le pas, cachant son trouble sous un air grave, il se taisait. Elle ouvrit la porte, elle lâintroduisit dans la salle, en disant â Claude, une visite pour toi. Il y eut une grande exclamation, les deux hommes Ă©taient dĂ©jĂ dans les bras lâun de lâautre. â Ah ! mon vieux Pierre, ah ! que tu es gentil dâĂȘtre venu !⊠Et Dubuche ? â Au dernier moment, une affaire lâa retenu, et il mâa envoyĂ© une dĂ©pĂȘche pour que je parte sans lui. â Bon ! je mây attendais un peu⊠Mais te voilĂ , toi ! Ah ! tonnerre de Dieu, que je suis content ! Et, se tournant vers Christine, qui souriait, gagnĂ©e par la joie â Câest vrai, je ne tâai pas contĂ©. Jâai rencontrĂ© lâautre jour Dubuche, qui se rendait lĂ -haut, Ă la propriĂ©tĂ© de ces monstres⊠Mais il sâinterrompit de nouveau, pour crier avec un geste fou â Je perds la tĂȘte, dĂ©cidĂ©ment ! Vous ne vous ĂȘtes jamais parlĂ©, et je vous laisse lĂ .. ! Ma chĂ©rie, tu vois ce monsieur câest mon vieux camarade Pierre Sandoz, que jâaime comme un frĂšre⊠Et toi, mon brave, je te prĂ©sente ma femme. Et vous allez vous embrasser tous les deux ! Christine se mit Ă rire franchement, et elle tendit la joue, de grand cĆur. Tout de suite, Sandoz lui avait plu, avec sa bonhomie, sa solide amitiĂ©, lâair de sympathie paternelle dont il la regardait. Une Ă©motion mouilla ses yeux, lorsquâil lui retint les mains entre les siennes, en disant â Vous ĂȘtes bien gentille dâaimer Claude, et il faut vous aimer toujours, car câest encore ce quâil y a de meilleur. Puis, se penchant pour baiser le petit, quâelle avait au bras â Alors, en voilĂ dĂ©jĂ un ? Le peintre eut un geste vague dâexcuse. â Que veux-tu ? ça pousse sans quâon y songe ! Claude garda Sandoz dans la salle, pendant que Christine rĂ©volutionnait la maison pour le dĂ©jeuner. En deux mots, il lui conta leur histoire, qui elle Ă©tait, comment il lâavait connue, quelles circonstances les avaient fait se mettre en mĂ©nage ; et il parut sâĂ©tonner, lorsque son ami voulut savoir pourquoi ils ne se mariaient pas. Mon Dieu ! pourquoi ? parce quâils nâen avaient mĂȘme jamais causĂ©, parce quâelle ne semblait pas y tenir, et quâils nâen seraient certainement ni plus ni moins heureux. Enfin, câĂ©tait une chose sans consĂ©quence. â Bon ! dit lâautre. Moi, ça ne me gĂȘne point⊠Tu lâas eue honnĂȘte, tu devrais lâĂ©pouser. â Mais quand elle voudra, mon vieux ! Bien sĂ»r que je ne songe pas Ă la planter lĂ , avec un enfant. Ensuite, Sandoz sâĂ©merveilla des Ă©tudes pendues aux murs. Ah ! le gaillard avait joliment employĂ© son temps ! Quelle justesse de ton, quel coup de vrai soleil ! Et Claude, qui lâĂ©coutait, ravi, avec des rires dâorgueil, allait le questionner sur les camarades, sur ce quâils faisaient tous, lorsque Christine rentra, en criant â Venez vite, les Ćufs sont sur la table. On dĂ©jeuna dans la cuisine, un dĂ©jeuner extraordinaire, une friture de goujons aprĂšs les Ćufs Ă la coque, puis le bouilli de la veille assaisonnĂ© en salade, avec des pommes de terre et un hareng saur. CâĂ©tait dĂ©licieux, lâodeur forte et appĂ©tissante du hareng que MĂ©lie avait culbutĂ© sur la braise, la chanson du cafĂ© qui passait goutte Ă goutte dans le filtre, au coin du fourneau. Et, quand le dessert parut, des fraises cueillies Ă lâinstant, un fromage qui sortait de la laiterie dâune voisine, on causa sans fin, les coudes carrĂ©ment sur la table. Ă Paris ? mon Dieu ! Ă Paris, les camarades ne faisaient rien de bien neuf. Pourtant, dame ! ils jouaient des coudes, ils se poussaient Ă qui se caserait le premier. Naturellement, les absents avaient tort, il Ă©tait bon dây ĂȘtre, lorsquâon ne voulait pas se laisser trop oublier. Mais est-ce que le talent nâĂ©tait pas le talent ? est-ce quâon nâarrivait pas toujours, lorsquâon en avait la volontĂ© et la force ? Ah ! oui, câĂ©tait le rĂȘve, vivre Ă la campagne, y entasser des chefs-dâĆuvre, puis un beau jour Ă©craser Paris, en ouvrant ses malles ! Le soir, lorsque Claude accompagna Sandoz Ă la gare, ce dernier lui dit â Ă propos, je comptais te faire une confidence⊠Je crois que je vais me marier. Du coup, le peintre Ă©clata de rire. â Ah ! farceur, je comprends pourquoi tu me sermonnais ce matin ! En attendant le train, ils causĂšrent encore. Sandoz expliqua ses idĂ©es sur le mariage, quâil considĂ©rait bourgeoisement comme la condition mĂȘme du bon travail, de la besogne rĂ©glĂ©e et solide, pour les grands producteurs modernes. La femme dĂ©vastatrice, la femme qui tue lâartiste, lui broie le cĆur et lui mange le cerveau, Ă©tait une idĂ©e romantique contre laquelle les faits protestaient. Lui, dâailleurs, avait le besoin dâune affection gardienne de sa tranquillitĂ©, dâun intĂ©rieur de tendresse oĂč il pĂ»t se cloĂźtrer, afin de consacrer sa vie entiĂšre Ă lâĆuvre Ă©norme dont il promenait le rĂȘve. Et il ajoutait que tout dĂ©pendait du choix, il croyait avoir trouvĂ© celle quâil cherchait, une orpheline, la simple fille de petits commerçants sans un sou, mais belle, intelligente. Depuis six mois, aprĂšs avoir donnĂ© sa dĂ©mission dâemployĂ©, il sâĂ©tait lancĂ© dans le journalisme, oĂč il gagnait plus largement sa vie. Il venait dâinstaller sa mĂšre dans une petite maison des Batignolles, il y voulait lâexistence Ă trois, deux femmes pour lâaimer, et lui des reins assez forts pour nourrir tout son monde. â Marie-toi, mon vieux, dit Claude. On doit faire ce que lâon sent⊠Et adieu, voici ton train. Nâoublie pas ta promesse de revenir nous voir. Sandoz revint trĂšs souvent. Il tombait au hasard, quand son journal le lui permettait, libre encore, ne devant se mettre en mĂ©nage quâĂ lâautomne. CâĂ©taient des journĂ©es heureuses, des aprĂšs-midi entiers de confidences, les anciennes volontĂ©s de gloire reprises en commun. Un jour, seul avec Claude, dans une Ăźle, Ă©tendus cĂŽte Ă cĂŽte, les yeux perdus au ciel, il lui conta sa vaste ambition, il se confessa tout haut. â Le journal, vois-tu, ce nâest quâun terrain de combat. Il faut vivre et il faut se battre pour vivre⊠Puis, cette gueuse de presse, malgrĂ© les dĂ©goĂ»ts du mĂ©tier, est une sacrĂ©e puissance, une arme invincible aux mains dâun gaillard convaincu⊠Mais, si je suis forcĂ© de mâen servir, je nây vieillirai pas, ah ! non ! Et je tiens mon affaire, oui, je tiens ce que je cherchais, une machine Ă crever de travail, quelque chose oĂč je vais mâengloutir pour nâen pas ressortir peut-ĂȘtre. Un silence tomba des feuillages immobiles dans la grosse chaleur. Il reprit dâune voix ralentie, en phrases sans suite â Hein ? Ă©tudier lâhomme tel quâil est, non plus leur pantin mĂ©taphysique, mais lâhomme physiologique, dĂ©terminĂ© par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes⊠Nâest-ce pas une farce que cette Ă©tude continue et exclusive de la fonction du cerveau, sous le prĂ©texte que le cerveau est lâorgane noble ?⊠La pensĂ©e, la pensĂ©e, eh ! tonnerre de Dieu ! la pensĂ©e est le produit du corps entier. Faites donc penser un cerveau tout seul, voyez donc ce que devient la noblesse du cerveau, quand le ventre est malade !⊠Non ! câest imbĂ©cile, la philosophie nây est plus, la science nây est plus, nous sommes des positivistes, des Ă©volutionnistes, et nous garderions le mannequin littĂ©raire des temps classiques, et nous continuerions Ă dĂ©vider les cheveux emmĂȘlĂ©s de la raison pure ! Qui dit psychologue dit traĂźtre Ă la vĂ©ritĂ©. Dâailleurs, physiologie, psychologie, cela ne signifie rien lâune a pĂ©nĂ©trĂ© lâautre, toutes deux ne sont quâune aujourdâhui, le mĂ©canisme de lâhomme aboutissant Ă la somme totale de ses fonctions⊠Ah ! la formule est lĂ , notre rĂ©volution moderne nâa pas dâautre base, câest la mort fatale de lâantique sociĂ©tĂ©, câest la naissance dâune sociĂ©tĂ© nouvelle, et câest nĂ©cessairement la poussĂ©e dâun nouvel art, dans ce nouveau terrain⊠Oui, on verra, on verra la littĂ©rature qui va germer pour le prochain siĂšcle de science et de dĂ©mocratie ! Son cri monta, se perdit au fond du ciel immense. Pas un souffle ne passait, il nây avait, le long des saules, que le glissement muet de la riviĂšre. Et il se tourna brusquement vers son compagnon, il lui dit dans la face â Alors, jâai trouvĂ© ce quâil me fallait, Ă moi. Oh ! pas grandâchose, un petit coin seulement, ce qui suffit pour une vie humaine, mĂȘme quand on a des ambitions trop vastes⊠Je vais prendre une famille, et jâen Ă©tudierai les membres, un Ă un, dâoĂč ils viennent, oĂč ils vont, comment ils rĂ©agissent les uns sur les autres ; enfin, une humanitĂ© en petit, la façon dont lâhumanitĂ© pousse et se comporte⊠Dâautre part, je mettrai mes bonshommes dans une pĂ©riode historique dĂ©terminĂ©e, ce qui me donnera le milieu et les circonstances, un morceau dâhistoire⊠Hein ? tu comprends, une sĂ©rie de bouquins, quinze, vingt bouquins, des Ă©pisodes qui se tiendront, tout en ayant chacun son cadre Ă part, une suite de romans Ă me bĂątir une maison pour mes vieux jours, sâils ne mâĂ©crasent pas ! Il retomba sur le dos, il Ă©largit les bras dans lâherbe, parut vouloir entrer dans la terre, riant, plaisantant. â Ah ! bonne terre, prends-moi, toi qui es la mĂšre commune, lâunique source de la vie ! toi lâĂ©ternelle, lâimmortelle, oĂč circule lâĂąme du monde, cette sĂšve Ă©pandue jusque dans les pierres, et qui fait des arbres nos grands frĂšres immobiles !⊠Oui, je veux me perdre en toi, câest toi que je sens lĂ , sous mes membres, mâĂ©treignant et mâenflammant, câest toi seule qui seras dans mon Ćuvre comme la force premiĂšre, le moyen et le but, lâarche immense, oĂč toutes les choses sâaniment du souffle de tous les ĂȘtres ! Mais, commencĂ©e en blague, avec lâenflure de son emphase lyrique, cette invocation sâacheva en un cri de conviction ardente, que faisait trembler une Ă©motion profonde de poĂšte ; et ses yeux se mouillĂšrent ; et, pour cacher cet attendrissement, il ajouta dâune voix brutale, avec un vaste geste qui embrassait lâhorizon â Est-ce bĂȘte, une Ăąme Ă chacun de nous, quand il y a cette grande Ăąme ! Claude nâavait pas bougĂ©, disparu au fond de lâherbe. AprĂšs un nouveau silence, il conclut â Ăa y est, mon vieux ! crĂšve-les tous !⊠Mais tu vas te faire assommer. â Oh ! dit Sandoz qui se leva et sâĂ©tira, jâai les os trop durs. Ils se casseront les poignets⊠Rentrons, je ne veux pas manquer le train. Christine sâĂ©tait prise pour lui dâune vive amitiĂ©, en le voyant droit et robuste dans la vie ; et elle osa enfin lui demander un service, celui dâĂȘtre le parrain de Jacques. Sans doute, elle ne mettait plus les pieds Ă lâĂ©glise ; mais Ă quoi bon laisser ce gamin en dehors de lâusage ? Puis, ce qui surtout la dĂ©cidait, câĂ©tait de lui donner un soutien, ce parrain quâelle sentait si pondĂ©rĂ©, si raisonnable, dans les Ă©clats de sa force. Claude sâĂ©tonna, consentit avec un haussement dâĂ©paules. Et le baptĂȘme eut lieu, on trouva une marraine, la fille dâune voisine. Ce fut une fĂȘte, on mangea un homard, apportĂ© de Paris. Justement, ce jour-lĂ , comme on se sĂ©parait, Christine prit Sandoz Ă part, et lui dit, dâune voix suppliante â Revenez bientĂŽt, nâest-ce pas ? Il sâennuie. Claude, en effet, tombait dans des tristesses noires. Il abandonnait ses Ă©tudes, sortait seul, rĂŽdait malgrĂ© lui devant lâauberge des Faucheur, Ă lâendroit oĂč le bac abordait, comme sâil eĂ»t toujours comptĂ© voir Paris dĂ©barquer. Paris le hantait, il y allait chaque mois, en revenait dĂ©solĂ©, incapable de travail. Lâautomne arriva, puis lâhiver, un hiver humide, trempĂ© de boue ; et il le passa dans un engourdissement maussade, amer pour Sandoz lui-mĂȘme, qui, mariĂ© dâoctobre, ne pouvait plus faire si souvent le voyage de Bennecourt. Il ne semblait sâĂ©veiller quâĂ chacune de ces visites, il en gardait une excitation pendant une semaine, ne tarissait pas en paroles fiĂ©vreuses, sur les nouvelles de lĂ -bas. Lui, qui, auparavant, cachait son regret de Paris, Ă©tourdissait maintenant Christine, lâentretenait du matin au soir, Ă propos dâaffaires quâelle ignorait et de gens quâelle nâavait jamais vus. CâĂ©tait, au coin du feu, lorsque Jacques dormait, des commentaires sans fin. Il se passionnait, et il fallait encore quâelle donnĂąt son opinion, quâelle se prononçùt dans les histoires. Est-ce que GagniĂšre nâĂ©tait pas idiot, Ă sâabrutir avec sa musique, lui qui aurait pu avoir un talent si consciencieux de paysagiste ? Maintenant, disait-on, il prenait chez une demoiselle des leçons de piano, Ă son Ăąge ! Hein ? quâen pensait-elle ? une vraie toquade ! Et Jory qui cherchait Ă se remettre avec Irma BĂ©cot, depuis que celle-ci avait un petit hĂŽtel, rue de Moscou ! Elle les connaissait, ces deux-lĂ , deux bonnes rosses qui faisaient la paire, nâest-ce pas ? Mais le malin des malins, câĂ©tait Fagerolles, auquel il flanquerait ses quatre vĂ©ritĂ©s, quand il le verrait. Comment ! ce lĂącheur venait de concourir pour le prix de Rome, quâil avait ratĂ©, du reste ! Un gaillard qui blaguait lâĂcole, qui parlait de tout dĂ©molir ! Ah ! dĂ©cidĂ©ment, la dĂ©mangeaison du succĂšs, le besoin de passer sur le ventre des camarades et dâĂȘtre saluĂ© par des crĂ©tins, poussait Ă faire de bien grandes saletĂ©s. Voyons, elle ne le dĂ©fendait pas, peut-ĂȘtre ? elle nâĂ©tait pas assez bourgeoise pour le dĂ©fendre ? Et, quand elle avait dit comme lui, il retombait toujours avec de grands rires nerveux sur la mĂȘme histoire, quâil trouvait dâun comique extraordinaire lâhistoire de Mahoudeau et de ChaĂźne, qui avaient tuĂ© le petit Jabouille, le mari de Mathilde, la terrible herboriste oui ! tuĂ©, un soir que ce cocu phtisique avait eu une syncope, et que tous deux, appelĂ©s par la femme, sâĂ©taient mis Ă le frictionner si dur, quâil leur Ă©tait restĂ© dans les mains ! Alors, si Christine ne sâĂ©gayait pas, Claude se levait et disait dâune voix bourrue â Oh ! toi, rien ne te fait rire⊠Allons nous coucher, ça vaudra mieux. Il lâadorait encore, il la possĂ©dait avec lâemportement dĂ©sespĂ©rĂ© dâun amant qui demande Ă lâamour lâoubli de tout, la joie unique. Mais il ne pouvait aller au delĂ du baiser, elle ne suffisait plus, un autre tourment lâavait repris, invincible. Au printemps, Claude, qui avait jurĂ© de ne plus exposer, par une affectation de dĂ©dain, sâinquiĂ©ta beaucoup du Salon. Quand il voyait Sandoz, il le questionnait sur les envois des camarades. Le jour de lâouverture, il y alla, et revint le soir mĂȘme, frĂ©missant, trĂšs sĂ©vĂšre. Il nây avait quâun buste de Mahoudeau, bien, sans importance ; un petit paysage de GagniĂšre, reçu dans le tas, Ă©tait aussi dâune jolie note blonde ; puis, rien autre, rien que le tableau de Fagerolles, une actrice devant sa glace, faisant sa figure. Il ne lâavait pas citĂ© dâabord, il en parla ensuite avec des rires indignĂ©s. Ce Fagerolles, quel truqueur ! Maintenant quâil avait ratĂ© son prix, il ne craignait plus dâexposer, il lĂąchait dĂ©cidĂ©ment lâĂcole, mais il fallait voir avec quelle adresse, pour quel compromis, une peinture qui jouait lâaudace du vrai, sans une seule qualitĂ© originale ! Et ça aurait du succĂšs, les bourgeois aimaient trop quâon les chatouillĂąt, en ayant lâair de les bousculer. Ah ! comme il Ă©tait temps quâun vĂ©ritable peintre parĂ»t, dans ce dĂ©sert morne du Salon, au milieu de ces malins et de ces imbĂ©ciles ! Quelle place Ă prendre, tonnerre de Dieu ! Christine, qui lâĂ©coutait se fĂącher, finit par dire en hĂ©sitant â Si tu voulais, nous rentrerions Ă Paris. â Qui te parle de ça ? cria-t-il. On ne peut causer avec toi, sans que tu cherches midi Ă quatorze heures. Six semaines plus tard, il apprit une nouvelle qui lâoccupa huit jours son ami Dubuche Ă©pousait mademoiselle RĂ©gine Margaillan, la fille du propriĂ©taire de la RichaudiĂšre ; et câĂ©tait une histoire compliquĂ©e, dont les dĂ©tails lâĂ©tonnaient et lâĂ©gayaient Ă©normĂ©ment. Dâabord, cet animal de Dubuche venait de dĂ©crocher une mĂ©daille, pour un projet de pavillon au milieu dâun parc, quâil avait exposĂ© ; ce qui Ă©tait dĂ©jĂ trĂšs amusant, car le projet, disait-on, avait dĂ» ĂȘtre remis debout par son patron DequersonniĂšre, lequel, tranquillement, lâavait fait mĂ©dailler par le jury, quâil prĂ©sidait. Ensuite, le comble Ă©tait que cette rĂ©compense attendue avait dĂ©cidĂ© le mariage. Hein ? un joli trafic, si, maintenant, les mĂ©dailles servaient Ă caser les bons Ă©lĂšves nĂ©cessiteux au sein des familles riches ! Le pĂšre Margaillan, comme tous les parvenus, rĂȘvait de trouver un gendre qui lâaidĂąt, qui lui apportĂąt, dans sa partie, des diplĂŽmes authentiques et dâĂ©lĂ©gantes redingotes ; et, depuis quelque temps, il couvait des yeux ce jeune homme, cet Ă©lĂšve de lâĂcole des Beaux-Arts, dont les notes Ă©taient excellentes, si appliquĂ©, si recommandĂ© par ses maĂźtres. La mĂ©daille lâenthousiasma, du coup il donna sa fille, il prit cet associĂ© qui dĂ©cuplerait les millions en caisse, puisquâil savait ce quâil Ă©tait nĂ©cessaire de savoir pour bien bĂątir. Dâailleurs, la pauvre RĂ©gine, toujours triste, dâune santĂ© chancelante, aurait lĂ un mari bien portant. â Crois-tu ? rĂ©pĂ©tait Claude Ă sa femme, faut-il aimer lâargent, pour Ă©pouser ce malheureux petit chat Ă©corchĂ© ! Et, comme Christine, apitoyĂ©e, la dĂ©fendait â Mais je ne tape pas sur elle. Tant mieux si le mariage ne lâachĂšve pas ! Elle est certainement innocente de ce que son maçon de pĂšre a eu lâambition stupide dâĂ©pouser une fille de bourgeois, et de ce quâils lâont si mal fichue Ă eux deux, lui le sang gĂątĂ© par des gĂ©nĂ©rations dâivrognes, elle Ă©puisĂ©e, la chair mangĂ©e de tous les virus des races finissantes. Ah ! une jolie dĂ©gringolade, au milieu des piĂšces de cent sous ! Gagnez, gagnez donc des fortunes, pour mettre vos fĆtus dans de lâesprit-de-vin ! Il tournait Ă la fĂ©rocitĂ©, sa femme devait lâĂ©treindre, le garder entre ses bras, et le baiser, et rire, pour quâil redevĂźnt le bon enfant des premiers jours. Alors, plus calme, il comprenait, il approuvait les mariages de ses deux vieux compagnons. CâĂ©tait vrai, pourtant, que tous les trois avaient pris femme ! Comme la vie Ă©tait drĂŽle ! Une fois encore, lâĂ©tĂ© sâacheva, le quatriĂšme quâils passaient Ă Bennecourt. Jamais ils ne devaient ĂȘtre plus heureux, lâexistence leur Ă©tait douce et Ă bon compte, au fond de ce village. Depuis quâils y habitaient, lâargent ne leur avait pas manquĂ©, les mille francs de rente et les quelques toiles vendues suffisaient Ă leurs besoins ; mĂȘme ils faisaient des Ă©conomies, ils avaient achetĂ© du linge. De son cĂŽtĂ©, le petit Jacques, ĂągĂ© de deux ans et demi, se trouvait admirablement de la campagne. Du matin au soir, il se traĂźnait dans la terre, en loques et barbouillĂ©, poussant Ă sa guise, dâune belle santĂ© rougeaude. Souvent, sa mĂšre ne savait plus par quel bout le prendre, pour le nettoyer un peu ; et, lorsquâelle le voyait bien manger, bien dormir, elle ne sâen prĂ©occupait pas autrement, elle rĂ©servait ses tendresses inquiĂštes pour son autre grand enfant dâartiste, son cher homme, dont les humeurs noires lâemplissaient dâangoisse. Chaque jour, la situation empirait, ils avaient beau vivre tranquilles, sans cause de chagrin aucune, ils nâen glissaient pas moins Ă une tristesse, Ă un malaise qui se traduisait par une exaspĂ©ration de toutes les heures. Et câen Ă©tait fait, des joies premiĂšres de la campagne. Leur barque pourrie, dĂ©foncĂ©e, avait coulĂ© au fond de la Seine. Du reste, ils nâavaient mĂȘme plus lâidĂ©e de se servir du canot que les Faucheur mettaient Ă leur disposition. La riviĂšre les ennuyait, une paresse leur Ă©tait venue de ramer, ils rĂ©pĂ©taient sur certains coins dĂ©licieux des Ăźles les exclamations enthousiastes dâautrefois, sans jamais ĂȘtre tentĂ©s dây retourner voir. MĂȘme les promenades le long des berges avaient perdu de leur charme ; on y Ă©tait grillĂ© lâĂ©tĂ©, on sây enrhumait lâhiver ; et, quant au plateau, Ă ces vastes terres plantĂ©es de pommiers qui dominaient le village, elles devenaient comme un pays lointain, quelque chose de trop reculĂ©, pour quâon eĂ»t la folie dây risquer ses jambes. Leur maison aussi les irritait, cette caserne oĂč il fallait manger dans le graillon de la cuisine, oĂč leur chambre Ă©tait le rendez-vous des quatre vents du ciel. Par un surcroĂźt de malchance, la rĂ©colte des abricots avait manquĂ©, cette annĂ©e-lĂ , et les plus beaux des rosiers gĂ©ants, trĂšs vieux, envahis dâune lĂšpre, Ă©taient morts. Ah ! quelle usure mĂ©lancolique de lâhabitude ! comme lâĂ©ternelle nature avait lâair de se faire vieille, dans cette satiĂ©tĂ© lasse des mĂȘmes horizons ! Mais le pis Ă©tait que, en lui, le peintre se dĂ©goĂ»tait de la contrĂ©e, ne trouvant plus un seul motif qui lâenflammĂąt, battant les champs dâun pas morne, ainsi quâun domaine vide dĂ©sormais, dont il aurait Ă©puisĂ© la vie, sans y laisser lâintĂ©rĂȘt dâun arbre ignorĂ©, dâun coup de lumiĂšre imprĂ©vu. Non, câĂ©tait fini, câĂ©tait glacĂ©, il ne ferait plus rien de bon, dans ce pays de chien ! Octobre arriva, avec son ciel noyĂ© dâeau. Un des premiers soirs de pluie, Claude sâemporta, parce que le dĂźner nâĂ©tait pas prĂȘt. Il flanqua cette oie de MĂ©lie Ă la porte, il gifla Jacques, qui se roulait dans ses jambes. Alors, Christine, pleurante, lâembrassa, en disant â Allons-nous-en, oh ! retournons Ă Paris ! Il se dĂ©gagea, il cria dâune voix de colĂšre â Encore cette histoire !⊠Jamais, entends-tu ! â Fais-le pour moi, reprit-elle ardemment. Câest moi qui te le demande, câest Ă moi que tu feras plaisir. â Tu tâennuies donc ici ? â Oui, jây mourrai, si nous restons⊠Et puis, je veux que tu travailles, je sens bien que ta place est lĂ -bas. Ce serait un crime, de tâenterrer davantage. â Non, laisse-moi ! Il frĂ©missait, Paris lâappelait Ă lâhorizon, le Paris dâhiver qui sâallumait de nouveau. Il y entendait le grand effort des camarades, il y rentrait pour quâon ne triomphĂąt pas sans lui, pour redevenir le chef, puisque pas un nâavait la force ni lâorgueil de lâĂȘtre. Et, dans cette hallucination, dans le besoin quâil Ă©prouvait de courir lĂ -bas, il sâobstinait Ă refuser dây aller, par une contradiction involontaire, qui montait du fond de ses entrailles, sans quâil se lâexpliquĂąt lui-mĂȘme. Ătait-ce la peur dont tremble la chair des plus braves, le dĂ©bat sourd du bonheur contre la fatalitĂ© du destin ? â Ăcoute, dit violemment Christine, je fais les malles et je tâemmĂšne. Cinq jours plus tard, ils partaient pour Paris, aprĂšs avoir tout emballĂ© et tout envoyĂ© au chemin de fer. Claude Ă©tait dĂ©jĂ sur la route, avec le petit Jacques, lorsque Christine sâimagina quâelle oubliait quelque chose. Elle revint seule dans la maison, elle la trouva complĂštement vide et se mit Ă pleurer câĂ©tait une sensation dâarrachement, quelque chose dâelle-mĂȘme quâelle laissait, sans pouvoir dire quoi. Comme elle serait volontiers restĂ©e ! quel ardent dĂ©sir elle avait de vivre toujours lĂ , elle qui venait dâexiger ce dĂ©part, ce retour dans la ville de passion, oĂč elle sentait une rivale ! Pourtant, elle continuait Ă chercher ce qui lui manquait, elle finit par cueillir une rose, devant la cuisine, une derniĂšre rose, rouillĂ©e par le froid. Puis, elle ferma la porte sur le jardin dĂ©sert. VII Lorsquâil se retrouva sur le pavĂ© de Paris, Claude fut pris dâune fiĂšvre de vacarme et de mouvement, du besoin de sortir, de battre la ville, dâaller voir les camarades. Il filait dĂšs son rĂ©veil, il laissait Christine installer seule lâatelier quâils avaient louĂ© rue de Douai, prĂšs du boulevard de Clichy. Ce fut de la sorte que, le surlendemain de sa rentrĂ©e, il tomba chez Mahoudeau, Ă huit heures du matin, par un petit jour gris et glacĂ© de novembre, qui se levait Ă peine. Pourtant, la boutique de la rue du Cherche-Midi, que le sculpteur occupait toujours, Ă©tait ouverte ; et celui-ci, la face blanche, mal rĂ©veillĂ©, enlevait les volets en grelottant. â Ah ! câest toi !⊠Fichtre ! tu Ă©tais matinal, Ă la campagne⊠Est-ce fait ? es-tu de retour ? â Oui, depuis avant-hier. â Bon ! on va se voir⊠Entre donc, ça commence Ă piquer, ce matin. Mais Claude, dans la boutique, eut plus froid que dans la rue. Il garda le collet de son paletot relevĂ©, il fourra les mains au fond de ses poches, saisi dâun frisson devant lâhumiditĂ© ruisselante des murailles nues, la boue des tas dâargile et les continuelles flaques dâeau qui trempaient le sol. Un vent de misĂšre avait soufflĂ© lĂ , vidant les planches des moulages antiques, cassant les selles et les baquets, raccommodĂ©s avec des cordes. CâĂ©tait un coin de gĂąchis et de dĂ©sordre, une cave de maçon tombĂ© en dĂ©confiture. Et, sur la vitre de la porte, barbouillĂ©e de craie, il y avait, comme par dĂ©rision, un grand soleil rayonnant, dessinĂ© Ă coups de pouce, agrĂ©mentĂ© dâun visage au centre, dont la bouche en demi-cercle Ă©clatait de rire. â Attends, reprit Mahoudeau, on allume du feu. Ces sacrĂ©s ateliers, avec lâeau des linges, ça se refroidit tout de suite. Alors, en se retournant, Claude aperçut ChaĂźne agenouillĂ© prĂšs du poĂȘle, achevant de dĂ©pailler un vieux tabouret pour enflammer le charbon. Il lui dit bonjour ; mais il nâen tira quâun sourd grognement, sans le dĂ©cider Ă lever la tĂȘte. â Et que fais-tu, en ce moment, mon vieux ? demanda-t-il au sculpteur. â Oh ! pas grandâchose de propre, va ! Une fichue annĂ©e, plus mauvaise encore que la derniĂšre, qui nâavait rien valu !⊠Tu sais que les bons dieux traversent une crise. Oui, il y a une baisse sur la saintetĂ© ; et, dame ! jâai dĂ» me serrer le ventre⊠Tiens ! en attendant, jâen suis rĂ©duit à ça. Il dĂ©barrassait un buste de ses linges, il montra une figure longue, allongĂ©e encore par des favoris, monstrueuse de prĂ©tention et dâinfinie bĂȘtise. â Câest un avocat dâĂ cĂŽté⊠Hein ? est-il assez rĂ©pugnant, le coco ? Et ce quâil mâembĂȘte Ă vouloir que je soigne sa bouche !⊠Mais il faut manger, nâest-ce pas ? Il avait bien une idĂ©e pour le Salon, une figure debout, une baigneuse, tĂątant lâeau de son pied, dans cette fraĂźcheur dont le frisson rend si adorable la chair de la femme ; et il en montra une maquette dĂ©jĂ fendillĂ©e Ă Claude, qui la regarda en silence, surpris et mĂ©content des concessions quâil y remarquait un Ă©panouissement du joli sous lâexagĂ©ration persistante des formes, une envie naturelle de plaire, sans trop lĂącher encore le parti pris du colossal. Seulement, il se dĂ©solait, car câĂ©tait une histoire quâune figure debout. Il fallait des armatures de fer, qui coĂ»taient bon, et une selle quâil nâavait pas, et tout un attirail. Aussi allait-il sans doute se dĂ©cider Ă la coucher au bord de lâeau. â Hein ? quâen dis-tu ?⊠Comment la trouves-tu ? â Pas mal, rĂ©pondit enfin le peintre. Un peu romance, malgrĂ© ses cuisses de bouchĂšre ; mais ça ne se jugera quâĂ lâexĂ©cution⊠Et debout, mon vieux, debout, autrement tout fiche le camp ! Le poĂȘle ronflait, et ChaĂźne, muet, se releva. Il rĂŽda un instant, entra dans lâarriĂšre-boutique noire, oĂč se trouvait le lit quâil partageait avec Mahoudeau ; puis, il reparut, le chapeau sur la tĂȘte, plus silencieux encore, dâun silence volontaire, accablant. Sans hĂąte, de ses doigts gourds de paysan, il prit un morceau de fusain, il Ă©crivit sur le mur Je vais acheter du tabac, remets du charbon dans le poĂȘle. » Et il sortit. StupĂ©fait, Claude lâavait regardĂ© faire. Il se tourna vers lâautre. â Quoi donc ? â Nous ne nous parlons plus, nous nous Ă©crivons, dit tranquillement le sculpteur. â Depuis quand ? â Trois mois. â Et vous couchez ensemble ? â Oui. Claude Ă©clata dâun grand rire. Ah ! par exemple, il fallait des caboches joliment dures ! Et Ă propos de quoi cette brouille ? Mais, vexĂ©, Mahoudeau sâemportait contre cette brute de ChaĂźne. Est-ce quâun soir, rentrant Ă lâimproviste, il ne lâavait pas surpris avec Mathilde, lâherboriste dâĂ cĂŽtĂ©, en chemise tous les deux, mangeant un pot de confiture ! Ce nâĂ©tait pas lâaffaire de la trouver sans jupon ça, il sâen fichait ; seulement, le pot de confiture Ă©tait de trop. Non ! jamais il ne pardonnerait quâon se payĂąt salement des douceurs en cachette, lorsque lui mangeait son pain sec ! Que diable, on fait comme pour la femme, on partage ! Et il y avait bientĂŽt trois mois que la rancune durait, sans une dĂ©tente, sans une explication. La vie sâĂ©tait organisĂ©e, ils rĂ©duisaient les rapports strictement nĂ©cessaires aux courtes phrases, charbonnĂ©es le long des murs. Dâailleurs, ils continuaient Ă nâavoir quâune femme comme ils nâavaient quâun lit, aprĂšs ĂȘtre tacitement tombĂ©s dâaccord sur les heures de chacun dâeux, lâun sortant quand venait le tour de lâautre. Mon Dieu ! on nâavait pas besoin de tant parler dans lâexistence, on sâentendait tout de mĂȘme. Cependant, Mahoudeau, qui achevait de charger le poĂȘle, se soulagea de tout ce quâil amassait. â Eh bien, tu me croiras si tu veux, mais quand on crĂšve la faim, ce nâest pas dĂ©sagrĂ©able de ne jamais sâadresser la parole. Oui, on sâabrutit dans le silence, câest comme un empĂątement qui calme un peu les maux dâestomac⊠Ah ! ce ChaĂźne, tu nâas pas idĂ©e de son fonds paysan ! Lorsquâil a eu mangĂ© son dernier sou, sans arriver Ă gagner avec la peinture la fortune attendue, il sâest lancĂ© dans le nĂ©goce, un petit nĂ©goce qui devait lui permettre dâachever ses Ă©tudes. Hein ? trĂšs fort, le bonhomme ! et tu vas voir son plan il se faisait envoyer de lâhuile dâolive de Saint-Firmin, son village, puis il battait le pavĂ©, il plaçait lâhuile dans les riches familles provençales, qui ont des positions Ă Paris. Malheureusement, ça nâa pas durĂ©, il est trop rustre, il sâest fait mettre Ă la porte de partout⊠Alors, mon vieux, comme il reste une jarre dâhuile dont personne ne veut, ma foi ! nous vivons dessus. Oui, les jours oĂč nous avons du pain, nous trempons notre pain dedans. Et il montra la jarre, dans un coin de la boutique. Lâhuile avait coulĂ©, la muraille et le sol Ă©taient noirs de larges taches grasses. Claude cessa de rire. Ah ! cette misĂšre, quel dĂ©couragement ! comment en vouloir Ă ceux quâelle Ă©crase ? Il se promenait par lâatelier, ne se fĂąchait plus contre les maquettes aveulies de concessions, tolĂ©rait lâaffreux buste lui-mĂȘme. Et il tomba ainsi sur une copie que ChaĂźne avait faite au Louvre, un Mantegna, rendu avec une sĂ©cheresse dâexactitude extraordinaire. â Lâanimal ! murmura-t-il, câest presque ça, jamais il nâa fait mieux⊠Peut-ĂȘtre nâa-t-il que le tort dâĂȘtre nĂ© quatre siĂšcles trop tard. Puis la chaleur devenant forte, il ĂŽta son paletot, en ajoutant â Il est bien long Ă aller chercher son tabac. â Oh ! son tabac, je le connais, dit Mahoudeau, qui sâĂ©tait mis Ă son buste, fouillant les favoris. Il est lĂ , derriĂšre le mur, son tabac⊠Quand il me voit occupĂ©, il file trouver Mathilde, parce quâil croit voler sur ma part⊠Idiot, va ! â Ăa dure donc toujours, les amours avec elle ? â Oui, une habitude ! Elle ou une autre ! Et puis, câest elle qui revient⊠Ah ! grand Dieu ! elle mâen donne encore de trop. Du reste, il parlait de Mathilde sans colĂšre, en disant simplement quâelle devait ĂȘtre malade. Depuis la mort du petit Jabouille, elle Ă©tait retombĂ©e Ă la dĂ©votion, ce qui ne lâempĂȘchait pas de scandaliser le quartier. MalgrĂ© les quelques dames pieuses qui continuaient Ă acheter chez elle des objets dĂ©licats et intimes, pour Ă©viter Ă leur pudeur le premier embarras de les demander autre part, lâherboristerie pĂ©riclitait, la faillite semblait imminente. Un soir, la Compagnie du Gaz lui ayant fermĂ© son compteur, pour dĂ©faut de paiement, elle Ă©tait venue emprunter chez ses voisins de lâhuile dâolive, qui dâailleurs avait refusĂ© de brĂ»ler dans les lampes. Elle ne payait plus personne, elle en arrivait Ă sâĂ©viter les frais dâun ouvrier, en confiant Ă ChaĂźne la rĂ©paration des injecteurs et des seringues que les dĂ©votes lui rapportaient, soigneusement dissimulĂ©s dans des journaux. On prĂ©tendait mĂȘme, chez le marchand de vin dâen face, quâelle revendait Ă des couvents des canules qui avaient servi. Enfin, câĂ©tait un dĂ©sastre, la boutique mystĂ©rieuse, avec ses ombres fuyantes de soutanes, ses chuchotements discrets de confessionnal, son encens refroidi de sacristie, tout ce quâon y remuait de petits soins dont on ne pouvait parler Ă voix haute, glissait Ă un abandon de ruine. Et la misĂšre en Ă©tait Ă ce point, que les herbes sĂ©chĂ©es du plafond grouillaient dâaraignĂ©es, et que des sangsues, crevĂ©es, dĂ©jĂ vertes, surnageaient dans les bocaux. â Tiens ! le voilĂ , reprit le sculpteur. Tu vas la voir arriver derriĂšre lui. ChaĂźne, en effet, rentrait. Il sortit avec affectation un cornet de tabac, bourra sa pipe, se mit Ă fumer devant le poĂȘle, dans un redoublement de silence, comme sâil nây avait eu personne lĂ . Et, tout de suite, Mathilde parut, en voisine qui vient dire un petit bonjour. Claude la trouva maigrie encore, la face Ă©claboussĂ©e de sang sous la peau, avec ses yeux de flamme, sa bouche Ă©largie par la perte de deux autres dents. Les odeurs dâaromates quâelle portait toujours dans ses cheveux dĂ©peignĂ©s, semblaient rancir ; ce nâĂ©tait plus la douceur des camomilles, la fraĂźcheur des anis ; et elle emplit la piĂšce de cette menthe poivrĂ©e, qui paraissait ĂȘtre son haleine, mais tournĂ©e, comme gĂątĂ©e par la chair meurtrie qui la soufflait. â DĂ©jĂ au travail ! cria-t-elle. Bonjour, mon bibi. Sans sâinquiĂ©ter de Claude, elle embrassa Mahoudeau. Puis, elle vint serrer la main du premier, avec cette impudeur, cette façon de jeter le ventre en avant, qui la faisait sâoffrir Ă tous les hommes. Et elle continua â Vous ne savez pas, jâai retrouvĂ© une boĂźte de guimauve, et nous allons nous la payer pour dĂ©jeuner⊠Hein ? câest gentil, partageons ! â Merci, dit le sculpteur, ça mâempĂąte, jâaime mieux fumer une pipe. Et, voyant Claude remettre son paletot â Tu pars ? â Oui, jâai hĂąte de me dĂ©rouiller, de respirer un peu lâair de Paris. Pourtant, il sâattarda quelques minutes encore Ă regarder ChaĂźne et Mathilde qui se gavaient de guimauve, prenant chacun son morceau, lâun aprĂšs lâautre. Et, bien quâaverti, il fut de nouveau stupĂ©fiĂ©, lorsquâil vit Mahoudeau saisir le fusain et Ă©crire sur le mur Donne moi le tabac que tu as fourrĂ© dans ta poche. » Sans une parole, ChaĂźne tira le cornet, le tendit au sculpteur, qui bourra sa pipe. â Alors, Ă bientĂŽt ? â Oui, Ă bientĂŽt⊠En tout cas, Ă jeudi prochain, chez Sandoz. Dehors, Claude eut une exclamation, en se heurtant contre un monsieur, plantĂ© devant lâherboristerie, trĂšs occupĂ© Ă fouiller du regard lâintĂ©rieur de la boutique, entre les bandages maculĂ©s et poussiĂ©reux de la vitrine. â Tiens, Jory ! quâest-ce que tu fais lĂ ? Le grand nez rose de Jory remua, effarĂ©. â Moi, rien⊠Je passais, je regardais⊠Il se dĂ©cida Ă rire, il baissa la voix pour demander, comme si lâon avait pu lâentendre â Elle est chez les camarades, Ă cĂŽtĂ©, nâest-ce pas ?⊠Bon ! filons vite. Ce sera pour un autre jour. Et il emmena le peintre, il lui apprit des abominations. Maintenant, toute la bande venait chez Mathilde ; ça sâĂ©tait dit de lâun Ă lâautre, on y dĂ©filait chacun Ă son tour, plusieurs mĂȘme Ă la fois, si lâon trouvait ça plus drĂŽle ; et il se passait de vraies horreurs, des choses Ă©patantes, quâil lui conta dans lâoreille, en lâarrĂȘtant sur le trottoir, au milieu des bousculades de la foule. Hein ? câĂ©tait renouvelĂ© des Romains ! voyait-il le tableau, derriĂšre le rempart des bandages et des clysopompes, sous les fleurs Ă tisane qui pleuvaient du plafond ! Une boutique trĂšs chic, une dĂ©bauche Ă curĂ©s, avec son empoisonnement de parfumeuse louche, installĂ©e dans le recueillement dâune chapelle. â Mais, dit Claude en riant, tu la dĂ©clarais affreuse, cette femme. Jory eut un geste dâinsouciance. â Oh ! pour ce quâon en fait !⊠Ainsi, moi, ce matin, je reviens de la gare de lâOuest, oĂč jâai accompagnĂ© quelquâun. Et câest en passant dans la rue que lâidĂ©e mâa pris de profiter de lâoccasion⊠Tu comprends, on ne se dĂ©range pas exprĂšs. Il donnait ces explications dâun air dâembarras. Puis, soudain, la franchise de son vice lui arracha ce cri de vĂ©ritĂ©, Ă lui qui mentait toujours â Et, zut ! dâailleurs, je la trouve extraordinaire, si tu veux le savoir⊠Pas belle, câest possible, mais ensorcelante ! Enfin, une de ces femmes quâon affecte de ne pas ramasser avec des pincettes, et pour qui on fait des bĂȘtises Ă en crever. Alors, seulement, il sâĂ©tonna de voir Claude Ă Paris, et quand il fut au courant, quâil le sut rĂ©installĂ©, il reprit, tout dâun coup â Ăcoute donc ! je tâenlĂšve, tu vas venir dĂ©jeuner avec moi chez Irma. Violemment, le peintre, intimidĂ©, refusa, prĂ©texta quâil nâavait pas mĂȘme de redingote. â Quâest-ce que ça fiche ? Au contraire, câest plus drĂŽle, elle sera enchantĂ©e⊠Je crois que tu lui as tapĂ© dans lâĆil, elle nous parle toujours de toi⊠Voyons, ne fais pas la bĂȘte, je te dis quâelle mâattend ce matin et que nous allons ĂȘtre reçus comme des princes. Il ne lui lĂąchait plus le bras, tous deux continuĂšrent Ă remonter vers la Madeleine, en causant. Dâordinaire, il se taisait sur ses amours, comme les ivrognes se taisent sur le vin. Mais, ce matin-lĂ , il dĂ©bordait, il se plaisanta, avoua des histoires. Depuis longtemps, il avait rompu avec la chanteuse de cafĂ©-concert, amenĂ©e par lui de sa petite ville, celle qui lui dĂ©pouillait la face Ă coups dâongle. Et câĂ©tait, dâun bout de lâannĂ©e Ă lâautre, un furieux galop de femmes traversant son existence, les femmes les plus extravagantes, les plus inattendues la cuisiniĂšre dâune maison bourgeoise oĂč il dĂźnait ; lâĂ©pouse lĂ©gitime dâun sergent de ville, dont il devait guetter les heures de faction ; la jeune employĂ©e dâun dentiste, qui gagnait soixante francs par mois Ă se laisser endormir, puis rĂ©veiller, devant chaque client, pour donner confiance ; dâautres, dâautres encore, les filles vagues des bastringues, les dames comme il faut en quĂȘte dâaventures, les petites blanchisseuses qui rapportaient son linge, les femmes de mĂ©nage qui retournaient ses matelas, toutes celles qui voulaient bien, toute la rue avec ses hasards, ses raccrocs, ce qui sâoffre et ce quâon vole ; et cela au petit bonheur, les jolies, les laides, les jeunes, les vieilles, sans choix, uniquement pour la satisfaction de ses gros appĂ©tits de mĂąle, sacrifiant la qualitĂ© Ă la quantitĂ©. Chaque nuit, quand il rentrait seul, la terreur de son lit froid le jetait en chasse, battant les trottoirs jusquâaux heures oĂč lâon assassine, nâallant se coucher que lorsquâil en avait braconnĂ© une, si myope dâailleurs, que cela lâexposait Ă des mĂ©prises ainsi, il raconta quâun matin, Ă son rĂ©veil, il avait trouvĂ© sur lâoreiller la tĂȘte blanche dâune misĂ©rable de soixante ans, quâil avait crue blonde, dans sa hĂąte. Au demeurant, il Ă©tait enchantĂ© de la vie, ses affaires marchaient. Son avare de pĂšre lui avait bien coupĂ© les vivres de nouveau, en le maudissant de sâentĂȘter Ă suivre une voie de scandale ; mais il sâen moquait maintenant, il gagnait sept ou huit mille francs dans le journalisme, oĂč il faisait son trou comme chroniqueur et comme critique dâart. Les jours tapageurs du Tambour, les articles Ă un louis, Ă©taient loin ; il se rangeait, collaborait Ă deux journaux trĂšs lus ; et, bien quâil restĂąt au fond le jouisseur sceptique, lâadorateur du succĂšs quand mĂȘme, il prenait une importance bourgeoise et commençait Ă rendre des arrĂȘts. Chaque mois, travaillĂ© de sa ladrerie hĂ©rĂ©ditaire, il plaçait dĂ©jĂ de lâargent dans dâinfimes spĂ©culations, connues de lui seul ; car jamais ses vices ne lui avaient moins coĂ»tĂ©, il ne payait, les matins de grande largesse, quâune tasse de chocolat aux femmes dont il Ă©tait trĂšs content. On arrivait rue de Moscou. Claude demanda â Alors, câest toi qui lâentretiens ; cette petite BĂ©cot ? â Moi ! cria Jory, rĂ©voltĂ©. Mais, mon vieux, elle a un loyer de vingt mille francs, elle parle de faire bĂątir un hĂŽtel qui en coĂ»tera cinq cent mille⊠Non, non, je dĂ©jeune, et je dĂźne parfois chez elle, câest bien assez. â Et tu couches ? Il se mit Ă rire, sans rĂ©pondre directement. â BĂȘte ! on couche toujours⊠Allons, nous y sommes, entre vite. Mais Claude se dĂ©battit encore. Sa femme lâattendait pour dĂ©jeuner, il ne pouvait pas. Et il fallut que Jory sonnĂąt, puis le poussĂąt dans le vestibule, en rĂ©pĂ©tant que ce nâĂ©tait pas une excuse, quâon allait envoyer le valet de chambre prĂ©venir rue de Douai. Une porte sâouvrit, ils se trouvĂšrent devant Irma BĂ©cot, qui sâexclama, lorsquâelle aperçut le peintre. â Comment ! câest vous, sauvage ! Elle le mit tout de suite Ă lâaise, en lâaccueillant comme un ancien camarade, et il vit, en effet, quâelle ne remarquait mĂȘme pas son vieux paletot. Lui, sâĂ©tonnait, car il la reconnaissait Ă peine. En quatre ans, elle Ă©tait devenue autre, la tĂȘte faite avec un art de cabotine, le front diminuĂ© par la frisure des cheveux, la face tirĂ©e en longueur, grĂące Ă un effort de sa volontĂ© sans doute, rousse ardente de blonde pĂąle quâelle Ă©tait, si bien quâune courtisane du Titien semblait maintenant sâĂȘtre levĂ©e du petit voyou de jadis. Ainsi quâelle le disait parfois, dans ses heures dâabandon ça, câĂ©tait sa tĂȘte pour les jobards. LâhĂŽtel, Ă©troit, avait encore des trous, au milieu de son luxe. Ce qui frappa le peintre, ce fut quelques bons tableaux pendus aux murs, un Courbet, une Ă©bauche de Delacroix surtout. Elle nâĂ©tait donc pas bĂȘte, cette fille, malgrĂ© un chat en biscuit coloriĂ©, affreux, qui se prĂ©lassait sur une console du salon ? Lorsque Jory parla dâenvoyer le valet de chambre prĂ©venir chez son ami, elle sâĂ©cria, pleine de surprise â Comment ! vous ĂȘtes mariĂ© ? â Mais oui, rĂ©pondit Claude simplement. Elle regarda Jory qui souriait, elle comprit et ajouta â Ah ! vous vous ĂȘtes collé⊠Que me disait-on que vous aviez horreur des femmes ?⊠Et vous savez que me voilĂ vexĂ©e joliment, moi qui vous ai fait peur, rappelez-vous ! Hein ? vous me trouvez donc bien laide, que vous vous reculez encore ? Des deux mains, elle avait pris les siennes, et elle avançait le visage, souriante et vraiment blessĂ©e au fond, le regardant de tout prĂšs, dans les yeux, avec la volontĂ© aiguĂ« de plaire. Il eut un petit frisson sous cette haleine de fille qui lui chauffait la barbe, tandis quâelle le lĂąchait, en disant â Enfin, nous recauserons de ça. Ce fut le cocher qui alla rue de Douai porter une lettre de Claude, car le valet de chambre avait ouvert la porte de la salle Ă manger, pour annoncer que madame Ă©tait servie. Le dĂ©jeuner, trĂšs dĂ©licat, se passa correctement, sous lâĆil froid du domestique on parla des grands travaux qui bouleversaient Paris, on discuta ensuite le prix des terrains, ainsi que des bourgeois ayant de lâargent Ă placer. Mais, au dessert, lorsque tous trois furent seuls devant le cafĂ© et les liqueurs, quâils avaient dĂ©cidĂ© de prendre lĂ , sans quitter la table, peu Ă peu ils sâanimĂšrent, ils sâoubliĂšrent, comme sâils sâĂ©taient retrouvĂ©s au cafĂ© Baudequin. â Ah ! mes enfants, dit Irma, il nây a que ça de bon, rigoler ensemble et se ficher du monde ! Elle roulait des cigarettes, elle venait de prendre le flacon de chartreuse prĂšs dâelle, et elle le vidait, trĂšs rouge, les cheveux envolĂ©s, retombĂ©e sur son trottoir de drĂŽlerie canaille. â Alors, continua Jory qui sâexcusait de ne pas lui avoir envoyĂ© le matin un livre quâelle dĂ©sirait, alors, jâallais donc lâacheter, hier soir, vers dix heures, lorsque jâai rencontrĂ© Fagerolles⊠â Tu mens, dit-elle en lâinterrompant dâune voix nette. Et, pour couper court aux protestations â Fagerolles Ă©tait ici, tu vois bien que tu mens. Puis, elle se tourna vers Claude â Non, câest dĂ©goĂ»tant, vous nâavez pas idĂ©e dâun menteur pareil !⊠Il ment comme une femme, pour le plaisir, pour des petites saletĂ©s sans consĂ©quence. Ainsi, au fond de toute son histoire, il nây a quâune chose ne pas dĂ©penser trois francs Ă mâacheter ce livre. Chaque fois quâil a dĂ» mâenvoyer un bouquet, une voiture a passĂ© dessus, ou bien il nây avait plus de fleurs dans Paris. Ah ! en voilĂ un quâil faut aimer pour lui ! Jory, sans se fĂącher, renversait sa chaise, se balançait en suçant son cigare. Il se contenta de dire avec un ricanement â Du moment que tu as renouĂ© avec Fagerolles⊠â Je nâai pas renouĂ© du tout ! cria-t-elle, furieuse. Et puis, est-ce que ça te regarde ?⊠Je mâen moque, entends-tu ! de ton Fagerolles. Il sait bien, lui, quâon ne se fĂąche pas avec moi. Oh ! nous nous connaissons tous les deux, nous avons poussĂ© dans la mĂȘme fente de pavé⊠Tiens ! regarde, quand je voudrai, je nâaurai quâĂ faire ça, rien quâun signe du petit doigt, et il sera lĂ , Ă me lĂ©cher les pieds⊠Il mâa dans le sang, ton Fagerolles ! Elle sâanimait, il crut prudent de battre en retraite. â Mon Fagerolles, murmura-t-il, mon Fagerolles⊠â Oui, ton Fagerolles ! Est-ce que tu tâimagines que je ne vous vois pas, lui toujours Ă te passer la main dans le dos, parce quâil espĂšre des articles, et toi faisant le bon prince, calculant le bĂ©nĂ©fice que tu en tireras, si tu appuies un artiste aimĂ© du public ? Jory, cette fois, bĂ©gaya, trĂšs ennuyĂ© devant Claude. Il ne se dĂ©fendit pas dâailleurs, il prĂ©fĂ©ra tourner la querelle au plaisant. Hein ? Ă©tait-elle amusante, quand elle sâallumait ainsi ? lâĆil en coin luisant de vice, la bouche tordue pour lâengueulade ! â Seulement, ma chĂšre, tu fais craquer ton Titien. Elle se mit Ă rire, dĂ©sarmĂ©e. Claude, noyĂ© de bien-ĂȘtre, buvait des petits verres de cognac, sans savoir. Depuis deux heures quâon Ă©tait lĂ , une griserie montait, cette griserie hallucinante des liqueurs, au milieu de la fumĂ©e du tabac. On causait dâautre chose, il Ă©tait question des grands prix que commençait Ă atteindre la peinture. Irma, qui ne parlait plus, gardait un bout Ă©teint de cigarette aux lĂšvres, les yeux fixĂ©s sur le peintre. Et elle lâinterrogea brusquement, le tutoyant comme dans un songe. â OĂč lâas-tu prise, ta femme ? Cela ne parut pas le surprendre, ses idĂ©es sâen allaient Ă lâabandon. â Elle arrivait de province, elle Ă©tait chez une dame, et honnĂȘte pour sĂ»r. â Jolie ? â Mais oui, jolie. Un instant, Irma retomba dans son rĂȘve ; puis, avec un sourire â Fichtre ! quelle veine ! Il nây en avait plus, on en a fait une pour toi, alors ! Mais elle se secoua, elle cria, en quittant la table â BientĂŽt trois heures⊠Ah ! mes enfants, je vous flanque Ă la porte. Oui, jâai rendez-vous avec un architecte, je vais visiter un terrain prĂšs du parc Monceau, vous savez, dans ce quartier neuf, quâon bĂątit. Jâai flairĂ© un coup par lĂ . On Ă©tait revenu au salon, elle sâarrĂȘta devant une glace, fĂąchĂ©e de se voir si rouge. â Câest pour cet hĂŽtel, nâest-ce pas ? demanda Jory. Tu as donc trouvĂ© lâargent ? Elle rabattait ses cheveux sur son front, elle semblait effacer de la main le sang de ses joues, rallongeait lâovale de sa figure, se refaisait sa tĂȘte de courtisane fauve, dâun charme intelligent dâĆuvre dâart ; et, se tournant, elle lui jeta pour toute rĂ©ponse â Regarde ! le revoilĂ , mon Titien ! DĂ©jĂ , au milieu des rires, elle les poussait vers le vestibule, oĂč elle reprit les deux mains de Claude, sans parler, en lui plantant de nouveau son regard de dĂ©sir au fond des yeux. Dans la rue, il Ă©prouva un malaise. Lâair froid le dĂ©grisait, un remords le torturait maintenant, dâavoir parlĂ© de Christine Ă cette fille. Il fit le serment de ne jamais remettre les pieds chez elle. â Hein ? nâest-ce pas ? une bonne enfant, disait Jory, en allumant un cigare, quâil avait pris dans la boĂźte, avant de partir. Tu sais, dâailleurs, ça nâengage Ă rien on dĂ©jeune, on dĂźne, on couche ; et bonjour ; bonsoir, on va chacun Ă ses affaires. Mais une sorte de honte empĂȘchait Claude de rentrer tout de suite, et lorsque son compagnon, excitĂ© par le dĂ©jeuner, mis en appĂ©tit de flĂąne, parla de monter serrer la main Ă Bongrand, il fut ravi de lâidĂ©e, tous deux gagnĂšrent le boulevard de Clichy. Bongrand occupait lĂ , depuis vingt ans, un vaste atelier, oĂč il nâavait point sacrifiĂ© au goĂ»t du jour, cette magnificence de tentures et de bibelots dont commençaient Ă sâentourer les jeunes peintres. CâĂ©tait lâancien atelier nu et gris, ornĂ© des seules Ă©tudes du maĂźtre, accrochĂ©es sans cadre, serrĂ©es comme les ex-voto dâune chapelle. Le seul luxe consistait en une psychĂ© empire, une vaste armoire normande, deux fauteuils de velours dâUtrecht, limĂ©s par lâusage. Dans un coin, une peau dâours, qui avait perdu tous ses poils, recouvrait un large divan. Mais lâartiste gardait, de sa jeunesse romantique, lâhabitude dâun costume de travail spĂ©cial, et ce fut en culotte flottante, en robe nouĂ©e dâune cordeliĂšre, le sommet du crĂąne coiffĂ© dâune calotte ecclĂ©siastique, quâil reçut les visiteurs. Il Ă©tait venu ouvrir lui-mĂȘme, sa palette et ses pinceaux Ă la main. â Vous voilĂ ! Ah ! la bonne idĂ©e !⊠Je pensais Ă vous, mon cher. Oui, je ne sais plus qui mâavait annoncĂ© votre retour, et je me disais que je ne tarderais pas Ă vous voir. Sa main libre Ă©tait allĂ©e dâabord Ă Claude, dans un Ă©lan de vive affection. Il serra ensuite celle de Jory, en ajoutant â Et vous, jeune pontife, jâai lu votre dernier article, je vous remercie du mot aimable qui sây trouvait pour moi⊠Entrez, entrez donc tous les deux ! Vous ne me dĂ©rangez pas, je profite du jour jusquâĂ la derniĂšre minute, car on nâa le temps de rien faire, par ces sacrĂ©es journĂ©es de novembre. Il sâĂ©tait remis au travail, debout devant un chevalet oĂč se trouvait une petite toile, deux femmes, la mĂšre et la fille, cousant dans lâembrasure dâune fenĂȘtre ensoleillĂ©e. DerriĂšre lui, les jeunes gens regardaient. â Câest exquis, finit par murmurer Claude. Bongrand haussa les Ă©paules, sans se retourner. â Bah ! une petite bĂȘtise. Il faut bien sâoccuper, nâest-ce pas ?⊠Jâai fait ça sur nature, chez des amies, et je nettoie un peu. â Mais câest complet, câest un bijou de vĂ©ritĂ© et de lumiĂšre, reprit Claude qui sâĂ©chauffait. Ah ! la simplicitĂ© de ça, voyez-vous, la simplicitĂ© câest ce qui me bouleverse, moi ! Du coup, le peintre se recula, cligna les yeux, dâun air plein de surprise. â Vous trouvez ? ça vous plaĂźt, vraiment ?⊠Eh bien, quand vous ĂȘtes entrĂ©s, jâĂ©tais en train de la juger infecte, cette toile⊠Parole dâhonneur ! je broyais du noir, jâĂ©tais convaincu que je nâavais plus pour deux sous de talent. Ses mains tremblaient, tout son grand corps Ă©tait dans le tressaillement douloureux de la crĂ©ation. Il se dĂ©barrassa de sa palette, il revint vers eux, avec des gestes qui battaient le vide ; et cet artiste vieilli au milieu du succĂšs, dont la place Ă©tait assurĂ©e dans lâĂcole française, leur cria â Ăa vous Ă©tonne, mais il y a des jours oĂč je me demande si je vais savoir dessiner un nez⊠Oui, Ă chacun de mes tableaux, jâai encore une grosse Ă©motion de dĂ©butant, le cĆur qui bat, une angoisse qui sĂšche la bouche, enfin un trac abominable. Ah ! le trac, jeunes gens, vous croyez le connaĂźtre, et vous ne vous en doutez mĂȘme pas, parce que, mon Dieu ! vous autres, si vous ratez une Ćuvre, vous en ĂȘtes quittes pour vous efforcer dâen faire une meilleure, personne ne vous accable ; tandis que nous, les vieux, nous qui avons donnĂ© notre mesure, qui sommes forcĂ©s dâĂȘtre Ă©gaux Ă nous-mĂȘmes, sinon de progresser, nous ne pouvons faiblir, sans culbuter dans la fosse commune⊠Va donc, homme cĂ©lĂšbre, grand artiste, mange-toi la cervelle, brĂ»le ton sang, pour monter encore, toujours plus haut, toujours plus haut ; et, si tu piĂ©tines sur place, au sommet, estime-toi heureux, use tes pieds Ă piĂ©tiner le plus longtemps possible ; et, si tu sens que tu dĂ©clines, eh bien ! achĂšve de te briser, en roulant dans lâagonie de ton talent qui nâest plus de lâĂ©poque, dans lâoubli oĂč tu es de tes Ćuvres immortelles, Ă©perdu de ton effort impuissant Ă crĂ©er davantage ! Sa voix forte sâĂ©tait enflĂ©e avec un Ă©clat final de tonnerre ; et sa grande face rouge exprimait une angoisse. Il marcha, il continua, emportĂ© comme malgrĂ© lui par un souffle de violence â Je vous lâai dit vingt fois quâon dĂ©butait toujours, que la joie nâĂ©tait pas dâĂȘtre arrivĂ© lĂ -haut, mais de monter, dâen ĂȘtre encore aux gaietĂ©s de lâescalade. Seulement, vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas comprendre, il faut y passer soi-mĂȘme⊠Songez donc ! on espĂšre tout, on rĂȘve tout. Câest lâheure des illusions sans bornes on a de si bonnes jambes, que les plus durs chemins paraissent courts ; on est dĂ©vorĂ© dâun tel appĂ©tit de gloire, que les premiers petits succĂšs emplissent la bouche dâun goĂ»t dĂ©licieux. Quel festin, quand on va pouvoir rassasier son ambition ! et lâon y est presque, et lâon sâĂ©corche avec bonheur ! Puis, câest fait, la cime est conquise, il sâagit de la garder. Alors, lâabomination commence, on a Ă©puisĂ© lâivresse, on la trouve courte, amĂšre au fond, ne valant pas la lutte quâelle a coĂ»tĂ©. Plus dâinconnu Ă connaĂźtre, de sensations Ă sentir. Lâorgueil a eu sa ration de renommĂ©e, on sait quâon a donnĂ© ses grandes Ćuvres, on sâĂ©tonne quâelles nâaient pas apportĂ© des jouissances plus vives. DĂšs ce moment, lâhorizon se vide, aucun espoir nouveau ne vous appelle lĂ -bas, il ne reste quâĂ mourir. Et pourtant on se cramponne, on ne veut pas ĂȘtre fini, on sâentĂȘte Ă la crĂ©ation comme les vieillards Ă lâamour, pĂ©niblement, honteusement⊠Ah ! lâon devrait avoir le courage et la fiertĂ© de sâĂ©trangler, devant son dernier chef-dâĆuvre ! Il sâĂ©tait grandi, Ă©branlant le haut plafond de lâatelier, secouĂ© dâune Ă©motion si forte, que des larmes parurent dans ses yeux. Et il revint tomber sur une chaise, en face de sa toile, il demanda de lâair inquiet dâun Ă©lĂšve qui a besoin dâĂȘtre encouragĂ© â Alors, vraiment, ça vous paraĂźt bien ?⊠Moi, je nâose plus croire. Mon malheur doit ĂȘtre que jâai Ă la fois trop et pas assez de sens critique. DĂšs que je me mets Ă une Ă©tude, je lâexalte ; puis, si elle nâa pas de succĂšs, je me torture. Il vaudrait mieux ne pas y voir du tout, comme cet animal de Chambouvard, ou bien y voir trĂšs clair et ne plus peindre⊠Franchement, vous aimez cette petite toile ? Claude et Jory restaient immobiles, Ă©tonnĂ©s, embarrassĂ©s devant ce sanglot de grande douleur, dans lâenfantement. Ă quel instant de crise Ă©taient-ils donc venus, pour que ce maĂźtre hurlĂąt de souffrance, en les consultant comme des camarades ? Et le pis Ă©tait quâils nâavaient pu cacher une hĂ©sitation, sous les gros yeux ardents dont il les suppliait, des yeux oĂč se lisait la peur cachĂ©e de sa dĂ©cadence. Eux, connaissaient bien le bruit courant, ils partageaient lâopinion que le peintre, depuis sa Noce au village, nâavait rien fait qui valĂ»t ce tableau fameux. MĂȘme, aprĂšs sâĂȘtre maintenu dans quelques toiles, il glissait dĂ©sormais Ă une facture plus savante et plus sĂšche. LâĂ©clat sâen allait, chaque Ćuvre semblait dĂ©choir. Mais câĂ©taient lĂ des choses quâon ne pouvait dire, et Claude, lorsquâil se fut remis, sâexclama â Vous nâavez jamais rien peint de si puissant ! Bongrand le regarda encore, droit dans les yeux. Puis, il se retourna vers son Ćuvre, sâabsorba, eut un mouvement de ses deux bras dâhercule, comme sâil eĂ»t fait craquer ses os, pour soulever cette petite toile, si lĂ©gĂšre. Et il murmura, se parlant Ă lui-mĂȘme â Nom de Dieu ! que câest lourd ! Nâimporte, jây laisserai la peau, plutĂŽt que de dĂ©gringoler ! Il reprit sa palette, se calma dĂšs le premier coup de pinceau, arrondissant ses Ă©paules de brave homme, avec sa nuque large, oĂč il restait de la carrure obstinĂ©e du paysan, dans le croisement de finesse bourgeoise dont il Ă©tait le produit. Un silence sâĂ©tait fait. Jory, les yeux toujours sur le tableau, demanda â Câest vendu ? Le peintre rĂ©pondit sans hĂąte, en artiste qui travaillait Ă ses heures et qui nâavait pas le souci du gain. â Non⊠Ăa me paralyse, quand jâai un marchand dans le dos. Et, sans cesser de travailler, il continua, mais goguenard Ă prĂ©sent. â Ah ! on commence Ă en faire un nĂ©goce, avec la peinture !⊠Positivement, je nâai jamais vu ça, moi qui tourne Ă lâancĂȘtre⊠Ainsi, vous, lâaimable journaliste, leur en avez-vous flanquĂ© des fleurs aux jeunes, dans cet article oĂč vous me nommiez ! Ils Ă©taient deux ou trois cadets lĂ dedans qui avaient tout bonnement du gĂ©nie. Jory se mit Ă rire. â Dame ! quand on a un journal, câest pour en user. Et puis, le public aime ça, quâon lui dĂ©couvre des grands hommes. â Sans doute, la bĂȘtise du public est infinie, je veux bien que vous lâexploitiez⊠Seulement, je me rappelle nos dĂ©buts, Ă nous autres. Fichtre ! nous nâĂ©tions pas gĂątĂ©s, nous avions devant nous dix ans de travail et de lutte, avant de pouvoir imposer grand comme ça de peinture⊠Tandis que, maintenant, le premier godelureau sachant camper un bonhomme, fait retentir toutes les trompettes de la publicitĂ©. Et quelle publicitĂ© ! un charivari dâun bout de la France Ă lâautre, de soudaines renommĂ©es qui poussent du soir au matin, et qui Ă©clatent en coups de foudre, au milieu des populations bĂ©antes. Sans parler des Ćuvres, ces pauvres Ćuvres annoncĂ©es par des salves dâartillerie, attendues dans un dĂ©lire dâimpatience, enrageant Paris pendant huit jours, puis tombant Ă lâĂ©ternel oubli ! â Câest le procĂšs Ă la presse dâinformations que vous faites lĂ , dĂ©clara Jory, qui Ă©tait allĂ© sâallonger sur le divan, en allumant un nouveau cigare. Il y a du bien et du mal Ă en dire, mais il faut ĂȘtre de son temps, que diable ! Bongrand secouait la tĂȘte ; et il repartit, dans une hilaritĂ© Ă©norme â Non ! non ! on ne peut plus lĂącher la moindre croĂ»te, sans devenir un jeune maĂźtre⊠Moi, voyez-vous, ce quâils mâamusent, vos jeunes maĂźtres ! Mais, comme si une association dâidĂ©es sâĂ©tait produite en lui, il sâapaisa, il se tourna vers Claude, pour poser cette question â Ă propos, et Fagerolles, avez-vous vu son tableau ? â Oui, rĂ©pondit simplement le jeune homme. Tous deux continuaient de se regarder, un sourire invincible Ă©tait montĂ© Ă leurs lĂšvres, et Bongrand ajouta enfin â En voilĂ un qui vous pille ! Jory, pris dâun embarras, avait baissĂ© les yeux, se demandant sâil dĂ©fendrait Fagerolles. Sans doute, il lui sembla profitable de le faire, car il loua le tableau, cette actrice dans sa loge, dont une reproduction gravĂ©e avait alors un grand succĂšs aux Ă©talages. Est-ce que le sujet nâĂ©tait pas moderne ? est-ce que ce nâĂ©tait pas joliment peint, dans la gamme claire de lâĂ©cole nouvelle ? Peut-ĂȘtre aurait-on pu dĂ©sirer plus de force ; seulement, il fallait laisser sa nature Ă chacun ; puis, ça ne traĂźnait pas dans les rues, le charme et la distinction. PenchĂ© sur sa toile, Bongrand, qui dâhabitude ne lĂąchait que des Ă©loges paternels sur les jeunes, frĂ©missait, faisait un visible effort pour ne pas Ă©clater. Mais lâexplosion eut lieu malgrĂ© lui. â Fichez-nous la paix, hein avec votre Fagerolles ! Vous nous croyez donc plus bĂȘtes que nature !⊠Tenez ! vous voyez le grand peintre ici prĂ©sent. Oui, ce jeune monsieur-lĂ , qui est devant vous ! Eh bien ! tout le truc consiste Ă lui voler son originalitĂ© et Ă lâaccommoder Ă la sauce veule de lâĂcole des Beaux-Arts. Parfaitement ! on prend du moderne, on peint clair, mais on garde le dessin banal et correct, la composition agrĂ©able de tout le monde, enfin la formule quâon enseigne lĂ -bas, pour lâagrĂ©ment des bourgeois. Et lâon noie ça de facilitĂ©, oh ! de cette facilitĂ© exĂ©crable des doigts, qui sculpteraient aussi bien des noix de coco, de cette facilitĂ© coulante, plaisante, qui fait le succĂšs et qui devrait ĂȘtre punie du bagne, entendez-vous ! Il brandissait en lâair sa palette et ses brosses, dans ses deux poings fermĂ©s. â Vous ĂȘtes sĂ©vĂšre, dit Claude gĂȘnĂ©. Fagerolles a vraiment des qualitĂ©s de finesse. â On mâa contĂ©, murmura Jory, quâil venait de passer un traitĂ© trĂšs dangereux avec Naudet. Ce nom, jetĂ© ainsi dans la conversation, dĂ©tendit une fois encore Bongrand, qui rĂ©pĂ©ta, en dodelinant des Ă©paules â Ah ! Naudet⊠ah ! Naudet⊠Et il les amusa beaucoup, avec Naudet, quâil connaissait bien. CâĂ©tait un marchand, qui, depuis quelques annĂ©es, rĂ©volutionnait le commerce des tableaux. Il ne sâagissait plus du vieux jeu, la redingote crasseuse et le goĂ»t si fin du pĂšre Malgras, les toiles des dĂ©butants guettĂ©es, achetĂ©es Ă dix francs pour ĂȘtre revendues quinze, tout ce petit train-train de connaisseur, faisant la moue devant lâĆuvre convoitĂ©e pour la dĂ©prĂ©cier, adorant au fond la peinture, gagnant sa pauvre vie Ă renouveler rapidement ses quelques sous de capital, dans des opĂ©rations prudentes. Non, le fameux Naudet avait des allures de gentilhomme, jaquette de fantaisie, brillant Ă la cravate, pommadĂ©, astiquĂ©, verni ; grand train dâailleurs, voiture au mois, fauteuil Ă lâOpĂ©ra, table rĂ©servĂ©e chez Bignon, frĂ©quentant partout oĂč il Ă©tait dĂ©cent de se montrer. Pour le reste, un spĂ©culateur, un boursier, qui se moquait radicalement de la bonne peinture. Il apportait lâunique flair du succĂšs, il devinait lâartiste Ă lancer, non pas celui qui promettait le gĂ©nie discutĂ© dâun grand peintre, mais celui dont le talent menteur, enflĂ© de fausses hardiesses, allait faire prime sur le marchĂ© bourgeois. Et câĂ©tait ainsi quâil bouleversait ce marchĂ©, en Ă©cartant lâancien amateur de goĂ»t et en ne traitant plus quâavec lâamateur riche, qui ne se connaĂźt pas en art, qui achĂšte un tableau comme une valeur de Bourse, par vanitĂ© ou dans lâespoir quâelle montera. LĂ , Bongrand, trĂšs farceur, avec un vieux fond de cabotin, se mit Ă jouer la scĂšne. Naudet arrive chez Fagerolles. â Vous avez du gĂ©nie, mon cher. Ah ! votre tableau de lâautre jour est vendu. Combien ? â Cinq cents francs. â Mais vous ĂȘtes fou ! il en valait douze cents. Et celui-ci, qui vous reste, combien ? â Mon Dieu ! je ne sais pas, mettons douze cents. â Allons donc, douze cents ! Vous ne mâentendez donc pas, mon cher ? il en vaut deux mille. Je le prends Ă deux mille. Et, dĂšs aujourdâhui, vous ne travaillez plus que pour moi, Naudet ! Adieu, adieu, mon cher, ne vous prodiguez pas, votre fortune est faite, je mâen charge. â Le voilĂ parti, il emporte le tableau dans sa voiture, il le promĂšne chez ses amateurs, parmi lesquels il a rĂ©pandu la nouvelle quâil venait de dĂ©couvrir un peintre extraordinaire. Un de ceux-ci finit par mordre et demande le prix. â Cinq mille. â Comment ! cinq mille ! le tableau dâun inconnu, vous vous moquez de moi ! â Ăcoutez, je vous propose une affaire je vous le vends cinq mille et je vous signe lâengagement de le reprendre Ă six mille dans un an, sâil a cessĂ© de vous plaire. â Du coup, lâamateur est tentĂ© que risque-t-il ? bon placement au fond, et il achĂšte. Alors, Naudet ne perd pas de temps, il en case de la sorte neuf ou dix dans lâannĂ©e. La vanitĂ© se mĂȘle Ă lâespoir du gain, les prix montent, une cote sâĂ©tablit, si bien que, lorsquâil retourne chez son amateur, celui-ci, au lieu de rendre le tableau, en paie un autre huit mille. Et la hausse va toujours son train, et la peinture nâest plus quâun terrain louche, des mines dâor aux buttes Montmartre, lancĂ©es par des banquiers, et autour desquelles on se bat Ă coups de billets de banque ! Claude sâindignait, Jory trouvait ça trĂšs fort, lorsquâon frappa. Bongrand, qui alla ouvrir, eut une exclamation. â Tiens ! Naudet !⊠Justement, nous parlions de vous. Naudet, trĂšs correct, sans une moucheture de boue, malgrĂ© le temps atroce, saluait, entrait avec la politesse recueillie dâun homme du monde, qui pĂ©nĂštre dans une Ă©glise. â TrĂšs heureux, trĂšs flattĂ©, cher maĂźtre⊠Et vous ne disiez que du bien, jâen suis sĂ»r. â Mais pas du tout, Naudet, pas du tout ! reprit Bongrand dâune voix tranquille. Nous disions que votre façon dâexploiter la peinture Ă©tait en train de nous donner une jolie gĂ©nĂ©ration de peintres moqueurs, doublĂ©e dâhommes dâaffaires malhonnĂȘtes. Sans sâĂ©mouvoir, Naudet souriait. â Le mot est dur, mais si charmant ! Allez, allez, cher maĂźtre, rien ne me blesse de vous. Et, tombant en extase devant le tableau, les deux petites femmes qui cousaient â Ah ! mon Dieu ! je ne le connaissais pas, câest une merveille !⊠Ah ! cette lumiĂšre, cette facture si solide et si large ! Il faut remonter Ă Rembrandt, oui, Ă Rembrandt !⊠Ăcoutez, cher maĂźtre, je suis venu simplement pour vous rendre mes devoirs, mais câest ma bonne Ă©toile qui mâa conduit. Faisons enfin une affaire, cĂ©dez-moi ce bijou⊠Tout ce que vous voudrez, je le couvre dâor. On voyait le dos de Bongrand sâirriter Ă chaque phrase. Il lâinterrompit rudement. â Trop tard, câest vendu. â Vendu, mon Dieu ! Et vous ne pouvez vous dĂ©gager ?⊠Dites-moi au moins Ă qui, je ferai tout, je donnerai tout⊠Ah ! quel coup terrible ! vendu, en ĂȘtes-vous bien sĂ»r ? Si lâon vous offrait le double ? â Câest vendu, Naudet, et en voilĂ assez, hein ! Pourtant, le marchand continua Ă se lamenter. Il resta quelques minutes encore, se pĂąma devant dâautres Ă©tudes, fit le tour de lâatelier avec les coups dâĆil aigus dâun parieur qui cherche la chance. Lorsquâil comprit que lâheure Ă©tait mauvaise et quâil nâemporterait rien, il sâen alla, saluant dâun air de gratitude, sâexclamant dâadmiration jusque sur le palier. DĂšs quâil ne fut plus lĂ , Jory, qui avait Ă©coutĂ© avec surprise, se permit une question. â Mais vous nous aviez dit, il me semble⊠Ce nâest pas vendu, nâest-ce pas ? Bongrand, sans rĂ©pondre dâabord, revint devant sa toile. Puis, de sa voix tonnante, mettant dans ce cri toute la souffrance cachĂ©e, tout le combat naissant quâil nâavouait pas â Il mâembĂȘte ! jamais il nâaura rien !⊠Quâil achĂšte Ă Fagerolles ! Un quart dâheure plus tard, Claude et Jory prirent eux-mĂȘme congĂ©, en le laissant au travail, acharnĂ© dans le jour qui tombait. Et, dehors, quand le premier se fut sĂ©parĂ© de son compagnon, il ne rentra pas tout de suite rue de Douai, malgrĂ© sa longue absence. Un besoin de marcher encore, de sâabandonner Ă ce Paris, oĂč les rencontres dâune seule journĂ©e lui emplissaient le crĂąne, le fit errer jusquâĂ la nuit noire, dans la boue glacĂ©e des rues, sous la clartĂ© des becs de gaz, qui sâallumaient un Ă un, pareils Ă des Ă©toiles fumeuses au fond du brouillard. Claude attendit impatiemment le jeudi, pour dĂźner chez Sandoz ; car ce dernier, immuable, recevait toujours les camarades, une fois par semaine. Venait qui voulait, le couvert Ă©tait mis. Il avait eu beau se marier, changer son existence, se jeter en pleine lutte littĂ©raire il gardait son jour, ce jeudi qui datait de sa sortie du collĂšge, au temps des premiĂšres pipes. Ainsi quâil le rĂ©pĂ©tait lui-mĂȘme, en faisant allusion Ă sa femme, il nây avait quâun camarade de plus. â Dis donc, mon vieux, avait-il dit franchement Ă Claude, ça mâennuie beaucoup⊠â Quoi donc ? â Tu nâes pas marié⊠Oh ! moi, tu sais, je recevrais bien volontiers ta femme⊠Mais ce sont les imbĂ©ciles, un tas de bourgeois qui me guettent et qui raconteraient des abominations⊠â Mais certainement, mon vieux, mais Christine elle mĂȘme refuserait dâaller chez toi !⊠Oh ! nous comprenons trĂšs bien, jâirai seul, compte lĂ -dessus ! DĂšs six heures, Claude se rendit chez Sandoz, rue Nollet, au fond des Batignolles ; et il eut toutes les peines du monde Ă dĂ©couvrir le petit pavillon que son ami occupait. Dâabord, il entra dans une grande maison bĂątie sur la rue, sâadressa au concierge, qui lui fit traverser trois cours ; puis, il fila le long dâun couloir entre deux autres bĂątisses, descendit un escalier de quelques marches, buta contre la grille dâun Ă©troit jardin câĂ©tait lĂ , le pavillon se trouvait au bout dâune allĂ©e. Mais il faisait si noir, il avait si bien failli se rompre les jambes dans lâescalier, quâil nâosait se risquer davantage, dâautant plus quâun chien Ă©norme aboyait furieusement. Enfin, il entendit la voix de Sandoz, qui sâavançait en calmant le chien. â Ah ! câest toi⊠Hein ? nous sommes Ă la campagne. On va mettre une lanterne, pour que notre monde ne se casse pas la tĂȘte⊠Entre, entre⊠SacrĂ© Bertrand, veux-tu te taire ! Tu ne vois donc pas que câest un ami, imbĂ©cile ! Alors, le chien les accompagna vers le pavillon, la queue haute, en sonnant une fanfare dâallĂ©gresse. Une jeune bonne avait paru avec une lanterne, quâelle vint accrocher Ă la grille, pour Ă©clairer le terrible escalier. Dans le jardin, il nây avait quâune petite pelouse centrale, plantĂ©e dâun immense prunier, dont lâombrage pourrissait lâherbe ; et, devant la maison, trĂšs basse, de trois fenĂȘtres de façade seulement, rĂ©gnait une tonnelle de vigne vierge, oĂč luisait un banc tout neuf, installĂ© lĂ comme ornement sous les pluies dâhiver, en attendant le soleil. â Entre, rĂ©pĂ©ta Sandoz. Il lâintroduisit, Ă droite du vestibule, dans le salon, dont il avait fait son cabinet de travail. La salle Ă manger et la cuisine Ă©taient Ă gauche. En haut, sa mĂšre, qui ne quittait plus le lit, occupait la grande chambre ; tandis que le mĂ©nage se contentait de lâautre et du cabinet de toilette, placĂ© entre les deux piĂšces. Et câĂ©tait tout, une vraie boĂźte de carton, des compartiments de tiroir, que sĂ©paraient des cloisons minces comme des feuilles de papier. Petite maison de travail et dâespoir cependant, vaste Ă cĂŽtĂ© des greniers de jeunesse, Ă©gayĂ©e dĂ©jĂ dâun commencement de bien-ĂȘtre et de luxe. â Hein ? cria-t-il, nous en avons, de la place ! Ah ! câest joliment plus commode que rue dâEnfer ! Tu vois, jâai une piĂšce Ă moi tout seul. Et jâai achetĂ© une table de chĂȘne pour Ă©crire, et ma femme mâa donnĂ© ce palmier, dans ce vieux pot de Rouen⊠Hein ? câest chic ! Justement, sa femme entrait. Grande, le visage calme et gai, avec de beaux cheveux bruns, elle avait par-dessus sa robe de popeline noire, trĂšs simple, un large tablier blanc ; car, bien quâils eussent pris une servante Ă demeure, elle sâoccupait de la cuisine, Ă©tait fiĂšre de certains de ses plats, mettait le mĂ©nage sur un pied de propretĂ© et de gourmandise bourgeoises. Tout de suite, Claude et elle furent dâanciennes connaissances. â Appelle-le Claude, chĂ©rie⊠Et toi, vieux, appelle-la Henriette⊠Pas de madame, pas de monsieur, ou je vous flanque chaque fois une amende de cinq sous. Ils rirent, et elle sâĂ©chappa, rĂ©clamĂ©e Ă la cuisine par un plat du Midi, une bouillabaisse, dont elle voulait faire la surprise aux amis de Plassans. Elle en tenait la recette de son mari lui-mĂȘme, elle y avait acquis un tour de main extraordinaire, disait-il. â Elle est charmante, ta femme, dit Claude, et elle te gĂąte. Mais Sandoz, assis devant sa table, les coudes parmi les pages du livre en train, Ă©crites dans la matinĂ©e, se mit Ă parler du premier roman de sa sĂ©rie, quâil avait publiĂ© en octobre. Ah ! on le lui arrangeait, son pauvre bouquin ! CâĂ©tait un Ă©gorgement, un massacre, toute la critique hurlant Ă ses trousses, une bordĂ©e dâimprĂ©cations, comme sâil eĂ»t assassinĂ© les gens, Ă la corne dâun bois. Et il en riait, excitĂ© plutĂŽt, les Ă©paules solides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait oĂč il va. Un Ă©tonnement seul lui restait, la profonde inintelligence de ces gaillards, dont les articles bĂąclĂ©s sur des coins de bureau, le couvraient de boue, sans paraĂźtre soupçonner la moindre de ses intentions. Tout se trouvait jetĂ© dans le baquet aux injures son Ă©tude nouvelle de lâhomme physiologique, le rĂŽle tout-puissant rendu aux milieux, la vaste nature Ă©ternellement en crĂ©ation, la vie enfin, la vie totale, universelle, qui va dâun bout de lâanimalitĂ© Ă lâautre, sans haut ni bas, sans beautĂ© ni laideur ; et les audaces de langage, la conviction que tout doit se dire, quâil y a des mots abominables nĂ©cessaires comme des fers rouges, quâune langue sort enrichie de ces bains de force ; et surtout lâacte sexuel, lâorigine et lâachĂšvement continu du monde, tirĂ© de la honte oĂč on le cache, remis dans sa gloire, sous le soleil. Quâon se fĂąchĂąt, il lâadmettait aisĂ©ment ; mais il aurait voulu au moins quâon lui fĂźt lâhonneur de comprendre et de se fĂącher pour ses audaces, non pour les saletĂ©s imbĂ©ciles quâon lui prĂȘtait. â Tiens ! continua-t-il, je crois quâil y a encore plus de niais que de mĂ©chants⊠Câest la forme qui les enrage en moi, la phrase Ă©crite, lâimage, la vie du style. Oui, la haine de la littĂ©rature, toute la bourgeoisie en crĂšve ! Il se tut, envahi dâune tristesse. â Bah ! dit Claude aprĂšs un silence, tu es heureux, tu travailles, tu produis, toi ! Sandoz sâĂ©tait levĂ©, il eut un geste de brusque douleur. â Ah ! oui, je travaille, je pousse mes livres jusquâĂ la derniĂšre page⊠Mais si tu savais ! si je te disais dans quels dĂ©sespoirs, au milieu de quels tourments ! Est-ce que ces crĂ©tins ne vont pas sâaviser aussi de mâaccuser dâorgueil ! moi que lâimperfection de mon Ćuvre poursuit jusque dans le sommeil ! moi qui ne relis jamais mes pages de la veille, de crainte de les juger si exĂ©crables, que je ne puisse trouver ensuite la force de continuer !⊠Je travaille, eh ! sans doute, je travaille ! je travaille comme je vis, parce que je suis nĂ© pour ça ; mais, va, je nâen suis pas plus gai, jamais je ne me contente, et il y a toujours la grande culbute au bout ! Un Ă©clat de voix lâinterrompit, et Jory parut, enchantĂ© de lâexistence, racontant quâil venait de retaper une vieille chronique, pour avoir sa soirĂ©e libre. Presque aussitĂŽt, GagniĂšre et Mahoudeau, qui sâĂ©taient rencontrĂ©s Ă la porte, arrivĂšrent en causant. Le premier, enfoncĂ© depuis quelques mois dans une thĂ©orie des couleurs, expliquait Ă lâautre son procĂ©dĂ©. â Je pose mon ton, continuait-il. Le rouge du drapeau sâĂ©teint et jaunit, parce quâil se dĂ©tache sur le bleu du ciel, dont la couleur complĂ©mentaire, lâorangĂ©, se combine avec le rouge. Claude, intĂ©ressĂ©, le questionnait dĂ©jĂ , lorsque la bonne apporta un tĂ©lĂ©gramme. â Bon ! dit Sandoz, câest Dubuche qui sâexcuse, il promet de nous surprendre vers onze heures. Ă ce moment, Henriette ouvrit la porte toute grande, et annonça elle-mĂȘme le dĂźner. Elle nâavait plus son tablier de cuisiniĂšre, elle serrait gaiement, en maĂźtresse de maison, les mains qui se tendaient. Ă table ! Ă table ! il Ă©tait sept heures et demie, la bouillabaisse nâattendait pas. Jory ayant fait remarquer que Fagerolles lui avait jurĂ© quâil viendrait, on ne voulut rien entendre il devenait ridicule, Fagerolles, Ă poser pour le jeune maĂźtre, accablĂ© de travaux ! La salle Ă manger oĂč lâon passa, Ă©tait si petite, que, voulant y installer le piano, on avait dĂ» percer une sorte dâalcĂŽve, dans un cabinet noir, rĂ©servĂ© jusque-lĂ Ă la vaisselle. Pourtant, les grands jours, on tenait encore une dizaine autour de la table ronde, sous la suspension de porcelaine blanche, mais Ă la condition de condamner le buffet, si bien que la bonne ne pouvait plus y aller chercher une assiette. Dâailleurs, câĂ©tait la maĂźtresse de maison qui servait ; et le maĂźtre, lui, se plaçait en face, contre le buffet bloquĂ©, pour y prendre et passer ce dont on avait besoin. Henriette avait mis Claude Ă sa droite, Mahoudeau Ă sa gauche ; tandis que Jory et GagniĂšre sâĂ©taient assis aux deux cĂŽtĂ©s de Sandoz. â Françoise ! appela-t-elle. Donnez-moi donc les rĂŽties, elles sont sur le fourneau. Et, la bonne lui ayant apportĂ© les rĂŽties, elle les distribuait deux par deux dans les assiettes, puis commençait Ă verser dessus le bouillon de la bouillabaisse, lorsque la porte sâouvrit. â Fagerolles, enfin ! dit-elle. Placez-vous lĂ , prĂšs de Claude. Il sâexcusa dâun air de galante politesse, allĂ©gua un rendez-vous dâaffaires. TrĂšs Ă©lĂ©gant maintenant, pincĂ© dans des vĂȘtements de coupe anglaise, il avait une tenue dâhomme de cercle, relevĂ©e par la pointe de dĂ©braillĂ© artiste quâil gardait. Tout de suite, en sâasseyant, il secoua la main de son voisin, il affecta une vive joie. â Ah ! mon vieux Claude ! Il y a si longtemps que je voulais te voir ! Oui, jâai eu vingt fois lâidĂ©e dâaller lĂ -bas ; et puis, tu sais, la vie⊠Claude, pris de malaise devant ces protestations, tĂąchait de rĂ©pondre avec une cordialitĂ© pareille. Mais Henriette, qui continuait de servir, le sauva, en sâimpatientant. â Voyons, Fagerolles, rĂ©pondez-moi⊠Est-ce deux rĂŽties que vous dĂ©sirez ? â Certainement, madame, deux rĂŽties⊠Je lâadore, la bouillabaisse. Dâailleurs, vous la faites si bonne ! une merveille ! Tous, en effet, se pĂąmaient, Mahoudeau et Jory surtout, qui dĂ©claraient nâen avoir jamais mangĂ© de meilleure Ă Marseille ; si bien que la jeune femme, ravie, rose encore de la chaleur du fourneau, la grande cuiller en main, ne suffisait que juste Ă remplir les assiettes qui lui revenaient ; et mĂȘme elle quitta sa chaise, courut en personne chercher Ă la cuisine le reste du bouillon, car la servante perdait la tĂȘte. â Mange donc ! lui cria Sandoz. Nous attendrons bien que tu aies mangĂ©. Mais elle sâentĂȘtait, demeurait debout. â Laisse⊠Tu ferais mieux de passer le pain. Oui, derriĂšre toi, sur le buffet⊠Jory prĂ©fĂšre les tartines, la mie qui trempe. Sandoz se leva Ă son tour, aida au service, pendant quâon plaisantait Jory sur les pĂątĂ©es quâil aimait. Et Claude, pĂ©nĂ©trĂ© par cette bonhomie heureuse, comme rĂ©veillĂ© dâun long sommeil, les regardait tous, se demandait sâil les avait quittĂ©s la veille, ou sâil y avait bien quatre annĂ©es quâil nâeĂ»t dĂźnĂ© lĂ , un jeudi. Ils Ă©taient autres pourtant, il les sentait changĂ©s, Mahoudeau aigri de misĂšre, Jory enfoncĂ© dans sa jouissance, GagniĂšre plus lointain, envolĂ© ailleurs ; et, surtout, il lui semblait que Fagerolles, prĂšs de lui, dĂ©gageait du froid, malgrĂ© lâexagĂ©ration de sa cordialitĂ©. Sans doute, leurs visages avaient vieilli un peu, Ă lâusure de lâexistence ; mais ce nâĂ©tait pas cela seulement, des vides paraissaient se faire entre eux, il les voyait Ă part, Ă©trangers, bien quâils fussent coude Ă coude, trop serrĂ©s autour de cette table. Puis, le milieu Ă©tait nouveau une femme, aujourdâhui, apportait son charme, les calmait par sa prĂ©sence. Alors, pourquoi, devant ce cours fatal des choses qui meurent et se renouvellent, avait-il donc cette sensation de recommencement ? pourquoi aurait-il jurĂ© quâil sâĂ©tait assis Ă cette place, le jeudi de la semaine prĂ©cĂ©dente ? et il crut comprendre enfin câĂ©tait Sandoz qui, lui, nâavait pas bougĂ©, aussi entĂȘtĂ© dans ses habitudes de cĆur que dans ses habitudes de travail, radieux de les recevoir Ă la table de son jeune mĂ©nage, ainsi quâil lâĂ©tait jadis de partager avec eux son maigre repas de garçon. Un rĂȘve dâĂ©ternelle amitiĂ© lâimmobilisait, des jeudis pareils se succĂ©daient Ă lâinfini, jusquâaux derniers lointains de lâĂąge. Tous Ă©ternellement ensemble ! tous partis Ă la mĂȘme heure et arrivĂ©s dans la mĂȘme victoire ! Il dut deviner la pensĂ©e qui rendait Claude muet, il lui dit au travers de la nappe, avec son bon rire de jeunesse â Hein ? vieux, tây voilĂ encore ! Ah ! nom dâun chien ! que tu nous as manquĂ© !⊠Mais, tu vois, rien ne change, nous sommes tous les mĂȘmes⊠Nâest-ce pas ? vous autres ! Ils rĂ©pondirent par des hochements de tĂȘte. Sans doute, sans doute ! â Seulement, continua-t-il Ă©panoui, la cuisine est un peu meilleure que rue dâEnfer⊠Vous en ai-je fait manger, des ratatouilles ! AprĂšs la bouillabaisse, un civet de liĂšvre avait paru ; et une volaille rĂŽtie, accompagnĂ©e dâune salade, termina le dĂźner. Mais on resta longtemps Ă table, le dessert traĂźna, bien que la conversation nâeĂ»t pas la fiĂšvre ni les violences dâautrefois chacun parlait de lui, finissait par se taire, en voyant que personne ne lâĂ©coutait. Au fromage, cependant, lorsquâon eut goĂ»tĂ© dâun petit vin de Bourgogne, un peu aigrelet, dont le mĂ©nage sâĂ©tait risquĂ© Ă faire venir une piĂšce, sur les droits dâauteur du premier roman, les voix sâĂ©levĂšrent, on sâanima. â Alors, tu as traitĂ© avec Naudet ? demanda Mahoudeau, dont le visage osseux dâaffamĂ© sâĂ©tait creusĂ© encore. Est-ce vrai quâil tâassure cinquante mille francs la premiĂšre annĂ©e ? Fagerolles rĂ©pondit du bout des lĂšvres â Oui, cinquante mille⊠Mais rien nâest fait, je me tĂąte, câest raide de sâengager ainsi. Ah ! câest moi qui ne mâemballe pas ! â Fichtre ! murmura le sculpteur, tu es difficile. Pour vingt francs par jour, moi, je signe ce quâon voudra. Tous, maintenant, Ă©coutaient Fagerolles, qui jouait lâhomme excĂ©dĂ© par le succĂšs naissant. Il avait toujours sa jolie figure inquiĂ©tante de gueuse ; mais un certain arrangement des cheveux, la coupe de la barbe, lui donnaient une gravitĂ©. Bien quâil vĂźnt encore de loin en loin chez Sandoz, il se sĂ©parait de la bande, se lançait sur les boulevards, frĂ©quentait les cafĂ©s, les bureaux de rĂ©daction, tous les lieux de publicitĂ© oĂč il pouvait faire des connaissances utiles. CâĂ©tait une tactique, une volontĂ© de se tailler son triomphe Ă part, cette idĂ©e maligne que, pour rĂ©ussir, il ne fallait plus avoir rien de commun avec ces rĂ©volutionnaires, ni un marchand, ni les relations, ni les habitudes. Et lâon disait mĂȘme quâil mettait les femmes de deux ou trois salons dans sa chance, non pas en mĂąle brutal comme Jory, mais en vicieux supĂ©rieur Ă ses passions, en simple chatouilleur de baronnes sur le retour. Justement, Jory lui signala un article, dans lâunique but de se donner une importance, car il avait la prĂ©tention dâavoir fait Fagerolles, comme il prĂ©tendait jadis avoir fait Claude. â Dis donc, as-tu lu lâĂ©tude de Vernier sur toi ? En voilĂ un encore qui me rĂ©pĂšte ! â Ah ! il en a, lui, des articles ! soupira Mahoudeau. Fagerolles eut un geste insouciant de la main ; mais il souriait, avec le mĂ©pris cachĂ© de ces pauvres diables si peu adroits, sâentĂȘtant Ă une rudesse de niais, lorsquâil Ă©tait si facile de conquĂ©rir la foule. Ne lui suffisait-il pas de rompre, aprĂšs les avoir pillĂ©s ? Il bĂ©nĂ©ficiait de toute la haine quâon avait contre eux, on couvrait dâĂ©loges ses toiles adoucies, pour achever de tuer leurs Ćuvres obstinĂ©ment violentes. â As-tu lu, toi, lâarticle de Vernier ? rĂ©pĂ©ta Jory Ă GagniĂšre. Nâest-ce pas quâil dit ce que jâai dit ? Depuis un instant, GagniĂšre sâabsorbait dans la contemplation de son verre sur la nappe blanche, que le reflet du vin tachait de rouge. Il sursauta. â Hein ! lâarticle de Vernier ? â Oui, enfin tous ces articles qui paraissent sur Fagerolles. StupĂ©fait, il se tourna vers celui-ci. â Tiens ! on Ă©crit des articles sur toi⊠Je nâen sais rien, je ne les ai pas vus⊠Ah ! on Ă©crit des articles sur toi ! pourquoi donc ? Un fou rire sâĂ©leva, Fagerolles seul ricanait de mauvaise grĂące, croyant Ă une farce mĂ©chante. Mais GagniĂšre Ă©tait dâune absolue bonne foi il sâĂ©tonnait quâon pĂ»t faire un succĂšs Ă un peintre qui nâobservait seulement pas la loi des valeurs. Un succĂšs Ă ce truqueur-lĂ , jamais de la vie ! Que devenait la conscience ? Cette gaietĂ© bruyante Ă©chauffa la fin du dĂźner. On ne mangeait plus, seule la maĂźtresse de maison voulait encore remplir les assiettes. â Mon ami, veille donc, rĂ©pĂ©tait-elle Ă Sandoz, trĂšs excitĂ© au milieu du bruit. Allonge la main, les biscuits sont sur le buffet. On se rĂ©cria, tous se levĂšrent. Comme on passait ensuite la soirĂ©e lĂ , autour de la table, Ă prendre du thĂ©, ils se tinrent debout, continuant de causer contre les murs, pendant que la bonne ĂŽtait le couvert. Le mĂ©nage aidait, elle remettant les saliĂšres dans un tiroir, lui donnant un coup de main pour plier la nappe. â Vous pouvez fumer, dit Henriette. Vous savez que ça ne me gĂȘne nullement. Fagerolles, qui avait attirĂ© Claude dans lâembrasure de la fenĂȘtre, lui offrit un cigare, que celui-ci refusa. â Ah ! câest vrai, tu ne fumes pas⊠Et, dis donc, jâirai voir ce que tu rapportes. Hein ? des choses trĂšs intĂ©ressantes. Tu sais, moi, ce que je pense de ton talent. Tu es le plus fort⊠Il se montrait trĂšs humble, sincĂšre au fond, laissant remonter son admiration dâautrefois, marquĂ© pour toujours Ă lâempreinte de ce gĂ©nie dâun autre, quâil reconnaissait, malgrĂ© les calculs compliquĂ©s de sa malice. Mais son humilitĂ© sâaggravait dâune gĂȘne, bien rare chez lui, du trouble oĂč le jetait le silence que le maĂźtre de sa jeunesse gardait sur son tableau. Et il se dĂ©cida, les lĂšvres tremblantes. â Est-ce que tu as vu mon actrice, au Salon ? Aimes-tu ça, franchement ? Claude hĂ©sita une seconde, puis en bon camarade â Oui, il y a des choses trĂšs bien. DĂ©jĂ , Fagerolles saignait dâavoir posĂ© cette question stupide ; et il achevait de perdre pied, il sâexcusait maintenant, tĂąchait dâinnocenter ses emprunts et de plaider ses compromis. Lorsquâil sâen fut tirĂ© Ă grandâpeine, exaspĂ©rĂ© contre sa maladresse, il redevint un instant le farceur de jadis, fit rire aux larmes Claude lui-mĂȘme, les amusa tous. Puis, il tendit la main Ă Henriette, pour prendre congĂ©. â Comment ! vous nous quittez si vite ? â HĂ©las ! oui, chĂšre madame. Mon pĂšre traite ce soir un chef de bureau, quâil travaille pour la dĂ©coration⊠Et, comme je suis un de ses titres, jâai dĂ» jurer de paraĂźtre. Lorsquâil fut parti, Henriette, qui avait Ă©changĂ© quelques mots tout bas avec Sandoz, disparut ; et lâon entendit le bruit lĂ©ger de ses pas au premier Ă©tage depuis le mariage, câĂ©tait elle qui soignait la vieille mĂšre infirme, sâabsentant ainsi Ă plusieurs reprises dans la soirĂ©e, comme le fils autrefois. Du reste, pas un des convives nâavait remarquĂ© sa sortie. Mahoudeau et GagniĂšre causaient de Fagerolles, se montraient dâune aigreur sourde, sans attaque directe. Ce nâĂ©tait encore que des regards ironiques de lâun Ă lâautre, des haussements dâĂ©paules, tout le muet mĂ©pris de garçons qui ne veulent pas exĂ©cuter un camarade. Et ils se rabattirent sur Claude, ils se prosternĂšrent, lâaccablĂšrent des espĂ©rances quâils mettaient en lui. Ah ! il Ă©tait temps quâil revĂźnt, car lui seul, avec ses dons de grand peintre, sa poigne solide, pouvait ĂȘtre le maĂźtre, le chef reconnu. Depuis le Salon des RefusĂ©s, lâĂ©cole du plein air sâĂ©tait Ă©largie, toute une influence croissante se faisait sentir ; malheureusement, les efforts sâĂ©parpillaient, les nouvelles recrues se contentaient dâĂ©bauches, dâimpressions bĂąclĂ©es en trois coups de pinceau ; et lâon attendait lâhomme de gĂ©nie nĂ©cessaire, celui qui incarnerait la formule en chefs-dâĆuvre. Quelle place Ă prendre ! dompter la foule, ouvrir un siĂšcle, crĂ©er un art ! Claude les Ă©coutait, les yeux Ă terre, la face envahie dâune pĂąleur. Oui, câĂ©tait bien lĂ son rĂȘve inavouĂ©, lâambition quâil nâosait se confesser Ă lui-mĂȘme. Seulement, il se mĂȘlait Ă la joie de la flatterie une Ă©trange angoisse, une peur de cet avenir, en les entendant le hausser Ă ce rĂŽle de dictateur, comme sâil eĂ»t triomphĂ© dĂ©jĂ . â Laissez donc ! finit-il par crier, il y en a qui me valent, je me cherche encore ! Jory, agacĂ©, fumait en silence. Brusquement, comme les deux autres sâentĂȘtaient, il ne put retenir cette phrase â Tout ça, mes petits, câest parce que vous ĂȘtes embĂȘtĂ©s du succĂšs de Fagerolles. Ils se rĂ©criĂšrent, Ă©clatĂšrent en protestations. Fagerolles ! le jeune maĂźtre ! quelle bonne farce ! â Oh ! tu nous lĂąches, nous le savons, dit Mahoudeau. Il nây a pas de danger que tu Ă©crives deux lignes sur nous, maintenant. â Dame, mon cher, rĂ©pondit Jory, vexĂ©, tout ce que jâĂ©cris sur vous, on me le coupe. Vous vous faites exĂ©crer partout⊠Ah ! si jâavais un journal Ă moi ! Henriette reparut, et les yeux de Sandoz ayant cherchĂ© les siens, elle lui rĂ©pondit dâun regard, elle eut ce sourire tendre et discret, quâil avait lui-mĂȘme jadis, quand il sortait de la chambre de sa mĂšre. Puis, elle les appela tous, ils se rassirent autour de la table, tandis quâelle faisait le thĂ© et quâelle le versait dans les tasses. Mais la soirĂ©e sâattrista, engourdie dâune lassitude. On eut beau laisser entrer Bertrand, le grand chien, qui se livra Ă des bassesses devant le sucre, et qui alla se coucher contre le poĂȘle, oĂč il ronfla comme un homme. Depuis la discussion sur Fagerolles, des silences rĂ©gnaient, une sorte dâennui irritĂ© sâalourdissait dans la fumĂ©e Ă©paissie des pipes. MĂȘme GagniĂšre, Ă un moment, quitta la table, pour se mettre au piano, oĂč il estropia en sourdine des phrases de Wagner, avec les doigts raides dâun amateur qui fait ses premiĂšres gammes Ă trente ans. Vers onze heures, Dubuche, arrivant enfin, acheva de glacer la rĂ©union. Il sâĂ©tait Ă©chappĂ© dâun bal, dĂ©sireux de remplir envers ses anciens camarades ce quâil regardait comme un dernier devoir ; et son habit, sa cravate blanche, sa grosse face pĂąle exprimaient Ă la fois la contrariĂ©tĂ© dâĂȘtre venu, lâimportance quâil donnait Ă ce sacrifice, la peur quâil avait de compromettre sa fortune nouvelle. Il Ă©vitait de parler de sa femme, pour ne pas avoir Ă lâamener chez Sandoz. Quand il eut serrĂ© la main de Claude, sans plus dâĂ©motion que sâil lâavait rencontrĂ© la veille, il refusa une tasse de thĂ©, il parla lentement, en gonflant les joues, des tracas de son installation dans une maison neuve dont il essuyait les plĂątres, du travail qui lâaccablait, depuis quâil sâoccupait des constructions de son beau-pĂšre, toute une rue Ă bĂątir, prĂšs du parc Monceau. Alors, Claude sentit nettement quelque chose se rompre. La vie avait-elle donc emportĂ© dĂ©jĂ les soirĂ©es dâautrefois, si fraternelles dans leur violence, oĂč rien ne les sĂ©parait encore, oĂč pas un dâeux ne rĂ©servait sa part de gloire ? Aujourdâhui, la bataille commençait, chaque affamĂ© donnait son coup de dents. La fissure Ă©tait lĂ , la fente Ă peine visible, qui avait fĂȘlĂ© les vieilles amitiĂ©s jurĂ©es, et qui devait les faire craquer, un jour, en mille piĂšces. Mais Sandoz, dans son besoin dâĂ©ternitĂ©, ne sâapercevait toujours de rien, les voyait tels que rue dâEnfer, aux bras les uns des autres, partis en conquĂ©rants. Pourquoi changer ce qui Ă©tait bon ? est-ce que le bonheur nâĂ©tait pas dans une joie choisie entre toutes, puis Ă©ternellement goĂ»tĂ©e ? Et, une heure plus tard, lorsque les camarades se dĂ©cidĂšrent Ă sâen aller, somnolents sous lâĂ©goĂŻsme morne de Dubuche qui parlait sans fin de ses affaires, lorsquâon eut arrachĂ© du piano GagniĂšre hypnotisĂ©, Sandoz, suivi de sa femme, malgrĂ© la nuit froide, voulut absolument les accompagner jusquâau bout du jardin, Ă la grille. Il distribuait des poignĂ©es de main, il criait â Ă jeudi, Claude !⊠à jeudi, tous !⊠Hein ? venez tous ! â Ă jeudi ! rĂ©pĂ©ta Henriette, qui avait pris la lanterne et qui la haussait, pour Ă©clairer lâescalier. Et, au milieu des rires, GagniĂšre et Mahoudeau rĂ©pondirent en plaisantant â Ă jeudi, jeune maĂźtre !⊠Bonne nuit, jeune maĂźtre ! Dehors, dans la rue Nollet, Dubuche appela tout de suite un fiacre, qui lâemporta. Les quatre autres remontĂšrent ensemble jusquâau boulevard extĂ©rieur, presque sans Ă©changer un mot, lâair Ă©tourdi dâĂȘtre depuis si longtemps ensemble. Sur le boulevard, une fille ayant passĂ©, Jory se lança derriĂšre ses jupes, aprĂšs avoir prĂ©textĂ© des Ă©preuves qui lâattendaient au journal. Et, comme GagniĂšre arrĂȘtait machinalement Claude devant le cafĂ© Baudequin, dont le gaz flambait encore, Mahoudeau refusa dâentrer, sâen alla seul, roulant des idĂ©es tristes, lĂ -bas, jusquâĂ la rue du Cherche-Midi. Claude se trouva, sans lâavoir voulu, assis Ă leur ancienne table, en face de GagniĂšre silencieux. Le cafĂ© nâavait pas changĂ©, on sây rĂ©unissait toujours le dimanche, une ferveur sâĂ©tait dĂ©clarĂ©e mĂȘme, depuis que Sandoz habitait le quartier ; mais la bande sây noyait dans un flot de nouveaux venus, on Ă©tait peu Ă peu submergĂ© par la banalitĂ© montante des Ă©lĂšves du plein air. Ă cette heure, du reste, le cafĂ© se vidait ; trois jeunes peintres, que Claude ne connaissait pas, vinrent, en se retirant, lui serrer la main ; et il nây eut plus quâun petit rentier du voisinage, endormi devant une soucoupe. GagniĂšre, trĂšs Ă lâaise, comme chez lui, indiffĂ©rent aux bĂąillements de lâunique garçon qui sâĂ©tirait dans la salle, regardait Claude sans le voir, les yeux vagues. â Ă propos, demanda ce dernier, quâexpliquais-tu donc Ă Mahoudeau, ce soir ? Oui, le rouge du drapeau qui tourne au jaune, dans le bleu du ciel⊠Hein ? tu pioches la thĂ©orie des couleurs complĂ©mentaires. Mais lâautre ne rĂ©pondit pas. Il prit sa chope, la reposa sans avoir bu, finit par murmurer, avec un sourire dâextase â Haydn, câest la grĂące rhĂ©toricienne, une petite musique chevrotante de vieille aĂŻeule poudrĂ©e⊠Mozart, câest le gĂ©nie prĂ©curseur, le premier qui ait donnĂ© Ă lâorchestre une voix individuelle⊠Et ils existent surtout, ces deux-lĂ , parce quâils ont fait Beethoven⊠Ah ! Beethoven, la puissance, la force dans la douleur sereine, Michel-Ange au tombeau des MĂ©dicis ! Un logicien hĂ©roĂŻque, un pĂ©trisseur de cervelles, car ils sont tous partis de la symphonie avec chĆurs, les grands dâaujourdâhui ! Le garçon, las dâattendre, se mit Ă Ă©teindre les becs de gaz, dâune main paresseuse, en traĂźnant les pieds. Une mĂ©lancolie envahissait la salle dĂ©serte, salie de crachats et de bouts de cigare, exhalant lâodeur de ses tables poissĂ©es par les consommations ; tandis que, du boulevard assoupi, ne venaient plus que les sanglots perdus dâun ivrogne. GagniĂšre, au loin, continuait Ă suivre la chevauchĂ©e de ses rĂȘves. â Weber passe dans un paysage romantique, conduisant la ballade des morts, au milieu des saules Ă©plorĂ©s et des chĂȘnes qui tordent leurs bras⊠Schubert le suit, sous la lune pĂąle, le long des lacs dâargent⊠Et voilĂ Rossini, le don en personne, si gai, si naturel, sans souci de lâexpression, se moquant du monde, qui nâest pas mon homme, ah ! non, certes ! mais si Ă©tonnant tout de mĂȘme par lâabondance de son invention, par les effets Ă©normes quâil tire de lâaccumulation des voix et de la rĂ©pĂ©tition enflĂ©e du mĂȘme thĂšme⊠Ces trois-lĂ , pour aboutir Ă Meyerbeer, un malin qui a profitĂ© de tout, mettant aprĂšs Weber la symphonie dans lâopĂ©ra, donnant lâexpression dramatique Ă la formule inconsciente de Rossini. Oh ! des souffles superbes, la pompe fĂ©odale, le mysticisme militaire, le frisson des lĂ©gendes fantastiques, un cri de passion traversant lâhistoire ! Et des trouvailles, la personnalitĂ© des instruments, le rĂ©citatif dramatique accompagnĂ© symphoniquement Ă lâorchestre, la phrase typique sur laquelle toute lâĆuvre est construite⊠Un grand bonhomme ! un trĂšs grand bonhomme ! â Monsieur, vint dire le garçon, je ferme. Et, comme GagniĂšre ne tournait mĂȘme pas la tĂȘte, il alla rĂ©veiller le petit rentier, toujours endormi devant sa soucoupe. â Je ferme, monsieur. Frissonnant, le consommateur attardĂ© se leva, tĂątonna dans le coin sombre oĂč il se trouvait, pour avoir sa canne ; et, quand le garçon la lui eut ramassĂ©e sous les chaises, il sortit. â Berlioz a mis de la littĂ©rature dans son affaire. Câest lâillustrateur musical de Shakspeare, de Virgile et de GĆthe. Mais quel peintre ! le Delacroix de la musique, qui a fait flamber les sons, dans des oppositions fulgurantes de couleurs. Avec ça, la fĂȘlure romantique au crĂąne, une religiositĂ© qui lâemporte, des extases par-dessus les cimes. Mauvais constructeur dâopĂ©ra, merveilleux dans le morceau, exigeant trop parfois de lâorchestre quâil torture, ayant poussĂ© Ă lâextrĂȘme la personnalitĂ© des instruments, dont chacun pour lui reprĂ©sente un personnage. Ah ! ce quâil a dit des clarinettes Les clarinettes sont les femmes aimĂ©es », ah ! cela mâa toujours fait couler un frisson sur la peau⊠Et Chopin, si dandy dans son byronisme, le poĂšte envolĂ© des nĂ©vroses ! Et Mendelssohn, ce ciseleur impeccable, Shakspeare en escarpins de bal, dont les romances sans paroles sont des bijoux pour les dames intelligentes !⊠Et puis, et puis, il faut se mettre Ă genoux⊠Il nây avait plus quâun bec de gaz allumĂ© au-dessus de sa tĂȘte, et le garçon, derriĂšre son dos, attendait, dans le vide noir et glacĂ© de la salle. Sa voix avait pris un tremblement religieux, il en arrivait Ă ses dĂ©votions, au tabernacle reculĂ©, au saint des saints. â Oh ! Schumann, le dĂ©sespoir, la jouissance du dĂ©sespoir ! Oui, la fin de tout, le dernier chant dâune puretĂ© triste, planant sur les ruines du monde !⊠Oh ! Wagner, le dieu, en qui sâincarnent des siĂšcles de musique ! Son Ćuvre est lâarche immense, tous les arts en un seul, lâhumanitĂ© vraie des personnages exprimĂ©e enfin, lâorchestre vivant Ă part la vie du drame ; et quel massacre des conventions, des formules ineptes ! quel affranchissement, rĂ©volutionnaire, dans lâinfini !⊠Lâouverture du TannhĂ€user, ah ! câest lâalleluia sublime du nouveau siĂšcle dâabord, le chant des pĂšlerins, le motif religieux, calme, profond, Ă palpitations lentes ; puis, les voix des sirĂšnes qui lâĂ©touffent peu Ă peu, les voluptĂ©s de VĂ©nus pleines dâĂ©nervantes dĂ©lices, dâassoupissantes langueurs, de plus en plus hautes et impĂ©rieuses, dĂ©sordonnĂ©es ; et, bientĂŽt, le thĂšme sacrĂ© qui revient graduellement comme une aspiration de lâespace, qui sâempare de tous les chants et les fond en une harmonie suprĂȘme, pour les emporter sur les ailes dâun hymne triomphal ! â Je ferme, monsieur, rĂ©pĂ©ta le garçon. Claude, qui nâĂ©coutait plus, enfoncĂ© lui aussi dans sa passion, acheva sa chope et dit trĂšs haut â HĂ© ! mon vieux, on ferme ! Alors, GagniĂšre tressaillit. Sa face enchantĂ©e eut une contraction douloureuse, et il grelotta, comme, sâil retombait dâun astre. GoulĂ»ment, il but sa biĂšre ; puis, sur le trottoir, aprĂšs avoir serrĂ© en silence la main de son compagnon, il sâĂ©loigna, sâenfonça au fond des tĂ©nĂšbres. Il Ă©tait prĂšs de deux heures, lorsque Claude rentra rue de Douai. Depuis une semaine quâil battait de nouveau Paris, il y rapportait ainsi chaque soir les fiĂšvres de sa journĂ©e. Mais jamais encore il nâĂ©tait revenu si tard, la tĂȘte si chaude et si fumante. Christine, vaincue par la fatigue, dormait sous la lampe Ă©teinte, le front tombĂ© au bord de la table. VIII Enfin, Christine donna un dernier coup de plumeau, et ils furent installĂ©s. Cet atelier de la rue de Douai ; petit et incommode, Ă©tait accompagnĂ© seulement dâune Ă©troite chambre et dâune cuisine grande comme une armoire il fallait manger dans lâatelier, le mĂ©nage y vivait, avec lâenfant toujours en travers des jambes. Et elle avait eu bien du mal Ă tirer parti de leurs quatre meubles, car elle voulait Ă©viter la dĂ©pense. Pourtant, elle dut acheter un vieux lit dâoccasion, elle cĂ©da mĂȘme au besoin luxueux dâavoir des rideaux de mousseline blanche, Ă sept sous le mĂštre. DĂšs lors, ce trou lui parut charmant, elle se mit Ă le tenir sur un pied de propretĂ© bourgeoise, ayant rĂ©solu de faire tout en personne et de se passer de servante, pour ne pas trop changer leur vie, qui allait ĂȘtre difficile. Claude vĂ©cut ces premiers mois dans une excitation croissante. Les courses au milieu des rues tumultueuses, les visites chez les camarades enfiĂ©vrĂ©es de discussions, toutes les colĂšres, toutes les idĂ©es chaudes quâil rapportait ainsi du dehors, le faisaient se passionner Ă voix haute, jusque dans son sommeil. Paris lâavait repris aux moelles, violemment ; et, en pleine flambĂ©e de cette fournaise, câĂ©tait une seconde jeunesse, un enthousiasme et une ambition Ă dĂ©sirer tout voir, tout faire, tout conquĂ©rir. Jamais il ne sâĂ©tait senti une telle rage de travail, ni un tel espoir, comme sâil lui avait suffi dâĂ©tendre la main, pour crĂ©er les chefs-dâĆuvre qui le mettraient Ă son rang, au premier. Quand il traversait Paris, il dĂ©couvrait des tableaux partout, la ville entiĂšre, avec ses rues, ses carrefours, ses ponts, ses horizons vivants, se dĂ©roulait en fresques immenses, quâil jugeait toujours trop petites, pris de lâivresse des besognes colossales. Et il rentrait frĂ©missant, le crĂąne bouillonnant de projets, jetant des croquis sur des bouts de papier, le soir, Ă la lampe, sans pouvoir dĂ©cider par oĂč il entamerait la sĂ©rie des grandes pages quâil rĂȘvait. Un obstacle sĂ©rieux lui vint de la petitesse de son atelier. Sâil avait eu seulement lâancien comble du quai de Bourbon, ou bien mĂȘme la vaste salle Ă manger de Bennecourt ! Mais que faire, dans cette piĂšce en longueur, un couloir, que le propriĂ©taire avait lâeffronterie de louer quatre cents francs Ă des peintres, aprĂšs lâavoir couvert dâun vitrage ? Et le pis Ă©tait que ce vitrage, tournĂ© au nord, resserrĂ© entre deux murailles hautes, ne laissait tomber quâune lumiĂšre verdĂątre de cave. Il dut donc remettre Ă plus tard ses grandes ambitions, il rĂ©solut de sâattaquer dâabord Ă des toiles moyennes, en se disant que la dimension des Ćuvres ne fait point le gĂ©nie. Le moment lui paraissait si bon pour le succĂšs dâun artiste brave, qui apporterait enfin une note dâoriginalitĂ© et de franchise, dans la dĂ©bĂącle des vieilles Ă©coles ! DĂ©jĂ , les formules de la veille se trouvaient Ă©branlĂ©es, Delacroix Ă©tait mort sans Ă©lĂšves, Courbet avait Ă peine derriĂšre lui quelques imitateurs maladroits ; leurs chefs-dâĆuvre nâallaient plus ĂȘtre que des morceaux de musĂ©e, noircis par lâĂąge, simples tĂ©moignages de lâart dâune Ă©poque ; et il semblait aisĂ© de prĂ©voir la formule nouvelle qui se dĂ©gagerait des leurs, cette poussĂ©e du grand soleil, cette aube limpide qui se levait dans les rĂ©cents tableaux, sous lâinfluence commençante de lâĂ©cole du plein air. CâĂ©tait indĂ©niable, les Ćuvres blondes dont on avait tant ri au Salon des RefusĂ©s, travaillaient sourdement bien des peintres, Ă©claircissaient peu Ă peu toutes les palettes. Personne nâen convenait encore, mais le branle Ă©tait donnĂ©, une Ă©volution se dĂ©clarait, qui devenait de plus en plus sensible Ă chaque Salon. Et quel coup, si, au milieu de ces copies inconscientes des impuissants, de ces tentatives peureuses et sournoises des habiles, un maĂźtre se rĂ©vĂ©lait, rĂ©alisant la formule avec lâaudace de la force, sans mĂ©nagements, telle quâil fallait la planter, solide et entiĂšre, pour quâelle fĂ»t la vĂ©ritĂ© de cette fin de siĂšcle ! Dans cette premiĂšre heure de passion et dâespoir, Claude, si ravagĂ© par le doute dâhabitude, crut en son gĂ©nie. Il nâavait plus de ces crises, dont lâangoisse le lançait pendant des jours sur le pavĂ©, en quĂȘte de son courage perdu. Une fiĂšvre le raidissait, il travaillait avec lâobstination aveugle de lâartiste qui sâouvre la chair, pour en tirer le fruit dont il est tourmentĂ©. Son long repos Ă la campagne lui avait donnĂ© une fraĂźcheur de vision singuliĂšre, une joie ravie dâexĂ©cution il lui semblait renaĂźtre Ă son mĂ©tier, dans une facilitĂ© et un Ă©quilibre quâil nâavait jamais eus ; et câĂ©tait aussi une certitude de progrĂšs, un profond contentement, devant des morceaux rĂ©ussis, oĂč aboutissaient enfin dâanciens efforts stĂ©riles. Comme il le disait Ă Bennecourt, il tenait son plein air, cette peinture dâune gaietĂ© de tons chantante, qui Ă©tonnait les camarades, quand ils le venaient voir. Tous admiraient, convaincus quâil nâaurait quâĂ se produire, pour prendre sa place, trĂšs haut, avec des Ćuvres dâune notation si personnelle, oĂč pour la premiĂšre fois la nature baignait dans de la vraie lumiĂšre, sous le jeu des reflets et la continuelle dĂ©composition des couleurs. Et, durant trois annĂ©es, Claude lutta sans faiblir, fouettĂ© par les Ă©checs, nâabandonnant rien de ses idĂ©es, marchant droit devant lui, avec la rudesse de la foi. Dâabord, la premiĂšre annĂ©e, il alla, pendant les neiges de dĂ©cembre, se planter quatre heures chaque jour derriĂšre la butte Montmartre, Ă lâangle dâun terrain vague, dâoĂč il peignait un fond de misĂšre, des masures basses, dominĂ©es par des cheminĂ©es dâusine ; et, au premier plan, il avait mis dans la neige une fillette et un voyou en loques, qui dĂ©voraient des pommes volĂ©es. Son obstination Ă peindre sur nature compliquait terriblement son travail, lâembarrassait de difficultĂ©s presque insurmontables. Pourtant, il termina cette toile dehors, il ne se permit Ă son atelier quâun nettoyage. LâĆuvre, quand elle fut posĂ©e sous la clartĂ© morte du vitrage, lâĂ©tonna lui-mĂȘme par sa brutalitĂ© câĂ©tait comme une porte ouverte sur la rue, la neige aveuglait, les deux figures se dĂ©tachaient, lamentables, dâun gris boueux. Tout de suite, il sentit quâun pareil tableau ne serait pas reçu ; mais il nâessaya point de lâadoucir, il lâenvoya quand mĂȘme au Salon. AprĂšs avoir jurĂ© quâil ne tenterait jamais plus dâexposer, il Ă©tablissait maintenant en principe quâon devait toujours prĂ©senter quelque chose au jury, uniquement pour le mettre dans son tort ; et il reconnaissait du reste lâutilitĂ© du Salon, le seul terrain de bataille oĂč un artiste pouvait se rĂ©vĂ©ler dâun coup. Le jury refusa le tableau. La seconde annĂ©e, il chercha une opposition. Il choisit un bout du square des Batignolles, en mai de gros marronniers jetant leur ombre, une fuite de pelouse, des maisons Ă six Ă©tages, au fond ; tandis que, au premier plan, sur un banc dâun vert cru, sâalignaient des bonnes et des petits bourgeois du quartier, regardant trois gamines en train de faire des pĂątĂ©s de sable. Il lui avait fallu de lâhĂ©roĂŻsme, la permission obtenue, pour mener Ă bien son travail, au milieu de la foule goguenarde. Enfin, il sâĂ©tait dĂ©cidĂ© Ă venir, dĂšs cinq heures du matin, peindre les fonds ; et, rĂ©servant les figures, il avait dĂ» se rĂ©soudre Ă nâen prendre que des croquis, puis Ă finir dans lâatelier. Cette fois, le tableau lui parut moins rude, la facture avait un peu de lâadoucissement morne qui tombait du vitrage. Il le crut reçu, tous les amis criĂšrent au chef dâĆuvre, rĂ©pandirent le bruit que le Salon allait en ĂȘtre rĂ©volutionnĂ©. Et ce fut de la stupeur, de lâindignation, lorsquâune rumeur annonça un nouveau refus du jury. Le parti pris nâĂ©tait plus niable, il sâagissait de lâĂ©tranglement systĂ©matique dâun artiste original. Lui, aprĂšs le premier emportement, tourna sa colĂšre contre son tableau, quâil dĂ©clarait menteur, dĂ©shonnĂȘte, exĂ©crable. CâĂ©tait une leçon mĂ©ritĂ©e, dont il se souviendrait est-ce quâil aurait dĂ» retomber dans ce jour de cave de lâatelier ? est-ce quâil retournerait Ă la sale cuisine bourgeoise des bonshommes faits de chic ? Quand la toile lui revint, il prit un couteau et la fendit. Aussi, la troisiĂšme annĂ©e sâenragea-t-il sur une Ćuvre de rĂ©volte. Il voulut le plein soleil, ce soleil de Paris, qui, certains jours, chauffe Ă blanc le pavĂ©, dans la rĂ©verbĂ©ration Ă©blouissante des façades nulle part il ne fait plus chaud, les gens des pays brĂ»lĂ©s sâĂ©pongent eux-mĂȘmes, on dirait une terre dâAfrique, sous la pluie lourde dâun ciel en feu. Le sujet quâil traita fut un coin de la place du Carrousel, Ă une heure, lorsque lâastre tape dâaplomb. Un fiacre cahotait, au cocher somnolent, au cheval en eau, la tĂȘte basse, vague dans la vibration de la chaleur ; des passants semblaient ivres, pendant que, seule, une jeune femme, rose et gaillarde sous son ombrelle, marchait Ă lâaise dâun pas de reine, comme dans lâĂ©lĂ©ment de flamme oĂč elle devait vivre. Mais ce qui, surtout, rendait ce tableau terrible, câĂ©tait lâĂ©tude nouvelle de la lumiĂšre, cette dĂ©composition dâune observation trĂšs exacte, et qui contrecarrait toutes les habitudes de lâĆil, en accentuant des bleus, des jaunes, des rouges, oĂč personne nâĂ©tait accoutumĂ© dâen voir. Les Tuileries, au fond, sâĂ©vanouissaient en nuĂ©e dâor ; les pavĂ©s saignaient, les passants nâĂ©taient plus que des indications, des taches sombres mangĂ©es par la clartĂ© trop vive. Cette fois, les camarades, tout en sâexclamant encore, restĂšrent gĂȘnĂ©s, saisis dâune mĂȘme inquiĂ©tude le martyre Ă©tait au bout dâune peinture pareille. Lui, sous leurs Ă©loges, comprit trĂšs bien la rupture qui sâopĂ©rait ; et, quand le jury, de nouveau, lui eut fermĂ© le Salon, il sâĂ©cria douloureusement dans une minute de luciditĂ© â Allons ! câest entendu⊠Jâen crĂšverai ! Peu Ă peu, si la bravoure de son obstination paraissait grandir, il retombait pourtant Ă ses doutes dâautrefois, ravagĂ© par la lutte quâil soutenait contre la nature. Toute toile qui revenait, lui semblait mauvaise, incomplĂšte surtout, ne rĂ©alisant pas lâeffort tentĂ©. CâĂ©tait cette impuissance qui lâexaspĂ©rait, plus encore que les refus du jury. Sans doute, il ne pardonnait pas Ă ce dernier ses Ćuvres, mĂȘme embryonnaires, valaient cent fois les mĂ©diocritĂ©s reçues ; mais quelle souffrance de ne jamais se donner entier, dans le chef-dâĆuvre dont il ne pouvait accoucher son gĂ©nie ! Il y avait toujours des morceaux superbes, il Ă©tait content de celui-ci, de celui-lĂ , de cet autre. Alors, pourquoi de brusques trous ? pourquoi des parties indignes, inaperçues pendant le travail, tuant le tableau ensuite dâune tare ineffaçable ? Et il se sentait incapable de correction, un mur se dressait Ă un moment, un obstacle infranchissable, au delĂ duquel il lui Ă©tait dĂ©fendu dâaller. Sâil reprenait vingt fois le morceau, vingt fois il aggravait le mal, tout se brouillait et glissait au gĂąchis. Il sâĂ©nervait, ne voyait plus, nâexĂ©cutait plus, en arrivait Ă une vĂ©ritable paralysie de la volontĂ©. Ătaient-ce donc ses yeux, Ă©taient-ce ses mains qui cessaient de lui appartenir, dans le progrĂšs des lĂ©sions anciennes, qui lâavait inquiĂ©tĂ© dĂ©jĂ ? Les crises se multipliaient, il recommençait Ă vivre des semaines abominables, se dĂ©vorant, Ă©ternellement secouĂ© de lâincertitude Ă lâespĂ©rance ; et lâunique soutien, pendant ces heures mauvaises, passĂ©es Ă sâacharner sur lâĆuvre rebelle, câĂ©tait le rĂȘve consolateur de lâĆuvre future, celle oĂč il se satisferait enfin, oĂč ses mains se dĂ©lieraient pour la crĂ©ation. Par un phĂ©nomĂšne constant, son besoin de crĂ©er allait ainsi plus vite que ses doigts, il ne travaillait jamais Ă une toile, sans concevoir la toile suivante. Une seule hĂąte lui restait, se dĂ©barrasser du travail en train, dont il agonisait ; sans doute, ça ne vaudrait rien encore, il en Ă©tait aux concessions fatales, aux tricheries, Ă tout ce quâun artiste doit abandonner de sa conscience ; mais ce quâil ferait ensuite, ah ! ce quâil ferait, il le voyait superbe et hĂ©roĂŻque, inattaquable, indestructible. PerpĂ©tuel mirage qui fouette le courage des damnĂ©s de lâart, mensonge de tendresse et de pitiĂ© sans lequel la production serait impossible, pour tous ceux qui se meurent de ne pouvoir faire de la vie ! Et, en dehors de cette lutte sans cesse renaissante avec lui-mĂȘme, les difficultĂ©s matĂ©rielles sâaccumulaient. NâĂ©tait-ce donc point assez de ne pas arriver Ă sortir ce quâon avait dans le ventre ? Il fallait en outre se battre contre les choses ! Bien quâil refusĂąt de le confesser, la peinture sur nature, au plein air, devenait impossible, dĂšs que la toile dĂ©passait certaines dimensions. Comment sâinstaller dans les rues, au milieu des foules ? comment obtenir, pour chaque personnage, les heures de pose suffisantes ? Cela, Ă©videmment, nâadmettait que certains sujets dĂ©terminĂ©s, des paysages, des coins restreints de ville, oĂč les figures ne sont que des silhouettes faites aprĂšs coup. Puis, il y avait les mille contrariĂ©tĂ©s du temps, le vent qui emportait le chevalet, la pluie qui arrĂȘtait les sĂ©ances. Ces jours-lĂ , il rentrait hors de lui, menaçant du poing le ciel, accusant la nature de se dĂ©fendre, pour ne pas ĂȘtre prise et vaincue. Il se plaignait amĂšrement de nâĂȘtre pas riche, car il rĂȘvait dâavoir des ateliers mobiles, une voiture Ă Paris, un bateau sur la Seine, dans lesquels il aurait vĂ©cu comme un bohĂ©mien de lâart. Mais rien ne lâaidait, tout conspirait contre son travail. Christine, alors, souffrit avec Claude. Elle avait partagĂ© ses espoirs, trĂšs brave, Ă©gayant lâatelier de son activitĂ© de mĂ©nagĂšre ; et, maintenant, elle sâasseyait, dĂ©couragĂ©e quand elle le voyait sans force. Ă chaque tableau refusĂ©, elle montrait une douleur plus vive, blessĂ©e dans son amour-propre de femme, ayant cet orgueil du succĂšs quâelles ont toutes. Lâamertume du peintre lâaigrissait aussi, elle Ă©pousait ses passions, identifiĂ©e Ă ses goĂ»ts, dĂ©fendant sa peinture qui Ă©tait devenue comme une dĂ©pendance dâelle-mĂȘme, la grande affaire de leur vie, la seule importante dĂ©sormais, celle dont elle espĂ©rait son bonheur. Chaque jour, elle devinait bien que cette peinture lui prenait son amant davantage ; et elle nâen Ă©tait pas encore Ă la lutte, elle cĂ©dait, se laissait emporter avec lui, pour ne faire quâun, au fond du mĂȘme effort. Mais une tristesse montait de ce commencement dâabdication, une crainte de ce qui lâattendait lĂ -bas. Parfois, un frisson de recul la glaçait jusquâau cĆur. Elle se sentait vieillir, tandis quâune pitiĂ© immense la bouleversait, une envie de pleurer sans cause, quâelle contentait dans lâatelier lugubre, pendant des heures, quand elle y Ă©tait seule. Ă cette Ă©poque, son cĆur sâouvrit, plus large, et une mĂšre se dĂ©gagea de lâamante. Cette maternitĂ© pour son grand enfant dâartiste Ă©tait faite de la pitiĂ© vague et infinie qui lâattendrissait, de la faiblesse illogique oĂč elle le voyait tomber Ă chaque heure, des pardons continuels quâelle Ă©tait forcĂ©e de lui accorder. Il commençait Ă la rendre malheureuse, elle nâavait plus de lui que ces caresses dâhabitude, donnĂ©es ainsi quâune aumĂŽne aux femmes dont on se dĂ©tache ; et, comment lâaimer encore, quand il sâĂ©chappait de ses bras, quâil montrait un air dâennui dans les Ă©treintes ardentes dont elle lâĂ©touffait toujours ? comment lâaimer, si elle ne lâaimait pas de cette autre affection de chaque minute, en adoration devant lui, sâimmolant sans cesse ? Au fond dâelle, lâinsatiable amour grondait, elle demeurait la chair de passion, la sensuelle aux lĂšvres fortes dans la saillie tĂȘtue des mĂąchoires. CâĂ©tait une douleur triste, alors, aprĂšs les chagrins secrets de la nuit, de nâĂȘtre plus quâune mĂšre jusquâau soir, de goĂ»ter une derniĂšre et pĂąle jouissance dans la bontĂ©, dans le bonheur quâelle tĂąchait de lui faire, au milieu de leur vie gĂątĂ©e maintenant. Seul, le petit Jacques eut Ă pĂątir de ce dĂ©placement de tendresse. Elle le nĂ©gligeait davantage, la chair restĂ©e muette pour lui, ne sâĂ©tant Ă©veillĂ©e Ă la maternitĂ© que par lâamour. CâĂ©tait lâhomme adorĂ©, dĂ©sirĂ©, qui devenait son enfant ; et lâautre, le pauvre ĂȘtre, demeurait un simple tĂ©moignage de leur grande passion dâautrefois. Ă mesure quâelle lâavait vu grandir et ne plus demander autant de soins, elle sâĂ©tait mise Ă le sacrifier, sans duretĂ© au fond, simplement parce quâelle sentait ainsi. Ă table, elle ne lui donnait que les seconds morceaux ; la meilleure place, prĂšs du poĂȘle, nâĂ©tait pas pour sa petite chaise ; si la peur dâun accident la secouait, le premier cri, le premier geste de protection nâallait jamais vers sa faiblesse. Et sans cesse elle le relĂ©guait, le supprimait Jacques, tais-toi, tu fatigues ton pĂšre ! Jacques, ne remue donc pas, tu vois bien que ton pĂšre travaille ! » Lâenfant sâaccommodait mal de Paris. Lui, qui avait eu la campagne vaste pour se rouler en libertĂ©, Ă©touffait dans lâespace Ă©troit oĂč il devait se tenir sage. Ses belles couleurs rouges pĂąlissaient, il ne poussait plus que chĂ©tif, sĂ©rieux comme un petit homme, les yeux Ă©largis sur les choses. Il venait dâavoir cinq ans, sa tĂȘte avait dĂ©mesurĂ©ment grossi, par un phĂ©nomĂšne singulier, qui faisait dire Ă son pĂšre Le gaillard a la caboche dâun grand homme ! » Mais, au contraire, il semblait que lâintelligence diminuĂąt, Ă mesure que le crĂąne augmentait. TrĂšs doux, craintif, lâenfant sâabsorbait pendant des heures, sans savoir rĂ©pondre, lâesprit en fuite ; et, sâil sortait de cette immobilitĂ©, câĂ©tait dans des crises folles de sauts et de cris, comme une jeune bĂȘte joueuse que lâinstinct emporte. Alors, les tiens-toi tranquille ! » pleuvaient, car la mĂšre ne pouvait comprendre ces vacarmes subits, bouleversĂ©e de voir le pĂšre sâirriter Ă son chevalet, se fĂąchant elle-mĂȘme, courant vite rasseoir le petit dans son coin. CalmĂ© tout dâun coup, avec le frisson peureux dâun rĂ©veil trop brusque, il se rendormait, les yeux ouverts, si paresseux Ă vivre, que les jouets, des bouchons, des images, de vieux tubes de couleur, lui tombaient des mains. DĂ©jĂ , elle avait essayĂ© de lui apprendre ses lettres. Il sâĂ©tait dĂ©battu avec des larmes, et lâon attendait un an ou deux encore pour le mettre Ă lâĂ©cole, oĂč les maĂźtres sauraient bien le faire travailler. Christine, enfin, commençait Ă sâeffrayer, devant la misĂšre menaçante. Ă Paris, avec cet enfant qui poussait, la vie Ă©tait plus chĂšre, et les fins de mois devenaient terribles, malgrĂ© ses Ă©conomies de toutes sortes. Le mĂ©nage nâavait dâassurĂ©s que les mille francs de rente ; et comment vivre avec cinquante francs par mois, lorsquâon avait prĂ©levĂ© les quatre cents francs du loyer ? Dâabord, ils sâĂ©taient tirĂ©s dâembarras, grĂące Ă quelques toiles vendues, Claude ayant retrouvĂ© lâancien amateur de GagniĂšre, un de ces bourgeois dĂ©testĂ©s, qui ont des Ăąmes ardentes dâartistes, dans les habitudes maniaques oĂč ils sâenferment ; celui-ci, M. Hue, un ancien chef de bureau, nâĂ©tait malheureusement pas assez riche pour acheter toujours, et il ne pouvait que se lamenter sur lâaveuglement du public, qui laissait une fois de plus le gĂ©nie mourir de faim ; car lui, convaincu, frappĂ© par la grĂące dĂšs le premier coup dâĆil, avait choisi les Ćuvres les plus rudes, quâil pendait Ă cĂŽtĂ© de ses Delacroix, en leur prophĂ©tisant une fortune Ă©gale. Le pis Ă©tait que le pĂšre Malgras venait de se retirer, aprĂšs fortune faite une trĂšs modeste aisance dâailleurs, une rente dâune dizaine de mille francs, quâil sâĂ©tait dĂ©cidĂ© Ă manger dans une petite maison de Bois-Colombes, en homme prudent. Aussi fallait-il lâentendre parler du fameux Naudet, avec le dĂ©dain des millions que remuait cet agioteur, des millions qui lui retomberaient sur le nez, disait-il. Claude, Ă la suite dâune rencontre, ne rĂ©ussit quâĂ lui vendre une derniĂšre toile, pour lui, une de ses acadĂ©mies de lâatelier Boutin, la superbe Ă©tude de ventre que lâancien marchand nâavait pu revoir sans un regain de passion au cĆur. CâĂ©tait donc la misĂšre prochaine, les dĂ©bouchĂ©s se fermaient au lieu de sâouvrir, une lĂ©gende inquiĂ©tante se crĂ©ait peu Ă peu autour de cette peinture continuellement repoussĂ©e du Salon ; sans compter quâil aurait suffi, pour effrayer lâargent, dâun art si incomplet et si rĂ©volutionnaire, oĂč lâĆil effarĂ© ne retrouvait aucune des conventions admises. Un soir, ne sachant comment acquitter une note de couleurs, le peintre sâĂ©tait Ă©criĂ© quâil vivrait sur le capital de sa rente, plutĂŽt que de descendre Ă la production basse des tableaux de commerce. Mais Christine, violemment, sâĂ©tait opposĂ©e Ă ce moyen extrĂȘme elle rognerait encore sur les dĂ©penses, enfin elle prĂ©fĂ©rait tout Ă cette folie, qui les jetterait ensuite au pavĂ©, sans pain. AprĂšs le refus de son troisiĂšme tableau, lâĂ©tĂ© fut si miraculeux, cette annĂ©e-lĂ , que Claude sembla y puiser une nouvelle force. Pas un nuage, des journĂ©es limpides sur lâactivitĂ© gĂ©ante de Paris. Il sâĂ©tait remis Ă courir la ville, avec la volontĂ© de chercher un coup, comme il le disait quelque chose dâĂ©norme, de dĂ©cisif, il ne savait pas au juste. Et, jusquâĂ septembre, il ne trouva rien, se passionnant pendant une semaine pour un sujet, puis dĂ©clarant que ce nâĂ©tait pas encore ça. Il vivait dans un continuel frĂ©missement, aux aguets, toujours Ă la minute de mettre la main sur cette rĂ©alisation de son rĂȘve, qui fuyait toujours. Au fond, son intransigeance de rĂ©aliste cachait des superstitions de femme nerveuse, il croyait Ă des influences compliquĂ©es et secrĂštes tout allait dĂ©pendre de lâhorizon choisi, nĂ©faste ou heureux. Une aprĂšs-midi, par un des derniers beaux jours de la saison, Claude avait emmenĂ© Christine, laissant le petit Jacques Ă la garde de la concierge, une vieille brave femme, comme ils faisaient dâordinaire, quand ils sortaient ensemble. CâĂ©tait une envie soudaine de promenade, un besoin de revoir avec elle des coins chĂ©ris autrefois, derriĂšre lequel se cachait le vague espoir quâelle lui porterait chance. Et ils descendirent ainsi jusquâau pont Louis-Philippe, restĂšrent un quart dâheure sur le quai aux Ormes, silencieux, debout contre le parapet, Ă regarder en face, de lâautre cĂŽtĂ© de la Seine, le vieil hĂŽtel du Martoy, oĂč ils sâĂ©taient aimĂ©s. Puis, toujours sans une parole, ils refirent leur ancienne course, faite tant de fois ; ils filĂšrent le long des quais, sous les platanes, voyant Ă chaque pas se lever le passĂ© ; et tout se dĂ©roulait, les ponts avec la dĂ©coupure de leurs arches sur le satin de lâeau, la CitĂ© dans lâombre que dominaient les tours jaunissantes de Notre-Dame, la courbe immense de la rive droite, noyĂ©e de soleil, terminĂ©e par la silhouette perdue du pavillon de Flore, et les larges avenues, les monuments des deux rives, et la vie de la riviĂšre, les lavoirs, les bains, les pĂ©niches. Comme jadis, lâastre Ă son dĂ©clin les suivait, roulant sur les toits des maisons lointaines, sâĂ©cornant derriĂšre la coupole de lâInstitut un coucher Ă©blouissant, tel quâils nâen avaient pas eu de plus beau, une lente descente au milieu de petits nuages, qui se changĂšrent en un treillis de pourpre, dont toutes les mailles lĂąchaient des flots dâor. Mais, de ce passĂ© qui sâĂ©voquait, rien ne venait quâune mĂ©lancolie invincible, la sensation de lâĂ©ternelle fuite, lâimpossibilitĂ© de remonter et de revivre. Ces antiques pierres demeuraient froides, ce continuel courant sous les ponts, cette eau qui avait coulĂ©, leur semblait avoir emportĂ© un peu dâeux-mĂȘmes, le charme du premier dĂ©sir, la joie de lâespoir. Maintenant quâils sâappartenaient, ils ne goĂ»taient plus ce simple bonheur de sentir la pression tiĂšde de leurs bras, pendant quâils marchaient doucement, comme enveloppĂ©s dans la vie Ă©norme de Paris. Au pont des Saints-PĂšres, Claude, dĂ©sespĂ©rĂ©, sâarrĂȘta. Il avait quittĂ© le bras de Christine, il sâĂ©tait retournĂ© vers la pointe de la CitĂ©. Elle sentait le dĂ©tachement qui sâopĂ©rait, elle devenait trĂšs triste ; et, le voyant sâoublier lĂ , elle voulut le reprendre. â Mon ami, rentrons, il est lâheure⊠Jacques nous attend, tu sais. Mais il sâavança jusquâau milieu du pont. Elle dut le suivre. De nouveau, il demeurait immobile, les yeux toujours fixĂ©s lĂ -bas, sur lâĂźle continuellement Ă lâancre, sur ce berceau et ce cĆur de Paris, oĂč depuis des siĂšcles vient battre tout le sang de ses artĂšres, dans la perpĂ©tuelle poussĂ©e des faubourgs qui envahissent la plaine. Une flamme Ă©tait montĂ©e Ă son visage, ses yeux sâallumaient, il eut enfin un geste large. â Regarde ! regarde ! Dâabord, au premier plan, au-dessous dâeux, câĂ©tait le port Saint-Nicolas, les cabines basses des bureaux de la navigation, la grande berge pavĂ©e qui descend, encombrĂ©e de tas de sable, de tonneaux et de sacs, bordĂ©e dâune file de pĂ©niches encore pleines, oĂč grouillait un peuple de dĂ©bardeurs, que dominait le bras gigantesque dâune grue de fonte ; tandis que, de lâautre cĂŽtĂ© de lâeau, un bain froid, Ă©gayĂ© par les Ă©clats des derniers baigneurs de la saison, laissait flotter au vent les drapeaux de toile grise qui lui servaient de toiture. Puis, au milieu, la Seine vide montait, verdĂątre, avec des petits flots dansants, fouettĂ©e de blanc, de bleu et de rose. Et le pont des Arts Ă©tablissait un second plan, trĂšs haut sur ses charpentes de fer, dâune lĂ©gĂšretĂ© de dentelle noire, animĂ© du perpĂ©tuel va-et-vient des piĂ©tons, une chevauchĂ©e de fourmis, sur la mince ligne de son tablier. En dessous, la Seine continuait, au loin ; on voyait les vieilles arches du Pont-Neuf, bruni de la rouille des pierres ; une trouĂ©e sâouvrait Ă gauche, jusquâĂ lâĂźle Saint-Louis, une fuite de miroir dâun raccourci aveuglant ; et lâautre bras tournait court, lâĂ©cluse de la Monnaie semblait boucher la vue de sa barre dâĂ©cume. Le long du Pont-Neuf, de grands omnibus jaunes, des tapissiĂšres bariolĂ©es, dĂ©filaient avec une rĂ©gularitĂ© mĂ©canique de jouets dâenfants. Tout le fond sâencadrait lĂ , dans les perspectives des deux rives sur la rive droite, les maisons des quais, Ă demi cachĂ©es par un bouquet de grands arbres, dâoĂč Ă©mergeaient, Ă lâhorizon, une encoignure de lâHĂŽtel de ville et le clocher carrĂ© de Saint-Gervais, perdus dans une confusion de faubourg ; sur la rive gauche, une aile de lâInstitut, la façade plate de la Monnaie, des arbres encore, en enfilade. Mais ce qui tenait le centre de lâimmense tableau, ce qui montait du fleuve, se haussait, occupait le ciel, câĂ©tait la CitĂ©, cette proue de lâantique vaisseau, Ă©ternellement dorĂ©e par le couchant. En bas, les peupliers du terre-plein verdissaient en une masse puissante, cachant la statue. Plus haut, le soleil opposait les deux faces, Ă©teignant dans lâombre les maisons grises du quai de lâHorloge, Ă©clairant dâune flambĂ©e les maisons vermeilles du quai des OrfĂšvres, des files de maisons irrĂ©guliĂšres, si nettes, que lâĆil en distinguait les moindres dĂ©tails, les boutiques, les enseignes, jusquâaux rideaux des fenĂȘtres. Plus haut, parmi la dentelure des cheminĂ©es, derriĂšre lâĂ©chiquier oblique des petits toits, les poivriĂšres du Palais et les combles de la PrĂ©fecture Ă©tendaient des nappes dâardoises, coupĂ©es dâune colossale affiche bleue, peinte sur un mur, dont les lettres gĂ©antes, vues de tout Paris, Ă©taient comme lâefflorescence de la fiĂšvre moderne au front de la ville. Plus haut, plus haut encore, par-dessus les tours jumelles de Notre-Dame, dâun ton de vieil or, deux flĂšches sâĂ©lançaient, en arriĂšre la flĂšche de la cathĂ©drale, sur la gauche la flĂšche de la Sainte-Chapelle, dâune Ă©lĂ©gance si fine, quâelles semblaient frĂ©mir Ă la brise, hautaine mĂąture du vaisseau sĂ©culaire, plongeant dans la clartĂ©, en plein ciel. â Viens-tu, mon ami ? rĂ©pĂ©ta Christine doucement. Claude ne lâĂ©coutait toujours pas, ce cĆur de Paris lâavait pris tout entier. La belle soirĂ©e Ă©largissait lâhorizon. CâĂ©taient des lumiĂšres vives, des ombres franches, une gaietĂ© dans la prĂ©cision des dĂ©tails, une transparence de lâair vibrante dâallĂ©gresse. Et la vie de la riviĂšre, lâactivitĂ© des quais, cette humanitĂ© dont le flot dĂ©bouchait des rues, roulait sur les ponts, venait de tous les bords de lâimmense cuve, fumait lĂ en une onde visible, en un frisson qui tremblait dans le soleil. Un vent lĂ©ger soufflait, un vol de petits nuages roses traversait trĂšs haut lâazur pĂąlissant, tandis quâon entendait une palpitation Ă©norme et lente, cette Ăąme de Paris Ă©pandue autour de son berceau. Alors, Christine sâempara du bras de Claude, inquiĂšte de le voir si absorbĂ©, saisie dâune sorte de peur religieuse ; et elle lâentraĂźna, comme si elle lâavait senti en grand pĂ©ril. â Rentrons, tu te fais du mal⊠Je veux rentrer. Lui, Ă son contact, avait eu le tressaillement dâun homme quâon rĂ©veille. Puis, tournant la tĂȘte, dans un dernier regard â Ah ! mon Dieu ! murmura-t-il, ah ! mon Dieu ! que câest beau ! Il se laissa emmener. Mais, toute la soirĂ©e, Ă table, prĂšs du poĂȘle ensuite, et jusquâen se couchant, il resta Ă©tourdi, si prĂ©occupĂ©, quâil ne prononça pas quatre phrases, et que sa femme, ne pouvant tirer de lui une rĂ©ponse, finit Ă©galement par se taire. Elle le regardait, anxieuse Ă©tait-ce donc lâenvahissement dâune maladie grave, quelque mauvais air quâil aurait pris au milieu de ce pont ? Ses yeux vagues se fixaient sur le vide, son visage sâempourprait dâun effort intĂ©rieur, on aurait dit le travail sourd dâune germination, un ĂȘtre qui naissait en lui, cette exaltation et cette nausĂ©e que les femmes connaissent. Dâabord, cela parut pĂ©nible, confus, obstruĂ© de mille liens ; puis, tout se dĂ©gagea, il cessa de se retourner dans le lit, il sâendormit du sommeil lourd des grandes fatigues. Le lendemain, dĂšs quâil eut dĂ©jeunĂ©, il se sauva. Et elle passa une journĂ©e douloureuse, car si elle sâĂ©tait rassurĂ©e un peu, en lâentendant siffler au rĂ©veil des airs du Midi, elle avait une autre prĂ©occupation, quâelle venait de lui cacher, dans la crainte de lâabattre encore. Ce jour-lĂ , pour la premiĂšre fois, ils allaient manquer de tout ; une semaine entiĂšre les sĂ©parait du jour oĂč ils touchaient la petite rente ; et elle avait dĂ©pensĂ© son dernier sou le matin, il ne lui restait rien pour le soir, pas mĂȘme de quoi mettre un pain sur la table. Ă quelle porte frapper ? comment lui mentir davantage, quand il rentrerait ayant faim ? Elle se dĂ©cida Ă engager la robe de soie noire dont madame Vanzade lui avait fait cadeau, autrefois ; mais cela lui coĂ»ta beaucoup, elle tremblait de peur et de honte, Ă lâidĂ©e de ce Mont-de-PiĂ©tĂ©, cette maison publique des pauvres, oĂč elle nâĂ©tait jamais entrĂ©e. Une telle crainte de lâavenir la tourmentait maintenant, que, sur les dix francs quâon lui prĂȘta, elle se contenta de faire une soupe Ă lâoseille et un ragoĂ»t de pommes de terre. Au sortir du bureau dâengagement, une rencontre lâavait achevĂ©e. Claude, justement, rentra trĂšs tard, avec des gestes gais, des yeux clairs, toute une excitation de joie secrĂšte ; et il avait une grosse faim, il cria, parce que le couvert nâĂ©tait pas mis. Puis, quand il fut attablĂ©, entre Christine et le petit Jacques, il avala la soupe, dĂ©vora une assiettĂ©e de pommes de terre. â Comment ! câest tout ? demanda-t-il ensuite. Tu aurais bien pu ajouter un peu de viande⊠Est-ce quâil a fallu encore acheter des bottines ? Elle balbutia, nâosa dire la vĂ©ritĂ©, blessĂ©e au cĆur de cette injustice. Mais lui, continuait, la plaisantait sur les sous quâelle faisait disparaĂźtre pour se payer des choses ; et, de plus en plus surexcitĂ©, dans cet Ă©goĂŻsme des sensations vives quâil semblait vouloir garder pour lui, il sâemporta tout dâun coup contre Jacques. â Tais-toi donc, sacrĂ© mioche ! Câest agaçant Ă la fin ! Jacques, oubliant de manger, tapait sa cuiller au bord de son assiette, les yeux rieurs, lâair ravi de cette musique. â Jacques, tais-toi ! gronda la mĂšre Ă son tour. Laisse ton pĂšre manger tranquille ! Et le petit, effrayĂ©, tout de suite trĂšs sage, retomba dans son immobilitĂ© morne, les yeux ternes sur ses pommes de terre, quâil ne mangeait toujours pas. Claude affecta de se bourrer de fromage, tandis que Christine, dĂ©solĂ©e, parlait dâaller chercher un morceau de viande froide chez le charcutier ; mais il refusait, il la retenait, par des paroles qui la chagrinaient davantage. Puis, quand la table fut desservie et quâils se retrouvĂšrent tous les trois autour de la lampe pour la soirĂ©e, elle cousant, le petit muet devant un livre dâimages, lui tambourina longtemps de ses doigts, lâesprit perdu, retournĂ© lĂ -bas, dâoĂč il venait. Brusquement, il se leva, se rassit avec une feuille de papier et un crayon, se mit Ă jeter des traits rapides, sous la clartĂ© ronde et vive qui tombait de lâabat-jour. Et ce croquis, fait de souvenir, dans le besoin quâil avait de traduire au-dehors le tumulte dâidĂ©es battant son crĂąne, ne suffit mĂȘme bientĂŽt plus Ă le soulager. Cela le fouettait au contraire, toute la rumeur dont il dĂ©bordait lui sortait des lĂšvres, il finit par dĂ©gonfler son cerveau en un flot de paroles. Il aurait parlĂ© aux murs, il sâadressait Ă sa femme, parce quâelle Ă©tait lĂ . â Tiens ! câest ce que nous avons vu hier⊠Oh ! superbe ! Jây ai passĂ© trois heures aujourdâhui, je tiens mon affaire, oh ! quelque chose dâĂ©tonnant, un coup Ă tout dĂ©molir⊠Regarde ! je me plante sous le pont, jâai pour premier plan le port Saint-Nicolas, avec sa grue, ses pĂ©niches quâon dĂ©charge, son peuple de dĂ©bardeurs. Hein ? tu comprends, câest Paris qui travaille, ça ! des gaillards solides, Ă©talant le nu de leur poitrine et de leurs bras⊠Puis, de lâautre cĂŽtĂ©, jâai le bain froid, Paris qui sâamuse, et une barque sans doute, lĂ , pour occuper le centre de la composition ; mais ça, je ne sais pas bien encore, il faut que je cherche⊠Naturellement, la Seine au milieu, large, immense⊠Du crayon, Ă mesure quâil parlait, il indiquait les contours fortement, reprenant Ă dix fois les traits hĂątifs, crevant le papier, tant il y mettait dâĂ©nergie. Elle, pour lui ĂȘtre agrĂ©able, se penchait, affectait de sâintĂ©resser vivement Ă ses explications. Mais le croquis sâembrouillait dâun tel Ă©cheveau de lignes, se chargeait dâune si grande confusion de dĂ©tails sommaires, quâelle nây distinguait rien. â Tu suis, nâest-ce pas ? â Oui, oui, trĂšs beau ! â Enfin, jâai le fond, les deux trouĂ©es de la riviĂšre avec les quais, la CitĂ© triomphale au milieu, sâenlevant sur le ciel⊠Ah ! ce fond, quel prodige ! On le voit tous les jours, on passe devant sans sâarrĂȘter ; mais il vous pĂ©nĂštre, lâadmiration sâamasse ; et, une belle aprĂšs-midi, il apparaĂźt. Rien au monde nâest plus grand, câest Paris lui-mĂȘme, glorieux sous le soleil⊠Dis ? Ă©tais-je bĂȘte de nây pas songer ! Que de fois jâai regardĂ© sans voir ! Il mâa fallu tomber lĂ , aprĂšs cette course le long des quais⊠Et, tu te rappelles, il y a un coup dâombre de ce cĂŽtĂ©, le soleil ici tape droit, les tours sont lĂ -bas, la flĂšche de la Sainte-Chapelle sâamincit, dâune lĂ©gĂšretĂ© dâaiguille dans le ciel⊠Non, elle est plus Ă droite, attends que je te montre⊠Il recommença, il ne se lassait point, reprenait sans cesse le dessin, se rĂ©pandait en mille petites notes caractĂ©ristiques, que son Ćil de peintre avait retenues Ă cet endroit, lâenseigne rouge dâune boutique lointaine qui vibrait ; plus prĂšs, un coin verdĂątre de la Seine, oĂč semblaient nager des plaques dâhuile ; et le ton fin dâun arbre, et la gamme des gris pour les façades, et la qualitĂ© lumineuse du ciel. Elle, complaisamment, lâapprouvait toujours, tĂąchait de sâĂ©merveiller. Mais Jacques, une fois encore, sâoubliait. AprĂšs ĂȘtre restĂ© longtemps silencieux devant son livre, absorbĂ© sur une image qui reprĂ©sentait un chat noir, il sâĂ©tait mis Ă chantonner doucement des paroles de sa composition Oh ! gentil chat ! oh ! vilain chat ! oh ! gentil et vilain chat ! » et cela Ă lâinfini, du mĂȘme ton lamentable. Claude, agacĂ© par ce bourdonnement, nâavait pas compris dâabord ce qui lâĂ©nervait ainsi, pendant quâil parlait. Puis, la phrase obsĂ©dante de lâenfant lui Ă©tait nettement entrĂ©e dans les oreilles. â As-tu fini de nous assommer avec ton chat ! cria-t-il, furieux. â Jacques, tais-toi, quand ton pĂšre cause ! rĂ©pĂ©ta Christine. â Non, ma parole ! il devient idiot⊠Vois-moi sa tĂȘte, sâil nâa pas lâair dâun idiot. Câest dĂ©sespĂ©rant⊠RĂ©ponds, quâest-ce que tu veux dire, avec ton chat qui est gentil et qui est vilain ? Le petit, blĂȘme, dodelinant sa tĂȘte trop grosse, rĂ©pondit dâun air de stupeur â Sais pas. Et, comme son pĂšre et sa mĂšre se regardaient, dĂ©couragĂ©s, il appuya une de ses joues dans son livre ouvert, il ne bougea plus, ne parla plus, les yeux tout grands. La soirĂ©e sâavançait, Christine voulut le coucher ; mais Claude avait dĂ©jĂ repris ses explications. Maintenant, il annonçait quâil irait, dĂšs le lendemain, faire un croquis sur nature, simplement pour fixer ses idĂ©es. Il en vint ainsi Ă dire quâil sâachĂšterait un petit chevalet de campagne, une emplette rĂȘvĂ©e depuis des mois. Il insista, parla dâargent. Elle se troublait, elle finit par avouer tout, le dernier sou mangĂ© le matin, la robe de soie engagĂ©e pour le dĂźner du soir. Et il eut alors un accĂšs de remords et de tendresse, il lâembrassa en lui demandant pardon de sâĂȘtre plaint, Ă table. Elle devait lâexcuser, il aurait tuĂ© pĂšre et mĂšre, comme il le rĂ©pĂ©tait, lorsque cette sacrĂ©e peinture le tenait aux entrailles. Dâailleurs, le Mont-de-PiĂ©tĂ© le fit rire, il dĂ©fiait la misĂšre. â Je te dis que ça y est ! sâĂ©cria-t-il. Ce tableau-lĂ , vois-tu, câest le succĂšs. Elle se taisait, elle songeait Ă la rencontre quâelle avait faite et quâelle voulait lui cacher ; mais, invinciblement, cela sortit de ses lĂšvres, sans cause apparente, sans transition, dans la sorte de torpeur qui lâavait envahie. â Madame Vanzade est morte. Lui, sâĂ©tonna. Ah ! vraiment ! Comment le savait-elle ? â Jâai rencontrĂ© lâancien valet de chambre⊠Oh ! un monsieur Ă cette heure, trĂšs gaillard, malgrĂ© ses soixante-dix ans. Je ne le reconnaissais pas, câest lui qui mâa parlé⊠Oui, elle est morte, il y a six semaines. Ses millions ont passĂ© aux hospices, sauf une rente que les deux vieux serviteurs mangent aujourdâhui en petits bourgeois. Il la regardait, il murmura enfin dâune voix triste â Ma pauvre Christine, tu as des regrets, nâest-ce pas ? Elle tâaurait dotĂ©e, elle tâaurait mariĂ©e, je te le disais bien jadis. Tu serais peut-ĂȘtre son hĂ©ritiĂšre, et tu ne crĂšverais pas la faim avec un toquĂ© comme moi. Mais elle parut alors sâĂ©veiller. Elle rapprocha violemment sa chaise, elle le saisit dâun bras, sâabandonna contre lui, dans une protestation de tout son ĂȘtre. â Quâest-ce que tu dis ? Oh ! non, oh ! non⊠Ce serait une honte, si jâavais songĂ© Ă son argent. Je te lâavouerais, tu sais que je ne suis pas menteuse ; mais jâignore moi-mĂȘme ce que jâai eu, un bouleversement, une tristesse, ah ! vois-tu, une tristesse Ă croire que tout allait finir pour moi⊠Câest le remords sans doute, oui, le remords de lâavoir quittĂ©e brutalement, cette pauvre infirme, cette femme si vieille, qui mâappelait sa fille. Jâai mal agi, ça ne me portera pas chance. Va, ne dis pas non, je le sens bien, que câest fini pour moi dĂ©sormais. Et elle pleura, suffoquĂ©e par ces regrets confus, oĂč elle ne pouvait lire, sous cette sensation unique que son existence Ă©tait gĂątĂ©e, quâelle nâavait plus que du malheur Ă attendre de la vie. â Voyons, essuie tes yeux, reprit-il, devenu tendre. Toi qui nâĂ©tais pas nerveuse, est-ce possible que tu te forges des chimĂšres et que tu te tourmentes de la sorte ?⊠Que diable, nous nous en tirerons ! Et, dâabord, tu sais que câest toi qui mâas fait trouver mon tableau⊠Hein ? tu nâes pas si maudite puisque tu portes chance ! Il riait, elle hocha la tĂȘte, en voyant bien quâil voulait la faire sourire. Son tableau, elle en souffrait dĂ©jĂ ; car, lĂ -bas, sur le pont, il lâavait oubliĂ©e, comme si elle eĂ»t cessĂ© dâĂȘtre Ă lui ; et, depuis la veille, elle le sentait de plus en plus loin dâelle, ailleurs, dans un monde oĂč elle ne montait pas. Mais elle se laissa consoler, ils Ă©changĂšrent un de leurs baisers dâautrefois, avant de quitter la table, pour se mettre au lit. Le petit Jacques nâavait rien entendu. Engourdi dâimmobilitĂ©, il venait de sâendormir, la joue dans son livre dâimages ; et sa tĂȘte trop grosse dâenfant manquĂ© du gĂ©nie, si lourde parfois quâelle lui pliait le cou, blĂȘmissait sous la lampe. Lorsque sa mĂšre le coucha, il nâouvrit mĂȘme pas les yeux. Ce fut Ă cette Ă©poque seulement que Claude eut lâidĂ©e dâĂ©pouser Christine. Tout en cĂ©dant aux conseils de Sandoz, qui sâĂ©tonnait dâune irrĂ©gularitĂ© inutile, il obĂ©it surtout Ă un sentiment de pitiĂ©, au besoin de se montrer bon pour elle et de se faire ainsi pardonner ses torts. Depuis quelque temps, il la voyait si triste, si inquiĂšte de lâavenir, quâil ne savait de quelle joie lâĂ©gayer. Lui-mĂȘme sâaigrissait, retombait dans ses anciennes colĂšres, la traitait parfois en servante Ă qui lâon donne ses huit jours. Sans doute, dâĂȘtre sa femme lĂ©gitime, elle se sentirait plus chez elle et souffrirait moins de ses brusqueries. Du reste, elle nâavait pas reparlĂ© de mariage, comme dĂ©tachĂ©e du monde, dâune discrĂ©tion qui sâen remettait Ă lui seul ; mais il comprenait quâelle se chagrinait de nâĂȘtre pas reçue chez Sandoz ; et, dâautre part, ce nâĂ©tait plus la libertĂ© ni la solitude de la campagne, câĂ©tait Paris, avec les mille mĂ©chancetĂ©s du voisinage, des liaisons forcĂ©es, tout ce qui blesse une femme vivant chez un homme. Lui, au fond, nâavait contre le mariage que ses anciennes prĂ©ventions dâartiste dĂ©bridĂ© dans la vie. Puisquâil ne devait jamais la quitter, pourquoi ne pas lui faire ce plaisir ? Et, en effet, quand il lui en parla, elle eut un grand cri, elle se jeta Ă son cou, surprise elle-mĂȘme dâen Ă©prouver une si grosse Ă©motion. Pendant une semaine, elle en fut profondĂ©ment heureuse. Ensuite, cela se calma, longtemps avant la cĂ©rĂ©monie. Dâailleurs, Claude ne hĂąta aucune des formalitĂ©s, et lâattente des papiers nĂ©cessaires fut longue. Il continuait Ă rĂ©unir des Ă©tudes pour son tableau, elle semblait ainsi que lui sans impatience. Ă quoi bon ? Cela nâapporterait certainement rien de nouveau dans leur existence. Ils avaient rĂ©solu de se marier seulement Ă la mairie, non par un mĂ©pris affichĂ© de la religion, mais pour faire vite et simple. La question des tĂ©moins les embarrassa un instant. Comme elle ne connaissait personne, il lui donna Sandoz et Mahoudeau ; dâabord, au lieu de ce dernier, il avait bien songĂ© Ă Dubuche ; seulement, il ne le voyait plus, et il craignit de le compromettre. Pour lui-mĂȘme, il se contenta de Jory et de GagniĂšre. La chose resterait ainsi entre camarades, personne nâen causerait. Des semaines sâĂ©taient passĂ©es, on se trouvait en dĂ©cembre, par un froid terrible. La veille du mariage, bien quâil leur restĂąt trente-cinq francs Ă peine, ils se dirent quâils ne pouvaient renvoyer leurs tĂ©moins, avec une simple poignĂ©e de main ; et, voulant Ă©viter un gros dĂ©rangement chez eux, ils rĂ©solurent de leur offrir Ă dĂ©jeuner, dans un petit restaurant du boulevard de Clichy. Puis, chacun rentrerait chez soi. Le matin, comme Christine mettait un col Ă une robe de laine grise, quâelle avait eu la coquetterie de se faire pour la circonstance, Claude, dĂ©jĂ en redingote, piĂ©tinant dâennui, eut lâidĂ©e dâaller prendre Mahoudeau, en prĂ©textant que ce gaillard Ă©tait bien capable dâoublier le rendez-vous. Depuis lâautomne, le sculpteur habitait Montmartre, un petit atelier de la rue des Tilleuls, Ă la suite dâune sĂ©rie de drames qui avaient bouleversĂ© son existence dâabord, faute de paiement, une expulsion de lâancienne boutique de fruitiĂšre quâil occupait rue du Cherche-Midi ; ensuite, une rupture dĂ©finitive avec ChaĂźne, que le dĂ©sespoir de ne pas vivre de ses pinceaux venait de jeter dans une aventure commerciale, faisant les foires de la banlieue de Paris, tenant un jeu de tournevire pour le compte dâune veuve ; et, enfin, un envolement brusque de Mathilde, lâherboristerie vendue, lâherboriste disparue, enlevĂ©e sans doute, cachĂ©e au fond dâun logement discret par quelque monsieur Ă passions. Maintenant donc, il vivait seul, dans un redoublement de misĂšre, mangeant lorsquâil avait des ornements de façade Ă gratter ou quelque figure dâun confrĂšre plus heureux Ă mettre au point. â Tu entends, je vais le chercher, câest plus sĂ»r, rĂ©pĂ©ta Claude Ă Christine. Nous avons encore deux heures devant nous⊠Et, si les autres arrivent, fais-les attendre. Nous descendrons tous ensemble Ă la mairie. Dehors, Claude hĂąta le pas, dans le froid cuisant, qui chargeait ses moustaches de glaçons. Lâatelier de Mahoudeau se trouvait au fond dâune citĂ© ; et il dut traverser une suite de petits jardins, blancs de givre, dâune tristesse nue et raidie de cimetiĂšre. De loin, il reconnut la porte, au plĂątre colossal de la Vendangeuse, lâancien succĂšs du Salon, quâon nâavait pu loger dans le rez-de-chaussĂ©e Ă©troit elle achevait de se pourrir lĂ , pareille Ă un tas de gravats dĂ©chargĂ©s dâun tombereau, rongĂ©e, lamentable, le visage creusĂ© par les grandes larmes noires de la pluie. La clef Ă©tait sur la porte, il entra. â Tiens ! tu viens me prendre ? dit Mahoudeau surpris. Je nâai que mon chapeau Ă mettre⊠Mais, attends, jâĂ©tais Ă me demander si je ne devrais pas faire un peu de feu. Jâai peur pour ma bonne femme. Lâeau dâun baquet Ă©tait prise, il gelait dans lâatelier aussi fort que dehors ; car, depuis huit jours, sans un sou, il Ă©conomisait un petit reste de charbon, en nâallumant le poĂȘle quâune heure ou deux le matin. Cet atelier Ă©tait une sorte de caveau tragique, prĂšs duquel la boutique dâautrefois Ă©veillait des souvenirs de tiĂšde bien-ĂȘtre, tellement les murs nus, le plafond lĂ©zardĂ© jetaient aux Ă©paules une glace de suaire. Dans les coins, dâautres statues, moins encombrantes, des plĂątres faits avec passion, exposĂ©s, puis revenus lĂ , faute dâacheteurs, grelottaient, le nez contre la muraille, rangĂ©s en une file lugubre dâinfirmes, plusieurs dĂ©jĂ cassĂ©s, Ă©talant des moignons, tous encrassĂ©s de poussiĂšre, Ă©claboussĂ©s de terre glaise ; et ces misĂ©rables nuditĂ©s traĂźnaient ainsi des annĂ©es leur agonie, sous les yeux de lâartiste qui leur avait donnĂ© de son sang, conservĂ©es dâabord avec une passion jalouse, malgrĂ© le peu de place, tombĂ©es ensuite Ă une horreur grotesque de choses mortes, jusquâau jour oĂč, prenant un marteau, il les achevait lui-mĂȘme, les Ă©crasait en plĂątras, pour en dĂ©barrasser son existence. â Hein ? tu dis que nous avons deux heures, reprit Mahoudeau. Eh bien, je vais faire une flambĂ©e, ce sera plus prudent. Alors, en allumant le poĂȘle, il se plaignit, dâune voix de colĂšre. Ah ! quel chien de mĂ©tier que cette sculpture ! Les derniers des maçons Ă©taient plus heureux. Une figure que lâadministration achetait trois mille francs, en avait coĂ»tĂ© prĂšs de deux mille, le modĂšle, la terre, le marbre ou le bronze, toutes sortes de frais ; et cela pour rester emmagasinĂ©e dans quelque cave officielle, sous le prĂ©texte que la place manquait les niches des monuments Ă©taient vides, des socles attendaient dans les jardins publics, nâimporte ! la place manquait toujours. Pas de travaux possibles chez les particuliers, Ă peine quelques bustes, une statue bĂąclĂ©e au rabais de loin en loin, pour une souscription. Le plus noble des arts, le plus viril, oui ! mais lâart dont on crevait le plus sĂ»rement de faim. â Ta machine avance ? demanda Claude. â Sans ce maudit froid, elle serait terminĂ©e, rĂ©pondit-il. Tu vas la voir. Il se releva, aprĂšs avoir Ă©coutĂ© ronfler le poĂȘle. Au milieu de lâatelier, sur une selle faite dâune caisse dâemballage, consolidĂ©e de traverses, se dressait une statue que de vieux linges emmaillotaient ; et, gelĂ©s fortement, dâune duretĂ© cassante de plis, ils la dessinaient, comme sous la blancheur dâun linceul. CâĂ©tait enfin son ancien rĂȘve, irrĂ©alisĂ© jusque-lĂ , faute dâargent une figure debout, la Baigneuse dont plus de dix maquettes traĂźnaient chez lui, depuis des annĂ©es. Dans une heure de rĂ©volte impatiente, il avait fabriquĂ© lui-mĂȘme une armature avec des manches Ă balai, se passant du fer nĂ©cessaire, espĂ©rant que le bois serait assez solide. De temps Ă autre, il la secouait, pour voir ; mais elle nâavait pas encore bougĂ©. â Fichtre ! murmura-t-il, un air de feu lui fera du bien⊠Câest collĂ© sur elle, une vraie cuirasse. Les linges craquaient sous ses doigts, se brisaient en morceaux de glace. Il dut attendre que la chaleur les eĂ»t dĂ©gelĂ©s un peu ; et, avec mille prĂ©cautions, il la dĂ©semmaillotait, la tĂȘte dâabord, puis la gorge, puis les hanches, heureux de la revoir intacte, souriant en amant Ă sa nuditĂ© de femme adorĂ©e. â Hein ? quâen dis-tu ? Claude, qui ne lâavait vue quâen Ă©bauche, hocha la tĂȘte, pour ne pas rĂ©pondre tout de suite. DĂ©cidĂ©ment, ce bon Mahoudeau trahissait, en arrivait Ă la grĂące malgrĂ© lui, par les jolies choses qui fleurissaient de ses gros doigts dâancien tailleur de pierres. Depuis sa Vendangeuse colossale, il Ă©tait allĂ© en rapetissant ses Ćuvres, sans paraĂźtre sâen douter lui-mĂȘme, lançant toujours le mot fĂ©roce de tempĂ©rament, mais cĂ©dant Ă la douceur dont se noyaient ses yeux. Les gorges gĂ©antes devenaient enfantines, les cuisses sâallongeaient en fuseaux Ă©lĂ©gants, câĂ©tait enfin la nature vraie qui perçait sous le dĂ©gonflement de lâambition. ExagĂ©rĂ©e encore, sa Baigneuse Ă©tait dĂ©jĂ dâun grand charme, avec son frissonnement des Ă©paules, ses deux bras serrĂ©s qui remontaient les seins, des seins amoureux, pĂ©tris dans le dĂ©sir de la femme, quâexaspĂ©rait sa misĂšre ; et, forcĂ©ment chaste, il en avait ainsi fait une chair sensuelle, qui le troublait. â Alors, ça ne te va pas, reprit-il, lâair fĂąchĂ©. â Oh ! si, si⊠Je crois que tu as raison dâadoucir un peu ton affaire, puisque tu sens de la sorte. Et tu auras du succĂšs avec ça. Oui, câest Ă©vident, ça plaira beaucoup. Mahoudeau, que des Ă©loges pareils auraient consternĂ© autrefois, sembla ravi. Il expliqua quâil voulait conquĂ©rir le public, sans rien lĂącher de ses convictions. â Ah ! nom dâun chien ! ça me soulage, que tu sois content, car je lâaurais dĂ©molie, si tu mâavais dit de la dĂ©molir, parole dâhonneur !⊠Encore quinze jours de travail, et je vendrai ma peau Ă qui la voudra, pour payer le mouleur⊠Dis ? ça va me faire un fameux salon. Peut-ĂȘtre une mĂ©daille ! Il riait, sâagitait ; et, sâinterrompant â Puisque nous ne sommes pas pressĂ©s, assieds-toi donc⊠Jâattends que les linges soient dĂ©gelĂ©s complĂštement. Le poĂȘle commençait Ă rougir, une grosse chaleur se dĂ©gageait. Justement, la Baigneuse, placĂ©e trĂšs prĂšs, semblait revivre, sous le souffle tiĂšde qui lui montait le long de lâĂ©chine, des jarrets Ă la nuque. Et tous les deux, assis maintenant, continuaient Ă la regarder de face et Ă causer dâelle, la dĂ©taillant, sâarrĂȘtant Ă chaque partie de son corps. Le sculpteur surtout sâexcitait dans sa joie, la caressait de loin dâun geste arrondi. Hein ? le ventre en coquille, et ce joli pli Ă la taille, qui accusait le renflement de la hanche gauche ! Ă ce moment, Claude, les yeux sur le ventre, crut avoir une hallucination. La Baigneuse bougeait, le ventre avait frĂ©mi dâune onde lĂ©gĂšre, la hanche gauche sâĂ©tait tendue encore, comme si la jambe droite allait se mettre en marche. â Et les petits plans qui filent vers les reins, continuait Mahoudeau, sans rien voir. Ah ! câest ça que jâai soignĂ© ! LĂ , mon vieux, la peau, câest du satin. Peu Ă peu, la statue sâanimait tout entiĂšre. Les reins roulaient, la gorge se gonflait dans un grand soupir, entre les bras desserrĂ©s. Et, brusquement, la tĂȘte sâinclina, les cuisses flĂ©chirent, elle tombait dâune chute vivante, avec lâangoisse effarĂ©e, lâĂ©lan de douleur dâune femme qui se jette. Claude comprenait enfin, lorsque Mahoudeau eut un cri terrible. â Nom de Dieu ! ça casse, elle se fout par terre ! En dĂ©gelant, la terre avait rompu le bois trop faible de lâarmature. Il y eut un craquement, on entendit des os se fendre. Et lui, du mĂȘme geste dâamour dont il sâenfiĂ©vrait Ă la caresser de loin, ouvrit les deux bras, au risque dâĂȘtre tuĂ© sous elle. Une seconde, elle oscilla, puis sâabattit dâun coup, sur la face, coupĂ©e aux chevilles, laissant ses pieds collĂ©s Ă la planche. Claude sâĂ©tait Ă©lancĂ© pour le retenir. â Bougre ! tu vas te faire Ă©craser ! Mais, tremblant de la voir sâachever sur le sol, Mahoudeau restait les mains tendues. Et elle sembla lui tomber au cou, il la reçut dans son Ă©treinte, serra les bras sur cette grande nuditĂ© vierge, qui sâanimait comme sous le premier Ă©veil de la chair. Il y entra, la gorge amoureuse sâaplatit contre son Ă©paule, les cuisses vinrent battre les siennes, tandis que la tĂȘte, dĂ©tachĂ©e, roulait par terre. La secousse fut si rude quâil se trouva emportĂ©, culbutĂ© jusquâau mur ; et, sans lĂącher ce tronçon de femme, il demeura Ă©tourdi, gisant prĂšs dâelle. â Ah ! bougre ! rĂ©pĂ©tait furieusement Claude, qui le croyait mort. PĂ©niblement, Mahoudeau sâagenouilla, et il Ă©clata en gros sanglots. Dans sa chute, il sâĂ©tait seulement meurtri le visage. Du sang coulait dâune de ses joues, se mĂȘlant Ă ses larmes. â Chienne de misĂšre, va ! Si ce nâest pas Ă se ficher Ă lâeau, que de ne pouvoir seulement acheter deux tringles !⊠Et la voilĂ , et la voilà ⊠Ses sanglots redoublaient, une lamentation dâagonie, une douleur hurlante dâamant devant le cadavre mutilĂ© de ses tendresses. De ses mains Ă©garĂ©es, il en touchait les membres, Ă©pars autour de lui, la tĂȘte, le torse, les bras qui sâĂ©taient rompus ; mais surtout la gorge dĂ©foncĂ©e, ce sein aplati, comme opĂ©rĂ© dâun mal affreux, le suffoquait, le faisait revenir toujours lĂ , sondant la plaie, cherchant la fente par laquelle la vie sâen Ă©tait allĂ©e ; et ses larmes sanglantes ruisselaient, tachaient de rouge les blessures. â Aide-moi donc, bĂ©gaya-t-il. On ne peut pas la laisser comme ça. LâĂ©motion avait gagnĂ© Claude, dont les yeux se mouillaient, eux aussi, dans sa fraternitĂ© dâartiste. Il sâempressa, mais le sculpteur, aprĂšs avoir rĂ©clamĂ© son aide, voulait ĂȘtre seul Ă ramasser ces dĂ©bris, comme sâil eĂ»t craint pour eux la brutalitĂ© de tout autre. Lentement, il se traĂźnait Ă genoux, prenait les morceaux un Ă un, les couchait, les rapprochait sur une planche. BientĂŽt, la figure fut de nouveau entiĂšre, pareille Ă une de ces suicidĂ©es dâamour, qui se sont fracassĂ©es du haut dâun monument, et quâon recolle, comiques et lamentables, pour les porter Ă la Morgue. Lui, retombĂ© sur le derriĂšre, devant elle, ne la quittait pas du regard, sâoubliait dans une contemplation navrĂ©e. Pourtant, ses sanglots se calmaient, il dit enfin avec un grand soupir â Je la ferai couchĂ©e, que veux-tu !⊠Ah ! ma pauvre bonne femme, jâavais eu tant de peine Ă la mettre debout, et je la trouvais si grande ! Mais, tout dâun coup, Claude sâinquiĂ©ta. Et son mariage ? Il fallut que Mahoudeau changeĂąt de vĂȘtements. Comme il nâavait pas dâautre redingote, il dut se contenter dâun veston. Puis, lorsque la figure fut couverte de linges, ainsi quâune morte sur laquelle on a tirĂ© le drap, tous deux sâen allĂšrent en courant. Le poĂȘle ronflait, un dĂ©gel emplissait dâeau lâatelier, oĂč les vieux plĂątres poussiĂ©reux ruisselaient de boue. Rue de Douai, il nây avait plus que le petit Jacques, laissĂ© en garde chez la concierge. Christine, lasse dâattendre, venait de partir avec les trois autres tĂ©moins, croyant Ă un malentendu peut-ĂȘtre Claude lui avait-il dit quâil irait directement lĂ -bas, en compagnie de Mahoudeau. Et ceux-ci se remirent vivement en marche, ne rattrapĂšrent la jeune femme et les camarades que rue Drouot, devant la mairie. On monta tous ensemble, on fut trĂšs mal reçu par lâhuissier de service, Ă cause du retard. Dâailleurs, le mariage se trouva bĂąclĂ© en quelques minutes, dans une salle absolument vide. Le maire Ăąnonnait, les deux Ă©poux dirent le oui » sacramentel dâune voix brĂšve ; tandis que les tĂ©moins sâĂ©merveillaient du mauvais goĂ»t de la salle. Dehors, Claude reprit le bras de Christine, et ce fut tout. Il faisait bon marcher, par cette gelĂ©e claire. La bande revint tranquillement Ă pied, gravit la rue des Martyrs, pour se rendre au restaurant du boulevard de Clichy. Un petit salon Ă©tait retenu, le dĂ©jeuner fut trĂšs amical ; et on ne dit pas un mot de la simple formalitĂ© quâon venait de remplir, on parla dâautre chose tout le temps, comme Ă une de leurs rĂ©unions ordinaires, entre camarades. Ce fut ainsi que Christine, trĂšs Ă©mue au fond, sous son affectation dâindiffĂ©rence, entendit pendant trois heures son mari et les tĂ©moins sâenfiĂ©vrer au sujet de la bonne femme Ă Mahoudeau. Depuis que les autres savaient lâhistoire, ils en remĂąchaient les moindres dĂ©tails. Sandoz trouvait ça dâune allure Ă©tonnante. Jory et GagniĂšre discutaient la soliditĂ© des armatures, le premier sensible Ă la perte dâargent, le second dĂ©montrant avec une chaise quâon aurait pu maintenir la statue. Quant Ă Mahoudeau, encore Ă©branlĂ©, envahi dâune stupeur, il se plaignait dâune courbature, quâil nâavait pas sentie dâabord tous ses membres sâendolorissaient, il avait les muscles froissĂ©s, la peau meurtrie, comme au sortir des bras dâune amante de pierre. Et Christine lui lava lâĂ©corchure de sa joue de nouveau saignante, et il lui semblait que cette statue de femme mutilĂ©e sâasseyait Ă la table avec eux, que câĂ©tait elle seule qui importait ce jour-lĂ , elle seule qui passionnait Claude, dont le rĂ©cit, rĂ©pĂ©tĂ© Ă vingt reprises, ne tarissait pas sur son Ă©motion, devant cette gorge et ces hanches dâargile broyĂ©es Ă ses pieds. Pourtant, au dessert, il y eut une diversion. GagniĂšre demanda soudain Ă Jory â Ă propos, toi, je tâai vu avec Mathilde, dimanche⊠Oui, oui, rue Dauphine. Jory, devenu trĂšs rouge, tĂącha de mentir ; mais son nez remuait, sa bouche se fronçait, il se mit Ă rire dâun air bĂȘte. â Oh ! une rencontre⊠Parole dâhonneur ! je ne sais pas oĂč elle loge, je vous lâaurais dit. â Comment ! câest toi qui la caches ? sâĂ©cria Mahoudeau. Va, tu peux la garder, personne ne te la redemande. La vĂ©ritĂ© Ă©tait que Jory, rompant avec toutes ses habitudes de prudence et dâavarice, cloĂźtrait maintenant Mathilde dans une petite chambre. Elle le tenait par son vice, il glissait au mĂ©nage avec cette goule, lui qui, pour ne pas payer, vivait autrefois des raccrocs de la rue. â Bah ! on prend son plaisir oĂč on le trouve, dit Sandoz, plein dâune indulgence philosophique. â Câest bien vrai, rĂ©pondit-il simplement, en allumant un cigare. On sâattarda, la nuit tombait, quand on reconduisit Mahoudeau, qui, dĂ©cidĂ©ment, voulait se mettre au lit. Et, en rentrant, Claude et Christine, aprĂšs avoir repris Jacques chez la concierge, trouvĂšrent lâatelier tout froid, noyĂ© dâune ombre si Ă©paisse, quâils tĂątonnĂšrent longtemps, avant de pouvoir allumer la lampe. Il fallut aussi rallumer le poĂȘle, sept heures sonnaient, lorsquâils respirĂšrent enfin Ă lâaise. Mais ils nâavaient pas faim, ils achevĂšrent un reste de bouilli, plutĂŽt pour engager lâenfant Ă manger sa soupe ; et, quand ils lâeurent couchĂ©, ils sâinstallĂšrent sous la lampe, ainsi que tous les soirs. Cependant, Christine nâavait pas mis dâouvrage devant elle, trop remuĂ©e pour travailler. Elle restait lĂ , les mains oisives sur la table, regardant Claude, qui, lui, sâĂ©tait tout de suite enfoncĂ© dans un dessin, un coin de son tableau, des ouvriers du port Saint-Nicolas dĂ©chargeant du plĂątre. Une songerie invincible, des souvenirs, des regrets, passaient en elle, au fond de ses yeux vagues ; et, peu Ă peu, ce fut une tristesse croissante, une grande douleur muette qui parut lâenvahir tout entiĂšre, au milieu de cette indiffĂ©rence, de cette solitude sans borne, oĂč elle tombait, si prĂšs de lui. Il Ă©tait bien toujours avec elle, de lâautre cĂŽtĂ© de la table ; mais comme elle le sentait loin, lĂ -bas, devant la pointe de la CitĂ©, plus loin encore, dans lâinfini inaccessible de lâart, si loin maintenant, que jamais plus elle ne le rejoindrait ! Plusieurs fois, elle avait tentĂ© de causer, sans le dĂ©cider Ă rĂ©pondre. Les heures passaient, elle sâengourdissait Ă ne rien faire, elle finit par tirer son porte-monnaie et par compter son argent. â Tu sais ce que nous avons pour entrer en mĂ©nage ? Claude ne leva mĂȘme pas la tĂȘte. â Nous avons neuf sous⊠Ah ! quelle misĂšre ! Il haussa les Ă©paules, il gronda enfin â Nous serons riches, laisse donc ! Et le silence recommença, elle nâessaya mĂȘme plus de le rompre, contemplant les neuf sous alignĂ©s sur la table. Minuit sonnĂšrent, elle eut un frisson, malade dâattente et de froid. â Couchons-nous, dis ? murmura-t-elle. Je nâen puis plus. Il sâenrageait tellement Ă son travail, quâil nâentendit pas. â Dis ? le poĂȘle sâest Ă©teint, nous allons prendre du mal⊠Couchons-nous. Cette voix suppliante le pĂ©nĂ©tra, le fit tressaillir dâune brusque exaspĂ©ration. â Eh ! couche-toi, si tu veux !⊠Tu vois bien que je veux achever quelque chose. Un instant, elle demeura encore, saisie devant cette colĂšre, la face douloureuse. Puis, se sentant importune, comprenant que sa seule prĂ©sence de femme inoccupĂ©e le mettait hors de lui, elle quitta la table et alla se coucher, en laissant la porte grande ouverte. Une demi-heure, trois quarts dâheure sâĂ©coulĂšrent ; aucun bruit, pas mĂȘme un souffle, ne sortait de la chambre ; mais elle ne dormait point, allongĂ©e sur le dos, les yeux ouverts dans lâombre ; et elle se risqua timidement Ă jeter un dernier appel, du fond de lâalcĂŽve tĂ©nĂ©breuse. â Mon mimi, je tâattends⊠De grĂące, mon mimi, viens te coucher. Un juron seul rĂ©pondit. Rien ne bougea plus, elle sâĂ©tait assoupie peut-ĂȘtre. Dans lâatelier, le froid de glace augmentait, la lampe charbonnĂ©e brĂ»lait avec une flamme rouge ; tandis que lui, penchĂ© sur son dessin, ne paraissait pas avoir conscience de la marche lente des minutes. Ă deux heures, pourtant, Claude se leva, furieux de ce que la lampe sâĂ©teignait, faute dâhuile. Il nâeut que le temps de lâapporter dans la chambre, pour ne pas sây dĂ©shabiller Ă tĂątons. Mais son mĂ©contentement grandit encore, en apercevant Christine, sur le dos, les yeux ouverts. â Comment ! tu ne dors pas ? â Non, je nâai pas sommeil. â Ah ! je sais, câest un reproche⊠Je tâai dit vingt fois combien ça me contrarie que tu mâattendes. Et, la lampe morte, il sâallongea prĂšs dâelle, dans lâobscuritĂ©. Elle ne bougeait toujours pas, il bĂąilla deux fois, Ă©crasĂ© de fatigue. Tous deux restaient Ă©veillĂ©s, mais ils ne trouvaient rien, ils ne se disaient rien. Lui, refroidi, les jambes gourdes, glaçait les draps. Enfin, au bout de rĂ©flexions vagues, comme le sommeil le prenait, il sâĂ©cria en sursaut â Ce quâil y a dâĂ©tonnant, câest quâelle ne se soit pas abĂźmĂ© le ventre, oh ! un ventre dâun joli ! â Qui donc ? demanda Christine, effarĂ©e. â Mais la bonne femme Ă Mahoudeau. Elle eut une secousse nerveuse, elle se retourna, enfouit la tĂȘte dans lâoreiller ; et il fut stupĂ©fait de lâentendre Ă©clater en larmes. â Quoi ? tu pleures ! Elle Ă©touffait, elle sanglotait si fort, que le matelas en Ă©tait secouĂ©. â Voyons, quâest-ce que tu as ? Je ne tâai rien dit⊠Ma chĂ©rie, voyons ! Ă mesure quâil parlait, il devinait Ă prĂ©sent la cause de ce gros chagrin. Certes, un jour comme celui-lĂ , il aurait dĂ» se coucher en mĂȘme temps quâelle ; mais il Ă©tait bien innocent, il nâavait pas seulement songĂ© Ă ces histoires. Elle le connaissait, il devenait une vraie brute, quand il Ă©tait au travail. â Voyons, ma chĂ©rie, nous ne sommes pas dâhier ensemble⊠Oui, tu avais arrangĂ© ça, dans ta petite tĂȘte. Tu voulais ĂȘtre la mariĂ©e, hein ?⊠Voyons, ne pleure plus, tu sais bien que je ne suis pas mĂ©chant. Il lâavait prise, elle sâabandonna. Alors ils eurent beau sâĂ©treindre, la passion Ă©tait morte. Ils le comprirent, quand ils se lĂąchĂšrent et quâils se retrouvĂšrent Ă©tendus cĂŽte Ă cĂŽte, Ă©trangers dĂ©sormais, avec cette sensation dâun obstacle entre eux, dâun autre corps, dont le froid les avait dĂ©jĂ effleurĂ©s, certains jours, dĂšs le dĂ©but ardent de leur liaison. Jamais plus, maintenant, ils ne se pĂ©nĂ©treraient. Il y avait lĂ quelque chose dâirrĂ©parable, une cassure, un vide qui sâĂ©tait produit. LâĂ©pouse diminuait lâamante, cette formalitĂ© du mariage semblait avoir tuĂ© lâamour. IX Claude, qui ne pouvait peindre son grand tableau dans le petit atelier de la rue de Douai, rĂ©solut de louer autre part quelque hangar, dâespace suffisant ; et il trouva son affaire, en flĂąnant sur la butte Montmartre, Ă mi-cĂŽte de la rue Tourlaque, cette rue qui dĂ©vale derriĂšre le cimetiĂšre, et dâoĂč lâon domine Clichy, jusquâaux marais de Gennevilliers. CâĂ©tait un ancien sĂ©choir de teinturier, une baraque de quinze mĂštres de long sur dix de large, dont les planches et le plĂątre laissaient passer tous les vents du ciel. On lui louait ça trois cents francs. LâĂ©tĂ© allait venir, il abattrait vite son tableau, puis donnerait congĂ©. DĂšs lors, il se dĂ©cida Ă tous les frais nĂ©cessaires, dans sa fiĂšvre de travail et dâespoir. Puisque la fortune Ă©tait certaine, pourquoi lâentraver par des prudences inutiles ? Usant de son droit, il entama le capital de sa rente de mille francs, il sâhabitua Ă prendre sans compter. Dâabord, il sâĂ©tait cachĂ© de Christine, car elle lâen avait empĂȘchĂ© deux fois dĂ©jĂ ; et, lorsquâil dut le dire, elle aussi, aprĂšs huit jours de reproches et dâalarmes, sây accoutuma, heureuse du bien-ĂȘtre oĂč elle vivait, cĂ©dant Ă la douceur dâavoir toujours de lâargent dans la poche. Ce furent quelques annĂ©es de tiĂšde abandon. BientĂŽt, Claude ne vĂ©cut plus que pour son tableau. Il avait meublĂ© le grand atelier sommairement des chaises, son ancien divan du quai de Bourbon, une table de sapin, payĂ©e cent sous chez une fripiĂšre. La vanitĂ© dâune installation luxueuse lui manquait, dans la pratique de son art. Sa seule dĂ©pense fut une Ă©chelle roulante, Ă plate-forme et Ă marchepied mobile. Ensuite, il sâoccupa de sa toile, quâil voulait longue de huit mĂštres, haute de cinq ; et il sâentĂȘta Ă la prĂ©parer lui-mĂȘme, commanda le chĂąssis, acheta la toile sans couture, que deux camarades et lui eurent toutes les peines du monde Ă tendre avec des tenailles ; puis, il se contenta de la couvrir au couteau dâune couche de cĂ©ruse, refusant de la coller, pour quâelle restĂąt absorbante, ce qui, disait-il, rendait la peinture claire et solide. Il ne fallait pas songer Ă un chevalet, on nâaurait pu y manĆuvrer une telle piĂšce. Aussi imagina-t-il un systĂšme de madriers et de cordes, qui la tenait contre le mur, un peu penchĂ©e, sous un jour frisant. Et, le long de cette vaste nappe blanche, lâĂ©chelle roulait câĂ©tait toute une construction, une charpente de cathĂ©drale, devant lâĆuvre Ă bĂątir. Mais, lorsque tout se trouva prĂȘt, il fut pris de scrupules. LâidĂ©e quâil nâavait peut-ĂȘtre pas choisi, lĂ -bas, sur nature, le meilleur Ă©clairage, le tourmentait. Peut-ĂȘtre un effet de matin aurait-il mieux valu ? peut-ĂȘtre aurait-il dĂ» choisir un temps gris ? Il retourna au pont des Saints-PĂšres, il y vĂ©cut trois mois encore. Ă toutes les heures, par tous les temps, la CitĂ© se leva devant lui, entre les deux trouĂ©es du fleuve. Sous une tombĂ©e de neige tardive, il la vit fourrĂ©e dâhermine, au-dessus de lâeau couleur de boue, se dĂ©tachant sur un ciel dâardoise claire. Il la vit, aux premiers soleils, sâessuyer de lâhiver, retrouver une enfance, avec les pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit, un jour de fin brouillard, se reculer, sâĂ©vaporer, lĂ©gĂšre et tremblante comme un palais des songes. Puis, ce furent des pluies battantes qui la submergeaient, la cachaient derriĂšre lâimmense rideau tirĂ© du ciel Ă la terre ; des orages, dont les Ă©clairs la montraient fauve, dâune lumiĂšre louche de coupe-gorge, Ă demi dĂ©truite par lâĂ©croulement des grands nuages de cuivre ; des vents qui la balayaient dâune tempĂȘte, aiguisant les angles, la dĂ©coupant sĂšchement, nue et flagellĂ©e, dans le bleu pĂąli de lâair. Dâautres fois encore, quand le soleil se brisait en poussiĂšre parmi les vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clartĂ© diffuse, sans une ombre, Ă©galement Ă©clairĂ©e partout, dâune dĂ©licatesse charmante de bijou taillĂ© en plein or fin. Il voulut la voir sous le soleil levant, se dĂ©gageant des brumes matinales, lorsque le quai de lâHorloge rougeoie et que le quai des OrfĂšvres reste appesanti de tĂ©nĂšbres, toute vivante dĂ©jĂ dans le ciel rose par le rĂ©veil Ă©clatant de ses tours et de ses flĂšches, tandis que, lentement, la nuit descend des Ă©difices, ainsi quâun manteau qui tombe. Il voulut la voir Ă midi, sous le soleil frappant dâaplomb, mangĂ©e de clartĂ© crue, dĂ©colorĂ©e et muette comme une ville morte, nâayant plus que la vie de la chaleur, le frisson dont remuaient les toitures lointaines. Il voulut la voir sous le soleil Ă son dĂ©clin, se laissant reprendre par la nuit montĂ©e peu Ă peu de la riviĂšre, gardant aux arĂȘtes des monuments les franges de braise dâun charbon prĂšs de sâĂ©teindre, avec de derniers incendies qui se rallumaient dans des fenĂȘtres, de brusques flambĂ©es de vitres qui lançaient des flammĂšches et trouaient les façades. Mais, devant ces vingt CitĂ©s diffĂ©rentes, quelles que fussent les heures, quel que fĂ»t le temps, il en revenait toujours Ă la CitĂ© quâil avait vue la premiĂšre fois, vers quatre heures, un beau soir de septembre, cette CitĂ© sereine sous le vent lĂ©ger, ce cĆur de Paris battant dans la transparence de lâair, comme Ă©largi par le ciel immense, que traversait un vol de petits nuages. Claude passait lĂ ses journĂ©es, dans lâombre du pont des Saints-PĂšres. Il sây abritait, en avait fait sa demeure, son toit. Le fracas continu des voitures, semblable Ă un roulement Ă©loignĂ© de foudre, ne le gĂȘnait plus. InstallĂ© contre la premiĂšre culĂ©e, au-dessous des Ă©normes cintrĂ©s de fonte, il prenait des croquis, peignait des Ă©tudes. Jamais il ne se trouvait assez renseignĂ©, il dessinait le mĂȘme dĂ©tail Ă dix reprises. Les employĂ©s de la navigation, dont les bureaux Ă©tait lĂ , avaient fini par le connaĂźtre ; et mĂȘme la femme dâun surveillant, qui habitait une sorte de cabine goudronnĂ©e, avec son mari, deux enfants et un chat, lui gardait ses toiles fraĂźches, afin quâil nâeĂ»t pas la peine de les promener chaque jour Ă travers les rues. CâĂ©tait une joie pour lui, ce refuge, sous ce Paris qui grondait en lâair, dont il sentait la vie ardente couler sur sa tĂȘte. Le port Saint-Nicolas le passionna dâabord de sa continuelle activitĂ© de lointain port de mer, en plein quartier de lâInstitut la grue Ă vapeur, la Sophie, manĆuvrait, hissait des blocs de pierre ; des tombereaux venaient sâemplir de sable ; des bĂȘtes et des hommes tiraient, sâessoufflaient, sur les gros pavĂ©s en pente qui descendaient jusquâĂ lâeau, Ă ce bord de granit oĂč sâamarrait une double rangĂ©e de chalands et de pĂ©niches ; et, pendant des semaines, il sâĂ©tait appliquĂ© Ă une Ă©tude, des ouvriers dĂ©chargeant un bateau de plĂątre, portant sur lâĂ©paule des sacs blancs, laissant derriĂšre eux un chemin blanc, poudrĂ©s de blanc eux-mĂȘmes, tandis que, prĂšs de lĂ , un autre bateau, vide de son chargement de charbon, avait maculĂ© la berge dâune large tache dâencre. Ensuite, il prit le profil du bain froid, sur la rive gauche, ainsi quâun lavoir Ă lâautre plan, les chĂąssis vitrĂ©s ouverts, les blanchisseuses alignĂ©es, agenouillĂ©es au ras du courant, tapant leur linge. Dans le milieu, il Ă©tudia une barque menĂ©e Ă la godille par un marinier, puis un remorqueur plus au fond, un vapeur du touage qui se halait sur sa chaĂźne et remontait un train de tonneaux et de planches. Les fonds, il les avait depuis longtemps, il en recommença pourtant des morceaux, les deux trouĂ©es de la Seine, un grand ciel tout seul oĂč ne sâĂ©levaient que les flĂšches et les tours dorĂ©es de soleil. Et, sous le pont hospitalier, dans ce coin aussi perdu quâun creux lointain de roches, rarement un curieux le dĂ©rangeait, les pĂȘcheurs Ă la ligne passaient avec le mĂ©pris de leur indiffĂ©rence, il nâavait guĂšre pour compagnon que le chat du surveillant, faisant sa toilette au soleil, paisible dans le tumulte du monde dâen haut. Enfin, Claude eut tous ses cartons. Il jeta en quelques jours une esquisse dâensemble, et la grande Ćuvre fut commencĂ©e. Mais, durant tout lâĂ©tĂ©, il sâengagea, rue Tourlaque, entre lui et sa toile immense, une premiĂšre bataille ; car il sâĂ©tait obstinĂ© Ă vouloir mettre lui-mĂȘme sa composition au carreau, et il ne sâen tirait pas, empĂȘtrĂ© dans de continuelles erreurs, pour la moindre dĂ©viation de ce tracĂ© mathĂ©matique, dont il nâavait point lâhabitude. Cela lâindignait. Il passa outre, quitte Ă corriger plus tard, il couvrit la toile violemment, pris dâune telle fiĂšvre quâil vivait sur son Ă©chelle les journĂ©es entiĂšres, maniant des brosses Ă©normes, dĂ©pensant une force musculaire Ă remuer des montagnes. Le soir, il chancelait comme un homme ivre, il sâendormait Ă la derniĂšre bouchĂ©e, foudroyĂ© ; et il fallait que sa femme le couchĂąt, ainsi quâun enfant. De ce travail hĂ©roĂŻque, il sortit une Ă©bauche magistrale, une de ces Ă©bauches oĂč le gĂ©nie flambe, dans le chaos encore mal dĂ©brouillĂ© des tons. Bongrand, qui vint le voir, saisit le peintre dans ses grands bras et le baisa Ă lâĂ©touffer, les yeux aveuglĂ©s de larmes. Sandoz, enthousiaste, donna un dĂźner ; les autres, Jory, Mahoudeau, GagniĂšre, colportĂšrent de nouveau lâannonce dâun chef-dâĆuvre ; quant Ă Fagerolles, il resta un instant immobile, puis Ă©clata en fĂ©licitations, trouvant ça trop beau. Et Claude, en effet, comme si cette ironie dâun habile homme lui eĂ»t portĂ© malheur, ne fit ensuite que gĂąter son Ă©bauche. CâĂ©tait sa continuelle histoire, il se dĂ©pensait dâun coup, en un Ă©lan magnifique ; puis, il nâarrivait pas Ă faire sortir le reste, il ne savait pas finir. Son impuissance recommença, il vĂ©cut deux annĂ©es sur cette toile, nâayant dâentrailles que pour elle, tantĂŽt ravi en plein ciel par des joies folles, tantĂŽt retombĂ© Ă terre, si misĂ©rable, si dĂ©chirĂ© de doutes, que les moribonds rĂąlant dans des lits dâhĂŽpital Ă©taient plus heureux que lui. DĂ©jĂ deux fois, il nâavait pu ĂȘtre prĂȘt pour le Salon ; car toujours, au dernier moment, lorsquâil espĂ©rait terminer en quelques sĂ©ances, des trous se dĂ©claraient, il sentait la composition craquer et crouler sous ses doigts. Ă lâapproche du troisiĂšme Salon, il eut une crise terrible, il resta quinze jours sans aller Ă son atelier de la rue Tourlaque ; et, quand il y rentra, ce fut comme on rentre dans une maison vidĂ©e par la mort il tourna la grande toile contre le mur, il roula lâĂ©chelle dans un coin, il aurait tout cassĂ©, tout brĂ»lĂ©, si ses mains dĂ©faillantes en avaient trouvĂ© la force. Mais rien nâexistait plus, un vent de colĂšre venait de balayer le plancher, il parlait de se mettre Ă de petites choses, puisquâil Ă©tait incapable des grands labeurs. MalgrĂ© lui, son premier projet de petit tableau le ramena lĂ -bas, devant la CitĂ©. Pourquoi nâen ferait-il pas simplement une vue, sur une toile moyenne ? Seulement, une sorte de pudeur, mĂȘlĂ©e dâune Ă©trange jalousie, lâempĂȘcha dâaller sâasseoir sous le pont des Saints-PĂšres il lui semblait que cette place fĂ»t sacrĂ©e maintenant, quâil ne devait pas dĂ©florer la virginitĂ© de la grande Ćuvre, mĂȘme morte. Et il sâinstalla au bout de la berge, en amont du port Saint-Nicolas. Cette fois, au moins, il travaillait directement sur la nature, il se rĂ©jouissait de nâavoir pas Ă tricher, comme cela Ă©tait fatal pour les toiles de dimensions dĂ©mesurĂ©es. Le petit tableau, trĂšs soignĂ©, plus poussĂ© que de coutume, eut cependant le sort des autres devant le jury, indignĂ© par cette peinture de balai ivre, selon la phrase qui courut alors les ateliers. Ce fut un soufflet dâautant plus sensible, quâon avait parlĂ© de concessions, dâavances faites Ă lâĂcole pour ĂȘtre reçu ; et le peintre, ulcĂ©rĂ©, pleurant de rage, arracha la toile par minces lambeaux et la brĂ»la dans son poĂȘle, lorsquâelle lui revint. Celle-ci, il ne lui suffisait pas de la tuer dâun coup de couteau, il fallait lâanĂ©antir. Une autre annĂ©e se passa pour Claude Ă des besognes vagues. Il travaillait par habitude, ne finissait rien, disait lui-mĂȘme, avec un rire douloureux, quâil sâĂ©tait perdu et quâil se cherchait. Au fond, la conscience tenace de son gĂ©nie lui laissait un espoir indestructible, mĂȘme pendant les longues crises dâabattement. Il souffrait comme un damnĂ© roulant lâĂ©ternelle roche qui retombait et lâĂ©crasait ; mais lâavenir lui restait, la certitude de la soulever de ses deux poings, un jour, et de la lancer dans les Ă©toiles. On vit enfin ses yeux se rallumer de passion, on sut quâil se cloĂźtrait de nouveau rue Tourlaque. Lui qui, autrefois, Ă©tait toujours emportĂ©, au-delĂ de lâĆuvre prĂ©sente, par le rĂȘve Ă©largi de lâĆuvre future, se heurtait de front, maintenant Ă ce sujet de la CitĂ©. CâĂ©tait lâidĂ©e fixe, la barre qui fermait sa vie. Et, bientĂŽt, il en reparla librement, dans une nouvelle flambĂ©e dâenthousiasme, criant avec des gaietĂ©s dâenfant quâil avait trouvĂ© et quâil Ă©tait certain du triomphe. Un matin, Claude, qui jusque-lĂ nâavait pas rouvert sa porte, voulut bien laisser entrer Sandoz. Celui-ci tomba sur une esquisse, faite de verve, sans modĂšle, admirable encore de couleur. Dâailleurs, le sujet restait le mĂȘme le port Saint-Nicolas Ă gauche, lâĂ©cole de natation Ă droite, la Seine et la CitĂ© au fond. Seulement, il demeura stupĂ©fait en apercevant, Ă la place de la barque conduite par un marinier, une autre barque, trĂšs grande, tenant tout le milieu de la composition, et que trois femmes occupaient une, en costume de bain, ramant ; une autre, assise au bord, les jambes dans lâeau, son corsage Ă demi arrachĂ© montrant lâĂ©paule ; la troisiĂšme, toute droite, toute nue Ă la proue, dâune nuditĂ© si Ă©clatante, quâelle rayonnait comme un soleil. â Tiens ! quelle idĂ©e ! murmura Sandoz. Que font-elles lĂ , ces femmes ? â Mais elles se baignent, rĂ©pondit tranquillement Claude. Tu vois bien quâelles sont sorties du bain froid, ça me donne un motif de nu, une trouvaille, hein ?⊠Est-ce que ça te choque ? Son vieil ami, qui le connaissait, trembla de le rejeter dans ses doutes. â Moi ? oh ! non ! Seulement, jâai peur que le public ne comprenne pas, cette fois encore. Ce nâest guĂšre vraisemblable, cette femme nue, au beau milieu de Paris. Il sâĂ©tonna naĂŻvement. â Ah ! tu crois⊠Eh bien, tant pis ! Quâest-ce que ça fiche, si elle est bien peinte, ma bonne femme ? Jâai besoin de ça, vois-tu, pour me monter. Les jours suivants, Sandoz revint avec douceur sur cette Ă©trange composition, plaidant, par un besoin de sa nature, la cause de la logique outragĂ©e. Comment un peintre moderne, qui se piquait de ne peindre que des rĂ©alitĂ©s, pouvait-il abĂątardir une Ćuvre, en y introduisant des imaginations pareilles ? Il Ă©tait si aisĂ© de prendre dâautres sujets, oĂč sâimposait la nĂ©cessitĂ© du nu ! Mais Claude sâentĂȘtait, donnait des explications mauvaises et violentes, car il ne voulait pas avouer la vraie raison, une idĂ©e Ă lui, si peu claire, quâil nâaurait pu la dire avec nettetĂ©, le tourment dâun symbolisme secret, ce vieux regain de romantisme qui lui faisait incarner dans cette nuditĂ© la chair mĂȘme de Paris, la ville nue et passionnĂ©e, resplendissante dâune beautĂ© de femme. Et il y mettait encore sa propre passion, son amour des beaux ventres, des cuisses et des gorges fĂ©condes, comme il brĂ»lait dâen crĂ©er Ă pleines mains, pour les enfantements continus de son art. Devant lâargumentation pressante de son ami, il feignit pourtant dâĂȘtre Ă©branlĂ©. â Eh bien ! je verrai, je lâhabillerai plus tard, ma bonne femme, puisquâelle te gĂȘne⊠Mais je vais toujours la faire comme ça. Hein ? tu comprends, elle mâamuse. Jamais il nâen reparla, dâune, obstination sourde, se contentant de gonfler le dos et de sourire dâun air embarrassĂ©, lorsquâune allusion disait lâĂ©tonnement de tous, Ă voir cette VĂ©nus naĂźtre de lâĂ©cume de la Seine, triomphale, parmi les omnibus des quais et les dĂ©bardeurs du port Saint-Nicolas. On Ă©tait au printemps, Claude allait se remettre Ă son grand tableau, lorsquâune dĂ©cision, prise en un jour de prudence, changea la vie du mĂ©nage. Parfois, Christine sâinquiĂ©tait de tout cet argent dĂ©pensĂ© si vite, des sommes dont ils Ă©cornaient sans cesse le capital. On ne comptait plus, depuis que la source paraissait inĂ©puisable. Puis, aprĂšs quatre annĂ©es, il sâĂ©taient Ă©pouvantĂ©s un matin, lorsque, ayant demandĂ© des comptes, ils avaient appris que, sur les vingt mille francs, il en restait Ă peine trois mille. Tout de suite, ils se jetĂšrent Ă une rĂ©action dâĂ©conomie excessive, rognant sur le pain, projetant de couper court mĂȘme aux besoins nĂ©cessaires ; et ce fut ainsi que, dans ce premier Ă©lan de sacrifice, ils quittĂšrent le logement de la rue de Douai. Ă quoi bon deux loyers ? il y avait assez de place dans lâancien sĂ©choir de la rue Tourlaque, encore Ă©claboussĂ© des eaux de teinture, pour quâon y pĂ»t caser lâexistence de trois personnes. Mais lâinstallation nâen fut pas moins laborieuse, car cette halle de quinze mĂštres sur dix ne leur donnait quâune piĂšce, un hangar de bohĂ©miens faisant tout en commun. Il fallut que le peintre lui-mĂȘme, devant la mauvaise grĂące du propriĂ©taire, la coupĂąt, dans un bout, dâune cloison de planches, derriĂšre laquelle il mĂ©nagea une cuisine et une chambre Ă coucher. Cela les enchanta, malgrĂ© les crevasses de la toiture, oĂč soufflait le vent les jours de gros orages, ils Ă©taient obligĂ©s de mettre des terrines sous les fentes trop larges. CâĂ©tait dâun vide lugubre, leurs quatre meubles dansaient le long des murailles nues. Et ils se montraient fiers dâĂȘtre logĂ©s si Ă lâaise, ils disaient aux amis que le petit Jacques aurait au moins de lâespace, pour courir un peu. Ce pauvre Jacques, malgrĂ© ses neuf ans sonnĂ©s, ne poussait guĂšre vite ; sa tĂȘte seule continuait de grossir, on ne pouvait lâenvoyer plus de huit jours de suite Ă lâĂ©cole, dâoĂč il revenait hĂ©bĂ©tĂ©, malade dâavoir voulu apprendre ; si bien que, le plus souvent, ils le laissaient vivre Ă quatre pattes autour dâeux, se traĂźnant dans les coins. Alors, Christine, qui, depuis longtemps, nâĂ©tait plus mĂȘlĂ©e au travail quotidien de Claude, vĂ©cut de nouveau avec lui chaque heure des longues sĂ©ances. Elle lâaida Ă gratter et Ă poncer lâancienne toile, elle lui donna des conseils pour la rattacher au mur plus solidement. Mais ils constatĂšrent un dĂ©sastre lâĂ©chelle roulante sâĂ©tait dĂ©traquĂ©e sous lâhumiditĂ© du toit ; et, de crainte dâune chute, il dut la consolider par une traverse de chĂȘne, pendant que, un Ă un, elle lui passait les clous. Tout, une seconde fois, Ă©tait prĂȘt. Elle le regarda mettre au carreau la nouvelle esquisse, debout derriĂšre lui, jusquâĂ dĂ©faillir de fatigue, se laissant ensuite glisser par terre, restant lĂ , accroupie, Ă regarder encore. Ah ! comme elle aurait voulu le reprendre Ă cette peinture qui le lui avait pris ! CâĂ©tait pour cela quâelle se faisait sa servante, heureuse de se rabaisser Ă des travaux de manĆuvre. Depuis quâelle rentrait dans son travail, cĂŽte Ă cĂŽte ainsi tous les trois, lui, elle et cette toile, un espoir la ranimait. Sâil lui avait Ă©chappĂ©, lorsquâelle pleurait toute seule rue de Douai, et quâil sâattardait rue Tourlaque, acoquinĂ© et Ă©puisĂ© comme chez une maĂźtresse, peut-ĂȘtre allait-elle le reconquĂ©rir, maintenant quâelle Ă©tait lĂ , elle aussi, avec sa passion. Ah ! cette peinture, de quelle haine jalouse elle lâexĂ©crait ! Ce nâĂ©tait plus son ancienne rĂ©volte de petite bourgeoise peignant lâaquarelle, contre cet art libre, superbe et brutal. Non, elle lâavait compris peu Ă peu, rapprochĂ©e dâabord par sa tendresse pour le peintre, gagnĂ©e ensuite par le rĂ©gal de la lumiĂšre, le charme original des notes blondes. Aujourdâhui, elle avait tout acceptĂ©, les terrains lilas, les arbres bleus. MĂȘme un respect commençait Ă la faire trembler devant ces Ćuvres qui lui avaient paru si abominables jadis. Elle les voyait puissantes, elle les traitait en rivales dont on ne pouvait plus rire. Et sa rancune grandissait avec son admiration, elle sâindignait dâassister Ă cette diminution dâelle-mĂȘme, Ă cet autre amour qui la souffletait dans son mĂ©nage. Ce fut dâabord une lutte sourde de toutes les minutes. Elle sâimposait, glissait Ă chaque instant ce quâelle pouvait de son corps, une Ă©paule, une main, entre le peintre et son tableau. Toujours, elle demeurait lĂ , Ă lâenvelopper de son haleine, Ă lui rappeler quâil Ă©tait sien. Puis, son ancienne idĂ©e repoussa, peindre elle aussi, lâaller retrouver au fond mĂȘme de sa fiĂšvre dâart pendant un mois, elle mit une blouse, travailla ainsi quâune Ă©lĂšve prĂšs du maĂźtre, dont elle copiait docilement une Ă©tude ; et elle ne lĂącha quâen voyant sa tentative tourner contre son but, car il achevait dâoublier la femme en elle, comme trompĂ© par cette besogne commune, sur un pied de simple camaraderie, dâhomme Ă homme. Aussi revint-elle Ă son unique force. Souvent, dĂ©jĂ , pour camper les petites figures de ses derniers tableaux, Claude avait pris dâaprĂšs Christine des indications, une tĂȘte, un geste des bras, une allure du corps. Il lui jetait un manteau aux Ă©paules, il la saisissait dans un mouvement et lui criait de ne plus bouger. CâĂ©taient des services quâelle se montrait heureuse de lui rendre, rĂ©pugnant pourtant Ă se dĂ©vĂȘtir, blessĂ©e de ce mĂ©tier de modĂšle, maintenant quâelle Ă©tait sa femme. Un jour quâil avait besoin de lâattache dâune cuisse, elle refusa, puis consentit Ă retrousser sa robe, honteuse, aprĂšs avoir fermĂ© la porte Ă double tour, de peur que, sachant le rĂŽle oĂč elle descendait, on ne la cherchĂąt nue dans tous les tableaux de son mari. Elle entendait encore les rires insultants des camarades et de Claude lui-mĂȘme, leurs plaisanteries grasses, lorsquâils parlaient des toiles dâun peintre qui se servait ainsi uniquement de sa femme, dâaimables nuditĂ©s proprement lĂ©chĂ©es pour les bourgeois, et dans lesquelles on la retrouvait sous toutes les faces, avec des particularitĂ©s bien connues, la chute des reins un peu longue, le ventre trop haut ; ce qui la promenait sans chemise au travers de Paris goguenard, quand elle passait habillĂ©e, cuirassĂ©e, serrĂ©e jusquâau menton par des robes sombres, quâelle portait justement trĂšs montantes. Mais, depuis que Claude avait Ă©tabli largement, au fusain, la grande figure de femme debout, qui allait tenir le milieu de son tableau, Christine regardait cette vague silhouette, songeuse, envahie dâune pensĂ©e obsĂ©dante, devant laquelle sâen allaient un Ă un ses scrupules. Et, quand il parla de prendre un modĂšle, elle sâoffrit. â Comment, toi ! Mais tu te fĂąches, dĂšs que je te demande le bout de ton nez ! Elle souriait, pleine dâembarras. â Oh ! le bout de mon nez ! Avec ça que je ne tâai pas posĂ© la figure de ton Plein air, autrefois, et lorsquâil nây avait rien eu encore entre nous !⊠Un modĂšle va te coĂ»ter sept francs par sĂ©ance. Nous ne sommes pas si riches, autant Ă©conomiser cet argent. Cette idĂ©e dâĂ©conomie le dĂ©cida tout de suite. â Je veux bien, câest mĂȘme trĂšs gentil Ă toi dâavoir ce courage, car tu sais que ce nâest pas un amusement de fainĂ©ante, avec moi⊠Nâimporte ! avoue-le donc, grande bĂȘte ! tu as peur quâune autre femme nâentre ici, tu es jalouse. Jalouse ! oui, elle lâĂ©tait, et Ă en agoniser de souffrance. Mais elle se moquait bien des autres femmes, tous les modĂšles de Paris pouvaient retirer lĂ leurs jupons ! Elle nâavait quâune rivale, cette peinture prĂ©fĂ©rĂ©e, qui lui volait son amant. Ah ! jeter sa robe, jeter jusquâau dernier linge, et se donner nue Ă lui pendant des jours, des semaines, vivre nue sous ses regards, et le reprendre ainsi, et lâemporter, lorsquâil retomberait dans ses bras ! Avait-elle donc Ă offrir autre chose quâelle-mĂȘme ? NâĂ©tait-ce pas lĂ©gitime, ce dernier combat oĂč elle payait de son corps, quitte Ă nâĂȘtre plus rien, rien quâune femme sans charmes, si elle se laissait vaincre ? Claude, enchantĂ©, fit dâabord dâaprĂšs elle une Ă©tude, une simple acadĂ©mie pour son tableau, dans la pose. Ils attendaient que Jacques fĂ»t parti Ă lâĂ©cole, ils sâenfermaient, et la sĂ©ance durait des heures. Les premiers jours, Christine souffrit beaucoup de lâimmobilitĂ© ; puis, elle sâaccoutuma, nâosant se plaindre, de peur de le fĂącher, retenant ses larmes, quand il la bousculait. Et, bientĂŽt, lâhabitude en fut prise, il la traita en simple modĂšle, plus exigeant que sâil lâeĂ»t payĂ©e, sans jamais craindre dâabuser de son corps, puisquâelle Ă©tait sa femme. Il lâemployait pour tout, la faisait se dĂ©shabiller Ă chaque minute, pour un bras, pour un pied, pour le moindre dĂ©tail dont il avait besoin. CâĂ©tait un mĂ©tier oĂč il la ravalait, un emploi de mannequin vivant, quâil plantait lĂ et quâil copiait, comme il aurait copiĂ© la cruche ou le chaudron dâune nature morte. Cette fois, Claude procĂ©da sans hĂąte ; et, avant dâĂ©baucher la grande figure, il avait dĂ©jĂ lassĂ© Christine pendant des mois, Ă lâessayer de vingt façons, voulant se bien pĂ©nĂ©trer de la qualitĂ© de sa peau, disait-il. Enfin, un jour, il attaqua lâĂ©bauche. CâĂ©tait un matin dâautomne, par une bise dĂ©jĂ aigre ; il ne faisait pas chaud, dans le vaste atelier, malgrĂ© le poĂȘle qui ronflait. Comme le petit Jacques, malade dâune de ses crises de stupeur souffrante, nâavait pu aller Ă lâĂ©cole, on sâĂ©tait dĂ©cidĂ© Ă lâenfermer au fond de la chambre, en lui recommandant dâĂȘtre bien sage. Et, frissonnante, la mĂšre se dĂ©shabilla, se planta prĂšs du poĂȘle, immobile, tenant la pose. Pendant la premiĂšre heure, le peintre, du haut de son Ă©chelle, lui jeta des coups dâĆil qui la sabraient des Ă©paules aux genoux, sans lui adresser une parole. Elle, envahie dâune tristesse lente, craignant de dĂ©faillir, ne sachant plus si elle souffrait du froid ou dâun dĂ©sespoir, venu de loin, dont elle sentait monter lâamertume. Sa fatigue Ă©tait si grande, quâelle trĂ©bucha et marcha pĂ©niblement, de ses jambes engourdies. â Comment, dĂ©jĂ ! cria Claude. Mais il y a un quart heure au plus que tu poses ! Tu ne veux donc pas gagner tes sept francs ? Il plaisantait dâun air bourru, ravi de son travail. Et elle avait Ă peine retrouvĂ© lâusage de ses membres, sous le peignoir dont elle sâĂ©tait couverte, quâil dit violemment â Allons, allons, pas de paresse ! Câest un grand jour, aujourdâhui. Il faut avoir du gĂ©nie ou en crever ! Puis, lorsquâelle eut repris la pose, nue sous la lumiĂšre blafarde, et quâil se fut remis Ă peindre, il continua de lĂącher des phrases, de loin en loin, par ce besoin quâil avait de faire du bruit, dĂšs que sa besogne le contentait. â Câest curieux comme tu as une drĂŽle de peau ! Elle absorbe la lumiĂšre, positivement⊠Ainsi, on ne le croirait pas, tu es toute grise, ce matin. Et lâautre jour, tu Ă©tais rose, oh ! dâun rose qui nâavait pas lâair vrai⊠Moi, ça mâembĂȘte, on ne sait jamais. Il sâarrĂȘta, il cligna les yeux. â TrĂšs Ă©patant tout de mĂȘme, le nu⊠Ăa fiche une note sur le fond⊠Et ça vibre, et ça prend une sacrĂ©e vie, comme si lâon voyait couler le sang dans les muscles⊠Ah ! un muscle bien dessinĂ©, un membre peint solidement, en pleine clartĂ©, il nây a rien de plus beau, rien de meilleur, câest le bon Dieu !⊠Moi, je nâai pas dâautre religion, je me collerais Ă genoux lĂ devant, pour toute lâexistence. Et, comme il Ă©tait obligĂ© de descendre chercher un tube de couleur, il sâapprocha dâelle, il la dĂ©tailla avec une passion croissante, en touchant du bout de son doigt chacune des parties quâil voulait dĂ©signer. â Tiens ! lĂ , sous le sein gauche, eh bien ! câest joli comme tout ! Il y a des petites veines qui bleuissent, qui donnent Ă la peau une dĂ©licatesse de ton exquise⊠Et lĂ , au renflement de la hanche, cette fossette oĂč lâombre se dore, un rĂ©gal !⊠Et lĂ , sous le modelĂ© si gras du ventre, ce trait pur des aines, une pointe Ă peine de carmin dans de lâor pĂąle⊠Le ventre, moi, ça mâa toujours exaltĂ©. Je ne puis en voir un, sans vouloir manger le monde. Câest si beau Ă peindre, un vrai coucher de chair ! Puis, remontĂ© sur son Ă©chelle, il cria dans sa fiĂšvre de crĂ©ation â Nom de Dieu ! si je ne fiche pas un chef-dâĆuvre avec toi, il faut que je sois un cochon ! Christine se taisait, et son angoisse grandissait, dans la certitude qui se faisait en elle. Immobile, sous la brutalitĂ© des choses, elle sentait le malaise de sa nuditĂ©. Ă chaque place oĂč le doigt de Claude lâavait touchĂ©e, il lui Ă©tait restĂ© une impression de glace, comme si le froid dont elle frissonnait, entrait par lĂ maintenant. LâexpĂ©rience Ă©tait faite, Ă quoi bon espĂ©rer davantage ? Ce corps, couvert partout de ses baisers dâamant, il ne le regardait plus, il ne lâadorait plus quâen artiste. Un ton de la gorge lâenthousiasmait, une ligne du ventre lâagenouillait de dĂ©votion, lorsque, jadis, aveuglĂ© de dĂ©sir, il lâĂ©crasait toute contre sa poitrine, sans la voir, dans des Ă©treintes oĂč lâun et lâautre auraient voulu se fondre. Ah ! câĂ©tait bien la fin, elle nâĂ©tait plus, il nâaimait plus en elle que son art, la nature, la vie. Et, les yeux au loin, elle gardait la rigiditĂ© dâun marbre, elle retenait les larmes dont se gonflait son cĆur, rĂ©duite Ă cette misĂšre de ne pouvoir mĂȘme pleurer. Une voix vint de la chambre, tandis que des petits poings tapaient contre la porte. â Maman, maman, je ne dors pas, je mâennuie⊠Ouvre-moi, dis, maman ? CâĂ©tait Jacques qui sâimpatientait. Claude se fĂącha, grondant quâon nâavait pas une minute de repos. â Tout Ă lâheure ! cria Christine. Dors, laisse ton pĂšre travailler. Mais une inquiĂ©tude nouvelle parut la prendre, elle lançait des coups dâĆil vers la porte, elle finit par quitter un instant la pose, pour aller accrocher sa jupe Ă la clef, de façon Ă boucher le trou de la serrure. Puis, sans rien dire, elle vint se remettre prĂšs du poĂȘle, la tĂȘte droite, la taille un peu renversĂ©e, enflant les seins. Et la sĂ©ance sâĂ©ternisa, des heures, des heures se passĂšrent. Toujours elle Ă©tait lĂ , Ă sâoffrir, avec son mouvement de baigneuse qui se jette ; pendant que lui, sur son Ă©chelle, Ă des lieues, brĂ»lait pour cette autre femme quâil peignait. Il avait mĂȘme cessĂ© de lui parler, elle retombait Ă son rĂŽle dâobjet, beau de couleur. Il ne regardait quâelle depuis le matin, et elle ne se voyait plus dans ses yeux, Ă©trangĂšre dĂ©sormais, chassĂ©e de lui. Enfin, il sâinterrompit de fatigue, il remarqua quâelle tremblait. â Tiens ! est-ce que tu as froid ? â Oui, un peu. â Câest drĂŽle, moi je brĂ»le⊠Je ne veux pas que tu tâenrhumes. Ă demain. Comme il descendait, elle crut quâil venait lâembrasser. Dâhabitude, par une derniĂšre galanterie de mari, il payait dâun baiser rapide lâennui de la sĂ©ance. Mais, plein de son travail, il oublia, il lava tout de suite ses pinceaux, quâil trempait, agenouillĂ©, dans un pot de savon noir. Et elle, qui attendait, restait nue, debout, espĂ©rant encore. Une minute se passa, il fut Ă©tonnĂ© de cette ombre immobile, il la regarda dâun air de surprise, puis recommença Ă frotter Ă©nergiquement. Alors, les mains tremblantes de hĂąte, elle se rhabilla, dans une confusion affreuse de femme dĂ©daignĂ©e. Elle enfilait sa chemise, se battait avec ses jupes, agrafait son corsage de travers, comme si elle eĂ»t voulu Ă©chapper Ă la honte de cette nuditĂ© impuissante, bonne dĂ©sormais Ă vieillir sous les linges. Et câĂ©tait un mĂ©pris dâelle-mĂȘme, un dĂ©goĂ»t dâen ĂȘtre descendue Ă ce moyen de fille, dont elle sentait la bassesse charnelle, maintenant quâelle Ă©tait vaincue. Mais, dĂšs le lendemain, Christine dut se remettre nue, dans lâair glacĂ©, sous la lumiĂšre brutale. NâĂ©tait-ce pas son mĂ©tier, dĂ©sormais ? Comment se refuser, Ă prĂ©sent que lâhabitude en Ă©tait prise ? Jamais elle nâaurait causĂ© un chagrin Ă Claude ; et elle recommençait chaque jour cette dĂ©faite de son corps. Lui, nâen parlait mĂȘme plus, de ce corps brĂ»lant et humiliĂ©. Sa passion de la chair sâĂ©tait reportĂ©e dans son Ćuvre, sur les amantes peintes quâil se donnait. Elles faisaient seules battre son sang, celles dont chaque membre naissait dâun de ses efforts. LĂ -bas, Ă la campagne, lors de son grand amour, sâil avait cru tenir le bonheur, en en possĂ©dant une enfin, vivante, Ă pleins bras, ce nâĂ©tait encore que lâĂ©ternelle illusion, puisquâils Ă©taient restĂ©s quand mĂȘme Ă©trangers ; et il prĂ©fĂ©rait lâillusion de son art, cette poursuite de la beautĂ© jamais atteinte, ce dĂ©sir fou que rien ne contenait. Ah ! les vouloir toutes, les crĂ©er selon son rĂȘve, des gorges de satin, des hanches couleur dâambre, des ventres douillets de vierges, et ne les aimer que pour les beaux tons, et les sentir qui fuyaient, sans pouvoir les Ă©treindre ! Christine Ă©tait la rĂ©alitĂ©, le but que la main atteignait, et Claude en avait eu le dĂ©goĂ»t en une saison, lui le soldat de lâincréé, ainsi que Sandoz lâappelait parfois en riant. Pendant des mois, la pose fut ainsi pour elle une torture. La bonne vie Ă deux avait cessĂ©, un mĂ©nage Ă trois semblait se faire, comme sâil eĂ»t introduit dans la maison une maĂźtresse, cette femme quâil peignait dâaprĂšs elle. Le tableau immense se dressait entre eux, les sĂ©parait dâune muraille infranchissable ; et câĂ©tait au delĂ quâil vivait, avec lâautre. Elle en devenait folle, jalouse de ce dĂ©doublement de sa personne, comprenant la misĂšre dâune telle souffrance, nâosant avouer son mal dont il lâaurait plaisantĂ©e. Et pourtant elle ne se trompait pas, elle sentait bien quâil prĂ©fĂ©rait sa copie Ă elle-mĂȘme, que cette copie Ă©tait lâadorĂ©e, la prĂ©occupation unique, la tendresse de toutes les heures. Il la tuait Ă la pose pour embellir lâautre, il ne tenait plus que de lâautre sa joie ou sa tristesse, selon quâil la voyait vivre ou languir sous son pinceau. NâĂ©tait-ce donc pas de lâamour, cela ? et quelle souffrance de prĂȘter sa chair, pour que lâautre naquĂźt, pour que le cauchemar de cette rivale les hantĂąt, fĂ»t toujours entre eux, plus puissant que le rĂ©el, dans lâatelier, Ă table, au lit, partout ! Une poussiĂšre, un rien, de la couleur sur de la toile, une simple apparence qui rompait tout leur bonheur, lui, silencieux, indiffĂ©rent, brutal parfois, elle, torturĂ©e de son abandon, dĂ©sespĂ©rĂ©e de ne pouvoir chasser de son mĂ©nage cette concubine, si envahissante et si terrible dans son immobilitĂ© dâimage ! Et ce fut dĂšs lors que Christine, dĂ©cidĂ©ment battue, sentit peser sur elle toute la souverainetĂ© de lâart. Cette peinture, quâelle avait dĂ©jĂ acceptĂ©e sans restrictions, elle la haussa encore, au fond dâun tabernacle farouche, devant lequel elle demeurait Ă©crasĂ©e, comme devant ces puissants dieux de colĂšre, que lâon honore, dans lâexcĂšs de haine et dâĂ©pouvante quâils inspirent. CâĂ©tait une peur sacrĂ©e, la certitude quâelle nâavait plus Ă lutter, quâelle serait broyĂ©e ainsi quâune paille, si elle sâentĂȘtait davantage. Les toiles grandissaient comme des blocs, les plus petites lui semblaient triomphales, les moins bonnes lâaccablaient de leur victoire ; tandis quâelle ne les jugeait plus, Ă terre, tremblante, les trouvant toutes formidables, rĂ©pondant toujours aux questions de son mari â Oh ! trĂšs bien !⊠Oh ! superbe !⊠Oh ! extraordinaire, extraordinaire, celle-lĂ ! Cependant, elle Ă©tait sans colĂšre contre lui, elle lâadorait dâune tendresse en pleurs, tellement elle le voyait se dĂ©vorer lui-mĂȘme. AprĂšs quelques semaines dâheureux travail, tout sâĂ©tait gĂątĂ©, il ne pouvait se sortir de sa grande figure de femme. CâĂ©tait pourquoi il tuait son modĂšle de fatigue, sâacharnant pendant des journĂ©es, puis lĂąchant tout pour un mois. Ă dix reprises, la figure fut commencĂ©e, abandonnĂ©e, refaite complĂštement. Une annĂ©e, deux annĂ©es sâĂ©coulĂšrent, sans que le tableau aboutĂźt, presque terminĂ© parfois, et le lendemain grattĂ©, entiĂšrement Ă reprendre. Ah ! cet effort de crĂ©ation dans lâĆuvre dâart, cet effort de sang et de larmes dont il agonisait, pour crĂ©er de la chair, souffler de la vie ! Toujours en bataille avec le rĂ©el, et toujours vaincu, la lutte contre lâAnge ! Il se brisait Ă cette besogne impossible de faire tenir toute la nature sur une toile, Ă©puisĂ© Ă la longue dans les perpĂ©tuelles douleurs qui tendaient ses muscles, sans quâil pĂ»t jamais accoucher de son gĂ©nie. Ce dont les autres se satisfaisaient, lâĂ peu prĂšs du rendu, les tricheries nĂ©cessaires, le tracassaient de remords, lâindignaient comme une faiblesse lĂąche ; et il recommençait, et il gĂątait le bien pour le mieux, trouvant que ça ne parlait » pas, mĂ©content de ses bonnes femmes, ainsi que le disaient plaisamment les camarades, tant quâelles ne descendaient pas coucher avec lui. Que lui manquait-il donc, pour les crĂ©er vivantes ? Un rien sans doute. Il Ă©tait un peu en deçà , un peu au delĂ peut-ĂȘtre. Un jour, le mot de gĂ©nie incomplet, entendu derriĂšre son dos, lâavait flattĂ© et Ă©pouvantĂ©. Oui, ce devait ĂȘtre cela, le saut trop court ou trop long, le dĂ©sĂ©quilibrement des nerfs dont il souffrait, le dĂ©traquement hĂ©rĂ©ditaire qui, pour quelques grammes de substance en plus ou en moins, au lieu de faire un grand homme, allait faire un fou. Quand un dĂ©sespoir le chassait de son atelier, et quâil fuyait son Ćuvre, il emportait maintenant cette idĂ©e dâune impuissance fatale, il lâĂ©coutait battre contre son crĂąne, comme le glas obstinĂ© dâune cloche. Son existence devint misĂ©rable. Jamais le doute de lui-mĂȘme ne lâavait traquĂ© ainsi. Il disparaissait des journĂ©es entiĂšres ; mĂȘme il dĂ©coucha une nuit, rentra hĂ©bĂ©tĂ© le lendemain, sans pouvoir dire dâoĂč il revenait on pensa quâil avait battu la banlieue, plutĂŽt que de se retrouver en face de son Ćuvre manquĂ©e. CâĂ©tait son unique soulagement, fuir dĂšs que cette Ćuvre lâemplissait de honte et de haine, ne reparaĂźtre que lorsquâil se sentait le courage de lâaffronter encore. Et, Ă son retour, sa femme elle-mĂȘme nâosait le questionner, trop heureuse de le revoir, aprĂšs lâanxiĂ©tĂ© de lâattente. Il courait furieusement Paris, les faubourgs surtout, par un besoin de sâencanailler, vivant avec des manĆuvres, exprimant Ă chaque crise son ancien dĂ©sir dâĂȘtre le goujat dâun maçon. Est-ce que le bonheur nâĂ©tait pas dâavoir des membres solides, abattant vite et bien le travail pour lequel ils Ă©taient taillĂ©s ? Il avait ratĂ© son existence, il aurait dĂ» se faire embaucher autrefois, quand il dĂ©jeunait chez Gomard, au Chien de Montargis, oĂč il avait eu pour ami un Limousin, un grand gaillard trĂšs gai, dont il enviait les gros bras. Puis, lorsquâil rentrait rue Tourlaque, les jambes brisĂ©es, le crĂąne vide, il jetait sur sa peinture le regard navrĂ© et peureux quâon risque sur une morte, dans une chambre de deuil ; jusquâĂ ce quâun nouvel espoir de la ressusciter, de la crĂ©er vivante enfin, lui fĂźt remonter une flamme au visage. Un jour, Christine posait, et la figure de femme, une fois de plus, allait ĂȘtre finie. Mais, depuis une heure, Claude sâassombrissait, perdait de la joie dâenfant quâil avait montrĂ©e au dĂ©but de la sĂ©ance. Aussi nâosait-elle souffler, sentant Ă son propre malaise que tout se gĂątait encore, craignant de prĂ©cipiter la catastrophe, si elle bougeait un doigt. Et, en effet, il eut brusquement un cri de douleur, il jura dans un Ă©clat de tonnerre. â Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! Il avait jetĂ© sa poignĂ©e de brosses du haut de lâĂ©chelle. Puis, aveuglĂ© de rage, dâun coup de poing terrible, il creva la toile. Christine tendait ses mains tremblantes. â Mon ami, mon ami⊠Mais, quand elle eut couvert ses Ă©paules dâun peignoir, et quâelle se fĂ»t approchĂ©e, elle Ă©prouva au cĆur une joie aiguĂ«, un grand Ă©lancement de rancune satisfaite. Le poing avait tapĂ© en plein dans la gorge de lâautre, un trou bĂ©ant se creusait lĂ . Enfin, elle Ă©tait donc tuĂ©e ! Immobile, saisi de son meurtre, Claude regardait cette poitrine ouverte sur le vide. Un immense chagrin lui venait de la blessure, par oĂč le sang de son Ćuvre lui semblait couler. Ătait-ce possible ? Ă©tait-ce lui qui avait assassinĂ© ainsi ce quâil aimait le plus au monde ? Sa colĂšre tombait Ă une stupeur, il se mit Ă promener ses doigts sur la toile, tirant les bords de la dĂ©chirure, comme sâil avait voulu rapprocher les lĂšvres dâune plaie. Il Ă©tranglait, il bĂ©gayait, Ă©perdu dâune douleur douce, infinie â Elle est crevĂ©e⊠elle est crevĂ©e⊠Alors, Christine fut remuĂ©e jusquâaux entrailles, dans sa maternitĂ© pour son grand enfant dâartiste. Elle pardonnait comme toujours, elle voyait bien quâil nâavait plus quâune idĂ©e, raccommoder Ă lâinstant la dĂ©chirure, guĂ©rir le mal ; et elle lâaida, ce fut elle qui tint les lambeaux, pendant que, par derriĂšre, il collait un morceau de toile. Quand elle se rhabilla, lâautre Ă©tait lĂ de nouveau, immortelle, ne gardant Ă la place du cĆur quâune mince cicatrice, qui acheva de passionner le peintre. Dans ce dĂ©sĂ©quilibrement qui sâaggravait, Claude en arrivait Ă une sorte de superstition, Ă une croyance dĂ©vote aux procĂ©dĂ©s. Il proscrivait lâhuile, en parlait comme dâune ennemie personnelle. Au contraire, lâessence faisait mat et solide ; et il avait des secrets Ă lui quâil cachait, des solutions dâambre, du copal liquide, dâautres rĂ©sines encore, qui sĂ©chaient vite et empĂȘchaient la peinture de craquer. Seulement, il devait ensuite se battre contre des embus terribles, car ses toiles absorbantes buvaient du coup le peu dâhuile des couleurs. Toujours la question des pinceaux lâavait prĂ©occupĂ© il les voulait dâun emmanchement spĂ©cial, dĂ©daignant la marte, exigeant du crin sĂ©chĂ© au four. Puis, la grosse affaire Ă©tait le couteau Ă palette, car il lâemployait pour les fonds, comme Courbet ; il en possĂ©dait une collection, de longs et flexibles, de larges et trapus, un surtout, triangulaire, pareil Ă celui des vitriers, quâil avait fait fabriquer exprĂšs, le vrai couteau de Delacroix. Du reste, il nâusait jamais du grattoir, ni du rasoir, quâil trouvait dĂ©shonorants. Mais il se permettait toutes sortes de pratiques mystĂ©rieuses dans lâapplication du ton, il se forgeait des recettes, en changeait chaque mois, croyait avoir brusquement dĂ©couvert la bonne peinture, parce que, rĂ©pudiant le flot dâhuile, la coulĂ©e ancienne, il procĂ©dait par des touches successives, bĂ©joitĂ©es, jusquâĂ ce quâil fĂ»t arrivĂ© Ă la valeur exacte. Une de ses manies avait longtemps Ă©tĂ© de peindre de droite Ă gauche sans le dire, il Ă©tait convaincu que cela lui portait bonheur. Et le cas terrible, lâaventure oĂč il sâĂ©tait dĂ©traquĂ© encore, venait dâĂȘtre sa thĂ©orie envahissante des couleurs complĂ©mentaires. GagniĂšre, le premier, lui en avait parlĂ©, trĂšs enclin Ă©galement aux spĂ©culations techniques. AprĂšs quoi, lui-mĂȘme, par la continuelle outrance de sa passion, sâĂ©tait mis Ă exagĂ©rer ce principe scientifique qui fait dĂ©couler des trois couleurs primaires, le jaune, le rouge, le bleu, les trois couleurs secondaires, lâorange, le vert, le violet, puis toute une sĂ©rie de couleurs complĂ©mentaires et similaires, dont les composĂ©s sâobtiennent mathĂ©matiquement les uns des autres. Ainsi, la science entrait dans la peinture, une mĂ©thode Ă©tait créée pour lâobservation logique, il nây avait quâĂ prendre la dominante dâun tableau, Ă en Ă©tablir la complĂ©mentaire ou la similaire, pour arriver dâune façon expĂ©rimentale aux variations qui se produisent, un rouge se transformant en un jaune prĂšs dâun bleu, par exemple, tout un paysage changeant de ton, et par les reflets, et par la dĂ©composition mĂȘme de la lumiĂšre, selon les nuages qui passent. Il en tirait cette conclusion vraie, que les objets nâont pas de couleur fixe, quâils se colorent suivant les circonstances ambiantes ; et le grand mal Ă©tait que, lorsquâil revenait maintenant Ă lâobservation directe, la tĂȘte bourdonnante de cette science, son Ćil prĂ©venu forçait les nuances dĂ©licates, affirmait en notes trop vives lâexactitude de la thĂ©orie ; de sorte que son originalitĂ© de notation, si claire, si vibrante de soleil, tournait Ă la gageure, Ă un renversement de toutes les habitudes de lâĆil, des chairs violĂątres sous des cieux tricolores. La folie semblait au bout. La misĂšre acheva Claude. Elle avait grandi peu Ă peu, Ă mesure que le mĂ©nage puisait sans compter ; et, lorsque plus un sou ne resta des vingt mille francs, elle sâabattit, affreuse, irrĂ©parable. Christine, qui voulut chercher du travail, ne savait rien faire, pas mĂȘme coudre elle se dĂ©solait, les mains inertes, sâirritait contre son Ă©ducation imbĂ©cile de demoiselle, qui lui laissait la seule ressource de se placer un jour domestique, si leur vie continuait Ă se gĂąter. Lui, tombĂ© dans la moquerie parisienne, ne vendait absolument plus rien. Une exposition indĂ©pendante, oĂč il avait montrĂ© quelques toiles, avec des camarades, venait de lâachever prĂšs des amateurs, tant le public sâĂ©tait Ă©gayĂ© de ces tableaux bariolĂ©s de tous les tons de lâarc-en-ciel. Les marchands Ă©taient en fuite, M. Hue seul faisait le voyage de la rue Tourlaque, restait lĂ , extasiĂ©, devant les morceaux excessifs, ceux qui Ă©clataient en fusĂ©es imprĂ©vues, se dĂ©sespĂ©rant de ne pas les couvrir dâor ; et le peintre avait beau dire quâil les lui donnait, quâil le suppliait de les accepter, le petit bourgeois y mettait une dĂ©licatesse extraordinaire, rognait sur sa vie pour amasser une somme de loin en loin, puis emportait alors avec religion la toile dĂ©lirante, quâil pendait Ă cĂŽtĂ© de ses tableaux de maĂźtre. Cette aubaine Ă©tait trop rare, Claude avait dĂ» se rĂ©signer Ă des travaux de commerce, si rĂ©pugnĂ©, si dĂ©sespĂ©rĂ© de culbuter Ă ce bagne oĂč il jurait de ne jamais descendre, quâil aurait prĂ©fĂ©rĂ© mourir de faim, sans les deux pauvres ĂȘtres qui agonisaient avec lui. Il connut les chemins de croix bĂąclĂ©s au rabais, les saints et les saintes Ă la grosse, les stores dessinĂ©s dâaprĂšs des poncifs, toutes les besognes basses encanaillant la peinture dans une imagerie bĂȘte et sans naĂŻvetĂ©. MĂȘme il eut la honte de se faire refuser des portraits Ă vingt-cinq francs, parce quâil ratait la ressemblance ; et il en arriva au dernier degrĂ© de la misĂšre, il travailla au numĂ©ro » des petits marchands infimes, qui vendent sur les ponts et qui expĂ©dient chez les sauvages, lui achetĂšrent tant par toile, deux francs, trois francs, selon la dimension rĂ©glementaire. CâĂ©tait pour lui comme une dĂ©chĂ©ance physique, il en dĂ©pĂ©rissait, il en sortait malade, incapable dâune sĂ©ance sĂ©rieuse, regardant son grand tableau en dĂ©tresse, avec des yeux de damnĂ©, sans y toucher dâune semaine parfois, comme sâil sâĂ©tait senti les mains encrassĂ©es et dĂ©chues. Ă peine avait-on du pain, la vaste baraque devenait inhabitable lâhiver, cette halle dont Christine sâĂ©tait montrĂ©e glorieuse, en sây installant. Aujourdâhui, elle, si active mĂ©nagĂšre autrefois, sây traĂźnait, nâavait plus de cĆur Ă la balayer ; et tout coulait Ă lâabandon dans le dĂ©sastre, et le petit Jacques dĂ©bilitĂ© de mauvaise nourriture, et leurs repas faits debout dâune croĂ»te, et leur vie entiĂšre, mal conduite, mal soignĂ©e, glissĂ©e Ă la saletĂ© des pauvres qui perdent jusquâĂ lâorgueil dâeux-mĂȘmes. AprĂšs une annĂ©e encore, Claude, dans un de ces jours de dĂ©faite oĂč il fuyait son tableau manquĂ©, fit une rencontre. Cette fois, il sâĂ©tait jurĂ© de ne rentrer jamais, il courait Paris depuis midi, comme sâil avait entendu galoper derriĂšre ses talons le spectre blafard de la grande figure nue, ravagĂ©e de continuelles retouches, toujours laissĂ©e informe, le poursuivant de son dĂ©sir douloureux de naĂźtre. Un brouillard fondait en une petite pluie jaune, salissant les rues boueuses. Et, vers cinq heures, il traversait la rue Royale de son pas de somnambule, au risque dâĂȘtre Ă©crasĂ©, les vĂȘtements en loques, crottĂ© jusquâĂ lâĂ©chine, quand un coupĂ© sâarrĂȘta brusquement. â Claude, hĂ© ! Claude !⊠Vous ne reconnaissez donc pas vos amies ? CâĂ©tait Irma BĂ©cot, dĂ©licieusement vĂȘtue dâune toilette de soie grise, recouverte de chantilly. Elle avait abaissĂ© la glace dâune main vive, elle souriait, elle rayonnait dans lâencadrement de la portiĂšre. â OĂč allez-vous ? Lui, bĂ©ant, rĂ©pondit quâil nâallait nulle part. Elle sâĂ©gaya plus haut, en le regardant de ses yeux de vice, avec le retroussis de lĂšvres pervers dâune dame que tourmente lâenvie subite dâune cruditĂ©, aperçue chez une fruitiĂšre borgne. â Montez alors, il y a si longtemps quâon ne sâest vus !⊠Montez donc, vous allez ĂȘtre renversĂ© ! En effet, les cochers sâimpatientaient, poussaient leurs chevaux, au milieu dâun vacarme ; et il monta, Ă©tourdi ; et elle lâemporta, ruisselant, avec son hĂ©rissement farouche de pauvre, dans le petit coupĂ© de satin bleu, assis Ă moitiĂ© sur les dentelles de sa jupe ; tandis que les fiacres rigolaient de lâenlĂšvement, en prenant la queue, pour rĂ©tablir la circulation. Irma BĂ©cot avait enfin rĂ©alisĂ© son rĂȘve dâun hĂŽtel Ă elle, sur lâavenue de Villiers. Mais elle y avait mis des annĂ©es, le terrain dâabord achetĂ© par un amant, puis les cinq cent mille francs de la bĂątisse, les trois cent mille francs de meubles, fournis par dâautres, au petit bonheur des coups de passion. CâĂ©tait une demeure princiĂšre, dâun luxe magnifique, surtout dâun extrĂȘme raffinement dans le bien-ĂȘtre voluptueux, une grande alcĂŽve de femme sensuelle, un grand lit dâamour qui commençait aux tapis du vestibule, pour monter et sâĂ©tendre jusquâaux murs capitonnĂ©s des chambres. Aujourdâhui, aprĂšs avoir beaucoup coĂ»tĂ©, lâauberge rapportait davantage, car on y payait le renom de ses matelas de pourpre, les nuits y Ă©taient chĂšres. En rentrant avec Claude, Irma dĂ©fendit sa porte. Elle aurait mis le feu Ă toute cette fortune, pour un caprice satisfait. Comme ils passaient ensemble dans la salle Ă manger, monsieur, lâamant qui payait alors, tenta dây pĂ©nĂ©trer quand mĂȘme ; mais elle le fit renvoyer, trĂšs haut, sans craindre dâĂȘtre entendue. Puis, Ă table, elle eut des rires dâenfant, mangea de tout, elle qui nâavait jamais faim ; et elle couvait le peintre dâun regard ravi, lâair amusĂ© de sa forte barbe mal tenue, de son veston de travail aux boutons arrachĂ©s. Lui, dans un rĂȘve, se laissait faire, mangeait aussi avec lâappĂ©tit glouton des grandes crises. Le dĂźner fut silencieux, le maĂźtre dâhĂŽtel servait avec une dignitĂ© hautaine. â Louis, vous porterez le cafĂ© et les liqueurs dans ma chambre ! Il nâĂ©tait guĂšre plus de huit heures, et Irma voulut sây enfermer tout de suite avec Claude. Elle poussa le verrou, plaisanta bonsoir, madame est couchĂ©e ! â Mets-toi Ă ton aise, je te garde⊠Hein ? il y a assez longtemps quâon en cause ! Ă la fin, câest trop bĂȘte ! Alors, lui, tranquillement, enleva son veston dans la chambre somptueuse, aux murs de soie mauve, garnis dâune dentelle dâargent, au lit colossal, drapĂ© de broderies anciennes, pareil Ă un trĂŽne. Il avait lâhabitude dâĂȘtre en manches de chemise, il se crut chez lui. Autant dormir lĂ que sous un pont, puisquâil avait jurĂ© de ne rentrer jamais plus. Son aventure ne lâĂ©tonnait mĂȘme pas, dans le dĂ©traquement de sa vie. Et elle, ne pouvant comprendre cet abandon brutal, le trouvait drĂŽle Ă mourir, se rĂ©crĂ©ait comme une fille Ă©chappĂ©e, Ă moitiĂ© dĂ©vĂȘtue elle-mĂȘme, le pinçant, le mordant, jouant Ă des jeux de mains, en vrai petit voyou du pavĂ©. â Tu sais, ma tĂȘte pour les jobards, mon Titien, comme ils disent, ce nâest pas pour toi⊠Ah ! tu me changes, vrai ! tu es diffĂ©rent ! Et elle lâempoignait, lui disait combien elle avait eu envie de lui, parce quâil Ă©tait mal peignĂ©. De grands rires Ă©tranglaient les mots dans sa gorge. Il lui semblait si laid, si comique, quâelle le baisait partout avec rage. Vers trois heures du matin, au milieu des draps froissĂ©s, arrachĂ©s, Irma sâallongea, nue, la chair gonflĂ©e de sa dĂ©bauche, bĂ©gayante de lassitude. â Et ton collage, Ă propos, tu lâas donc Ă©pousĂ©e ? Claude, qui sâendormait, rouvrit des yeux hĂ©bĂ©tĂ©s. â Oui. â Et tu couches toujours avec ? â Mais oui. Elle se remit Ă rire, elle ajouta simplement â Ah ! mon pauvre gros, mon pauvre gros, ce que vous devez vous embĂȘter ! Le lendemain, quand Irma laissa partir Claude, toute rose comme aprĂšs une nuit de grand repos, correcte dans son peignoir, coiffĂ©e dĂ©jĂ et calmĂ©e, elle garda un instant ses mains entre les siennes ; et, trĂšs affectueuse, elle le contemplait dâun air Ă la fois attendri et blagueur. â Mon pauvre gros, ça ne tâa pas fait plaisir. Non ! ne jure pas, nous le sentons, nous autres femmes⊠Mais, Ă moi, ça mâen a fait beaucoup, oh ! beaucoup⊠Merci, merci bien ! Et câĂ©tait fini, il aurait fallu quâil la payĂąt trĂšs cher, pour quâelle recommençùt. Claude, directement, rentra rue Tourlaque, dans la secousse de cette bonne fortune. Il en Ă©prouvait un singulier mĂ©lange de vanitĂ© et de remords, qui pendant deux jours le rendit indiffĂ©rent Ă la peinture, rĂȘvassant quâil avait peut-ĂȘtre bien manquĂ© sa vie. Dâailleurs, il Ă©tait si Ă©trange Ă son retour, si dĂ©bordant de sa nuit, que, Christine lâayant questionnĂ©, il balbutia dâabord, puis avoua tout. Il y eut une scĂšne, elle pleura longtemps, pardonna encore, pleine dâune indulgence infinie pour ses fautes, sâinquiĂ©tant maintenant, comme si elle eĂ»t craint quâune pareille nuit ne lâeĂ»t trop fatiguĂ©. Et, du fond de son chagrin, montait une joie inconsciente, lâorgueil quâon ait pu lâaimer, lâĂ©gaiement passionnĂ© de le voir capable dâune escapade, lâespoir aussi quâil lui reviendrait, puisquâil Ă©tait allĂ© chez une autre. Elle frissonnait dans lâodeur de dĂ©sir quâil rapportait, elle nâavait toujours au cĆur quâune jalousie, cette peinture exĂ©crĂ©e, Ă ce point quâelle lâaurait plutĂŽt jetĂ© Ă une femme. Mais, vers le milieu de lâhiver, Claude eut une nouvelle poussĂ©e de courage. Un jour, rangeant de vieux chĂąssis, il retrouva, tombĂ© derriĂšre, un ancien bout de toile. CâĂ©tait la figure nue, la femme couchĂ©e de Plein air, quâil avait seule gardĂ©e, en la coupant dans le tableau, lorsque celui-ci lui Ă©tait revenu du Salon des RefusĂ©s. Et, comme il la dĂ©roulait, il lĂącha un cri dâadmiration. â Nom de Dieu ! que câest beau ! Tout de suite, il la fixa au mur par quatre clous ; et, dĂšs lors, il passa des heures Ă la contempler. Ses mains tremblaient, un flot de sang lui montait au visage. Ătait-ce possible quâil eĂ»t peint un tel morceau de maĂźtre ? Il avait donc du gĂ©nie, en ce temps-lĂ ? On lui avait donc changĂ© le crĂąne, et les yeux, et les doigts ? Une telle fiĂšvre lâexaltait, un tel besoin de sâĂ©pancher, quâil finissait par appeler sa femme. â Viens donc voir !⊠Hein ? est-elle plantĂ©e ? en a-t-elle, des muscles emmanchĂ©s finement ?⊠Cette cuisse-lĂ , tiens ! baignĂ©e de soleil. Et lâĂ©paule, ici, jusquâau renflement du sein⊠Ah ! mon Dieu ! câest de la vie, je la sens vivre, moi, comme si je la touchais, la peau souple et tiĂšde, avec son odeur. Christine, debout prĂšs de lui, regardait, rĂ©pondait par des paroles brĂšves. Cette rĂ©surrection dâelle-mĂȘme, aprĂšs des annĂ©es, telle quâelle Ă©tait, Ă dix-huit ans, lâavait dâabord flattĂ©e et surprise. Mais, depuis quâelle le voyait se passionner ainsi, elle ressentait un malaise grandissant, une vague irritation sans cause avouĂ©e. â Comment ! tu ne la trouves pas dâune beautĂ© Ă sâagenouiller devant elle ? â Si, si⊠Seulement, elle a noirci. Claude protestait avec violence. Noirci, allons donc ! Jamais elle ne noircirait, elle avait lâimmortelle jeunesse. Un vĂ©ritable amour sâĂ©tait emparĂ© de lui, il parlait dâelle ainsi que dâune personne, avait de brusques besoins de la revoir, qui lui faisaient tout quitter, comme pour courir Ă un rendez-vous. Puis, un matin, il fut pris dâune fringale de travail. â Mais, nom dâun chien ! puisque jâai fait ça, je puis bien le refaire⊠Ah ! cette fois, si je ne suis pas une brute, nous allons voir ! Et Christine, immĂ©diatement, dut lui donner une sĂ©ance de pose, car il Ă©tait dĂ©jĂ sur son Ă©chelle, brĂ»lant de se remettre Ă son grand tableau. Pendant un mois, il la tint huit heures par jour, nue, les pieds malades dâimmobilitĂ©, sans pitiĂ© pour lâĂ©puisement oĂč il la sentait, de mĂȘme quâil se montrait dâune duretĂ© fĂ©roce pour sa propre fatigue. Il sâentĂȘtait Ă un chef-dâĆuvre, il exigeait que sa figure debout valĂ»t cette figure couchĂ©e, quâil voyait sur le mur rayonner de vie. Continuellement, il la consultait, il la comparait, dĂ©sespĂ©rĂ© et fouettĂ© par la peur de ne lâĂ©galer jamais plus. Il lui jetait un coup dâĆil, un autre Ă Christine, un autre Ă sa toile, sâemportait en jurons, quand il ne se contentait pas. Enfin, il tomba sur sa femme. â Aussi, ma chĂšre, tu nâes plus comme lĂ -bas, quai de Bourbon. Ah ! mais, plus du tout !⊠Câest trĂšs drĂŽle, tu as eu la poitrine mĂ»re de bonne heure. Je me souviens de ma surprise, quand je tâai vue avec une gorge de vraie femme, tandis que le reste gardait la finesse grĂȘle de lâenfance⊠Et si souple, et si frais, une Ă©closion de bouton, un charme de printemps⊠Certes, oui, tu peux tâen flatter, ton corps a Ă©tĂ© bigrement bien ! Il ne disait pas ces choses pour la blesser, il parlait simplement en observateur, fermant les yeux Ă demi, causant de son corps comme dâune piĂšce dâĂ©tude qui sâabĂźmait. â Le ton est toujours splendide, mais le dessin, non, non, ce nâest plus ça !⊠Les jambes, oh ! les jambes, trĂšs bien encore ; câest ce qui sâen va en dernier, chez la femme⊠Seulement, le ventre et les seins, dame ! ça se gĂąte. Ainsi, regarde-toi dans la glace il y a lĂ , prĂšs des aisselles, des poches qui se gonflent, et ça nâa rien de beau. Va, tu peux chercher sur son corps, Ă elle, ces poches nây sont pas. Dâun regard tendre, il dĂ©signait la figure couchĂ©e ; et il conclut â Ce nâest point ta faute, mais câest Ă©videmment ça qui me fiche dedans⊠Ah ! pas de chance ! Elle Ă©coutait, elle chancelait, dans son chagrin. Ces heures de pose, dont elle avait dĂ©jĂ tant souffert, tournaient maintenant Ă un supplice intolĂ©rable. Quelle Ă©tait donc cette nouvelle invention, de lâaccabler, avec sa jeunesse, de souffler sur sa jalousie, en lui donnant le regret empoisonnĂ© de sa beautĂ© disparue ? VoilĂ quâelle devenait sa propre rivale, quâelle ne pouvait plus regarder son ancienne image, sans ĂȘtre mordue au cĆur dâune envie mauvaise ! Ah ! que cette image, cette Ă©tude faite dâaprĂšs elle, avait pesĂ© sur son existence ! Tout son malheur Ă©tait lĂ sa gorge montrĂ©e dâabord dans son sommeil ; puis, son corps vierge dĂ©vĂȘtu librement, en une minute de tendresse charitable ; puis, ce don dâelle-mĂȘme, aprĂšs les rires de la foule, huant sa nuditĂ© ; puis, sa vie entiĂšre, son abaissement Ă ce mĂ©tier de modĂšle, oĂč elle avait perdu jusquâĂ lâamour de son mari. Et elle renaissait, cette image, elle ressuscitait, plus vivante quâelle, pour achever de la tuer ; car il nây avait dĂ©sormais quâune Ćuvre, câĂ©tait la femme couchĂ©e de lâancienne toile qui se relevait Ă prĂ©sent, dans la femme debout du nouveau tableau. Alors, Ă chaque sĂ©ance, Christine se sentit vieillir. Elle abaissait sur elle des regards troubles, elle croyait voir se creuser des rides, se dĂ©former les lignes pures. Jamais elle ne sâĂ©tait Ă©tudiĂ©e ainsi, elle avait la honte et le dĂ©goĂ»t de son corps, ce dĂ©sespoir infini des femmes ardentes, lorsque lâamour les quitte avec leur beautĂ©. Ătait-ce donc pour cela quâil ne lâaimait plus, quâil allait passer les nuits chez dâautres, et quâil se rĂ©fugiait dans la passion hors nature de son Ćuvre ? Elle en perdait lâintelligence nette des choses, elle en tombait Ă une Ă©chĂ©ance, vivant en camisole et en jupe sales, nâayant plus la coquetterie de sa grĂące, dĂ©couragĂ©e par cette idĂ©e quâil devenait inutile de lutter, puisquâelle Ă©tait vieille. Un jour, Claude, enragĂ© par une mauvaise sĂ©ance, eut un cri terrible dont elle ne devait plus guĂ©rir. Il avait failli crever de nouveau sa toile, hors de lui, secouĂ© dâune de ces colĂšres, oĂč il semblait irresponsable. Et, se soulageant sur elle, le poing tendu â Non, dĂ©cidĂ©ment, je ne puis rien faire avec ça⊠Ah ! vois-tu, quand on veut poser, il ne faut pas avoir dâenfant ! RĂ©voltĂ©e sous lâoutrage, pleurante, elle courut se rhabiller. Mais ses mains sâĂ©garaient, elle ne trouvait pas ses vĂȘtements pour se couvrir assez vite. Tout de suite, lui, plein de remords, Ă©tait descendu la consoler. â Voyons, jâai eu tort, je suis un misĂ©rable⊠De grĂące, pose, pose encore un peu, pour me prouver que tu ne mâen veux point. Il la rattrapait, nue entre ses bras, il lui disputait sa chemise, quâelle avait dĂ©jĂ passĂ©e Ă moitiĂ©. Et elle pardonna une fois de plus, elle reprit la pose, si frĂ©missante, que des ondes douloureuses passaient le long de ses membres ; tandis que, dans son immobilitĂ© de statue, de grosses larmes muettes continuaient de tomber de ses joues sur sa gorge, oĂč elles ruisselaient. Son enfant, ah ! certes, oui, il aurait mieux fait de ne pas naĂźtre ! CâĂ©tait lui peut-ĂȘtre la cause de tout. Elle ne pleura plus, elle excusait dĂ©jĂ le pĂšre, elle se sentait une colĂšre sourde contre le pauvre ĂȘtre, pour qui sa maternitĂ© ne sâĂ©tait jamais Ă©veillĂ©e, et quâelle haĂŻssait maintenant, Ă cette idĂ©e quâil a pu, en elle, dĂ©truire lâamante. Pourtant, Claude sâobstinait cette fois, et il acheva le tableau, il jura quâil lâenverrait quand mĂȘme au Salon. Il ne quittait plus son Ă©chelle, il nettoyait les fonds jusquâĂ la nuit noire. Enfin, Ă©puisĂ©, il dĂ©clara quâil nây toucherait pas davantage ; et, ce jour-lĂ , comme Sandoz montait le voir, vers quatre heures, il ne le trouva point. Christine rĂ©pondit quâil venait de sortir, pour prendre lâair un moment sur la butte. La lente rupture sâĂ©tait aggravĂ©e entre Claude et les amis de lâancienne bande. Chacun de ces derniers avait Ă©courtĂ© et espacĂ© ses visites, mal Ă lâaise devant cette peinture troublante, de plus en plus bousculĂ© par le dĂ©traquage de cette admiration de jeunesse ; et, maintenant, tous Ă©taient en fuite, pas un nây retournait. GagniĂšre, lui, avait mĂȘme quittĂ© Paris, pour aller habiter lâune de ses maisons de Melun, oĂč il vivait chichement de la location de lâautre, aprĂšs sâĂȘtre mariĂ©, Ă la stupĂ©faction des camarades, avec sa maĂźtresse de piano, une vieille demoiselle qui lui jouait du Wagner, le soir. Quant Ă Mahoudeau, il allĂ©guait son travail, car il commençait Ă gagner quelque argent, grĂące Ă un fabricant de bronzes dâart qui lui faisait retoucher ses modĂšles. CâĂ©tait une autre histoire pour Jory, que personne ne voyait, depuis que Mathilde le tenait cloĂźtrĂ©, despotiquement elle le nourrissait Ă crever de petits plats, lâabĂȘtissait de pratiques amoureuses, le gorgeait de tout ce quâil aimait, Ă un tel point, que lui, lâancien coureur de trottoirs, lâavare qui ramassait ses plaisirs au coin des bornes pour ne pas les payer, en Ă©tait tombĂ© Ă une domesticitĂ© de chien fidĂšle, donnant les clefs de son argent, ayant en poche de quoi acheter un cigare, les jours seulement oĂč elle voulait bien lui laisser vingt sous ; on racontait mĂȘme quâen fille autrefois dĂ©vote, afin de consolider sa conquĂȘte, elle le jetait dans la religion et lui parlait de la mort, dont il avait une peur atroce. Seul, Fagerolles affectait une vive cordialitĂ© Ă lâĂ©gard de son vieil ami, lorsquâil le rencontrait, promettant toujours dâaller le voir, ce quâil ne faisait jamais du reste il avait tant dâoccupations, depuis son grand succĂšs, tambourinĂ©, affichĂ©, cĂ©lĂ©brĂ©, en marche pour toutes les fortunes et tous les honneurs ! Et Claude ne regrettait guĂšre que Dubuche, par une lĂąchetĂ© tendre des vieux souvenirs dâenfance, malgrĂ© les froissements que la diffĂ©rence de leurs natures avait amenĂ©s plus tard. Mais Dubuche, semblait-il, nâĂ©tait pas heureux non plus de son cĂŽtĂ©, comblĂ© de millions sans doute, et cependant misĂ©rable, en continuelle dispute avec son beau-pĂšre qui se plaignait dâavoir Ă©tĂ© trompĂ© sur ses capacitĂ©s dâarchitecte, obligĂ© de vivre dans les potions de sa femme malade et de ses deux enfants, des fĆtus venus avant terme, que lâon Ă©levait sous de la ouate. De toutes ces amitiĂ©s mortes, il nây avait donc que Sandoz qui parĂ»t connaĂźtre encore le chemin de la rue Tourlaque. Il y revenait pour le petit Jacques, son filleul, pour cette triste femme aussi, cette Christine dont le visage de passion, au milieu de cette misĂšre, le remuait profondĂ©ment, comme une de ces visions de grandes amoureuses quâil aurait voulu faire passer dans ses livres. Et, surtout, sa fraternitĂ© dâartiste augmentait, depuis quâil voyait Claude perdre pied, sombrer au fond de la folie hĂ©roĂŻque de lâart. Dâabord, il en Ă©tait restĂ© plein dâĂ©tonnement, car il avait cru Ă son ami plus quâĂ lui-mĂȘme, il se mettait le second depuis le collĂšge, en le plaçant trĂšs haut, au rang des maĂźtres qui rĂ©volutionnent une Ă©poque. Ensuite, un attendrissement douloureux lui Ă©tait venu de cette faillite du gĂ©nie, une amĂšre et saignante pitiĂ©, devant ce tourment effroyable de lâimpuissance. Est-ce quâon savait jamais, en art, oĂč Ă©tait le fou ? Tous les ratĂ©s le touchaient aux larmes, et plus le tableau ou le livre tombait Ă lâaberration, Ă lâeffort grotesque et lamentable, plus il frĂ©missait de charitĂ©, avec le besoin dâendormir pieusement dans lâextravagance de leurs rĂȘves ces foudroyĂ©s de lâĆuvre. Le jour oĂč Sandoz Ă©tait montĂ© sans trouver le peintre, il ne sâen alla pas, il insista, en voyant les yeux de Christine rougis de larmes. â Si vous pensez quâil doive rentrer bientĂŽt, je vais lâattendre. â Oh ! il ne peut tarder. â Alors, je reste, Ă moins que je ne vous dĂ©range. Jamais elle ne lâavait Ă©mu Ă ce point, avec son affaissement de femme dĂ©laissĂ©e, ses gestes las, sa parole lente, son insouciance de tout ce qui nâĂ©tait pas la passion dont elle brĂ»lait. Depuis une semaine peut-ĂȘtre, elle ne rangeait plus une chaise, nâessuyait plus un meuble, laissant sâaccomplir la dĂ©bĂącle du mĂ©nage, ayant Ă peine la force de se mouvoir elle-mĂȘme. Et câĂ©tait Ă serrer le cĆur, sous la lumiĂšre crue de la grande baie, cette misĂšre culbutant dans la saletĂ©, cette sorte de hangar mal crĂ©pi, nu et encombrĂ© de dĂ©sordre, oĂč lâon grelottait de tristesse, malgrĂ© le clair aprĂšs-midi de fĂ©vrier. Christine, pesamment, Ă©tait allĂ©e se rasseoir prĂšs dâun lit de fer, que Sandoz nâavait pas remarquĂ© en entrant. â Tiens ! demanda-t-il, est-ce que Jacques est malade ? Elle recouvrait lâenfant, dont les mains, sans cesse, repoussaient le drap. â Oui, il ne se lĂšve plus depuis trois jours. Nous avons apportĂ© lĂ son lit, pour quâil soit avec nous⊠Oh ! il nâa jamais Ă©tĂ© solide. Mais il va de moins en moins bien, câest dĂ©sespĂ©rant. Les regards fixes, elle parlait dâune voix monotone, et il sâeffraya, quand il se fut approchĂ©. BlĂȘme, la tĂȘte de lâenfant semblait avoir grossi encore, si lourde de crĂąne maintenant, quâil ne pouvait plus la porter. Elle reposait inerte, on lâaurait crue dĂ©jĂ morte, sans le souffle fort qui sortait des lĂšvres dĂ©colorĂ©es. â Mon petit Jacques, câest moi, câest ton parrain⊠Est-ce que tu ne veux pas me dire bonjour ? PĂ©niblement, la tĂȘte fit un vain effort pour se soulever, les paupiĂšres sâentrâouvrirent, montrant le blanc des yeux, puis se refermĂšrent. â Mais avez-vous vu un mĂ©decin ? Elle eut un haussement dâĂ©paules. â Oh ! les mĂ©decins ! est-ce quâils savent ?⊠Il en est venu un, il a dit quâil nây avait rien Ă faire⊠EspĂ©rons que ce sera une alerte encore. Le voilĂ qui a douze ans. Câest la croissance. Sandoz, glacĂ©, se tut, pour ne pas augmenter son inquiĂ©tude, puisquâelle ne paraissait pas voir la gravitĂ© du mal. Il se promena en silence, il sâarrĂȘta devant le tableau. â Ah ! ah ! ça marche, il est en bonne route, cette fois. â Il est fini. â Comment, fini ! Et, quand elle eut ajoutĂ© que la toile devait partir la semaine suivante pour le Salon, il resta gĂȘnĂ©, il sâassit sur le divan, en homme qui dĂ©sirait la juger sans hĂąte. Les fonds, les quais, la Seine, dâoĂč montait la pointe triomphale de la CitĂ©, demeuraient Ă lâĂ©tat dâĂ©bauche, mais dâĂ©bauche magistrale, comme si le peintre avait eu peur de gĂąter le Paris de son rĂȘve, en le finissant davantage. Ă gauche se trouvait aussi un groupe excellent, les dĂ©bardeurs qui dĂ©chargeaient les sacs de plĂątre, des morceaux trĂšs travaillĂ©s ceux-lĂ , dâune belle puissance de facture. Seulement, la barque des femmes, au milieu, trouait le tableau dâun flamboiement de chairs qui nâĂ©taient pas Ă leur place ; et la grande figure nue surtout, peinte dans la fiĂšvre, avait un Ă©clat, un grandissement dâhallucination dâune faussetĂ© Ă©trange et dĂ©concertante, au milieu des rĂ©alitĂ©s voisines. Sandoz, silencieux, se dĂ©sespĂ©rait, en face de cet avortement superbe. Mais il rencontra les yeux de Christine fixĂ©s sur lui, et il eut la force de murmurer â Ătonnante, oh ! la femme, Ă©tonnante ! Dâailleurs, Claude rentra au mĂȘme moment. Il eut une exclamation de joie en apercevant son vieil ami, il lui serra vigoureusement la main. Puis, il sâapprocha de Christine, baisa le petit Jacques, qui avait de nouveau rejetĂ© la couverture. â Comment va-t-il ? â Toujours la mĂȘme chose. â Bon ! bon ! il grandit trop, le repos le remettra. Je te disais bien de ne pas tâinquiĂ©ter. Et Claude alla sâasseoir sur le divan, prĂšs de Sandoz. Tous deux sâabandonnaient, se renversaient, couchĂ©s Ă demi, les regards en lâair, parcourant le tableau ; tandis que Christine, Ă cĂŽtĂ© du lit, ne regardait rien, ne semblait penser Ă rien, dans la dĂ©solation continue de son cĆur. Peu Ă peu, la nuit venait, la vive lumiĂšre de la baie vitrĂ©e pĂąlissait dĂ©jĂ , se dĂ©colorait en une tombĂ©e de crĂ©puscule, uniforme et lente. â Alors, câest dĂ©cidĂ©, ta femme mâa dit que tu lâenvoyais ? â Oui. â Tu as raison, il faut en sortir, de cette machine⊠Oh ! il y a des morceaux, lĂ -dedans ! Cette fuite du quai, Ă gauche ; et lâhomme qui soulĂšve un sac, en bas⊠Seulement⊠Il hĂ©sitait, il osa enfin. â Seulement, câest drĂŽle que tu te sois entĂȘtĂ© Ă laisser ces baigneuses nues⊠Ăa ne sâexplique guĂšre, je tâassure, et tu mâavais promis de les habiller, te souviens-tu ?⊠Tu y tiens donc bien, Ă ces femmes ? â Oui. Claude rĂ©pondait sĂšchement, avec lâobstination de lâidĂ©e fixe, qui dĂ©daigne mĂȘme de donner des raisons. Il avait croisĂ© les deux bras sous sa nuque, il se mit Ă parler dâautre chose, sans quitter des yeux son tableau, que le crĂ©puscule commençait Ă obscurcir dâune ombre fine. â Tu ne sais pas dâoĂč je viens ? Je viens de chez Courajod⊠Hein ? le grand paysagiste, le peintre de la Mare de Gagny, qui est au Luxembourg ! Tu te rappelles, je le croyais mort, et nous avons su quâil habitait une maison prĂšs dâici, de lâautre cĂŽtĂ© de la Butte, rue de lâAbreuvoir⊠Eh bien ! mon vieux, il me tracassait, Courajod. En allant prendre lâair parfois, jâavais dĂ©couvert sa baraque, je ne pouvais plus passer devant, sans avoir lâenvie dâentrer. Pense donc ! un maĂźtre, un gaillard qui a inventĂ© notre paysage dâĂ prĂ©sent, et qui vit lĂ , inconnu, fini, terrĂ© comme une taupe !⊠Puis, tu nâas pas idĂ©e de la rue ni de la cambuse une rue de campagne emplie de volailles, bordĂ©e de talus gazonnĂ©s ; une cambuse pareille Ă un jouet dâenfant, avec de petites fenĂȘtres, une petite porte, un petit jardin, oh ! le jardin, une lichette de terre en pente raide, plantĂ©e de quatre poiriers, encombrĂ©e de toute une basse-cour faite de planches verdies, de vieux plĂątres, de grillages en fer consolidĂ©s de ficelles⊠Sa voix se ralentissait, il clignait les paupiĂšres, comme si la prĂ©occupation de son tableau fĂ»t invinciblement rentrĂ©e en lui, lâenvahissant peu Ă peu, au point de le gĂȘner dans ce quâil disait. â Aujourdâhui, voilĂ que jâaperçois justement Courajod sur sa porte⊠Un vieux de quatre-vingts ans passĂ©s, ratatinĂ©, rapetissĂ© Ă la taille dâun gamin. Non ! il faut lâavoir rencontrĂ© avec ses sabots, son tricot de paysan, sa marmotte de vieille femme⊠Et, bravement, je mâapproche, je lui dis Monsieur Courajod, je vous connais bien, vous avez au Luxembourg un tableau qui est un chef-dâĆuvre, permettez Ă un peintre de vous serrer la main, ainsi quâĂ un maĂźtre. » Ah ! du coup, si tu lâavais vu prendre peur, bĂ©gayer, reculer, comme si je voulais le battre. Une fuite⊠Je lâavais suivi, il sâest calmĂ©, mâa montrĂ© ses poules, ses canards, ses lapins, ses chiens, une mĂ©nagerie extraordinaire, jusquâĂ un corbeau ! Il vit au milieu de ça, il ne parle plus quâĂ des bĂȘtes. Quant Ă lâhorizon, superbe ! toute la plaine Saint-Denis, des lieues et des lieues, avec des riviĂšres, des villes, des fabriques qui fument, des trains qui soufflent. Enfin, un vrai trou dâermite dans la montagne, le dos tournĂ© Ă Paris, les yeux lĂ -bas, dans la campagne sans bornes⊠Naturellement, je suis revenu Ă mon affaire. Oh ! monsieur Courajod, quel talent ! Si vous saviez lâadmiration que nous avons pour vous ! Vous ĂȘtes une de nos gloires, vous resterez comme notre pĂšre Ă tous. » Ses lĂšvres sâĂ©taient remises Ă trembler, il me regardait de son air dâĂ©pouvante stupide, il ne mâaurait pas repoussĂ© dâun geste plus suppliant, si jâavais dĂ©terrĂ© devant lui quelque cadavre de sa jeunesse ; et il mĂąchonnait des paroles sans suite, entre ses gencives, un zĂ©zaiement de vieillard retombĂ© en enfance, impossible Ă comprendre Sais pas⊠si loin⊠trop vieux⊠mâen fiche bien⊠» Bref, il mâa flanquĂ© dehors, je lâai entendu qui tournait sa clef violemment, qui se barricadait avec ses bĂȘtes, contre les tentatives dâadmiration de la rue⊠Ah ! ce grand homme finissant en Ă©picier retirĂ©, ce retour volontaire au nĂ©ant, avant la mort ! Ah ! la gloire, la gloire pour qui nous mourrons, nous autres ! De plus en plus Ă©touffĂ©e, sa voix sâĂ©teignit en un grand soupir douloureux. La nuit continuait Ă se faire, une nuit dont le flot peu Ă peu amassĂ© dans les coins montait dâune crue lente, inexorable, submergeant les pieds de la table et des chaises, toute la confusion des choses traĂźnant sur le carreau. DĂ©jĂ , le bas de la toile se noyait ; et lui, les yeux dĂ©sespĂ©rĂ©ment fixĂ©s, semblait Ă©tudier le progrĂšs des tĂ©nĂšbres, comme sâil eĂ»t enfin jugĂ© son Ćuvre, dans cette agonie du jour ; pendant que, au milieu du profond silence, on nâentendait plus que le souffle rauque du petit malade, prĂšs de qui apparaissait encore la silhouette noire de la mĂšre, immobile. Sandoz, alors, parla Ă son tour, les bras Ă©galement nouĂ©s sous la nuque, le dos renversĂ© sur un coussin du divan. â Est-ce quâon sait ? est-ce quâil ne vaudrait pas mieux vivre et mourir inconnu ? Quelle duperie, si cette gloire de lâartiste nâexistait pas plus que le paradis du catĂ©chisme, dont les enfants eux-mĂȘmes se moquent dĂ©sormais ! Nous qui ne croyons plus Ă Dieu, nous croyons Ă notre immortalité⊠Ah ! misĂšre ! Et, pĂ©nĂ©trĂ© par la mĂ©lancolie du crĂ©puscule, il se confessa, il dit ses propres tourments, que rĂ©veillait tout ce quâil sentait lĂ de souffrance humaine. â Tiens ! moi que tu envies peut-ĂȘtre, mon vieux, oui ! moi qui commence Ă faire mes affaires, comme disent les bourgeois, qui publie des bouquins et qui gagne quelque argent, eh bien ! moi, jâen meurs⊠Je te lâai rĂ©pĂ©tĂ© souvent, mais tu ne me crois pas, parce que le bonheur pour toi qui produis avec tant de peine, qui ne peux arriver au public, ce serait naturellement de produire beaucoup, dâĂȘtre vu, louĂ© ou Ă©reinté⊠Ah ! sois reçu au prochain Salon, entre dans le vacarme, fais dâautres tableaux, et tu me diras ensuite si cela te suffit, si tu es heureux enfin⊠Ăcoute, le travail a pris mon existence. Peu Ă peu, il mâa volĂ© ma mĂšre, ma femme, tout ce que jâaime. Câest le germe apportĂ© dans le crĂąne, qui mange la cervelle, qui envahit le tronc, les membres, qui ronge le corps entier. DĂšs que je saute du lit, le matin, le travail mâempoigne, me cloue Ă ma table, sans me laisser respirer une bouffĂ©e de grand air ; puis, il me suit au dĂ©jeuner, je remĂąche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, il mâaccompagne quand je sors, rentre dĂźner dans mon assiette, se couche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je nâai le pouvoir dâarrĂȘter lâĆuvre en train, dont la vĂ©gĂ©tation continue, jusquâau fond de mon sommeil⊠Et plus un ĂȘtre nâexiste en dehors, je monte embrasser ma mĂšre, tellement distrait, que dix minutes aprĂšs lâavoir quittĂ©e, je me demande si je lui ai rĂ©ellement dit bonjour. Ma pauvre femme nâa pas de mari, je ne suis plus avec elle, mĂȘme lorsque nos mains se touchent. Parfois, la sensation aiguĂ« me vient que je leur rends les journĂ©es tristes, et jâen ai un grand remords, car le bonheur est uniquement fait de bontĂ©, de franchise et de gaietĂ©, dans un mĂ©nage ; mais est-ce que je puis mâĂ©chapper des pattes du monstre ! Tout de suite, je retombe au somnambulisme des heures de crĂ©ation, aux indiffĂ©rences et aux maussaderies de mon idĂ©e fixe. Tant mieux si les pages du matin ont bien marchĂ©, tant pis si une dâelles est restĂ©e en dĂ©tresse ! La maison rira ou pleurera, selon le bon plaisir du travail dĂ©vorateur⊠Non ! non ! plus rien nâest Ă moi, jâai rĂȘvĂ© des repos Ă la campagne, des voyages lointains, dans mes jours de misĂšre ; et, aujourdâhui que je pourrais me contenter, lâĆuvre commencĂ©e est lĂ qui me cloĂźtre pas une sortie au soleil matinal, pas une escapade chez un ami, pas une folie de paresse ! JusquâĂ ma volontĂ© qui y passe, lâhabitude est prise, jâai fermĂ© la porte du monde derriĂšre moi, et jâai jetĂ© la clef par la fenĂȘtre⊠Plus rien, plus rien dans mon trou que le travail et moi, et il me mangera, et il nây aura plus rien, plus rien ! Il se tut, un nouveau silence rĂ©gna dans lâombre croissante. Puis, il recommença pĂ©niblement. â Encore si lâon se contentait, si lâon tirait quelque joie de cette existence de chien !⊠Ah ! je ne sais pas comment ils font, ceux qui fument des cigarettes et qui se chatouillent bĂ©atement la barbe en travaillant. Oui, il y en a, paraĂźt-il, pour lesquels la production est un plaisir facile, bon Ă prendre, bon Ă quitter, sans fiĂšvre aucune. Ils sont ravis, ils sâadmirent, ils ne peuvent Ă©crire deux lignes qui ne soient pas deux lignes dâune qualitĂ© rare, distinguĂ©e, introuvable⊠Eh bien ! moi, je mâaccouche avec les fers, et lâenfant, quand mĂȘme, me semble une horreur. Est-il possible quâon soit assez dĂ©pourvu de doute, pour croire en soi ? Cela me stupĂ©fie de voir des gaillards qui nient furieusement les autres, perdre toute critique, tout bon sens, lorsquâil sâagit de leurs enfants bĂątards. Eh ! câest toujours trĂšs laid, un livre ! il faut ne pas en avoir fait la sale cuisine, pour lâaimer⊠Je ne parle pas des potĂ©es dâinjures quâon reçoit. Au lieu de mâincommoder, elles mâexcitent plutĂŽt. Jâen vois que les attaques bouleversent, qui ont le besoin peu fier de se crĂ©er des sympathies. Simple fatalitĂ© de nature, certaines femmes en mourraient, si elles ne plaisaient pas. Mais lâinsulte est saine, câest une mĂąle Ă©cole que lâimpopularitĂ©, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huĂ©e des imbĂ©ciles. Il suffit de se dire quâon a donnĂ© sa vie Ă une Ćuvre, quâon nâattend ni justice immĂ©diate, ni mĂȘme examen sĂ©rieux, quâon travaille enfin sans espoir dâaucune sorte, uniquement parce que le travail bat sous votre peau comme le cĆur, en dehors de la volontĂ© ; et lâon arrive trĂšs bien Ă en mourir, avec lâillusion consolante quâon sera aimĂ© un jour⊠Ah ! si les autres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurs colĂšres ! Seulement, il y a moi, et moi, je mâaccable, je me dĂ©sole Ă ne plus vivre une minute heureux. Mon Dieu ! que dâheures terribles, dĂšs le jour oĂč je commence un roman ! Les premiers chapitres marchent encore, jâai de lâespace pour avoir du gĂ©nie ; ensuite, me voilĂ Ă©perdu, jamais satisfait de la tĂąche quotidienne, condamnant dĂ©jĂ le livre en train, le jugeant infĂ©rieur aux aĂźnĂ©s, me forgeant des tortures de pages, de phrases, de mots, si bien que les virgules elles-mĂȘmes prennent des laideurs dont je souffre. Et, quand il est fini, ah ! quand il est fini, quel soulagement ! non pas cette jouissance du monsieur qui sâexalte dans lâadoration de son fruit, mais le juron du portefaix qui jette bas le fardeau dont il a lâĂ©chine cassĂ©e⊠Puis, ça recommence ; puis, ça recommencera toujours ; puis, jâen crĂšverai, furieux contre moi, exaspĂ©rĂ© de nâavoir pas eu plus de talent, enragĂ© de pas laisser une Ćuvre plus complĂšte, plus haute, des livres sur des livres, lâentassement dâune montagne ; et jâaurai, en mourant, lâaffreux doute de la besogne faite, me demandant si câĂ©tait bien ça, si je ne devais pas aller Ă gauche, lorsque jâai passĂ© Ă droite ; et ma derniĂšre parole, mon dernier rĂąle sera pour vouloir tout refaire⊠Une Ă©motion lâavait pris, ses paroles sâĂ©tranglaient, il dut souffler un instant, avant de jeter ce cri passionnĂ©, oĂč sâenvolait tout son lyrisme impĂ©nitent â Ah ! une vie, une seconde vie, qui me la donnera, pour que le travail me la vole et pour que jâen meure encore ! La nuit sâĂ©tait faite, on nâapercevait plus la silhouette raidie de la mĂšre, il semblait que le souffle rauque de lâenfant vĂźnt des tĂ©nĂšbres, une dĂ©tresse Ă©norme et lointaine, montant des rues. De tout lâatelier, tombĂ© Ă un noir lugubre, la grande toile seule gardait une pĂąleur, un dernier reste de jour qui sâeffaçait. On voyait, pareille Ă une vision agonisante, flotter la figure nue, mais sans forme prĂ©cise, les jambes dĂ©jĂ Ă©vanouies, un bras mangĂ©, nâayant de net que la rondeur du ventre, dont la chair luisait, couleur de lune. AprĂšs un long silence, Sandoz demanda â Veux-tu que jâaille avec toi, lorsque tu accompagneras lĂ -bas ton tableau ? Claude ne lui rĂ©pondant pas, il crut lâentendre pleurer. Ătait-ce la tristesse infinie, le dĂ©sespoir dont il venait dâĂȘtre secouĂ© lui-mĂȘme ? Il attendit, il rĂ©pĂ©ta sa question ; et le peintre, alors, aprĂšs avoir ravalĂ© un sanglot, bĂ©gaya enfin â Merci, mon vieux, le tableau reste, je ne lâenverrai pas. â Comment, tu Ă©tais dĂ©cidĂ© ? â Oui, oui, jâĂ©tais dĂ©cidé⊠Mais je ne lâavais pas vu, et je viens de le voir, sous ce jour qui tombait⊠Ah ! câest ratĂ©, ratĂ© encore, ah ! ça mâa tapĂ© dans les yeux comme un coup de poing, jâen ai eu la secousse au cĆur ! Ses larmes, maintenant, ruisselaient lentes et tiĂšdes, dans lâobscuritĂ© qui le cachait. Il sâĂ©tait contenu, et le drame dont lâangoisse silencieuse lâavait ravagĂ©, Ă©clatait malgrĂ© lui. â Mon pauvre ami, murmura Sandoz bouleversĂ©, câest dur Ă se dire, mais tu as peut-ĂȘtre raison tout de mĂȘme dâattendre, pour soigner des morceaux⊠Seulement, je suis furieux, car je vais croire que câest moi qui tâai dĂ©couragĂ©, avec mon Ă©ternel et stupide mĂ©contentement des choses. Claude, simplement, rĂ©pondit â Toi ! je ne tâĂ©coutais pas⊠Non, je regardais tout qui fichait le camp, dans cette sacrĂ©e toile. La lumiĂšre sâen allait, et il y a eu un moment, sous un petit jour gris, trĂšs fin, oĂč jâai brusquement vu clair oui, rien ne tient, les fonds seuls sont jolis, la femme nue dĂ©tonne comme un pĂ©tard, pas mĂȘme dâaplomb, les jambes mauvaises⊠Ah ! câĂ©tait Ă en crever du coup, jâai senti que la vie se dĂ©crochait dans ma carcasse⊠Puis, les tĂ©nĂšbres ont coulĂ© encore, encore un vertige, un engouffrement, la terre roulĂ©e au nĂ©ant du vide, la fin du monde ! Je nâai plus vu bientĂŽt que son ventre, dĂ©croissant comme une lune malade. Et tiens ! tiens ! Ă cette heure, il nây a plus rien dâelle, plus une lueur, elle est morte, toute noire ! En effet, le tableau, Ă son tour, avait complĂštement disparu. Mais le peintre sâĂ©tait levĂ©, on lâentendit jurer dans la nuit Ă©paisse. â Nom de Dieu, ça ne fait rien⊠Je vais mây remettre⊠Christine, qui, elle aussi, avait quittĂ© sa chaise, et contre laquelle il se heurtait, lâinterrompit. â Prends garde, jâallume la lampe. Elle lâalluma, elle reparut trĂšs pĂąle, jetant vers le tableau un regard de crainte et de haine. Eh quoi ! il ne partait pas, lâabomination recommençait ! â Je vais mây remettre, rĂ©pĂ©ta Claude, et il me tuera, et il tuera ma femme, mon enfant, toute la baraque, mais ce sera un chef-dâĆuvre, nom de Dieu ! Christine alla se rasseoir, on revint prĂšs de Jacques, qui sâĂ©tait dĂ©couvert, une fois encore, du tĂątonnement Ă©garĂ© de ses petites mains. Il soufflait toujours, inerte, la tĂȘte enfoncĂ©e dans lâoreiller, pareille Ă un poids dont le lit craquait. En partant, Sandoz dit ses craintes. La mĂšre semblait hĂ©bĂ©tĂ©e, le pĂšre retournait dĂ©jĂ devant sa toile, lâĆuvre Ă crĂ©er, dont lâillusion passionnĂ©e combattait en lui la rĂ©alitĂ© douloureuse de son enfant, cette chair vivante de sa chair. Le lendemain matin, Claude achevait de sâhabiller, lorsquâil entendit la voix effarĂ©e de Christine. Elle aussi venait de sâĂ©veiller en sursaut, du lourd sommeil qui lâavait engourdie sur la chaise, pendant quâelle gardait le malade. â Claude ! Claude ! vois donc⊠Il est mort. Il accourut, les yeux gros, trĂ©buchant, sans comprendre, rĂ©pĂ©tant dâun air de profonde surprise â Comment, il est mort ? Un instant, ils restĂšrent bĂ©ants au-dessus du lit. Le pauvre ĂȘtre, sur le dos, avec sa tĂȘte trop grosse dâenfant du gĂ©nie, exagĂ©rĂ©e jusquâĂ lâenflure des crĂ©tins, ne paraissait pas avoir bougĂ© depuis la veille ; seulement, sa bouche Ă©largie, dĂ©colorĂ©e, ne soufflait plus, et ses yeux vides sâĂ©taient ouverts. Le pĂšre le toucha, le trouva dâun froid de glace. â Câest vrai, il est mort. Et leur stupeur Ă©tait telle, quâun instant encore ils demeurĂšrent les yeux secs, uniquement frappĂ©s de la brutalitĂ© de lâaventure, quâils jugeaient incroyable. Puis, les genoux cassĂ©s, Christine sâabattit devant le lit ; et elle pleurait Ă grands sanglots, qui la secouaient toute, les bras tordus, le front au bord du matelas. Dans ce premier moment terrible, son dĂ©sespoir sâaggravait surtout dâun poignant remords, celui de ne lâavoir pas aimĂ© assez, le pauvre enfant. Une vision rapide dĂ©roulait les jours, chacun dâeux lui apportait un regret, des paroles mauvaises, des caresses diffĂ©rĂ©es, des rudesses mĂȘme parfois. Et câĂ©tait fini, jamais plus elle ne le dĂ©dommagerait du vol quâelle lui avait fait de son cĆur. Lui quâelle trouvait si dĂ©sobĂ©issant, il venait de trop obĂ©ir. Elle lui avait tant de fois rĂ©pĂ©tĂ©, quand il jouait Tiens-toi tranquille, laisse travailler ton pĂšre ! » quâĂ la fin il Ă©tait sage, pour longtemps. Cette idĂ©e la suffoqua, chaque sanglot lui arrachait un cri sourd. Claude sâĂ©tait mis Ă marcher, dans un besoin nerveux de changer de place. La face convulsĂ©e, il ne pleurait que de grosses larmes rares, quâil essuyait rĂ©guliĂšrement, dâun revers de main. Et, quand il passait devant le petit cadavre, il ne pouvait sâempĂȘcher de lui jeter un regard. Les yeux fixes, grands ouverts, semblaient exercer sur lui une puissance. Dâabord, il rĂ©sista, lâidĂ©e confuse se prĂ©cisait, finissait par ĂȘtre une obsession. Il cĂ©da enfin, alla prendre une petite toile, commença une Ă©tude de lâenfant mort. Pendant les premiĂšres minutes, ses larmes lâempĂȘchĂšrent de voir, noyant tout dâun brouillard il continuait de les essuyer, sâentĂȘtait dâun pinceau tremblant. Puis, le travail sĂ©cha ses paupiĂšres, assura sa main ; et, bientĂŽt, il nây eut plus lĂ son fils glacĂ©, il nây eut quâun modĂšle, un sujet dont lâĂ©trange intĂ©rĂȘt le passionna. Ce dessin exagĂ©rĂ© de la tĂȘte, ce ton de cire des chairs, ces yeux pareils Ă des trous sur le vide, tout lâexcitait, le chauffait dâune flamme. Il se reculait, se complaisait, souriait vaguement Ă son Ćuvre. Lorsque Christine se releva, elle le trouva ainsi Ă la besogne. Alors, reprise dâun accĂšs de larmes, elle dit seulement â Ah ! tu peux le peindre, il ne bougera plus ! Durant cinq heures, Claude travailla. Et, le surlendemain, lorsque Sandoz le ramena du cimetiĂšre, aprĂšs lâenterrement, il frĂ©mit de pitiĂ© et dâadmiration devant la petite toile. CâĂ©tait un des bons morceaux de jadis, un chef-dâĆuvre de clartĂ© et de puissance, avec une immense tristesse en plus, la fin de tout, la vie mourant de la mort de cet enfant. Mais Sandoz, qui se rĂ©criait, plein dâĂ©loges, resta saisi dâentendre Claude lui dire â Vrai, tu aimes ça ?⊠Alors, tu me dĂ©cides. Puisque lâautre machine nâest pas prĂȘte, je vais envoyer ça au Salon. X La veille, Claude avait portĂ© lâEnfant mort au Palais-de-lâIndustrie, lorsquâil rencontra Fagerolles, un matin quâil vaguait du cĂŽtĂ© du parc Monceau. â Comment ! câest toi, mon vieux ! sâĂ©cria cordialement ce dernier. Et quâest-ce que tu deviens, quâest-ce que tu fais ? On se voit si peu ! Puis, lorsque lâautre lui eut parlĂ© de son envoi au Salon, de cette petite toile, dont il Ă©tait plein, il ajouta â Ah ! tu as envoyĂ©, mais alors je vais te faire recevoir ça. Tu sais que, cette annĂ©e, je suis candidat au jury. En effet, dans le tumulte et lâĂ©ternel mĂ©contentement des artistes, aprĂšs des tentatives de rĂ©formes vingt fois reprises, puis abandonnĂ©es, lâadministration venait de confier aux exposants le droit dâĂ©lire eux-mĂȘmes les membres du jury dâadmission ; et cela bouleversait le monde de la peinture et de la sculpture, une vĂ©ritable fiĂšvre Ă©lectorale sâĂ©tait dĂ©clarĂ©e, les ambitions, les coteries, les intrigues, toute la basse cuisine qui dĂ©shonore la politique. â Je tâemmĂšne, continua Fagerolles. Il faut que tu visites mon installation, mon petit hĂŽtel, oĂč tu nâas pas encore mis les pieds, malgrĂ© tes promesses⊠Câest lĂ , tout prĂšs, au coin de lâavenue de Villiers. Et Claude, dont il avait pris gaiement le bras, dut le suivre. Il Ă©tait envahi dâune lĂąchetĂ©, cette idĂ©e que son ancien camarade pourrait le faire recevoir, lâemplissait Ă la fois de honte et de dĂ©sir. Sur lâavenue, devant le petit hĂŽtel, il sâarrĂȘta, pour en regarder la façade, un dĂ©coupage coquet et prĂ©cieux dâarchitecte, la reproduction exacte dâune maison renaissance de Bourges, avec les fenĂȘtres Ă meneaux, la tourelle dâescalier, le toit historiĂ© de plomb. CâĂ©tait un vrai bijou de fille ; et il demeura surpris, lorsque, en se retournant, il aperçut, Ă lâautre bord de la chaussĂ©e, lâhĂŽtel royal dâIrma BĂ©cot, oĂč il avait passĂ© une nuit dont le souvenir lui restait comme un rĂȘve. Vaste, solide, presque sĂ©vĂšre, ce dernier gardait une importance de palais, en face de son voisin, lâartiste, rĂ©duit Ă une fantaisie de bibelot. â Hein ? cette Irma, dit Fagerolles, avec une nuance de respect, elle en a, une cathĂ©drale !⊠Ah ! dame, moi, je ne vends que de la peinture !⊠Entre donc. LâintĂ©rieur Ă©tait dâun luxe magnifique et bizarre de vieilles tapisseries, de vieilles armes, un amas de meubles anciens, de curiositĂ©s de la Chine et du Japon, dĂšs le vestibule ; une salle Ă manger, Ă gauche, toute en panneaux de laque, tendue au plafond dâun dragon rouge ; un escalier de bois sculptĂ©, oĂč flottaient des banniĂšres, oĂč montaient en panaches des plantes vertes. Mais, en haut, lâatelier surtout Ă©tait une merveille, assez Ă©troit, sans un tableau, entiĂšrement recouvert de portiĂšres dâOrient, occupĂ© dâun bout par une cheminĂ©e Ă©norme, dont les chimĂšres portaient la hotte, empli Ă lâautre bout par un vaste divan sous une tente, tout un monument, des lances soutenant en lâair le dais somptueux des tentures, au-dessus dâun entassement de tapis, de fourrures et de coussins, presque au ras du parquet. Claude examinait, et une question lui venait aux lĂšvres, quâil retint. Est-ce que cela Ă©tait payĂ© ? DĂ©corĂ© de lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, Fagerolles exigeait, assurait-on, dix mille francs dâun portrait. Naudet, qui, aprĂšs lâavoir lancĂ©, exploitait maintenant son succĂšs par coupes rĂ©glĂ©es, ne lĂąchait pas un de ses tableaux Ă moins de vingt, trente, quarante mille francs. Les commandes seraient tombĂ©es chez lui dru comme grĂȘle, si le peintre nâavait pas affectĂ© le dĂ©dain, lâaccablement de lâhomme dont on se disputait les moindres Ă©bauches. Et, cependant, ce luxe Ă©talĂ© sentait la dette, il nây avait que des acomptes donnĂ©s aux fournisseurs, tout lâargent, cet argent gagnĂ© comme Ă la Bourse, dans les coups de hausse, filait entre les doigts, se dĂ©pensait sans quâon en retrouvĂąt la trace. Du reste, Fagerolles, encore en pleine flamme de cette brusque fortune, ne comptait pas, ne sâinquiĂ©tait pas, fort de lâespoir de vendre toujours, de plus en plus cher, glorieux de la grande situation quâil prenait dans lâart contemporain. Ă la fin, Claude remarqua une petite toile sur un chevalet de bois noir, drapĂ© de peluche rouge. CâĂ©tait tout ce qui traĂźnait du mĂ©tier, avec un casier Ă couleurs de palissandre et une boĂźte de pastel, oubliĂ©e sur un meuble. â TrĂšs fin, dit Claude, devant la petite toile, pour ĂȘtre aimable. Et ton Salon, il est envoyĂ© ? â Ah ! oui, Dieu merci ! Ce que jâai eu de monde ! Un vrai dĂ©filĂ© qui mâa tenu huit jours sur les jambes, du matin au soir⊠Je ne voulais pas exposer, ça dĂ©considĂšre. Naudet, lui aussi, sây opposait. Mais, que veux-tu ? on mâa tant sollicitĂ©, tous les jeunes gens dĂ©sirent me mettre du jury, pour que je les dĂ©fende⊠Oh ! mon tableau est bien simple, Un dĂ©jeuner, comme jâai nommĂ© ça, deux messieurs et trois dames sous des arbres, les invitĂ©s dâun chĂąteau qui ont emportĂ© une collation et qui la mangent dans une clairiĂšre⊠Tu verras, câest assez original. Sa voix hĂ©sitait, et quand il rencontra les yeux de Claude qui le regardait fixement, il acheva de se troubler, il plaisanta la petite toile, posĂ©e sur le chevalet. â Ăa, câest une cochonnerie que Naudet mâa demandĂ©e. Va, je nâignore pas ce qui me manque, un peu de ce que tu as de trop, mon vieux⊠Moi, tu sais, je tâaime toujours, je tâai encore dĂ©fendu hier chez des peintres. Il lui tapait sur les Ă©paules, il avait senti le mĂ©pris secret de son ancien maĂźtre, et il voulait le reprendre, par ses caresses dâautrefois, des cĂąlineries de gueuse disant Je suis une gueuse », pour quâon lâaime. Ce fut trĂšs sincĂšrement, dans une sorte de dĂ©fĂ©rence inquiĂšte, quâil lui promit encore de sâemployer de tout son pouvoir Ă la rĂ©ception de son tableau. Mais du monde arrivait, plus de quinze personnes entrĂšrent et sortirent en moins dâune heure des pĂšres qui amenaient de jeunes Ă©lĂšves, des exposants qui venaient se recommander, des camarades qui avaient Ă Ă©changer des influences, jusquâĂ des femmes qui mettaient leur talent sous la protection de leur charme. Et il fallait voir le peintre faire son mĂ©tier de candidat, prodiguer les poignĂ©es de main, dire Ă lâun Câest si joli votre tableau de cette annĂ©e, ça me plaĂźt tant ! » sâĂ©tonner devant un autre Comment ! vous nâavez pas encore eu de mĂ©daille ! » rĂ©pĂ©ter Ă tous Ah ! si jâen Ă©tais, ce que je les ferais marcher ! » Il renvoyait les gens ravis, il poussait la porte sur chaque visite dâun air dâamabilitĂ© extrĂȘme, oĂč perçait le ricanement secret de lâancien rouleur de trottoirs. â Hein ? crois-tu ! dit-il Ă Claude, dans un moment oĂč ils se retrouvĂšrent seuls, en ai-je, du temps Ă perdre avec ces crĂ©tins ! Mais, comme il sâapprochait de la baie vitrĂ©e, il en ouvrit brusquement un des panneaux, et lâon distingua, de lâautre cĂŽtĂ© de lâavenue, Ă un des balcons de lâhĂŽtel dâen face, une forme blanche, une femme vĂȘtue dâun peignoir de dentelle, qui levait son mouchoir. Lui-mĂȘme agita la main, Ă trois fois. Puis, les deux fenĂȘtres se refermĂšrent. Claude avait reconnu Irma ; et, dans le silence qui sâĂ©tait fait, Fagerolles sâexpliqua tranquillement. â Tu vois, câest commode, on peut correspondre⊠Nous avons une tĂ©lĂ©graphie complĂšte. Elle mâappelle, il faut que jây aille⊠Ah ! mon vieux, en voilĂ une qui nous donnerait des leçons ! â Des leçons, de quoi ? â Mais de tout ! Un vice, un art, une intelligence !⊠Si je te disais que câest elle qui me fait peindre ! oui, parole dâhonneur, elle a un flair du succĂšs extraordinaire !⊠Et, avec ça, toujours voyou au fond, oh ! dâune drĂŽlerie, dâune rage si amusante, quand ça la prend de vous aimer ! Deux petites flammes rouges lui Ă©taient montĂ©es aux joues, tandis quâune sorte de vase remuĂ©e troublait un instant ses yeux. Ils sâĂ©taient remis ensemble, depuis quâils habitaient lâavenue ; on disait mĂȘme que lui, si adroit, rompu Ă toutes les farces du pavĂ© parisien, se laissait manger par elle, saignĂ© Ă chaque instant de quelque somme ronde, quâelle envoyait sa femme de chambre demander, pour un fournisseur, pour un caprice, pour rien souvent, pour lâunique plaisir de lui vider les poches ; et cela expliquait en partie la gĂȘne oĂč il Ă©tait, sa dette grandissante, malgrĂ© le mouvement continu qui enflait la cote de ses toiles. Dâailleurs, il nâignorait pas quâil Ă©tait chez elle le luxe inutile, une distraction de femme aimant la peinture, prise derriĂšre le dos des messieurs sĂ©rieux, payant en maris. Elle en plaisantait, il y avait entre eux comme le cadavre de leur perversitĂ©, un ragoĂ»t de bassesse, qui le faisait rire et sâexciter lui-mĂȘme de ce rĂŽle dâamant de cĆur, oublieux de tout lâargent quâil donnait. Claude avait remis son chapeau. Fagerolles piĂ©tinait, jetant des regards dâinquiĂ©tude vers lâhĂŽtel dâen face. â Je ne te renvoie pas, mais tu vois, elle mâattend⊠Eh bien ! câest convenu, ton affaire est faite, Ă moins quâon ne me nomme pas⊠Viens donc au Palais-de-lâIndustrie, le soir du dĂ©pouillement. Oh ! une bousculade, un vacarme ! et, du reste, tu saurais tout de suite si tu dois compter sur moi. Dâabord, Claude jura quâil ne se dĂ©rangerait point. Cette protection de Fagerolles lui Ă©tait lourde ; et il nâavait pourtant quâune peur, au fond, celle que le terrible gaillard ne tĂźnt pas sa promesse, par lĂąchetĂ© devant lâinsuccĂšs. Puis, le jour du vote, il ne put demeurer en place, il sâen alla rĂŽder aux Champs-ĂlysĂ©es, en se donnant le prĂ©texte dâune longue promenade. Autant lĂ quâailleurs ; car il avait cessĂ© tout travail, dans lâattente inavouĂ©e du Salon, et il recommençait ses interminables courses Ă travers Paris. Lui, ne pouvait voter, puisquâil fallait avoir Ă©tĂ© reçu au moins une fois. Mais, Ă plusieurs reprises, il passa devant le Palais-de-lâIndustrie, dont le trottoir lâintĂ©ressait, avec sa turbulence, son dĂ©filĂ© dâartistes Ă©lecteurs, que sâarrachaient des hommes en bourgerons sales, criant les listes, une trentaine de listes, de toutes les coteries, de toutes les opinions, la liste des ateliers de lâĂcole, la liste libĂ©rale, intransigeante, de conciliation, des jeunes, des dames. On eĂ»t dit, au lendemain dâune Ă©meute, la folie du scrutin, Ă la porte dâune section. Le soir, dĂšs quatre heures, lorsque le vote fut terminĂ©, Claude ne rĂ©sista pas Ă la curiositĂ© de monter voir. Maintenant, lâescalier Ă©tait libre, entrait qui voulait. En haut, il tomba dans lâimmense salle du jury, dont les fenĂȘtres donnent sur les Champs-ĂlysĂ©es. Une table de douze mĂštres en occupait le centre ; tandis que, dans la cheminĂ©e monumentale, Ă lâun des bouts, brĂ»laient des arbres entiers. Et il y avait lĂ quatre ou cinq cents Ă©lecteurs, restĂ©s pour le dĂ©pouillement, mĂȘlĂ©s Ă des amis, Ă de simples curieux, parlant fort, riant, dĂ©chaĂźnant sous le haut plafond un grondement dâorage. DĂ©jĂ , autour de la table, des bureaux sâinstallaient, fonctionnaient, une quinzaine en tout, composĂ©s chacun dâun prĂ©sident et de deux scrutateurs. Mais il restait Ă en organiser trois ou quatre, et personne ne se prĂ©sentait plus, tous fuyaient, par crainte de lâĂ©crasante besogne qui clouait les gens de zĂšle une partie de la nuit. Justement, Fagerolles, sur la brĂšche depuis le matin, sâagitait, criait, pour dominer le vacarme. â Voyons, messieurs, il nous manque un homme !⊠Voyons, un homme de bonne volontĂ© par ici ! Et, Ă ce moment, ayant aperçu Claude, il se prĂ©cipita, lâamena de force. â Ah ! toi, tu vas me faire le plaisir de tâasseoir Ă cette place et de nous aider ! Câest pour la bonne cause, que diable ! Claude, du coup, se trouva prĂ©sident dâun bureau, et il remplit sa fonction avec une gravitĂ© de timide, Ă©motionnĂ© au fond, ayant lâair de croire que la rĂ©ception de sa toile allait dĂ©pendre de sa conscience Ă cette besogne. Il appelait tout haut les noms inscrits sur les listes, quâon lui passait par petits paquets Ă©gaux pendant que ses deux scrutateurs les inscrivaient. Et cela dans le plus effroyable des charivaris, dans le bruit cinglant de grĂȘle de ces vingt, trente noms criĂ©s ensemble par des voix diffĂ©rentes, au milieu du ronflement continu de la foule. Comme il ne pouvait rien faire sans passion, il sâanimait, dĂ©sespĂ©rĂ© quand une liste ne contenait pas le nom de Fagerolles, heureux dĂšs quâil avait Ă lancer ce nom une fois de plus. Du reste, il goĂ»tait souvent cette joie, car le camarade sâĂ©tait rendu populaire, se montrant partout, frĂ©quentant les cafĂ©s oĂč se tenaient des groupes influents, risquant mĂȘme des professions de foi, sâengageant vis-Ă -vis des jeunes, sans nĂ©gliger de saluer trĂšs bas les membres de lâInstitut. Une sympathie gĂ©nĂ©rale montait, Fagerolles Ă©tait lĂ comme lâenfant gĂątĂ© de tous. Vers six heures, par cette pluvieuse journĂ©e de mars, la nuit tomba. Les garçons apportĂšrent des lampes ; et des artistes mĂ©fiants, des profils muets et sombres qui surveillaient le dĂ©pouillement dâun Ćil oblique, se rapprochĂšrent. Dâautres commençaient les farces, risquaient des cris dâanimaux, lĂąchaient un essai de tyrolienne. Mais ce fut Ă huit heures seulement, lorsquâon servit la collation, des viandes froides et du vin, que la gaietĂ© dĂ©borda. On vidait violemment les bouteilles, on sâempiffrait au petit bonheur des plats attrapĂ©s, câĂ©tait une kermesse en goguette, dans cette salle gĂ©ante, que les bĂ»ches de la cheminĂ©e Ă©clairaient dâun reflet de forge. Puis, tous fumĂšrent, la fumĂ©e brouilla dâune vapeur la lumiĂšre jaune des lampes ; tandis que, sur le parquet, traĂźnaient les bulletins jetĂ©s pendant le vote, une couche Ă©paisse de papiers, salis encore des bouchons, des miettes de pain, des quelques assiettes cassĂ©es, tout un fumier oĂč sâenfonçaient les talons des bottes. On se lĂąchait, un petit sculpteur pĂąle monta sur une chaise pour haranguer le peuple, un peintre Ă la moustache raide, sous un nez crochu, enfourcha une chaise et galopa autour de la table, saluant, faisant lâEmpereur. Peu Ă peu, cependant, beaucoup se lassaient, sâen allaient. Vers onze heures, on nâĂ©tait plus que deux cents. Mais, aprĂšs minuit, il revint du monde, des flĂąneurs en habit noir et en cravate blanche, qui sortaient du théùtre ou de soirĂ©e, piquĂ©s du dĂ©sir de connaĂźtre avant Paris les rĂ©sultats du scrutin. Il arriva aussi des reporters ; et on les voyait sâĂ©lancer hors de la salle, un Ă un, dĂšs quâune addition partielle leur Ă©tait communiquĂ©e. Claude, enrouĂ©, appelait toujours. La fumĂ©e et la chaleur devenaient intolĂ©rables, une odeur dâĂ©table montait de la jonchĂ©e boueuse du sol. Une heure du matin, puis deux heures sonnĂšrent. Il dĂ©pouillait, il dĂ©pouillait, et la conscience quâil y mettait, lâattardait tellement, que les autres bureaux avaient depuis longtemps fini leur travail, quand le sien se trouvait empĂȘtrĂ© encore dans des colonnes de chiffres. Enfin, toutes les additions furent centralisĂ©es, on proclama les rĂ©sultats dĂ©finitifs. Fagerolles Ă©tait nommĂ© le quinziĂšme sur quarante, de cinq places avant Bongrand, portĂ© sur la mĂȘme liste, mais dont le nom avait dĂ» ĂȘtre souvent rayĂ©. Et le jour pointait, lorsque Claude rentra rue Tourlaque, brisĂ© et ravi. Alors, pendant deux semaines, il vĂ©cut anxieux. Dix fois, il eut lâidĂ©e dâaller aux nouvelles, chez Fagerolles ; mais une honte le retenait. Dâailleurs, comme le jury procĂ©dait par ordre alphabĂ©tique, rien peut-ĂȘtre nâĂ©tait dĂ©cidĂ©. Et, un soir, il eut un coup au cĆur, sur le boulevard de Clichy, en voyant venir deux larges Ă©paules, dont le dandinement lui Ă©tait bien connu. CâĂ©tait Bongrand, qui parut embarrassĂ©. Le premier, il lui dit â Vous savez, lĂ -bas, avec ces bougres, ça ne marche guĂšre⊠Mais tout nâest pas perdu, nous veillons, Fagerolles et moi. Et comptez sur Fagerolles, car moi, mon bon, jâai une peur de chien de vous compromettre. La vĂ©ritĂ© Ă©tait que Bongrand se trouvait en continuelle hostilitĂ© avec Mazel, nommĂ© prĂ©sident du jury, un maĂźtre cĂ©lĂšbre de lâĂcole, le dernier rempart de la convention Ă©lĂ©gante et beurrĂ©e. Bien quâils se traitassent de chers collĂšgues, en Ă©changeant de grandes poignĂ©es de main, cette hostilitĂ© avait Ă©clatĂ© dĂšs le premier jour, lâun ne pouvait demander lâadmission dâun tableau, sans que lâautre votĂąt un refus. Au contraire, Fagerolles, Ă©lu secrĂ©taire, sâĂ©tait fait lâamuseur, le vice de Mazel, qui lui pardonnait sa dĂ©fection dâancien Ă©lĂšve, tant ce renĂ©gat lâadulait aujourdâhui. Du reste, le jeune maĂźtre, trĂšs rosse, comme disaient les camarades, se montrait pour les dĂ©butants, les audacieux, plus dur que les membres de lâInstitut ; et il ne sâhumanisait que lorsquâil voulait faire recevoir un tableau, abondant alors en inventions drĂŽles, intriguant, enlevant le vote avec des souplesses dâescamoteur. Ces travaux du jury Ă©taient une rude corvĂ©e, oĂč Bongrand lui-mĂȘme usait ses fortes jambes. Tous les jours, le travail se trouvait prĂ©parĂ© par les gardiens, un interminable rang de grands tableaux posĂ©s Ă terre, appuyĂ©s contre la cimaise, fuyant Ă travers les salles du premier Ă©tage, faisant le tour entier du Palais ; et, chaque aprĂšs-midi, dĂšs une heure, les quarante, ayant Ă leur tĂȘte le prĂ©sident, armĂ© dâune sonnette, recommençaient la mĂȘme promenade, jusquâĂ lâĂ©puisement de toutes les lettres de lâalphabet. Les jugements Ă©taient rendus debout, on bĂąclait le plus possible la besogne, rejetant sans vote les pires toiles ; pourtant, des discussions arrĂȘtaient parfois le groupe, on se querellait pendant dix minutes, on rĂ©servait lâĆuvre en cause pour la revision du soir ; tandis que deux hommes, tenant une corde de dix mĂštres, la raidissaient, Ă quatre pas de la ligne des tableaux, afin de maintenir Ă bonne distance le flot des jurĂ©s, qui poussaient dans le feu de la dispute, et dont les ventres, malgrĂ© tout, creusaient la corde. DerriĂšre le jury, marchaient les soixante-dix gardiens en blouse blanche, Ă©voluant sous les ordres dâun brigadier, faisant le tri Ă chaque dĂ©cision communiquĂ©e par les secrĂ©taires, les reçus sĂ©parĂ©s des refusĂ©s quâon emportait Ă lâĂ©cart, comme des cadavres aprĂšs la bataille. Et le tour durait deux grandes heures, sans un rĂ©pit, sans un siĂšge pour sâasseoir, tout le temps sur les jambes, dans un piĂ©tinement de fatigue, au milieu des courants dâair glacĂ©s, qui forçaient les moins frileux Ă sâenfouir au fond de paletots de fourrure. Aussi la collation de trois heures Ă©tait-elle la bienvenue un repos dâune demi-heure Ă un buffet, oĂč lâon trouvait du bordeaux, du chocolat, des sandwichs. CâĂ©tait lĂ que sâouvrait le marchĂ© aux concessions mutuelles, les Ă©changes dâinfluences et de voix. La plupart avait de petits carnets, pour nâoublier personne, dans la grĂȘle de recommandations qui sâabattait sur eux ; et ils le consultaient, ils sâengageaient Ă voter pour les protĂ©gĂ©s dâun collĂšgue, si celui-ci votait pour les leurs. Dâautres, au contraire, dĂ©tachĂ©s de ces intrigues, austĂšres ou insouciants, achevaient une cigarette, le regard perdu. Puis, la besogne reprenait, mais plus douce, dans une salle unique, oĂč il y avait des chaises, mĂȘme des tables, avec des plumes, du papier, de lâencre. Tous les tableaux qui nâatteignaient pas un mĂštre cinquante Ă©taient jugĂ©s lĂ , passaient au chevalet », rangĂ©s par dix ou douze le long dâune sorte de trĂ©teau, recouvert de serge verte. Beaucoup de jurĂ©s sâoubliaient bĂ©atement sur les siĂšges, plusieurs faisaient leur correspondance, il fallait que le prĂ©sident se fĂąchĂąt, pour avoir des majoritĂ©s prĂ©sentables. Parfois, un coup de passion soufflait, le vote Ă main levĂ©e Ă©tait rendu dans une telle fiĂšvre que des chapeaux et des cannes sâagitaient en lâair, au-dessus du flot tumultueux des tĂȘtes. Et ce fut lĂ , au chevalet, que lâEnfant mort parut enfin. Depuis huit jours, Fagerolles, dont le carnet dĂ©bordait de notes, se livrait Ă des marchandages compliquĂ©s pour trouver des voix en faveur de Claude ; mais lâaffaire Ă©tait dure, elle ne sâemmanchait pas avec ses autres engagements, il nâessuyait que des refus, dĂšs quâil prononçait le nom de son ami ; et il se plaignait de ne tirer aucune aide de Bongrand, qui, lui, nâavait pas de carnet, dâune telle maladresse dâailleurs, quâil gĂątait les meilleures causes, par des Ă©clats de franchises inopportuns. Vingt fois, Fagerolles aurait lĂąchĂ© Claude, sans lâobstination quâil mettait Ă vouloir essayer sa puissance, sur cette admission rĂ©putĂ©e impossible. On verrait bien sâil nâĂ©tait pas de taille dĂ©jĂ Ă violenter le jury. Peut-ĂȘtre y avait-il en outre, au fond de sa conscience, un cri de justice, le sourd respect pour lâhomme dont il volait le talent. Justement, ce jour-lĂ , Mazel Ă©tait dâune humeur dĂ©testable⊠DĂšs le dĂ©but de la sĂ©ance, le brigadier venait dâaccourir. â Monsieur Mazel, il y a eu une erreur, hier. On a refusĂ© un hors-concours⊠Vous savez le numĂ©ro 2530, une femme nue sous un arbre. En effet, la veille, on avait jetĂ© ce tableau Ă la fosse commune, dans le mĂ©pris unanime, sans remarquer quâil Ă©tait dâun vieux peintre classique, respectĂ© de lâInstitut ; et lâeffarement du brigadier, cette bonne farce dâune exĂ©cution involontaire, Ă©gayait les jeunes du jury, qui se mirent Ă ricaner, dâun air provocant. Mazel abominait ces histoires, quâil sentait dĂ©sastreuses pour lâautoritĂ© de lâĂcole. Il avait eu un geste de colĂšre, il dit sĂšchement â Eh bien ! repĂȘchez-le, portez-le aux reçus⊠Aussi, on faisait hier un bruit insupportable, Comment veut-on quâon juge de la sorte, au galop, si je ne puis pas mĂȘme obtenir le silence ! Il donna un terrible coup de sonnette. â Allons, messieurs, nous y sommes⊠Un peu de bonne volontĂ©, je vous prie. Par malheur, dĂšs les premiers tableaux posĂ©s sur le chevalet, il eut encore une mĂ©saventure. Entre autres, une toile attira son attention, tellement il la trouvait mauvaise, dâun ton aigre Ă agacer les dents ; et comme sa vue baissait, il se pencha pour voir la signature, en murmurant â Quel est donc le cochon⊠? Mais il se releva vivement, tout secouĂ© dâavoir lu le nom dâun de ses amis, un artiste qui Ă©tait, lui aussi, le rempart des saines doctrines. EspĂ©rant quâon ne lâavait pas entendu, il cria â Superbe !⊠Le numĂ©ro un, nâest-ce pas, messieurs ? On accorda le numĂ©ro un, lâadmission qui donnait droit Ă la cimaise. Seulement, on riait, on se poussait du coude. Il en fut trĂšs blessĂ© et devint farouche. Et ils en Ă©taient tous lĂ , beaucoup sâĂ©panchaient au premier regard, puis rattrapaient leurs phrases, dĂšs quâils avaient dĂ©chiffrĂ© la signature ; ce qui finissait par les rendre prudents, gonflant le dos, sâassurant du nom, lâĆil furtif, avant de se promener. Dâailleurs, lorsque passait lâĆuvre dâun collĂšgue, quelque toile suspecte dâun membre du jury, on avait la prĂ©caution de sâavertir dâun signe, derriĂšre les Ă©paules du peintre Prenez garde, pas de gaffe, câest de lui ! » MalgrĂ© lâĂ©nervement de la sĂ©ance, Fagerolles enleva une premiĂšre affaire. CâĂ©tait un Ă©pouvantable portrait, peint par un de ses Ă©lĂšves, dont la famille, trĂšs riche, le recevait. Il avait dĂ» emmener Mazel Ă lâĂ©cart, pour lâattendrir, en lui contant une histoire sentimentale, un malheureux pĂšre de trois filles, qui mourait de faim ; et le prĂ©sident sâĂ©tait longtemps fait prier que diable ! on lĂąchait la peinture, quand on avait faim ! on nâabusait pas Ă ce point de ses trois filles ! Il leva la main pourtant, seul avec Fagerolles. On protestait, on se fĂąchait, deux autres membres de lâInstitut se rĂ©voltaient eux-mĂȘmes, lorsque Fagerolles leur souffla trĂšs bas â Câest pour Mazel, câest Mazel qui mâa suppliĂ© de voter⊠Un parent, je crois. Enfin, il y tient. Et les deux acadĂ©miciens levĂšrent promptement la main, et une grosse majoritĂ© se dĂ©clara. Mais des rires, des mots dâesprit, des cris indignĂ©s Ă©clatĂšrent on venait de placer sur le chevalet lâEnfant mort. Et-ce quâon allait, maintenant, leur envoyer la Morgue ? Et les jeunes blaguaient la grosse tĂȘte, un singe crevĂ© dâavoir avalĂ© une courge, Ă©videmment ; et les vieux, effarĂ©s, reculaient. Fagerolles, tout de suite, sentit la partie perdue. Dâabord, il tĂącha dâescamoter le vote en plaisantant, selon sa manĆuvre adroite. â Voyons, messieurs, un vieux lutteur⊠Des paroles furieuses, lâinterrompirent. Ah ! non, pas celui-lĂ ! On le connaissait, le vieux lutteur ! Un fou qui sâentĂȘtait depuis quinze ans, un orgueilleux qui posait pour le gĂ©nie, qui avait parlĂ© de dĂ©molir le Salon, sans jamais y envoyer une toile possible ! Toute la haine de lâoriginalitĂ© dĂ©rĂ©glĂ©e, de la concurrence dâen face dont on a eu peur, de la force invincible qui triomphe, mĂȘme battue, grondait dans lâĂ©clat des voix. Non, non, Ă la porte ! Alors, Fagerolles eut le tort de sâirriter, lui aussi, cĂ©dant Ă la colĂšre de constater son peu dâinfluence sĂ©rieuse. â Vous ĂȘtes injustes, soyez justes au moins ! Du coup, le tumulte fut Ă son comble. On lâentourait, on le poussait, des bras sâagitaient menaçants, des phrases partaient comme des balles. â Monsieur, vous dĂ©shonorez le jury. â Si vous dĂ©fendez ça, câest pour quâon mette votre nom dans les journaux. â Vous ne vous y connaissez-pas. Et, Fagerolles, hors de lui, perdant jusquâĂ la souplesse de sa blague, rĂ©pondit lourdement â Je mây connais autant que vous. â Tais-toi donc ! reprit un camarade, un petit peintre blond trĂšs rageur, tu ne vas pas vouloir nous faire avaler un pareil navet ! Oui, oui, un navet ! tous rĂ©pĂ©taient le nom avec conviction, ce mot quâils jetaient dâhabitude aux derniĂšres des croĂ»tes, Ă la peinture pĂąle, froide, et plate des barbouilleurs. â Câest bon, dit enfin Fagerolles, les dents serrĂ©es, je demande le vote. Depuis que la discussion sâaggravait, Mazel agitait sa sonnette sans relĂąche, trĂšs rouge de voir son autoritĂ© mĂ©connue. â Messieurs, allons, messieurs⊠Câest extraordinaire, quâon ne puisse sâentendre sans crier⊠Messieurs, je vous en prie⊠Enfin, il obtint un peu de silence. Au fond, il nâĂ©tait pas mauvais homme. Pourquoi ne recevrait-on pas ce petit tableau, bien quâil le jugeĂąt exĂ©crable ? On en recevait tant dâautres ! â Voyons, messieurs, on demande le vote. Lui-mĂȘme allait peut-ĂȘtre lever la main, lorsque Bongrand, muet jusque-lĂ , le sang aux joues, dans une colĂšre quâil contenait, partit brusquement, hors de propos, lĂącha ce cri de sa conscience rĂ©voltĂ©e â Mais, nom de Dieu ! il nây en a pas quatre parmi nous capables de foutre un pareil morceau ! Des grognements coururent, le coup de massue Ă©tait si rude, que personne ne rĂ©pondit. â Messieurs, on demande le vote, rĂ©pĂ©ta Mazel, devenu pĂąle, la voix sĂšche. Et le ton suffit, câĂ©tait la haine latente, les rivalitĂ©s fĂ©roces sous la bonhomie des poignĂ©es de main. Rarement, on en arrivait Ă ces querelles. Presque toujours, on sâentendait. Mais, au fond des vanitĂ©s ravagĂ©es, il y avait des blessures Ă jamais saignantes, des duels au couteau dont on agonisait en souriant. Bongrand et Fagerolles levĂšrent seuls la main, et lâEnfant mort, refusĂ©, nâeut plus que la chance dâĂȘtre repris, lors de la rĂ©vision gĂ©nĂ©rale. CâĂ©tait la besogne terrible, cette rĂ©vision gĂ©nĂ©rale. Le jury, aprĂšs ses vingt jours de sĂ©ances quotidiennes, avait beau sâaccorder deux journĂ©es de repos, afin de permettre aux gardiens de prĂ©parer le travail, il Ă©prouvait un frisson, lâaprĂšs-midi oĂč il tombait au milieu de lâĂ©talage des trois mille tableaux refusĂ©s, parmi lesquels il devait repĂȘcher un appoint, pour complĂ©ter le chiffre rĂ©glementaire de deux mille cinq cents Ćuvres reçues. Ah ! ces trois mille tableaux placĂ©s bout Ă bout, contre les cimaises de toutes les salles, autour de la galerie extĂ©rieure, partout enfin, jusque sur les parquets, Ă©tendus en mares stagnantes, entre lesquelles on mĂ©nageait de petits sentiers filant le long des cadres, une inondation, un dĂ©bordement qui montait, envahissait le Palais-de-lâIndustrie, le submergeait sous le flot trouble de tout ce que lâart peut rouler de mĂ©diocritĂ© et folie ! Et ils nâavaient quâune sĂ©ance, dâune heure Ă sept, six heures de galop dĂ©sespĂ©rĂ©, au travers de ce dĂ©dale ! Dâabord, ils tenaient bon contre la fatigue, les regards clairs ; mais, bientĂŽt, leurs jambes se cassaient Ă cette marche forcĂ©e, leurs yeux sâirritaient Ă ces couleurs dansantes ; et il fallait marcher toujours, voir et juger toujours, jusquâĂ dĂ©faillir de lassitude. DĂšs quatre heures, câĂ©tait une dĂ©route, une dĂ©bĂącle dâarmĂ©e battue. En arriĂšre, trĂšs loin, des jurĂ©s se traĂźnaient, hors dâhaleine. Dâautres, un Ă un, perdus entre les cadres, suivaient les sentiers Ă©troits, renonçant Ă en sortir, tournant sans espoir de trouver jamais le bout. Comment ĂȘtre justes, grand Dieu ! Que reprendre dans ce tas dâĂ©pouvante ? Au petit bonheur, sans bien distinguer un paysage dâun portrait, on complĂ©tait le nombre. Deux cents, deux cent quarante, encore huit, il en manquait encore huit, Celui-lĂ ? Non, cet autre ! Comme vous voudrez. Sept, huit, câĂ©tait fait ! Enfin, ils avaient trouvĂ© le bout, ils sâen allaient en bĂ©quillant, sauvĂ©s, libres ! Une nouvelle scĂšne les avait arrĂȘtĂ©s dans une salle, autour de lâEnfant mort, Ă©talĂ© Ă terre, parmi dâautres Ă©paves. Mais, cette fois, on plaisantait, un farceur feignait de trĂ©bucher et de mettre le pied au milieu de la toile, dâautres couraient le long des petits sentiers, comme pour chercher le vrai sens du tableau, dĂ©clarant quâil Ă©tait beaucoup mieux Ă lâenvers. Fagerolles se mit Ă blaguer, lui aussi. â Un peu de courage Ă la poche, messieurs. Voyez le tour, examinez, vous en aurez pour votre argent⊠De grĂące, messieurs, soyez gentils, reprenez-le, faites cette bonne action. Tous sâĂ©gayaient Ă lâentendre, mais ils refusaient plus rudement, dans la cruautĂ© de leur rire. Non, non, jamais ! â Le prends-tu pour ta charitĂ© ? cria la voix dâun camarade. CâĂ©tait un usage, les jurĂ©s avaient droit Ă une charitĂ© », chacun dâeux pouvait choisir dans le tas une toile, si exĂ©crable quâelle fĂ»t, et qui, dĂšs lors, se trouvait reçue sans examen. Dâordinaire, on faisait lâaumĂŽne de cette admission Ă des pauvres. Ces quarante repĂȘchĂ©s de la derniĂšre heure Ă©taient les mendiants de la porte, ceux quâon laissait se glisser au bas bout de la table, le ventre vide. â Pour ma charitĂ©, rĂ©pĂ©ta Fagerolles plein dâembarras, câest que jâen ai un autre, pour ma charité⊠Oui, des fleurs, dâune dame⊠Des ricanements lâinterrompirent. Ătait-elle jolie ? Ces messieurs, devant la peinture de femme, se montraient goguenards, sans galanterie aucune. Et lui, demeurait perplexe, car la dame en question Ă©tait une protĂ©gĂ©e dâIrma. Il tremblait Ă lâidĂ©e de la terrible scĂšne, sâil ne tenait pas sa promesse. Un expĂ©dient lui vint. â Tiens ! et vous, Bongrand ?⊠Vous pouvez bien le prendre pour votre charitĂ©, ce petit rigolo dâenfant mort ? Bongrand, le cĆur crevĂ©, indignĂ© de ce nĂ©goce, agita ses grands bras. â Moi ! je ferais cette injure Ă un vrai peintre !⊠Quâil soit donc plus fier, nom de Dieu ! quâil ne foute jamais rien au Salon ! Alors, comme on ricanait toujours, Fagerolles, voulant que la victoire lui restĂąt, se dĂ©cida, lâair superbe, en gaillard trĂšs fort qui ne craignait pas dâĂȘtre compromis. â Câest bon, je le prends pour ma charitĂ©. On cria bravo, on lui fit une ovation railleuse, de grands saluts, des poignĂ©es de main. Honneur au brave qui avait le courage de son opinion ! Et un gardien emporta entre ses bras la pauvre toile huĂ©e, cahotĂ©e, souillĂ©e ; et ce fut de la sorte quâun tableau du peintre de Plein air se trouva enfin reçu par le jury. DĂšs le lendemain matin, un billet de Fagerolles apprit Ă Claude, en deux lignes, quâil avait rĂ©ussi Ă faire passer lâEnfant mort, mais que cela nâavait pas Ă©tĂ© sans peine. Claude, malgrĂ© la joie de la nouvelle, Ă©prouva un serrement de cĆur cette briĂšvetĂ©, quelque chose de bienveillant, de pitoyable, toute lâhumiliation de lâaventure sortait de chaque mot. Un instant, il fut malheureux de cette victoire, Ă un point tel, quâil aurait voulu reprendre son Ćuvre et la cacher. Puis, cette dĂ©licatesse sâĂ©moussa, il retomba aux dĂ©faillances de sa fiertĂ© dâartiste, tant sa misĂšre humaine saignait de la longue attente du succĂšs. Ah ! ĂȘtre vu, arriver quand mĂȘme ! Il en Ă©tait aux capitulations derniĂšres, il se remit Ă souhaiter lâouverture du Salon, avec lâimpatience fĂ©brile dâun dĂ©butant, vivant dans une illusion qui lui montrait une foule, un flot de tĂȘtes moutonnant et acclamant sa toile. Peu Ă peu, Paris avait dĂ©crĂ©tĂ© Ă la mode le jour du vernissage, cette journĂ©e accordĂ©e aux seuls peintres autrefois, pour venir faire la toilette suprĂȘme de leurs tableaux. Maintenant, câĂ©tait une primeur, une de ces solennitĂ©s qui mettent la ville debout, qui la font se ruer dans un Ă©crasement de cohue. Depuis une semaine, la presse, la rue, le public appartenaient aux artistes. Ils tenaient Paris, il Ă©tait uniquement question dâeux, de leurs envois, de leurs faits, de leurs gestes, de tout ce qui touchait Ă leurs personnes un de ces engouements en coup de foudre, dont lâĂ©nergie soulĂšve les pavĂ©s, jusquâĂ des bandes de campagnards, de tourlourous et de bonnes dâenfant poussĂ©es les jours gratuits au travers des salles, jusquâĂ ce chiffre effrayant de cinquante mille visiteurs, par certains beaux dimanches, toute une armĂ©e, les arriĂšre-bataillons du menu peuple ignorant, suivant le monde, dĂ©filant, les yeux arrondis, dans cette grande boutique dâimages. Dâabord, Claude eut peur de ce jour fameux du vernissage, intimidĂ©, par la bousculade de beau monde dont on parlait, rĂ©solu Ă attendre le jour plus dĂ©mocratique de la vĂ©ritable ouverture. Il refusa mĂȘme Ă Sandoz de lâaccompagner. Puis, une telle fiĂšvre le brĂ»la, quâil partit brusquement, dĂšs huit heures, en se donnant Ă peine le temps dâavaler un morceau de pain et de fromage. Christine, qui ne sâĂ©tait pas senti le courage dâaller avec lui, le rappela, lâembrassa encore, Ă©mue, inquiĂšte. â Et, surtout, mon chĂ©ri, ne te fais pas de chagrin, quoi quâil arrive. Claude Ă©touffa un peu en entrant dans le salon dâhonneur, le cĆur battant dâavoir montĂ© vite le grand escalier. Il faisait dehors un limpide ciel de mai, le velum de toile, tendu sous les vitres du plafond, tamisait le soleil en une vive lumiĂšre blanche ; et, par des portes voisines, ouvertes sur la galerie du jardin, venaient des souffles humides, dâune fraĂźcheur frissonnante. Lui, un moment, reprit haleine, dans cet air qui sâalourdissait dĂ©jĂ , gardant une vague odeur de vernis, au milieu du musc discret des femmes. Il parcourut dâun coup dâĆil les tableaux des murs, une immense scĂšne de massacre en face, ruisselant de rouge, une colossale et pĂąle saintetĂ© Ă gauche, une commande de lâĂtat, la banale illustration dâune fĂȘte officielle Ă droite, puis des portraits, des paysages, des intĂ©rieurs, tous Ă©clatant en notes aigres, dans lâor trop neuf des cadres. Mais la peur quâil gardait du public fameux de cette solennitĂ©, lui fit ramener ses regards sur la foule peu Ă peu grossie. Le pouf circulaire, placĂ© au centre, et dâoĂč jaillissait une gerbe de plantes vertes, nâĂ©tait occupĂ© que par trois dames, trois monstres, abominablement mises, installĂ©es pour une journĂ©e de mĂ©disances. DerriĂšre lui, il entendit une voix rauque broyer de dures syllabes câĂ©tait un Anglais en veston Ă carreaux, expliquant la scĂšne de massacre Ă une femme jaune, enfouie au fond dâun cache-poussiĂšre de voyage. Des espaces restaient vides, des groupes se formaient, sâĂ©miettaient, allaient se reformer plus loin ; toutes les tĂȘtes Ă©taient levĂ©es, les hommes avaient des cannes, des paletots sur le bras, les femmes marchaient doucement, sâarrĂȘtaient en profil perdu ; et son Ćil de peintre Ă©tait surtout accrochĂ© par les fleurs de leurs chapeaux, trĂšs aiguĂ«s de ton, parmi les vagues sombres des hauts chapeaux de soie noire. Il aperçut trois prĂȘtres, deux simples soldats tombĂ©s lĂ on ne savait dâoĂč, des queues ininterrompues de messieurs dĂ©corĂ©s, des cortĂšges de jeunes filles et de mĂšres barrant la circulation. Cependant, beaucoup se connaissaient, il y avait, de loin, des sourires, des saluts, parfois une poignĂ©e de main rapide, au passage. Les voix demeuraient discrĂštes, couvertes par le roulement continu des pieds. Alors, Claude se mit Ă chercher son tableau. Il tĂącha de sâorienter dâaprĂšs les lettres, se trompa, suivit les salles de gauche. Toutes les portes sâouvraient Ă la file, câĂ©tait une profonde perspective de portiĂšres en vieille tapisserie, avec des angles de tableaux entrevus. Il alla jusquâĂ la grande salle de lâOuest, revint par lâautre enfilade, sans trouver sa lettre. Et, quand il retomba dans le salon dâhonneur, la cohue y avait grandi rapidement, on commençait Ă y marcher avec peine. Cette fois, ne pouvant avancer, il reconnut des peintres, le peuple des peintres, chez lui ce jour-lĂ , et qui faisait les honneurs de la maison un surtout, un ancien ami de lâatelier Boutin, jeune, dĂ©vorĂ© dâun besoin de publicitĂ©, travaillant pour la mĂ©daille, racolant tous les visiteurs de quelque influence et les amenant de force voir ses tableaux ; puis, le peintre, cĂ©lĂšbre, riche, qui recevait devant son Ćuvre, un sourire de triomphe aux lĂšvres, dâune galanterie affichante avec les femmes, dont il avait une cour sans cesse renouvelĂ©e ; puis, les autres, les rivaux qui sâexĂšcrent en se criant Ă pleine voix des Ă©loges, les farouches guettant dâune porte les succĂšs des camarades, les timides quâon ne ferait pas pour un empire passer dans leurs salles, les blagueurs cachant sous un mot drĂŽle la plaie saignante de leur dĂ©faite, les sincĂšres absorbĂ©s, tĂąchant de comprendre, distribuant dĂ©jĂ les mĂ©dailles ; et il y avait aussi les familles des peintres, une jeune femme, charmante, accompagnĂ©e dâun enfant coquettement pomponnĂ©, une bourgeoise revĂȘche, maigre, flanquĂ©e de deux laiderons en noir, une grosse mĂšre, Ă©chouĂ©e sur une banquette au milieu de toute une tribu de mioches mal mouchĂ©s, une dame mĂ»re, belle encore, qui regardait, avec sa grande fille, passer une gueuse, la maĂźtresse du pĂšre, toutes deux au courant, trĂšs calmes, Ă©changeant un sourire ; et il y avait encore les modĂšles, des femmes qui se tiraient par les bras, qui se montraient leurs corps les unes aux autres, dans les nuditĂ©s des tableaux, parlant haut, habillĂ©es sans goĂ»t, gĂątant leurs chairs superbes sous de telles robes, quâelles semblaient bossues, Ă cĂŽtĂ© des poupĂ©es bien mises, des Parisiennes dont rien ne serait restĂ©, au dĂ©ballage. Quand il se fut dĂ©gagĂ©, Claude enfila les portes de droite. Sa lettre Ă©tait de ce cĂŽtĂ©. Il visita les salles marquĂ©es dâun L, ne trouva rien. Peut-ĂȘtre sa toile, Ă©garĂ©e, confondue, avait-elle servi Ă boucher un trou ailleurs. Alors, comme il Ă©tait arrivĂ© dans la grande salle de lâEst, il se lança au travers des autres petites salles en retour, cette queue reculĂ©e, moins frĂ©quentĂ©e, oĂč les tableaux semblent se rembrunir dâennui, et qui est la terreur des peintres. LĂ encore, il ne dĂ©couvrit rien. Ahuri, dĂ©sespĂ©rĂ©, il vagabonda, sortit sur la galerie du jardin, continua de chercher, parmi le trop-plein des numĂ©ros dĂ©bordant au dehors, blafards et grelottants sous la lumiĂšre crue ; puis, aprĂšs dâautres courses lointaines, il retomba pour la troisiĂšme fois dans le salon dâhonneur. On sây Ă©crasait, maintenant. Le Paris cĂ©lĂšbre, riche, adorĂ©, tout ce qui Ă©clate en vacarme, le talent, le million, la grĂące, les maĂźtres du roman, du théùtre et du journal, les hommes de cercle, de cheval ou de Bourse, les femmes de tous les rangs, catins, actrices, mondaines, affichĂ©es ensemble, montaient en une houle accrue sans cesse ; et, dans la colĂšre de ses vaines recherches, il sâĂ©tonnait de la vulgaritĂ© des visages, vus de la sorte en masse, du disparate des toilettes, peu dâĂ©lĂ©gantes pour beaucoup de communes, du manque de majestĂ© de ce monde, Ă tel point, que la peur dont il avait tremblĂ© se changeait en mĂ©pris. Ătait-ce donc ces gens qui allaient encore huer son tableau, si on le retrouvait ? Deux petits reporters blonds complĂ©taient une liste des personnes Ă citer. Un critique affectait de prendre des notes sur les marges de son catalogue ; un autre professait, au centre dâun groupe de dĂ©butants ; un autre, les mains derriĂšre le dos, solitaire, demeurait plantĂ©, accablait chaque Ćuvre dâune impassibilitĂ© auguste. Et ce qui le frappait surtout, câĂ©tait cette bousculade de troupeau, cette curiositĂ© en bande sans jeunesse ni passion, lâaigreur des voix, la fatigue des visages, un air de souffrance mauvaise. DĂ©jĂ , lâenvie Ă©tait Ă lâĆuvre le monsieur qui fait de lâesprit avec les dames ; celui qui, sans un mot, regarde, hausse terriblement les Ă©paules, puis sâen va ; les deux qui restent un quart dâheure, coude Ă coude, appuyĂ©s Ă la planchette de la cimaise, le nez sur une petite toile, chuchotant trĂšs bas, avec des regards torves de conspirateurs. Mais Fagerolles venait de paraĂźtre ; et, au milieu du flux continuel des groupes, il nây avait plus que lui, la main tendue, se montrant partout Ă la fois, se prodiguant dans son double rĂŽle de jeune maĂźtre et de membre influent du jury. AccablĂ© dâĂ©loges, de remerciements, de rĂ©clamations, il avait une rĂ©ponse pour chacun, sans rien perdre de sa bonne grĂące. Depuis le matin, il supportait lâassaut des petits peintres de sa clientĂšle qui se trouvaient mal placĂ©s. CâĂ©tait le galop ordinaire de la premiĂšre heure, tous se cherchant, courant se voir, Ă©clatant en rĂ©criminations, en fureurs bruyantes, interminables on Ă©tait trop haut, le jour tombait mal, les voisinages tuaient lâeffet, on parlait de dĂ©crocher son tableau et de lâemporter. Un surtout sâacharnait, un grand maigre, relançant de salle en salle Fagerolles, qui avait beau lui expliquer son innocence il nây pouvait rien, on suivait lâordre des numĂ©ros de classement, les panneaux de chaque mur Ă©taient disposĂ©s par terre, puis accrochĂ©s, sans quâon favorisĂąt personne. Et il poussa lâobligeance jusquâĂ promettre son intervention, lors du remaniement des salles, aprĂšs les mĂ©dailles, sans arriver Ă calmer le grand maigre, qui continua de le poursuivre. Un instant, Claude fendit la foule pour lui demander oĂč lâon avait mis sa toile. Mais une fiertĂ© lâarrĂȘta, Ă le voir si entourĂ©. NâĂ©tait-ce pas imbĂ©cile et douloureux, ce continuel besoin dâun autre ? Du reste, il rĂ©flĂ©chissait brusquement quâil devait avoir sautĂ© toute une file de salons, Ă droite ; et, en effet, il y avait lĂ des lieues nouvelles de peinture. Il finit par dĂ©boucher dans une salle, oĂč la foule sâĂ©touffait, en tas devant un grand tableau qui occupait le panneau dâhonneur, au milieu. Dâabord, il ne put le voir, tant le flot des Ă©paules moutonnait, une muraille Ă©paissie de tĂȘtes, en rempart de chapeaux. On se ruait, dans une admiration bĂ©ante. Enfin, Ă force de se hausser sur la pointe des pieds, il aperçut la merveille, il reconnut le sujet, dâaprĂšs ce quâon lui en avait dit. CâĂ©tait le tableau de Fagerolles. Et il retrouvait son Plein air, dans ce DĂ©jeuner, la mĂȘme note blonde, la mĂȘme formule dâart, mais combien adoucie, truquĂ©e, gĂątĂ©e, dâune Ă©lĂ©gance dâĂ©pidĂ©mie, arrangĂ©e avec une adresse infinie pour les satisfactions basses du public. Fagerolles nâavait pas commis la faute de mettre ses trois femmes nues ; seulement, dans leurs toilettes osĂ©es de mondaines, il les avait dĂ©shabillĂ©es, lâune montrant sa gorge sous la dentelle transparente du corsage, lâautre dĂ©couvrant sa jambe droite jusquâau genou, en se renversant pour prendre une assiette, la troisiĂšme qui ne livrait pas un coin de sa peau, vĂȘtue dâune robe si Ă©troitement ajustĂ©e, quâelle en Ă©tait troublante dâindĂ©cence, avec sa croupe tendue de cavale. Quant aux deux messieurs, galants, en vestons de campagne, ils rĂ©alisaient le rĂȘve du distinguĂ© ; tandis quâun valet, au loin, tirait encore un panier du landau, arrĂȘtĂ© derriĂšre les arbres. Tout cela, les figures, les Ă©toffes, la nature morte du dĂ©jeuner, sâenlevait gaiement en plein soleil, sur les verdures assombries du fond ; et lâhabiletĂ© suprĂȘme Ă©tait dans cette forfanterie dâaudace, dans cette force menteuse qui bousculait juste assez la foule, pour la faire se pĂąmer. Une tempĂȘte dans un pot de crĂšme. Claude, ne pouvant sâapprocher, Ă©coutait des mots, autour de lui. Enfin, en voilĂ un qui faisait de la vraie vĂ©ritĂ© ! Il nâappuyait pas comme ces goujats de lâĂ©cole nouvelle, il savait tout mettre sans rien mettre. Ah ! les nuances, lâart des sous-entendus, le respect du public, les suffrages de la bonne compagnie ! Et avec ça une finesse, un charme, un esprit ! Ce nâĂ©tait pas lui qui se lĂąchait incongrument en morceaux passionnĂ©s, dâune crĂ©ation dĂ©bordante ; non, quand il avait pris trois notes sur nature, il donnait les trois notes, pas une de plus. Un chroniqueur qui arrivait, sâextasia, trouva le mot une peinture bien parisienne. On le rĂ©pĂ©ta, on ne passa plus sans dĂ©clarer ça bien parisien. Ces dos enflĂ©s, ces admirations montant en une marĂ©e dâĂ©chines, finissaient par exaspĂ©rer Claude ; et, pris du besoin de voir les tĂȘtes dont se composait un succĂšs, il tourna le tas, il manĆuvra de façon Ă sâadosser contre la cimaise. LĂ , il avait le public de face, dans le jour gris que filait la toile du plafond, Ă©teignant le milieu de la salle ; tandis que la lumiĂšre vive, glissĂ©e des bords de lâĂ©cran, Ă©clairait les tableaux des murs, dâune nappe blanche, oĂč lâor des cadres prenait le ton chaud du soleil. Tout de suite, il reconnut les gens qui lâavaient huĂ©, autrefois si ce nâĂ©tait pas ceux-lĂ , câĂ©taient leurs frĂšres ; mais sĂ©rieux, extasiĂ©s, embellis de respectueuse attention. Lâair mauvais des figures, cette fatigue de la lutte, cette bile de lâenvie tirant et jaunissant la peau, quâil avait remarquĂ©es dâabord, sâattendrissaient ici, dans lâunanime rĂ©gal dâun mensonge aimable. Deux grosses dames, la bouche ouverte, bĂąillaient dâaise. De vieux messieurs arrondissaient les yeux, dâun air entendu. Un mari expliquait tout bas le sujet Ă sa jeune femme, qui hochait le menton, dans un joli mouvement du col. Il y avait des Ă©merveillements bĂ©ats, Ă©tonnĂ©s, profonds, gais, austĂšres, des sourires inconscients, des airs mourants de tĂȘte. Les chapeaux noirs se renversaient Ă demi, les fleurs des femmes coulaient sur leurs nuques. Et tous ces visages sâimmobilisaient une minute, Ă©taient poussĂ©s, remplacĂ©s par dâautres qui leur ressemblaient, continuellement. Alors, Claude sâoublia, stupide devant ce triomphe. La salle devenait trop petite, toujours des bandes nouvelles sây entassaient. Ce nâĂ©taient plus les vides de la premiĂšre heure, les souffles froids montĂ©s du jardin, lâodeur de vernis errante encore ; maintenant, lâair sâĂ©chauffait, sâaigrissait du parfum des toilettes. BientĂŽt, ce qui domina, ce fut lâodeur de chien mouillĂ©. Il devait pleuvoir, une de ces averses brusques de printemps, car les derniers venus apportaient une humiditĂ©, des vĂȘtements lourds qui semblaient fumer, dĂšs quâils entraient dans la chaleur de la salle. En effet, des coups de tĂ©nĂšbres passaient, depuis un instant, sur lâĂ©cran du plafond. Claude, qui leva les yeux, devina un galop de grandes nuĂ©es fouettĂ©es de bise, des trombes dâeau battant les vitres de la baie. Une moire dâombres courait le long des murs, tous les tableaux sâobscurcissaient, le public se noyait de nuit ; jusquâĂ ce que, la nuĂ©e emportĂ©e, le peintre revĂźt sortir les tĂȘtes de ce crĂ©puscule, avec les mĂȘmes bouches rondes, les mĂȘmes yeux ronds de ravissement imbĂ©cile. Mais une autre amertume Ă©tait rĂ©servĂ©e Ă Claude. Il aperçut, sur le panneau de gauche, le tableau de Bongrand, en pendant Ă celui de Fagerolles. Et, devant celui-lĂ , personne ne se bousculait, les visiteurs dĂ©filaient avec indiffĂ©rence. CâĂ©tait pourtant lâeffort suprĂȘme, le coup que le grand peintre cherchait Ă porter depuis des annĂ©es, une derniĂšre Ćuvre enfantĂ©e dans le besoin de se prouver la virilitĂ© de son dĂ©clin. La haine quâil nourrissait contre la Noce au village, ce premier chef-dâĆuvre dont on avait Ă©crasĂ© sa vie de travailleur, venait de le pousser Ă choisir le sujet contraire et symĂ©trique lâEnterrement au village, un convoi de jeune fille, dĂ©bandĂ© parmi des champs de seigle et dâavoine. Il luttait contre lui-mĂȘme, on verrait bien sâil Ă©tait fini, si lâexpĂ©rience de ses soixante ans ne valait pas la fougue heureuse de sa jeunesse ; et lâexpĂ©rience Ă©tait battue, lâĆuvre allait ĂȘtre un insuccĂšs morne, une de ces chutes sourdes de vieil homme, qui nâarrĂȘtent mĂȘme pas les passants. Des morceaux de maĂźtre sâindiquaient toujours, lâenfant de chĆur tenant la croix, le groupe des filles de la Vierge portant la biĂšre, et dont les robes blanches, plaquĂ©es sur des chairs rougeaudes, faisaient un joli contraste avec lâendimanchement noir du cortĂšge, au travers des verdures ; seulement, le prĂȘtre en surplis, la fille Ă la banniĂšre, la famille derriĂšre le corps, toute la toile dâailleurs Ă©tait dâune facture sĂšche, dĂ©sagrĂ©able de science, raidie par lâobstination. Il y avait lĂ un retour inconscient, fatal, au romantisme tourmentĂ©, dâoĂč Ă©tait parti lâartiste, autrefois. Et câĂ©tait bien le pis de lâaventure, lâindiffĂ©rence du public avait sa raison dans cet art dâune autre Ă©poque, dans cette peinture cuite et un peu terne, qui ne lâaccrochait plus au passage, depuis la vogue des grands Ă©blouissements de lumiĂšre. Justement, Bongrand, avec lâhĂ©sitation dâun dĂ©butant timide, entra dans la salle, et Claude eut le cĆur serrĂ©, en le voyant jeter un coup dâĆil Ă son tableau solitaire, puis un autre Ă celui de Fagerolles, qui faisait Ă©meute. En cette minute, le peintre dut avoir la conscience aiguĂ« de sa fin. Si, jusque-lĂ , la peur de sa lente dĂ©chĂ©ance lâavait dĂ©vorĂ©, ce nâĂ©tait quâun doute ; et, maintenant, il avait une brusque certitude, il se survivait, son talent Ă©tait mort, jamais plus il nâenfanterait des Ćuvres vivantes. Il devint trĂšs pĂąle, il eut un mouvement pour fuir, lorsque le sculpteur Chambouvard, qui arrivait par lâautre porte avec sa queue ordinaire de disciples, lâinterpella, de sa voix grasse, sans se soucier des personnes prĂ©sentes. â Ah ! farceur, je vous y prends, Ă vous admirer ! Lui, cette annĂ©e-lĂ , avait une Moissonneuse exĂ©crable, une de ces figures stupidement ratĂ©es, qui semblaient des gageures, sorties de ses puissantes mains ; et il nâen Ă©tait pas moins rayonnant, certain dâun chef-dâĆuvre de plus, promettant son infaillibilitĂ© de dieu, au milieu de la foule, quâil nâentendait pas rire. Sans rĂ©pondre, Bongrand le regarda de ses yeux brĂ»lĂ©s de fiĂšvre. â Et ma machine, en bas, continua lâautre, lâavez-vous vue ?⊠Quâils y viennent donc, les petits dâĂ prĂ©sent ! Il nây a que nous, la vieille France ! DĂ©jĂ , il sâen allait, suivi de sa cour, saluant le public Ă©tonnĂ©. â Brute ! murmura Bongrand, Ă©tranglĂ© de chagrin, rĂ©voltĂ© comme de lâĂ©clat dâun rustre dans la chambre dâun mort. Il avait aperçu Claude, il sâapprocha. NâĂ©tait-ce pas lĂąche de fuir cette salle ? Et il voulait montrer son courage, son Ăąme haute, oĂč lâenvie nâĂ©tait jamais entrĂ©e. â Dites donc, notre ami Fagerolles en a, un succĂšs !⊠Je mentirais, si je mâextasiais sur son tableau, que je nâaime guĂšre ; mais lui est trĂšs gentil, vraiment⊠Et puis, vous savez quâil a Ă©tĂ© tout Ă fait bien pour vous. Claude sâefforçait de trouver un mot dâadmiration sur lâEnterrement. â Le petit cimetiĂšre, au fond, est si joli !⊠Est-il possible que le public⊠Dâune voix rude, Bongrand lâarrĂȘta. â Hein ! mon ami, pas de condolĂ©ances⊠Je vois clair. Ă ce moment, quelquâun les salua dâun geste familier, et Claude reconnut Naudet, un Naudet grandi, enflĂ©, dorĂ© par le succĂšs des affaires colossales quâil brassait Ă prĂ©sent. Lâambition lui tournant la tĂȘte, il parlait de couler tous les autres marchands de tableaux, il avait fait bĂątir un palais, oĂč il se posait en roi du marchĂ©, centralisant les chefs-dâĆuvre, ouvrant les grands magasins modernes de lâart. Des bruits de millions sonnaient dĂšs son vestibule, il installait chez lui des expositions, montait au dehors des galeries, attendait en mai lâarrivĂ©e des amateurs amĂ©ricains, auxquels il vendait cinquante mille francs ce quâil avait achetĂ© dix mille ; et il menait un train de prince, femme, enfants, maĂźtresse, chevaux, domaine en Picardie, grandes chasses. Ses premiers gains venaient de la hausse des morts illustres, niĂ©s de leur vivant, Courbet, Millet, Rousseau ; ce qui avait fini par lui donner le mĂ©pris de toute Ćuvre signĂ©e du nom dâun peintre encore dans la lutte. Cependant, dâassez mauvais bruits couraient dĂ©jĂ . Le nombre des toiles connues Ă©tant limitĂ©, et celui des amateurs ne pouvant guĂšre sâĂ©tendre, lâĂ©poque arrivait oĂč les affaires allaient devenir difficiles. On parlait dâun syndicat, dâune entente avec des banquiers pour soutenir les hauts prix ; Ă la salle Drouot, on en Ă©tait Ă lâexpĂ©dient des ventes fictives, des tableaux rachetĂ©s trĂšs cher par le marchand lui-mĂȘme ; et la faillite semblait ĂȘtre fatalement au bout de ces opĂ©rations de Bourse, une culbute dans lâoutrance et les mensonges de lâagio. â Bonjour, cher maĂźtre, dit Naudet, qui sâĂ©tait avancĂ©. Hein ? vous venez, comme tout le monde, admirer mon Fagerolles. Son attitude nâavait plus pour Bongrand lâhumilitĂ© cĂąline et respectueuse dâautrefois. Et il causa de Fagerolles comme dâun peintre Ă lui, dâun ouvrier Ă ses gages, quâil gourmandait souvent. CâĂ©tait lui qui lâavait installĂ© avenue de Villiers, le forçant Ă avoir un hĂŽtel, le meublant ainsi quâune fille, lâendettant par des fournisseurs de tapis et de bibelots, pour le tenir ensuite Ă sa merci ; et, maintenant, il commençait Ă lâaccuser de manquer dâordre, de se compromettre en garçon lĂ©ger. Par exemple, ce tableau, jamais un peintre sĂ©rieux ne lâaurait envoyĂ© au Salon ; sans doute, cela faisait du tapage, on parlait mĂȘme de la mĂ©daille dâhonneur ; mais rien nâĂ©tait plus mauvais pour les hauts prix. Quand on voulait avoir les AmĂ©ricains, il fallait savoir rester chez soi, comme un bon dieu au fond de son tabernacle. â Mon cher, vous me croirez si vous voulez, jâaurais donnĂ© vingt mille francs de ma poche pour que ces imbĂ©ciles de journaux ne fissent pas tout ce vacarme autour de mon Fagerolles de cette annĂ©e. Bongrand, qui Ă©coutait bravement, malgrĂ© sa souffrance, eut un sourire. â En effet, ils ont peut-ĂȘtre poussĂ© les indiscrĂ©tions un peu loin⊠Hier, jâai lu un article, oĂč jâai appris que Fagerolles mangeait tous les matins deux Ćufs Ă la coque. Il riait de ce coup brutal de publicitĂ©, qui, depuis une semaine, occupait Paris du jeune maĂźtre, Ă la suite dâun premier article sur son tableau, que personne encore nâavait vu. Toute la bande des reporters sâĂ©tait mise en campagne, on le dĂ©shabillait, son enfance, son pĂšre le fabricant de zinc dâart, ses Ă©tudes, oĂč il logeait, comment il vivait, jusquâĂ la couleur de ses chaussettes, jusquâĂ une manie quâil avait de se pincer le bout du nez. Et il Ă©tait la passion du moment, le jeune maĂźtre selon le goĂ»t du jour, ayant eu la chance de rater le prix de Rome et de rompre avec lâĂcole, dont il gardait les procĂ©dĂ©s fortune dâune saison que le vent apporte et remporte, caprice nerveux de la grande dĂ©traquĂ©e de ville, succĂšs de lâĂ peu prĂšs, de lâaudace gris perle, de lâaccident qui bouleverse la foule le matin, pour se perdre le soir dans lâindiffĂ©rence de tous. Mais Naudet remarqua lâEnterrement au village. â Tiens ! câest votre tableau ?⊠Et, alors, vous avez voulu donner un pendant Ă la Noce ? Moi, je vous en aurais dĂ©tourné⊠Ah ! la Noce ! la Noce ! Bongrand lâĂ©coutait toujours, sans cesser de sourire ; et, seul, un pli douloureux coupait ses lĂšvres tremblantes. Il oubliait ses chefs-dâĆuvre, lâimmortalitĂ© assurĂ©e Ă son nom, il ne voyait plus que la vogue immĂ©diate, sans effort, venant Ă ce galopin indigne de nettoyer sa palette, le poussant Ă lâoubli, lui qui avait luttĂ© dix annĂ©es avant dâĂȘtre connu. Ces gĂ©nĂ©rations nouvelles, quand elles vous enterrent, si elles savaient quelles larmes de sang elles vous font pleurer dans la mort ! Puis, comme il se taisait, la peur le prit dâavoir laissĂ© deviner son mal. Est-ce quâil tomberait Ă cette bassesse de lâenvie ? Une colĂšre contre lui-mĂȘme le redressa, on devait mourir debout. Et, au lieu de la rĂ©ponse violente qui lui montait aux lĂšvres, il dit familiĂšrement â Vous avez raison, Naudet, jâaurais mieux fait dâaller me coucher, le jour oĂč jâai eu lâidĂ©e de cette toile. â Ah ! câest lui, pardon ! cria le marchand, qui sâĂ©chappa. CâĂ©tait Fagerolles, qui se montrait Ă lâentrĂ©e de la salle. Il nâentra pas, discret, souriant, portant sa fortune avec son aisance de garçon dâesprit. Du reste, il cherchait quelquâun, il appela dâun signe un jeune homme et lui donna une rĂ©ponse, heureuse sans doute, car ce dernier dĂ©borda de reconnaissance. Deux autres se prĂ©cipitĂšrent pour le congratuler ; une femme le retint, en lui montrant avec des gestes de martyre une nature morte, placĂ©e dans lâombre dâune encoignure. Puis il disparut, aprĂšs avoir jetĂ©, sur le peuple en extase devant son tableau, un seul coup dâĆil. Claude, qui regardait et Ă©coutait, sentit alors sa tristesse lui noyer le cĆur. La bousculade augmentait toujours, il nâavait plus en face de lui que des figures bĂ©antes et suantes, dans la chaleur devenue intolĂ©rable. Par-dessus les Ă©paules, dâautres Ă©paules montaient, jusquâĂ la porte, dâoĂč ceux qui ne pouvaient rien voir, se signalaient le tableau, du bout de leurs parapluies, ruisselant des averses du dehors. Et Bongrand restait lĂ par fiertĂ©, tout droit dans sa dĂ©faite, solide sur ses vieilles jambes de lutteur, les regards clairs sur Paris ingrat. Il voulait finir en brave homme, dont la bontĂ© est large. Claude, qui lui parla sans recevoir de rĂ©ponse, vit bien que, derriĂšre cette face calme et gaie, lâĂąme Ă©tait absente, envolĂ©e dans le deuil, saignante dâun affreux tourment ; et, saisi dâun respect effrayĂ©, il nâinsista pas, il partit, sans mĂȘme que Bongrand sâen aperçut, de ses yeux vides. De nouveau, au travers de la foule, une idĂ©e venait de pousser Claude. Il sâĂ©bahissait de nâavoir pu dĂ©couvrir son tableau. Rien nâĂ©tait plus simple. Nây avait-il donc pas une salle oĂč lâon riait, un coin de blague et de tumulte, un attroupement de public farceur injuriant une Ćuvre ? Cette Ćuvre serait la sienne, Ă coup sĂ»r. Il avait encore dans les oreilles les rires du Salon des RefusĂ©s, autrefois. Et, de chaque porte, il Ă©coutait maintenant, pour entendre si ce nâĂ©tait pas lĂ quâon le huait. Mais, comme il se retrouvait dans la salle de lâEst, cette halle oĂč agonise le grand art, le dĂ©potoir oĂč lâon empile les vastes compositions historiques et religieuses, dâun froid sombre, il eut une secousse, il demeura immobile, les yeux en lâair. Cependant, il Ă©tait passĂ© deux fois dĂ©jĂ . LĂ -haut, câĂ©tait bien sa toile, si haut, si haut, quâil hĂ©sitait Ă la reconnaĂźtre, toute petite, posĂ©e en hirondelle, sur le coin dâun cadre, le cadre monumental dâun immense tableau de dix mĂštres, reprĂ©sentant le DĂ©luge, le grouillement dâun peuple jaune, culbutĂ© dans de lâeau lie de vin. Ă gauche, il y avait encore le pitoyable portrait en pied dâun gĂ©nĂ©ral couleur de cendre ; Ă droite, une nymphe colosse, dans un paysage lunaire, le cadavre exsangue dâune assassinĂ©e, qui se gĂątait sur lâherbe ; et alentour, partout, des choses rosĂątres, violĂątres, des images tristes, jusquâĂ une scĂšne comique de moines se grisant, jusquâĂ une ouverture de la Chambre, avec toute une page Ă©crite sur un cartouche dorĂ©, oĂč les tĂȘtes des dĂ©putĂ©s connus Ă©taient reproduites au trait, accompagnĂ©es des noms. Et, lĂ -haut, lĂ -haut, au milieu de ces voisinages blafards, la petite toile, trop rude, Ă©clatait fĂ©rocement, dans une grimace douloureuse de monstre. Ah ! lâEnfant mort, le misĂ©rable petit cadavre, qui nâĂ©tait plus, Ă cette distance, quâune confusion de chairs, la carcasse Ă©chouĂ©e de quelque bĂȘte informe ! Ătait-ce un crĂąne, Ă©tait-ce un ventre, cette tĂȘte phĂ©nomĂ©nale, enflĂ©e et blanchie ? et ces pauvres mains tordues sur les linges, comme des pattes rĂ©tractĂ©es dâoiseau tuĂ© par le froid ! et le lit lui-mĂȘme, cette pĂąleur des draps, sous la pĂąleur des membres, tout ce blanc si triste, un Ă©vanouissement du ton, la fin derniĂšre ! Puis, on distinguait les yeux clairs et fixes, on reconnaissait une tĂȘte dâenfant, le cas de quelque maladie de la cervelle, dâune profonde et affreuse pitiĂ©. Claude sâapprocha, se recula, pour mieux voir. Le jour Ă©tait si mauvais, que des reflets dansaient dans la toile, de partout. Son petit Jacques, comme on lâavait placĂ© ! sans doute par dĂ©dain, ou par honte plutĂŽt, afin de se dĂ©barrasser de sa laideur lugubre. Lui, pourtant, lâĂ©voquait, le retrouvait, lĂ -bas, Ă la campagne, frais et rose, quand il se roulait dans lâherbe, puis rue de Douai, peu Ă peu pĂąli et stupide, puis rue Tourlaque, ne pouvant plus porter son front, mourant une nuit tout seul, pendant que sa mĂšre dormait ; et il la revoyait, elle aussi, la mĂšre, la triste femme, restĂ©e Ă la maison, pour y pleurer sans doute, ainsi quâelle pleurait maintenant les journĂ©es entiĂšres. Nâimporte, elle avait bien fait de ne pas venir câĂ©tait trop triste, leur petit Jacques, dĂ©jĂ froid dans son lit, jetĂ© Ă lâĂ©cart en paria, si brutalisĂ© par la lumiĂšre, que le visage semblait rire, dâun rire abominable. Et Claude souffrait plus encore de lâabandon de son Ćuvre. Un Ă©tonnement, une dĂ©ception, le faisait chercher des yeux la foule, la poussĂ©e Ă laquelle il sâattendait. Pourquoi ne le huait-on pas ? Ah ! les insultes de jadis, les moqueries, les indignations, ce qui lâavait dĂ©chirĂ© et fait vivre ! Non, plus rien, pas mĂȘme un crachat au passage câĂ©tait la mort. Dans la salle immense, le public dĂ©filait rapidement, pris dâun frisson dâennui. Il nây avait du monde que devant lâimage de lâouverture de la Chambre, oĂč sans cesse un groupe se renouvelait, lisant la lĂ©gende, se montrant les tĂȘtes des dĂ©putĂ©s. Des rires ayant Ă©clatĂ© derriĂšre lui, il se retourna mais on ne se moquait point, on sâĂ©gayait simplement des moines en goguette, le succĂšs comique du Salon, que des messieurs expliquaient Ă des dames, en dĂ©clarant ça Ă©tourdissant dâesprit. Et tous ces gens passaient sous le petit Jacques, et pas un ne levait la tĂȘte, pas un ne savait mĂȘme quâil fĂ»t lĂ -haut ! Le peintre, cependant, eut un espoir. Sur le pouf central, deux personnages, un gros et un mince, dĂ©corĂ©s tous les deux, causaient, renversĂ©s contre le dossier de velours, regardant les tableaux, en face. Il sâapprocha, il les Ă©couta. â Et je les ai suivis, disait le gros. Ils ont pris la rue Saint-HonorĂ©, la rue Saint-Roch, la rue de la ChaussĂ©e-dâAntin, la rue La Fayette⊠â Enfin, vous leur avez parlĂ© ? demanda le mince, dâun air de profond intĂ©rĂȘt. â Non, jâai eu peur de me mettre en colĂšre. Claude sâen alla, revint Ă trois reprises, le cĆur battant, chaque fois quâun rare visiteur stationnait et promenait un lent regard de la cimaise au plafond. Un besoin maladif lâenrageait dâentendre une parole, une seule. Pourquoi exposer ? comment savoir ? tout, plutĂŽt que cette torture du silence ! Et il Ă©touffa, lorsquâil vit sâapprocher un jeune mĂ©nage, lâhomme gentil avec de petites moustaches blondes, la femme ravissante, lâallure dĂ©licate et fluette dâune bergĂšre en Saxe. Elle avait aperçu le tableau, elle en demandait le sujet, stupĂ©faite de nây rien comprendre ; et, quand son mari, feuilletant le catalogue, eut trouvĂ© le titre lâEnfant mort, elle lâentraĂźna, frissonnante, avec ce cri dâeffroi â Oh ! lâhorreur ! est-ce que la police devrait permettre une horreur pareille ! Alors, Claude demeura lĂ , debout, inconscient et hantĂ©, les yeux clouĂ©s en lâair, au milieu du troupeau continu de la foule qui galopait, indiffĂ©rente, sans un regard Ă cette chose unique et sacrĂ©e, visible pour lui seul ; et ce fut lĂ , dans ces coudoiements, que Sandoz finit par le reconnaĂźtre. FlĂąnant en garçon, lui aussi, sa femme Ă©tant restĂ©e prĂšs de sa mĂšre souffrante, Sandoz venait de sâarrĂȘter, le cĆur fendu, en bas de la petite toile, rencontrĂ©e par hasard. Ah ! quel dĂ©goĂ»t de cette misĂ©rable vie ! Il revĂ©cut brusquement leur jeunesse, le collĂšge de Plassans, les longues escapades au bord de la Viorne, les courses libres sous le brĂ»lant soleil, toute cette flambĂ©e de leurs ambitions naissantes ; et, plus tard, dans leur existence commune, il se rappelait leurs efforts, leurs certitudes de gloire, la belle fringale, dâappĂ©tit dĂ©mesurĂ©, qui parlait dâavaler Paris dâun coup. Ă cette Ă©poque, que de fois il avait vu en Claude le grand homme, celui dont le gĂ©nie dĂ©bridĂ© devait laisser en arriĂšre, trĂšs loin, le talent des autres ! CâĂ©tait dâabord lâatelier de lâimpasse des Bourdonnais, plus tard lâatelier du quai de Bourbon, des toiles immenses rĂȘvĂ©es, des projets Ă faire Ă©clater le Louvre ; câĂ©tait une lutte incessante, un travail de dix heures par jour, un don entier de son ĂȘtre. Et puis, quoi ? aprĂšs vingt annĂ©es de cette passion, aboutir à ça, Ă cette pauvre chose sinistre, toute petite, inaperçue, dâune navrante mĂ©lancolie dans son isolement de pestifĂ©rĂ©e ! Tant dâespoirs, de tortures, une vie usĂ©e au dur labeur de lâenfantement, et ça, et ça, mon Dieu ! Sandoz, prĂšs de lui, reconnut Claude. Une maternelle Ă©motion fit trembler sa voix. â Comment ! tu es venu ?⊠Pourquoi as-tu refusĂ© de passer me prendre ? Le peintre ne sâexcusa mĂȘme pas. Il semblait trĂšs fatiguĂ©, sans rĂ©volte, frappĂ© dâune stupeur douce et sommeillante. â Allons, ne reste pas lĂ . Il est midi sonnĂ©, tu vas dĂ©jeuner avec moi⊠Des gens mâattendaient chez Ledoyen. Mais je les lĂąche, descendons au buffet, cela nous rajeunira, nâest-ce pas ? vieux ! Et Sandoz lâemmena, un bras sous le sien, le serrant, le rĂ©chauffant, tĂąchant de le tirer de son silence morne. â Voyons, sapristi ! il ne faut pas te dĂ©monter de la sorte. Ils ont beau lâavoir mal placĂ©, ton tableau est superbe, un fameux morceau de peintre !⊠Oui, je sais, tu avais rĂȘvĂ© autre chose. Que diable ! tu nâes pas mort, ce sera pour plus tard⊠Et, regarde ! tu devrais ĂȘtre fier, car câest toi le vĂ©ritable triomphateur du Salon, cette annĂ©e. Il nây a pas que Fagerolles qui te pille, tous maintenant tâimitent, tu les as rĂ©volutionnĂ©s, depuis ton Plein air, dont ils ont tant ri⊠Regarde, regarde ! en voilĂ encore un de Plein air, en voilĂ un autre, et ici, et lĂ -bas, tous, tous ! De la main, au travers des salles, il dĂ©signait des toiles. En effet, le coup de clartĂ©, peu Ă peu introduit dans la peinture contemporaine, Ă©clatait enfin. Lâancien Salon noir, cuisinĂ© au bitume, avait fait place Ă un Salon ensoleillĂ©, dâune gaietĂ© de printemps. CâĂ©tait lâaube, le jour nouveau qui avait pointĂ© jadis au Salon des RefusĂ©s, et qui, Ă cette heure, grandissait, rajeunissant les Ćuvres dâune lumiĂšre fine, diffuse, dĂ©composĂ©e en nuances infinies. Partout, ce bleuissement se retrouvait, jusque dans les portraits et dans les scĂšnes de genre, haussĂ©es aux dimensions et au sĂ©rieux de lâhistoire. Eux aussi, les vieux sujets acadĂ©miques, sâen Ă©taient allĂ©s, avec les jus recuits de la tradition, comme si la doctrine condamnĂ©e emportait son peuple dâombres ; les imaginations devenaient rares, les cadavĂ©reuses nuditĂ©s des mythologies et du catholicisme, les lĂ©gendes sans foi, les anecdotes sans vie, le bric-Ă -brac de lâĂcole, usĂ© par des gĂ©nĂ©rations de malins ou dâimbĂ©ciles ; et, chez les attardĂ©s des antiques recettes, mĂȘme chez les maĂźtres vieillis, lâinfluence Ă©tait Ă©vidente, le coup de soleil avait passĂ© lĂ . De loin, Ă chaque pas, on voyait un tableau trouer le mur, ouvrir une fenĂȘtre sur le dehors. BientĂŽt, les murs tomberaient, la grande nature entrerait, car la brĂšche Ă©tait large, lâassaut avait emportĂ© la routine, dans cette gaie bataille de tĂ©mĂ©ritĂ© et de jeunesse. â Ah ! ta part est belle encore, mon vieux ! continua Sandoz. Lâart de demain sera le tien, tu les as tous faits. Claude, alors, desserra les dents, dit trĂšs bas, avec une brutalitĂ© sombre â Quâest-ce que ça me fout de les avoir faits, si je ne me suis pas fait moi-mĂȘme ?⊠Vois-tu, câĂ©tait trop gros pour moi, et câest ça qui mâĂ©touffe. Dâun geste, il acheva sa pensĂ©e, son impuissance Ă ĂȘtre le gĂ©nie de la formule quâil apportait, son tourment de prĂ©curseur qui sĂšme lâidĂ©e sans rĂ©colter la gloire, sa dĂ©solation de se voir volĂ©, dĂ©vorĂ© par des bĂącleurs de besogne, toute une nuĂ©e de gaillards souples, Ă©parpillant leurs efforts, encanaillant lâart nouveau, avant que lui ou un autre ait eu la force de planter le chef-dâĆuvre qui daterait cette fin de siĂšcle. Sandoz protesta, lâavenir restait libre. Puis, pour le distraire, il lâarrĂȘta, en traversant le salon dâhonneur. â Oh ! cette dame en bleu, devant ce portrait ! Quelle claque la nature fiche Ă la peinture !⊠Tu te souviens, quand nous regardions le public autrefois, les toilettes, la vie des salles. Pas un tableau ne tenait le coup. Et, aujourdâhui, il y en a qui ne se dĂ©molissent pas trop. Jâai mĂȘme remarquĂ©, lĂ -bas, un paysage dont la tonalitĂ© jaune Ă©teignait complĂštement les femmes qui sâen approchaient. Mais Claude eut un tressaillement dâindicible souffrance. â Je tâen prie, allons-nous-en, emmĂšne-moi⊠Je nâen puis plus. Au buffet, ils eurent toutes les peines du monde Ă trouver une table libre. CâĂ©tait un Ă©touffement, un empilement, dans le vaste trou dâombre, que des draperies de serge brune mĂ©nageaient, sous les travĂ©es du haut plancher de fer. Au fond, Ă demi noyĂ©s de tĂ©nĂšbres, trois dressoirs Ă©tageaient symĂ©triquement leurs compotiers de fruits ; tandis que, plus en avant, occupant les comptoirs de droite et de gauche, deux dames, une blonde, une brune, surveillaient la mĂȘlĂ©e, dâun regard militaire ; et, des profondeurs obscures de cet antre, un flot de petites tables de marbre, une marĂ©e de chaises, serrĂ©es, enchevĂȘtrĂ©es, moutonnait, sâenflait, venait dĂ©border et sâĂ©taler jusque dans le jardin, sous la grande clartĂ© pĂąle qui tombait des vitres. Enfin, Sandoz vit des personnes se lever. Il sâĂ©lança, il conquit la table de haute lutte, au milieu du tas. â Ah ! fichtre ! nous y sommes⊠Que veux-tu manger ? Claude eut un geste insouciant. Le dĂ©jeuner dâailleurs fut exĂ©crable, de la truite amollie par le court-bouillon, un filet dessĂ©chĂ© au four, des asperges sentant le linge humide ; et encore fallut-il se battre pour ĂȘtre servi, car les garçons, bousculĂ©s, perdant la tĂȘte, restaient en dĂ©tresse dans les passages trop Ă©troits, que le flux des chaises resserrait toujours, jusquâĂ les boucher complĂštement. DerriĂšre la draperie de gauche, on entendait un tintamarre de casseroles et de vaisselle, la cuisine installĂ©e lĂ , sur le sable, ainsi que ces fourneaux de kermesse qui campent au plein air des routes. Sandoz et Claude devaient manger de biais, Ă©tranglĂ©s entre deux sociĂ©tĂ©s, dont les coudes peu Ă peu entraient dans leurs assiettes ; et, chaque fois que passait un garçon, il Ă©branlait les chaises dâun violent coup de hanche. Mais cette gĂȘne, ainsi que lâabominable nourriture, Ă©gayait. On plaisantait les plats, une familiaritĂ© sâĂ©tablissait de table Ă table, dans la commune infortune qui se changeait en partie de plaisir. Des inconnus finissaient par sympathiser, des amis soutenaient des conversations Ă trois rangs de distance, la tĂȘte tournĂ©e, gesticulant par-dessus les Ă©paules des voisins. Les femmes surtout sâanimaient, dâabord inquiĂštes de cette cohue, puis se dĂ©gantant, relevant leurs voilettes, riant au premier doigt de vin pur. Et ce qui Ă©tait le ragoĂ»t de ce jour du vernissage, câĂ©tait justement la promiscuitĂ© oĂč se coudoyaient lĂ tous les mondes, des filles, des bourgeoises, de grands artistes, de simples imbĂ©ciles, une rencontre de hasard, un mĂ©lange dont le louche imprĂ©vu allumait les yeux des plus honnĂȘtes. Cependant, Sandoz, qui avait renoncĂ© Ă finir sa viande, haussait la voix, au milieu du terrible vacarme des conversations et du service. â Un morceau de fromage, hein ?⊠Et tĂąchons dâavoir du cafĂ©. Les yeux vagues, Claude nâentendait pas. Il regardait dans le jardin. De sa place, il voyait le massif central, de grands palmiers qui se dĂ©tachaient sur les draperies brunes, dont tout le pourtour Ă©tait ornĂ©. LĂ , sâespaçait un cercle de statues le dos dâune faunesse, Ă la croupe enflĂ©e ; le joli profil dâune Ă©tude de jeune fille, une rondeur de joue, une pointe de petit sein rigide ; la face dâun Gaulois en bronze, une colossale romance, irritante de patriotisme bĂȘte ; le ventre laiteux dâune femme pendue par les poignets, quelque AndromĂšde du quartier Pigalle ; et dâautres, dâautres encore, des files dâĂ©paules et de hanches qui suivaient les tournants des allĂ©es, des fuites de blancheurs au travers des verdures, des tĂȘtes, des gorges, des jambes, des bras, confondus et envolĂ©s dans lâĂ©loignement de la perspective. Ă gauche se perdait une ligne de bustes, la joie des bustes, lâextraordinaire comique dâune enfilade de nez, un prĂȘtre Ă nez Ă©norme et pointu, une soubrette Ă petit nez retroussĂ©, une Italienne du quinziĂšme siĂšcle au beau nez classique, un matelot au nez de simple fantaisie, tous les nez, le nez magistrat, le nez industriel, le nez dĂ©corĂ©, immobiles et sans fin. Mais Claude ne voyait rien, ce nâĂ©taient que des taches grises dans le jour brouillĂ© et verdi. Sa stupeur continuait, il eut une seule sensation, le grand luxe des toilettes, quâil avait mal jugĂ© au milieu de la poussĂ©e des salles, et qui lĂ se dĂ©veloppait librement, ainsi que sur le gravier de quelque serre de chĂąteau. Toute lâĂ©lĂ©gance de Paris dĂ©filait, les femmes venues pour se montrer, les robes mĂ©ditĂ©es, destinĂ©es Ă ĂȘtre dans les journaux du lendemain. On regardait beaucoup une actrice marchant dâun pas de reine, au bras dâun monsieur qui prenait des airs complaisants de prince Ă©poux. Les mondaines avaient des allures de gueuses, toutes se dĂ©visageaient de ce lent coup dâĆil dont elles se dĂ©shabillent, estimant la soie, aunant les dentelles, fouillant de la pointe des bottines Ă la plume du chapeau. CâĂ©tait comme un salon neutre, des dames assises avaient rapprochĂ© leurs chaises, ainsi quâaux Tuileries, uniquement occupĂ©es de celles qui passaient. Deux amies hĂątaient le pas, en riant. Une autre, solitaire, allait et revenait, muette, avec un regard noir. Dâautres encore, qui sâĂ©taient perdues, se retrouvaient, sâexclamaient de lâaventure. Et la masse mouvante et assombrie des hommes stationnait, se remettait en marche, sâarrĂȘtait en face dâun marbre, refluait devant un bronze ; tandis que, parmi les rares bourgeois Ă©garĂ©s lĂ , circulaient des noms cĂ©lĂšbres, tout ce que Paris comptait dâillustrations, le nom dâune gloire retentissante, au passage dâun gros monsieur mal mis, le nom ailĂ© dâun poĂšte, Ă lâapproche dâun homme blĂȘme, qui avait la face plate dâun portier. Une onde vivante montait de cette foule dans la lumiĂšre Ă©gale et dĂ©colorĂ©e, lorsque, brusquement, derriĂšre les nuages dâune derniĂšre averse, un coup de soleil enflamma les vitres hautes, fit resplendir le vitrail du couchant, plut en gouttes dâor, Ă travers lâair immobile ; et tout se chauffa, la neige des statues dans les verdures luisantes, les pelouses tendres que dĂ©coupait le sable jaune des allĂ©es, les toilettes riches aux vifs rĂ©veils de satin et de perles, les voix elles-mĂȘmes, dont le grand murmure nerveux et rieur sembla pĂ©tiller comme une claire flambĂ©e de sarments. Des jardiniers, en train dâachever la plantation des corbeilles, tournaient les robinets des bouches dâarrosage, promenaient des arrosoirs dont la pluie sâexhalait des gazons trempĂ©s, en une fumĂ©e tiĂšde. Un moineau trĂšs hardi, descendu des charpentes de fer, malgrĂ© le monde, piquait le sable devant le buffet, mangeant les miettes de pain quâune jeune femme sâamusait Ă lui jeter. Alors, Claude, de tout ce tumulte, nâentendit au loin que le bruit de mer, le grondement du public roulant en haut, dans les salles. Et un souvenir lui revint, il se rappela ce bruit, qui avait soufflĂ© en ouragan devant son tableau. Mais, Ă cette heure, on ne riait plus câĂ©tait Fagerolles, lĂ -haut, que lâhaleine gĂ©ante de Paris acclamait. Justement, Sandoz, qui se retournait, dit Ă Claude â Tiens, Fagerolles ! En effet, Fagerolles et Jory, sans les voir, venaient de sâemparer dâune table voisine. Le dernier continuait une conversation de sa grosse voix. â Oui, jâai vu son enfant crevĂ©. Ah ! le pauvre bougre, quelle fin ! Fagerolles lui donna un coup de coude ; et, tout de suite, lâautre, ayant aperçu les deux camarades, ajouta â Ah ! ce vieux Claude !⊠Comment va, hein ?⊠Tu sais que je nâai pas encore vu ton tableau. Mais on mâa dit que câĂ©tait superbe. â Superbe ! appuya Fagerolles. Ensuite, il sâĂ©tonna. â Vous avez mangĂ© ici, quelle idĂ©e ! on y est si mal !⊠Nous autres, nous revenons de chez Ledoyen. Oh ! un monde, une bousculade, une gaietĂ© !⊠Approchez donc votre table que nous causions un peu. On rĂ©unit les deux tables. Mais dĂ©jĂ des flatteurs, des solliciteurs relançaient le jeune maĂźtre triomphant. Trois amis se levĂšrent, le saluĂšrent bruyamment de loin. Une dame tomba dans une contemplation souriante, lorsque son mari le lui eut nommĂ© Ă lâoreille. Et le grand maigre, lâartiste mal placĂ© qui ne dĂ©rageait pas et le poursuivait depuis le matin, quitta une table du fond oĂč il se trouvait, accourut de nouveau se plaindre, en exigeant la cimaise, immĂ©diatement. â Eh ! fichez-moi la paix ! finit par crier Fagerolles, Ă bout dâamabilitĂ© et de patience. Puis, lorsque lâautre sâen fut allĂ©, en mĂąchonnant de sourdes menaces â Câest vrai, on a beau vouloir ĂȘtre obligeant, ils vous rendraient enragĂ©s !⊠Tous sur la cimaise ! des lieues de cimaise !⊠Ah ! quel mĂ©tier que dâĂȘtre du jury ! On sây casse les jambes et lâon nây rĂ©colte que des haines ! De son air accablĂ©, Claude le regardait. Il sembla sâĂ©veiller un instant, il murmura dâune langue pĂąteuse â Je tâai Ă©crit, je voulais aller te voir pour te remercier⊠Bongrand mâa dit la peine que tu as eue⊠Merci encore, nâest-ce pas ? Mais Fagerolles, vivement, lâinterrompit. â Que diable ! je devais bien ça Ă notre vieille amitié⊠Câest moi qui suis content de tâavoir fait ce plaisir. Et il avait cet embarras qui le reprenait toujours devant le maĂźtre inavouĂ© de sa jeunesse, cette sorte dâhumilitĂ© invincible, en face de lâhomme dont le muet dĂ©dain suffisait en ce moment Ă gĂąter son triomphe. â Ton tableau est trĂšs bien, ajouta Claude lentement, pour ĂȘtre bon et courageux. Ce simple Ă©loge gonfla le cĆur de Fagerolles dâune Ă©motion exagĂ©rĂ©e, irrĂ©sistible, montĂ©e il ne savait dâoĂč ; et le gaillard, sans foi, brĂ»lĂ© Ă toutes les farces, rĂ©pondit dâune voix tremblante â Ah ! mon brave, ah ! tu es gentil de me dire ça ! Sandoz venait enfin dâobtenir deux tasses de cafĂ©, et comme le garçon avait oubliĂ© le sucre, il dut se contenter des morceaux laissĂ©s par une famille voisine. Quelques tables se vidaient, mais la libertĂ© avait grandi, un rire de femme sonna si haut, que toutes les tĂȘtes se retournĂšrent. On fumait, une lente vapeur bleue sâexhalait au-dessus de la dĂ©bandade des nappes, tachĂ©es de vin, encombrĂ©es de vaisselle grasse. Lorsque Fagerolles eut Ă©galement rĂ©ussi Ă se faire apporter deux chartreuses, il se mit Ă causer avec Sandoz, quâil mĂ©nageait, devinant lĂ une force. Et Jory, alors, sâempara de Claude, redevenu morne et silencieux. â Dis donc, mon cher, je ne tâai pas envoyĂ© de lettre, pour mon mariage⊠Tu sais, Ă cause de notre position, nous avons fait ça entre nous, sans personne⊠Mais, tout de mĂȘme, jâaurais voulu te prĂ©venir. Tu mâexcuses, nâest-ce pas ? Il se montra expansif, donna des dĂ©tails, heureux de vivre, dans la joie Ă©goĂŻste de se sentir gras et victorieux, en face de ce pauvre diable vaincu. Tout lui rĂ©ussissait, disait-il. Il avait lĂąchĂ© la chronique, flairant la nĂ©cessitĂ© dâinstaller sĂ©rieusement sa vie ; puis, il sâĂ©tait haussĂ© Ă la direction dâune grande revue dâart ; et lâon assurait quâil y touchait trente mille francs par an, sans compter tout un obscur trafic dans les ventes de collections. La rapacitĂ© bourgeoise quâil tenait de son pĂšre, cette hĂ©rĂ©ditĂ© du gain qui lâavait jetĂ© secrĂštement Ă des spĂ©culations infimes, dĂšs les premiers sous gagnĂ©s, sâĂ©talait aujourdâhui, finissait par faire de lui un terrible monsieur saignant Ă blanc les artistes et les amateurs qui lui tombaient sous la main. Et câĂ©tait au milieu de cette fortune que Mathilde, toute-puissante, venait de lâamener Ă la supplier en pleurant dâĂȘtre sa femme, ce quâelle avait fiĂšrement refusĂ© pendant six mois. â Lorsquâon doit vivre ensemble, continuait-il, le mieux est encore de rĂ©gler la situation. Hein ? toi qui as passĂ© par lĂ , mon cher, tu en sais quelque chose⊠Si je te disais quâelle ne voulait pas, oui ! par crainte dâĂȘtre mal jugĂ©e et de me faire du tort. Oh ! une Ăąme dâune grandeur, dâune dĂ©licatesse !⊠Non, vois-tu, on nâa pas idĂ©e des qualitĂ©s de cette femme-lĂ . DĂ©vouĂ©e, toujours aux petits soins, Ă©conome, et fine, et de bon conseil⊠Ah ! câest une rude chance que je lâaie rencontrĂ©e ! Je nâentreprends plus rien sans elle, je la laisse aller, elle mĂšne tout, ma parole ! La vĂ©ritĂ© Ă©tait que Mathilde avait achevĂ© de le rĂ©duire Ă une obĂ©issance peureuse de petit garçon, que la seule menace dâĂȘtre privĂ© de confiture rend sage. Une Ă©pouse autoritaire, affamĂ©e de respect, dĂ©vorĂ©e dâambition et de lucre, sâĂ©tait dĂ©gagĂ©e de lâancienne goule impudique. Elle ne le trompait mĂȘme pas, dâune vertu aigre de femme honnĂȘte, en dehors des pratiques dâautrefois, quâelle avait gardĂ©es avec lui seul, pour en faire lâinstrument conjugal de sa puissance. On disait les avoir vus communier tous les deux Ă Notre-Dame de Lorette. Ils sâembrassaient devant le monde, ils sâappelaient de petits noms tendres. Seulement, le soir, il devait raconter sa journĂ©e, et si lâemploi dâune heure restait louche, sâil ne rapportait pas jusquâaux centimes des sommes quâil touchait, elle lui faisait passer une telle nuit, Ă le menacer de maladies graves, Ă refroidir le lit de ses refus dĂ©vots, que, chaque fois, il achetait plus chĂšrement son pardon. â Alors, rĂ©pĂ©ta Jory, se complaisant dans son histoire, nous avons attendu la mort de mon pĂšre, et je lâai Ă©pousĂ©e. Claude, lâesprit perdu jusque-lĂ , hochant la tĂȘte sans Ă©couter, fut seulement frappĂ© par la derniĂšre phrase. â Comment, tu lâas Ă©pousĂ©e ?⊠Mathilde ! Il mit dans cette exclamation son Ă©tonnement de lâaventure, tous les souvenirs qui lui revenaient de la boutique Ă Mahoudeau. Ce Jory, il lâentendait encore parler dâelle en termes abominables, il se rappelait ses confidences, un matin, sur un trottoir, des orgies romantiques, des horreurs, au fond de lâherboristerie empestĂ©e par lâodeur forte des aromates. Toute la bande y avait passĂ©, lui sâĂ©tait montrĂ© plus insultant que les autres, et il lâĂ©pousait ! Vraiment, un homme Ă©tait bĂȘte de mal parler dâune maĂźtresse, mĂȘme de la plus basse, car il ne savait jamais sâil ne lâĂ©pouserait pas, un jour. â Eh ! oui, Mathilde, rĂ©pondit lâautre, souriant. Va, ces vieilles maĂźtresses, ça fait encore les meilleures femmes. Il Ă©tait plein de sĂ©rĂ©nitĂ©, la mĂ©moire morte, sans une allusion, sans un embarras sous les regards des camarades. Elle semblait venir dâailleurs, il la leur prĂ©sentait, comme sâils ne lâavaient pas connue aussi bien que lui. Sandoz, qui suivait dâune oreille la conversation, trĂšs intĂ©ressĂ© par ce beau cas, sâĂ©cria, quand ils se turent â Hein ? filons⊠Jâai les jambes engourdies. Mais, Ă ce moment, Irma BĂ©cot parut et sâarrĂȘta devant le buffet. Elle Ă©tait en beautĂ©, les cheveux dorĂ©s Ă neuf, dans son Ă©clat truquĂ© de courtisane fauve, descendue dâun vieux cadre de la Renaissance ; et elle portait une tunique de brocart bleu pĂąle, sur une jupe de satin couverte dâAlençon, dâune telle richesse, quâune escorte de messieurs lâaccompagnait. Un instant, en apercevant Claude parmi les autres, elle hĂ©sita, saisie dâune honte lĂąche, en face de ce misĂ©rable mal vĂȘtu, laid et mĂ©prisĂ©. Puis, elle eut la vaillance de son ancien caprice, ce fut Ă lui quâelle serra la main le premier, au milieu de tous ces hommes corrects, arrondissant des yeux surpris. Elle riait dâun air de tendresse, avec une amicale moquerie qui pinçait un peu les coins de sa bouche. â Sans rancune, lui dit-elle gaiement. Et ce mot, quâils furent les seuls Ă comprendre, redoubla son rire. CâĂ©tait toute leur histoire. Le pauvre garçon quâelle avait dĂ» violenter, et qui nây avait pris aucun plaisir ! DĂ©jĂ , Fagerolles payait les deux chartreuses et sâen allait avec Irma, que Jory se dĂ©cida Ă©galement Ă suivre. Claude les regarda sâĂ©loigner tous les trois, elle entre les deux hommes, marchant royalement parmi la foule, trĂšs admirĂ©s, trĂšs saluĂ©s. â On voit bien que Mathilde nâest pas lĂ , dit simplement Sandoz. Ah ! mes amis, quelle paire de gifles en rentrant ! Lui-mĂȘme demanda lâaddition. Toutes les tables se dĂ©garnissaient, il nây avait plus quâun saccage dâos et de croĂ»tes. Deux garçons lavaient les marbres Ă lâĂ©ponge, tandis quâun autre, armĂ© dâun rĂąteau, grattait le sable, trempĂ© de crachats, sali de miettes. Et, derriĂšre la draperie de serge brune, câĂ©tait maintenant le personnel qui dĂ©jeunait, des bruits de mĂąchoires, des rires empĂątĂ©s, toute la mastication forte dâun campement de bohĂ©miens, en train de torcher les marmites. Claude et Sandoz firent le tour du jardin, et ils dĂ©couvrirent une figure de Mahoudeau, trĂšs mal placĂ©e, dans un coin, prĂšs du vestibule de lâEst. CâĂ©tait enfin la Baigneuse debout, mais rapetissĂ©e encore, Ă peine grande comme une fillette de dix ans, et dâune Ă©lĂ©gance charmante, les cuisses fines, la gorge toute petite, une hĂ©sitation exquise de bouton naissant. Un parfum sâen dĂ©gageait, la grĂące que rien ne donne et qui fleurit oĂč elle veut, la grĂące invincible, entĂȘtĂ©e et vivace, repoussant quand mĂȘme de ces gros doigts dâouvrier, qui sâignoraient au point de lâavoir si longtemps mĂ©connue. Sandoz ne put sâempĂȘcher de sourire. â Et dire que ce gaillard a tout fait pour gĂąter son talent !⊠Sâil Ă©tait mieux placĂ©, il aurait un gros succĂšs. â Oui, un gros succĂšs, rĂ©pĂ©ta Claude. Câest trĂšs joli. Justement, ils aperçurent Mahoudeau, dĂ©jĂ sous le vestibule, se dirigeant vers lâescalier. Ils lâappelĂšrent, ils coururent, et tous trois restĂšrent Ă causer quelques minutes. La galerie du rez-de-chaussĂ©e sâĂ©tendait, vide, sablĂ©e, Ă©clairĂ©e dâune clartĂ© blafarde par ses grandes fenĂȘtres rondes ; et lâon aurait pu se croire sous un pont de chemin de fer de forts piliers soutenaient les charpentes mĂ©talliques, un froid de glace soufflait de haut, mouillant le sol, oĂč les pieds enfonçaient. Au loin, derriĂšre un rideau dĂ©chirĂ©, sâalignaient des statues, les envois refusĂ©s de la sculpture, les plĂątres que les sculpteurs pauvres ne retiraient mĂȘme pas, une Morgue blĂȘme, dâun abandon lamentable. Mais ce qui surprenait, ce qui faisait lever la tĂȘte, câĂ©tait le fracas continu, le piĂ©tinement Ă©norme du public sur le plancher des salles. LĂ , on en Ă©tait assourdi, cela roulait dĂ©mesurĂ©ment, comme si des trains interminables, lancĂ©s Ă toute vapeur, avaient Ă©branlĂ© sans fin les solives de fer. Quand on lâeut complimentĂ©, Mahoudeau dit Ă Claude quâil avait vainement cherchĂ© sa toile au fond de quel trou lâavait-on fourrĂ©e ? Puis, il sâinquiĂ©ta de GagniĂšre et de Dubuche, dans un attendrissement du passĂ©. OĂč Ă©taient les Salons dâautrefois, lorsquâon y dĂ©barquait en bande, les courses rageuses Ă travers les salles, comme en pays ennemi, les violents dĂ©dains de la sortie ensuite, les discussions qui enflaient les langues et vidaient les crĂąnes ! Personne ne voyait plus Dubuche. Deux ou trois fois par mois, GagniĂšre arrivait de Melun, effarĂ©, pour un concert ; et il se dĂ©sintĂ©ressait tellement de la peinture, quâil nâĂ©tait mĂȘme pas venu au Salon, oĂč il avait pourtant son paysage ordinaire, le bord de Seine quâil envoyait depuis quinze ans, dâun joli ton gris, consciencieux et si discret, que le public ne lâavait jamais remarquĂ©. â Jâallais monter, reprit Mahoudeau. Montez-vous avec moi ? Claude, pĂąli dâun malaise, levait les yeux, Ă chaque seconde. Ah ! ce grondement terrible, ce galop dĂ©vorateur du monstre, dont il sentait la secousse jusque dans ses membres ! Il tendit la main sans parler. â Tu nous quittes ? sâĂ©cria Sandoz. Fais encore un tour avec nous, et nous partirons ensemble. Puis, une pitiĂ© lui serra le cĆur, en le voyant si las. Il le sentait Ă bout de courage, dĂ©sireux de solitude, pris du besoin de fuir seul, pour cacher sa blessure. â Alors, adieu, mon vieux⊠Demain, jâirai chez toi. Claude, chancelant, poursuivi par la tempĂȘte dâen haut, disparut derriĂšre les massifs du jardin. Et, deux heures plus tard, dans la salle de lâEst, Sandoz, qui, aprĂšs avoir perdu Mahoudeau, venait de le retrouver avec Jory et Fagerolles, aperçut Claude, debout devant sa toile, Ă la place mĂȘme oĂč il lâavait rencontrĂ© la premiĂšre fois. Le misĂ©rable, au moment de partir, Ă©tait remontĂ© lĂ , malgrĂ© lui, attirĂ©, obsĂ©dĂ©. CâĂ©tait lâĂ©touffement embrasĂ© de cinq heures, lorsque la cohue, Ă©puisĂ©e de tourner le long des salles, saisie du vertige des troupeaux lĂąchĂ©s dans un parc, sâeffare et sâĂ©crase, sans trouver la sortie. Depuis le petit froid du matin, la chaleur des corps, lâodeur des haleines avaient alourdi lâair dâune vapeur rousse ; et la poussiĂšre des parquets, volante, montait en un fin brouillard, dans cette exhalaison de litiĂšre humaine. Des gens sâemmenaient encore devant des tableaux, dont les sujets seuls frappaient et retenaient le public. On sâen allait, on revenait, on piĂ©tinait sans fin. Les femmes surtout sâentĂȘtaient Ă ne pas lĂącher pied, Ă en ĂȘtre jusquâau moment oĂč les gardiens les pousseraient dehors, dĂšs le premier coup de six heures. De grosses dames sâĂ©taient Ă©chouĂ©es. Dâautres, nâayant pas dĂ©couvert le moindre petit coin pour sâasseoir, sâappuyaient fortement sur leurs ombrelles, dĂ©faillantes, obstinĂ©es quand mĂȘme. Tous les yeux, inquiets et suppliants, guettaient les banquettes chargĂ©es de monde. Et il nây avait plus, flagellant ces milliers de tĂȘtes, que ce dernier coup de la fatigue, qui dĂ©labrait les jambes, tirait la face, ravageait le front de migraine, cette migraine spĂ©ciale des Salons, faite de la cassure continuelle de la nuque et de la danse aveuglante des couleurs. Seuls, sur le pouf oĂč ils se contaient dĂ©jĂ leurs histoires, dĂšs midi, les deux messieurs dĂ©corĂ©s causaient toujours tranquillement, Ă cent lieues. Peut-ĂȘtre y Ă©taient-ils revenus, peut-ĂȘtre nâen avaient-ils pas mĂȘme bougĂ©. â Et, comme ça, disait le gros, vous ĂȘtes entrĂ©, en affectant de ne pas comprendre ? â Parfaitement, rĂ©pondait le mince, je les ai regardĂ©s et jâai ĂŽtĂ© mon chapeau⊠Hein ? câĂ©tait clair. â Ătonnant ! vous ĂȘtes Ă©tonnant, mon cher ami ! Mais Claude nâentendait que les sourds battements de son cĆur, ne voyait que lâEnfant mort, en lâair, prĂšs du plafond. Il ne le quittait pas des yeux, il subissait la fascination qui le clouait lĂ , en dehors de son vouloir. La foule, dans sa nausĂ©e de lassitude, tournoyait autour de lui ; des pieds Ă©crasaient les siens, il Ă©tait heurtĂ©, emportĂ© ; et comme une chose inerte, il sâabandonnait, flottait, se retrouvait Ă la mĂȘme place, sans baisser la tĂȘte, ignorant ce qui se passait en bas, ne vivant plus que lĂ -haut, avec son Ćuvre, son petit Jacques, enflĂ© dans la mort. Deux grosses larmes, immobiles entre ses paupiĂšres, lâempĂȘchaient de bien voir. Il lui semblait que jamais il nâaurait le temps de voir assez. Alors, Sandoz, dans sa pitiĂ© profonde, feignit de ne pas avoir aperçu son vieil ami, comme sâil eĂ»t voulu le laisser seul, sur la tombe de sa vie manquĂ©e. De nouveau, les camarades passaient en bande, Fagerolles et Jory filaient en avant ; et, justement, Mahoudeau lui ayant demandĂ© oĂč Ă©tait le tableau de Claude, Sandoz mentit, lâĂ©carta, lâemmena. Tous sâen allĂšrent. Le soir, Christine nâobtint de Claude que des paroles brĂšves tout marchait bien, le public ne se fĂąchait pas, le tableau faisait bon effet, un peu haut peut-ĂȘtre. Et, malgrĂ© cette tranquillitĂ© froide, il Ă©tait si Ă©trange, quâelle fut prise de peur. AprĂšs le dĂźner, comme elle revenait de porter des assiettes Ă la cuisine, elle ne le trouva plus devant la table. Il avait ouvert une fenĂȘtre qui donnait sur un terrain vague, il Ă©tait lĂ , tellement penchĂ©, quâelle ne le voyait pas. Puis, terrifiĂ©e, elle se prĂ©cipita, elle le tira violemment par son veston. â Claude ! Claude ! que fais-tu ? Il sâĂ©tait retournĂ©, dâune pĂąleur de linge, les yeux fous. â Je regarde. Mais elle ferma la fenĂȘtre de ses mains tremblantes, et elle en garda une telle angoisse, quâelle ne dormait plus la nuit. XI DĂšs le lendemain, Claude sâĂ©tait remis au travail, et les jours sâĂ©coulĂšrent, lâĂ©tĂ© se passa, dans une tranquillitĂ© lourde. Il avait trouvĂ© une besogne, des petits tableaux de fleurs pour lâAngleterre, dont lâargent suffisait au pain quotidien. Toutes ses heures disponibles Ă©taient de nouveau consacrĂ©es Ă sa grande toile il nây montrait plus les mĂȘmes Ă©clats de colĂšre, il semblait se rĂ©signer Ă ce labeur Ă©ternel, lâair calme, dâune application entĂȘtĂ©e et sans espoir. Mais ses yeux restaient fous, on y voyait comme une mort de la lumiĂšre, quand ils se fixaient sur lâĆuvre manquĂ©e de sa vie. Vers cette Ă©poque, Sandoz, lui aussi, eut un grand chagrin. Sa mĂšre mourut, toute son existence fut bouleversĂ©e, cette existence Ă trois, si intime, oĂč ne pĂ©nĂ©traient que quelques amis. Il avait pris en haine le pavillon de la rue Nollet. Dâailleurs, un brusque succĂšs sâĂ©tait dĂ©clarĂ©, dans la vente jusque-lĂ pĂ©nible de ses livres ; et le mĂ©nage, comblĂ© de cette richesse, venait de louer rue de Londres un vaste appartement, dont lâinstallation lâoccupa pendant des mois. Son deuil avait encore rapprochĂ© Sandoz de Claude, dans un dĂ©goĂ»t commun des choses. AprĂšs le coup terrible du Salon, il sâĂ©tait inquiĂ©tĂ© de son vieux camarade, devinant en lui une cassure irrĂ©parable, quelque plaie oĂč la vie coulait, invisible. Puis, Ă le voir si froid, si sage, il avait fini par se rassurer un peu. Souvent, Sandoz montait rue Tourlaque, et quand il lui arrivait de nây rencontrer que Christine, il la questionnait, comprenant quâelle aussi vivait dans lâeffroi dâun malheur, dont elle ne parlait jamais. Elle avait la face tourmentĂ©e, les tressaillements nerveux dâune mĂšre qui veille son enfant et qui tremble de voir la mort entrer, au moindre bruit. Un matin de juillet, il lui demanda â Eh bien ! vous ĂȘtes contente ? Claude est tranquille, il travaille bien. Elle jeta vers le tableau son regard accoutumĂ©, un regard oblique de terreur et de haine. â Oui, oui, il travaille⊠Il veut tout finir, avant de se remettre Ă la femme⊠Et, sans avouer la crainte qui lâobsĂ©dait, elle ajouta plus bas â Mais ses yeux, avez-vous remarquĂ© ses yeux ?⊠Il a toujours ses mauvais yeux. Moi, je sais bien quâil ment, avec son air de ne pas se fĂącher⊠Je vous en prie, venez le prendre, emmenez-le pour le distraire. Il nâa plus que vous, aidez-moi, aidez-moi ! DĂšs lors, Sandoz inventa des motifs de promenade, arriva dĂšs le matin chez Claude et lâenleva de force au travail. Presque toujours, il fallait lâarracher de son Ă©chelle, oĂč il restait assis, mĂȘme quand il ne peignait pas. Des lassitudes lâarrĂȘtaient, une torpeur qui lâengourdissait pendant de longues minutes, sans quâil donnĂąt un coup de pinceau. Ă ces moments de contemplation muette, son regard revenait avec une ferveur religieuse sur la figure de femme, Ă laquelle il ne touchait plus câĂ©tait comme le dĂ©sir hĂ©sitant dâune voluptĂ© mortelle, lâinfinie tendresse et lâeffroi sacrĂ© dâun amour quâil se refusait, dans la certitude dây laisser la vie. Puis, il se remettait aux autres figures, aux fonds du tableau, la sachant toujours lĂ pourtant, lâĆil vacillant lorsquâil la rencontrait, seulement maĂźtre de son vertige, tant quâil ne retournerait point Ă sa chair et quâelle ne refermerait pas les bras sur lui. Un soir, Christine, qui Ă©tait reçue maintenant chez Sandoz, et qui ne manquait plus un jeudi, dans lâespĂ©rance de voir sây Ă©gayer son grand enfant malade dâartiste, prit Ă part le maĂźtre de la maison, en le suppliant de tomber le lendemain chez eux. Et, le lendemain, Sandoz ayant justement des notes Ă chercher pour un roman, de lâautre cĂŽtĂ© de la butte Montmartre, alla violenter Claude, lâemporta, le dĂ©baucha jusquâĂ la nuit. Ce jour-lĂ , comme ils Ă©taient descendus Ă la porte de Clignancourt, oĂč se tenait une fĂȘte perpĂ©tuelle, des chevaux de bois, des tirs, des guinguettes, ils eurent la stupeur de se trouver brusquement en face de ChaĂźne, trĂŽnant au milieu dâune vaste et riche baraque. CâĂ©tait une sorte de chapelle trĂšs ornĂ©e quatre jeux de tournevire sây alignaient, des ronds chargĂ©s de porcelaines, de verreries, de bibelots dont le vernis et les dorures luisaient dans un Ă©clair, avec des tintements dâharmonica, quand la main dâun joueur lançait le plateau, qui grinçait contre la plume ; mĂȘme un lapin vivant, le gros lot, nouĂ© de faveurs roses, valsait, tournait sans fin, ivre dâĂ©pouvante. Et ces richesses sâencadraient dans des tentures rouges, des lambrequins, des rideaux, entre lesquels, au fond de la boutique, comme au saint des saints dâun tabernacle, on voyait pendus trois tableaux, les trois chefs-dâĆuvre de ChaĂźne, qui le suivaient de foire en foire, dâun bout Ă lâautre de Paris la Femme adultĂšre au centre, la copie du Mantegna Ă gauche, le poĂȘle de Mahoudeau Ă droite. Le soir, quand les lampes Ă pĂ©trole flambaient, que les tournevires ronflaient et rayonnaient comme des astres, rien nâĂ©tait plus beau que ces peintures, dans la pourpre saignante des Ă©toffes ; et le peuple bĂ©ant sâattroupait. Une pareille vue arracha une exclamation Ă Claude. â Ah ! mon Dieu !⊠Mais elles sont trĂšs bien, ces toiles ! elles Ă©taient faites pour ça. Le Mantegna surtout, dâune sĂ©cheresse si naĂŻve, avait lâair dâune image dâĂpinal dĂ©colorĂ©e, clouĂ©e lĂ pour le plaisir des gens simples ; tandis que le poĂȘle minutieux et de guingois, en pendant avec le Christ de pain dâĂ©pice, prenait une gaietĂ© inattendue. Mais ChaĂźne, qui venait dâapercevoir les deux amis, leur tendit la main, comme sâil les avait quittĂ©s la veille. Il Ă©tait calme, sans orgueil ni honte de sa boutique, et il nâavait pas vieilli, toujours en cuir, le nez complĂštement disparu entre les deux joues, la bouche empĂątĂ©e de silence, enfoncĂ©e dans la barbe. â Hein ? on se retrouve ! dit gaiement Sandoz. Vous savez quâils font rudement de lâeffet, vos tableaux. â Ce farceur ! ajouta Claude, il a son petit Salon Ă lui tout seul. Câest trĂšs malin, ça ! La face de ChaĂźne resplendit, et il lĂącha son mot â Bien sĂ»r ! Puis, dans le rĂ©veil de son orgueil dâartiste, lui dont on ne tirait guĂšre que des grognements, il prononça toute une phrase. â Ah ! bien sĂ»r que si jâavais eu de lâargent comme vous, je serais arrivĂ© comme vous, tout de mĂȘme. CâĂ©tait sa conviction. Jamais il nâavait mis son talent en doute, il lĂąchait simplement la partie, parce quâelle ne nourrissait pas son homme. Au Louvre, devant les chefs-dâĆuvre, il Ă©tait uniquement persuadĂ© quâil fallait du temps. â Allez, reprit Claude redevenu sombre, nâayez point de regrets, vous seul avez rĂ©ussi⊠Ăa marche, nâest-ce pas ? le commerce. Mais ChaĂźne mĂąchonna des paroles amĂšres. Non, non, rien ne marchait, pas mĂȘme les tournevires. Le peuple ne jouait plus, tout lâargent filait chez les marchands de vin. On avait beau acheter des rebuts et donner le coup de paume sur la table, pour que la plume ne sâarrĂȘtĂąt pas aux gros lots câĂ©tait Ă peine sâil y avait dĂ©sormais de lâeau Ă boire. Puis, comme du monde sâĂ©tait approchĂ©, il sâinterrompit, il cria dâune grosse voix que les deux autres ne lui connaissaient point, et qui les stupĂ©fia. â Voyez, voyez le jeu !⊠à tous les coups lâon gagne ! Un ouvrier, qui avait dans ses bras une petite fille souffreteuse, aux grands yeux avides, lui fit jouer deux coups. Les plateaux grinçaient, les bibelots dansaient dans un Ă©blouissement, le lapin en vie tournait, tournait, les oreilles rabattues, si rapide, quâil sâeffaçait et nâĂ©tait plus quâun cercle blanchĂątre. Il y eut une forte Ă©motion, la fillette avait failli le gagner. Alors, aprĂšs avoir serrĂ© la main de ChaĂźne encore tremblant, les deux amis sâĂ©loignĂšrent. â Il est heureux, dit Claude au bout dâune cinquantaine de pas, faits en silence. â Lui ! sâĂ©cria Sandoz, il croit quâil a ratĂ© lâInstitut, et il en meurt ! Ă quelque temps de lĂ , vers le milieu dâaoĂ»t, Sandoz imagina la distraction dâun vrai voyage, toute une partie qui devait leur prendre une journĂ©e entiĂšre. Il avait rencontrĂ© Dubuche, un Dubuche ravagĂ©, morne, qui sâĂ©tait montrĂ© plaintif et affectueux, remuant le passĂ©, invitant ses deux vieux camarades Ă dĂ©jeuner Ă la RichaudiĂšre, oĂč il se trouvait seul pour quinze jours encore, avec ses deux enfants. Pourquoi nâirait-on pas le surprendre, puisquâil semblait si dĂ©sireux de renouer ? Mais Sandoz rĂ©pĂ©tait en vain quâil lui avait fait jurer dâamener Claude, celui-ci refusait obstinĂ©ment, comme sâil Ă©tait saisi de peur Ă lâidĂ©e de revoir Bennecourt, la Seine, les Ăźles, toute cette campagne oĂč des annĂ©es heureuses Ă©taient dĂ©funtes et ensevelies. Il fallut que Christine sâen mĂȘlĂąt, et il finit par cĂ©der, plein de rĂ©pugnance. Justement, la veille du jour convenu, il avait travaillĂ© trĂšs tard Ă son tableau, repris de fiĂšvre. Aussi, le matin, un dimanche, dĂ©vorĂ© de lâenvie de peindre, sâen alla-t-il avec peine, dans une sorte dâarrachement douloureux. Ă quoi bon retourner lĂ -bas ? CâĂ©tait mort, ça nâexistait plus. Rien nâexistait que Paris, et encore, dans Paris, il nâexistait quâun horizon, la pointe de la CitĂ©, cette vision qui le hantait toujours et partout, ce coin unique oĂč il laissait son cĆur. Dans le wagon, Sandoz, en le voyant nerveux, les yeux Ă la portiĂšre, comme sâil eĂ»t quittĂ© pour des annĂ©es la ville peu Ă peu dĂ©crue et noyĂ©e de vapeurs, sâefforça de lâoccuper et lui conta ce quâil savait de la situation vraie de Dubuche. Dâabord, le pĂšre Margaillan, glorieux de son gendre mĂ©daillĂ©, lâavait promenĂ©, prĂ©sentĂ© en tous lieux, Ă titre dâassociĂ© et de successeur. En voilĂ un qui allait mener les affaires rondement, construire moins cher et plus beau, car le gaillard avait pĂąli sur les livres ! Mais la premiĂšre idĂ©e de Dubuche fut dĂ©plorable il inventa un four Ă briques et lâinstalla en Bourgogne, sur des terrains Ă son beau-pĂšre, dans des conditions si dĂ©sastreuses, dâaprĂšs un plan si dĂ©fectueux, que la tentative se solda par une perte sĂšche de deux cent mille francs. Il se rabattit alors sur les constructions, oĂč il prĂ©tendait vouloir appliquer des vues personnelles, un ensemble trĂšs mĂ»ri, qui renouvellerait lâart de bĂątir. CâĂ©taient les anciennes thĂ©ories quâil tenait des camarades rĂ©volutionnaires de sa jeunesse, tout ce quâil avait promis de rĂ©aliser quand il serait libre, mais mal digĂ©rĂ©, appliquĂ© hors de propos, avec la lourdeur du bon Ă©lĂšve sans flamme crĂ©atrice les dĂ©corations de terres cuites et de faĂŻences, les grands dĂ©gagements vitrĂ©s, surtout lâemploi du fer, les solives de fer, les escaliers de fer, les combles de fer ; et, comme ces matĂ©riaux augmentent les frais, il avait de nouveau abouti Ă une catastrophe, dâautant plus quâil Ă©tait un administrateur pitoyable et quâil perdait la tĂȘte depuis sa fortune, Ă©paissi encore par lâargent, gĂątĂ©, dĂ©sorientĂ©, ne retrouvant mĂȘme pas son application au travail. Cette fois, le pĂšre Margaillan se fĂącha, lui qui, depuis trente ans, achetait les terrains, bĂątissait, revendait, en Ă©tablissant dâun coup dâĆil les devis des maisons de rapport tant de mĂštres de construction, Ă tant le mĂštre, devant donner tant dâappartements, Ă tant de loyer. Qui est-ce qui lui avait fichu un gaillard qui se trompait sur la chaux, la brique, la meuliĂšre, qui mettait du chĂȘne oĂč le sapin devait suffire, qui ne se rĂ©signait pas Ă couper un Ă©tage, comme un pain bĂ©nit, en autant de petits carrĂ©s quâil le fallait ! Non, non, pas de ça ! il se rĂ©voltait contre lâart, aprĂšs avoir eu lâambition dâen introduire un peu dans sa routine, pour satisfaire un vieux tourment dâignorant. Et, dĂšs lors, les choses allĂšrent de mal en pis, des querelles terribles Ă©clatĂšrent entre le gendre et le beau-pĂšre, lâun dĂ©daigneux, se retranchant derriĂšre sa science, lâautre criant que le dernier des manĆuvres, dĂ©cidĂ©ment, en savait beaucoup plus quâun architecte. Les millions pĂ©riclitaient. Margaillan, un beau jour, jeta Dubuche Ă la porte de ses bureaux, en lui dĂ©fendant dây remettre les pieds, puisquâil nâĂ©tait pas mĂȘme bon Ă conduire un chantier de quatre hommes. Un dĂ©sastre, une faillite lamentable, la banqueroute de lâĂcole devant un maçon ! Claude, qui sâĂ©tait mis Ă Ă©couter, demanda â Alors, que fait-il, maintenant ? â Je ne sais pas, rien sans doute, rĂ©pondit Sandoz. Il mâa dit que la santĂ© de ses enfants lâinquiĂ©tait et quâil les soignait. Madame Margaillan, cette femme pĂąle, en lame de couteau, Ă©tait morte phtisique ; et câĂ©tait le mal hĂ©rĂ©ditaire, la dĂ©gĂ©nĂ©rescence, car sa fille, RĂ©gine, toussait elle-mĂȘme depuis son mariage. En ce moment, elle faisait une cure aux eaux du Mont-Dore, oĂč elle nâavait point osĂ© emmener ses enfants, qui sâĂ©taient trouvĂ©s trĂšs mal, lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, dâune saison dans cet air trop vif pour leur dĂ©bilitĂ©. Cela expliquait lâĂ©parpillement de la famille la mĂšre lĂ -bas, avec une seule femme de chambre ; le grand-pĂšre Ă Paris, oĂč il avait repris ses grands travaux, se battant au milieu de ses quatre cents ouvriers, accablant de son mĂ©pris les paresseux et les incapables ; et le pĂšre rĂ©fugiĂ© Ă la RichaudiĂšre, commis Ă la garde de sa fille et de son fils, internĂ© lĂ , dĂšs la premiĂšre lutte, ainsi quâun invalide de la vie. Dans un instant dâexpansion, Dubuche avait mĂȘme laissĂ© entendre que, sa femme ayant failli mourir Ă ses secondes couches, et sâĂ©vanouissant dâailleurs au moindre contact trop vif, il sâĂ©tait fait un devoir de cesser tous rapports conjugaux avec elle. Pas mĂȘme cette rĂ©crĂ©ation. â Un beau mariage, dit simplement Sandoz, pour conclure. Il Ă©tait dix heures, quand les deux amis sonnĂšrent Ă la grille de la RichaudiĂšre. La propriĂ©tĂ©, quâils ne connaissaient point, les Ă©merveilla une futaie superbe, un jardin français avec des rampes et des perrons qui se dĂ©roulaient royalement, trois serres immenses, surtout une cascade colossale, une folie de rocs rapportĂ©s, de ciment et de conduites dâeau, oĂč le propriĂ©taire avait englouti une fortune, par une vanitĂ© dâancien gĂącheur de plĂątre. Et ce qui les frappa plus encore, ce fut le dĂ©sert mĂ©lancolique de ce domaine, les avenues ratissĂ©es, sans une trace de pas, les lointains vides que traversaient les rares silhouettes des jardiniers, la maison morte dont toutes les fenĂȘtres Ă©taient closes, sauf deux, entrebĂąillĂ©es Ă peine. Pourtant, un valet de chambre, qui sâĂ©tait dĂ©cidĂ© Ă paraĂźtre, les interrogea ; et, quand il sut quâils venaient pour monsieur, il se montra insolent, il rĂ©pondit que monsieur Ă©tait derriĂšre la maison, au gymnase. Puis, il rentra. Sandoz et Claude suivirent une allĂ©e, dĂ©bouchĂšrent en face dâune pelouse, et ce quâils virent les arrĂȘta un instant. Dubuche, debout devant un trapĂšze, levait les bras, pour y maintenir son fils Gaston, un pauvre ĂȘtre malingre, qui avait, Ă dix ans, les petits membres mous de la premiĂšre enfance ; tandis que, assise dans une voiture, la fillette, Alice, attendait son tour, venue avant terme celle-lĂ , si mal finie, quâelle ne marchait pas encore, Ă six ans. Le pĂšre, absorbĂ©, continua dâexercer les membres grĂȘles du petit garçon, le balança, tĂącha vainement de le faire se hausser sur les poignets ; puis, comme ce lĂ©ger effort avait suffi pour le mettre en sueur, il lâemporta et le roula dans une couverture tout cela en silence, isolĂ© sous le ciel large, dâune pitiĂ© navrĂ©e au milieu de ce beau parc. Mais, en se relevant, il aperçut les deux amis. â Comment ! câest vous !⊠Un dimanche, et sans mâavoir prĂ©venu ! Il avait eu un geste dĂ©solĂ©, il expliqua tout de suite que, le dimanche, la femme de chambre, la seule femme Ă qui il osĂąt confier les enfants, allait Ă Paris, et que, dĂšs lors, il lui Ă©tait impossible de quitter Alice et Gaston une minute. â Je parie que vous veniez dĂ©jeuner ? Sur un regard suppliant de Claude, Sandoz se hĂąta de rĂ©pondre â Non, non. Justement, nous ne pouvions que te serrer la main⊠Claude a dĂ» se rendre dans le pays, pour des affaires. Tu sais, il a vĂ©cu Ă Bennecourt. Et, comme je lâai accompagnĂ©, nous avons eu lâidĂ©e de pousser jusquâici. Mais on nous attend, ne te dĂ©range pas. Alors, Dubuche, soulagĂ©, affecta de les retenir. Ils avaient bien une heure, que diable ! Et tous trois causĂšrent. Claude le regardait, Ă©tonnĂ© de le retrouver si vieux le visage bouffi sâĂ©tait ridĂ©, dâun jaune veinĂ© de rouge, comme si la bile avait Ă©claboussĂ© la peau ; tandis que les cheveux et les moustaches grisonnaient dĂ©jĂ . En outre, le corps semblait sâĂȘtre tassĂ©, une lassitude amĂšre appesantissait chaque geste. Les dĂ©faites de lâargent Ă©taient donc aussi lourdes que celles de lâart ? La voix, le regard, tout chez ce vaincu disait la dĂ©pendance honteuse oĂč il devait vivre, la faillite de son avenir quâon lui jetait Ă la face, la continuelle accusation dâavoir mis au contrat un talent quâil nâavait point, lâargent de la famille quâil volait aujourdâhui, ce quâil mangeait, les vĂȘtements quâil portait, les sous de poche quâil lui fallait, la continuelle aumĂŽne enfin quâon lui faisait, comme Ă un vulgaire filou dont on ne pouvait se dĂ©barrasser. â Attendez-moi, reprit Dubuche, jâen ai encore pour cinq minutes avec lâun de mes pauvres mimis, et nous rentrons. Doucement, avec des prĂ©cautions infinies de mĂšre, il tira la petite Alice de la voiture, la souleva jusquâau trapĂšze ; et lĂ , en bĂ©gayant des chatteries, en lui faisant risette, il lâencouragea, la laissa deux minutes accrochĂ©e, pour dĂ©velopper ses muscles ; mais il restait les bras ouverts, Ă suivre chaque mouvement, dans la crainte de la voir se briser, si elle lĂąchait de fatigue ses frĂȘles mains de cire. Elle ne disait rien, elle avait de grands yeux pĂąles, obĂ©issante pourtant malgrĂ© sa terreur de cet exercice, dâune telle lĂ©gĂšretĂ© pitoyable, quâelle ne tendait pas les cordes, pareille Ă un de ces petits oiseaux Ă©tiques qui tombent des branches, sans les plier. Ă ce moment, Dubuche, ayant jetĂ© un coup dâĆil sur Gaston, sâaffola, en remarquant que la couverture avait glissĂ© et que les jambes de lâenfant se trouvaient dĂ©couvertes. â Mon Dieu ! mon Dieu ! le voilĂ qui va prendre froid, dans cette herbe ! Et moi qui ne puis bouger !⊠Gaston, mon mimi ! Tous les jours, câest la mĂȘme chose tu attends que je sois occupĂ© avec ta sĆur⊠Sandoz, recouvre-le, de grĂące !⊠Ah ! merci, rabats encore la couverture, nâaie pas peur ! CâĂ©tait ça que son beau mariage avait fait de la chair de sa chair, câĂ©taient ces deux ĂȘtres inachevĂ©s, vacillants, que le moindre souffle du ciel menaçait de tuer comme des mouches. De la fortune Ă©pousĂ©e, il ne lui restait que ça, le continuel chagrin de voir son sang se gĂąter et sâendolorir, dans ce fils, dans cette fille lamentables, qui allaient pourrir sa race, tombĂ©e Ă la dĂ©chĂ©ance derniĂšre de la scrofule et de la phtisie. Et, chez ce gros garçon Ă©goĂŻste, un pĂšre sâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ©, admirable, un cĆur enflammĂ© dâune passion unique. Il nâavait plus que la volontĂ© de faire vivre ses enfants, il luttait heure par heure, les sauvait chaque matin, avec lâeffroi de les perdre chaque soir. Maintenant, eux seuls existaient, au milieu de son existence finie, dans lâamertume des reproches insultants de son beau-pĂšre, des jours maussades et des nuits glacĂ©es que lui apportait sa triste femme ; et il sâacharnait, il achevait de les mettre au monde, par un continuel miracle de tendresse. â LĂ , mon mimi, câest assez, nâest-ce pas ? Tu verras comme tu deviendras grande et belle ! Il replaça Alice dans la voiture, il prit Gaston, toujours enveloppĂ©, sur lâun de ses bras ; et, comme ses amis voulaient lâaider, il refusa, il se mit Ă pousser la petite fille de sa main restĂ©e libre. â Merci, jâai lâhabitude. Ah ! les pauvres mignons, ils ne sont pas lourds⊠Et puis, avec les domestiques, on nâest jamais sĂ»r. En entrant dans la maison, Sandoz et Claude revirent le valet de chambre qui sâĂ©tait montrĂ© insolent ; et ils sâaperçurent que Dubuche tremblait devant lui. Lâoffice et lâantichambre, Ă©pousant les mĂ©pris du beau-pĂšre qui payait, traitaient le mari de madame en mendiant tolĂ©rĂ© par charitĂ©. Ă chaque chemise quâon lui prĂ©parait, Ă chaque morceau de pain quâil osait redemander, il demandait lâaumĂŽne dans le geste impoli des domestiques. â Eh bien! adieu, nous te laissons, dit Sandoz qui souffrait. â Non, non, attendez un moment⊠Les enfants vont dĂ©jeuner, et je vous accompagnerai avec eux. Il faut quâils fassent leur promenade. Chaque journĂ©e Ă©tait ainsi rĂ©glĂ©e heure par heure. Le matin, la douche, le bain, la sĂ©ance de gymnastique, puis le dĂ©jeuner, qui Ă©tait toute une affaire, car il leur fallait une nourriture spĂ©ciale, discutĂ©e, pesĂ©e, et lâon allait jusquâĂ faire tiĂ©dir leur eau rougie, de crainte quâune goutte trop fraĂźche ne leur donnĂąt un rhume. Ce jour-lĂ , ils eurent un jaune dâĆuf dĂ©layĂ© dans du bouillon, et une noix de cĂŽtelette, que le pĂšre leur coupa en tout petits morceaux. Ensuite, venait la promenade, avant la sieste. Sandoz et Claude se retrouvĂšrent dehors, le long des larges avenues, avec Dubuche, qui poussait de nouveau la voiture dâAlice ; tandis que Gaston, Ă prĂ©sent, marchait prĂšs de lui. On causa de la propriĂ©tĂ©, en se dirigeant vers la grille. Le maĂźtre jetait sur le vaste parc des yeux timides et inquiets, comme sâil ne se fĂ»t pas senti chez lui. Du reste, il ne savait rien, il ne sâoccupait de rien. Il semblait avoir oubliĂ© jusquâĂ son mĂ©tier dâarchitecte quâon lâaccusait de ne pas connaĂźtre, dĂ©voyĂ©, anĂ©anti dâoisivetĂ©. â Et tes parents, comment vont-ils ? demanda Sandoz. Une flamme ralluma les yeux Ă©teints de Dubuche. â Oh ! mes parents, ils sont heureux. Je leur ai achetĂ© une petite maison, oĂč ils mangent la rente que jâai fait mettre au contrat⊠Nâest-ce pas ? maman avait assez avancĂ© pour mon instruction, il fallait bien tout rendre, comme je lâavais promis⊠Ăa, je peux le dire, mes parents nâont pas de reproches Ă mâadresser. On Ă©tait arrivĂ© Ă la grille, on stationna quelques minutes. Enfin, il serra de son air brisĂ© les mains de ses vieux camarades ; puis, gardant un instant celle de Claude, il conclut, dans une simple constatation, oĂč il nây avait mĂȘme pas de colĂšre â Adieu, tĂąche de tâen sortir⊠Moi, jâai ratĂ© ma vie. Et ils le virent sâen retourner, poussant Alice, soutenant les pas dĂ©jĂ trĂ©buchants de Gaston, lui-mĂȘme avec le dos voĂ»tĂ© et la marche lourde dâun vieillard. Une heure sonnait, tous deux se hĂątĂšrent de descendre vers Bennecourt, attristĂ©s, affamĂ©s. Mais dâautres mĂ©lancolies les y attendaient, un vent meurtrier avait passĂ© lĂ les Faucheur, le mari, la femme, le pĂšre Poirette, Ă©taient morts ; et lâauberge, tombĂ©e aux mains de cette oie de MĂ©lie, devenait rĂ©pugnante de saletĂ© et de grossiĂšretĂ©. On leur y servit un dĂ©jeuner abominable, des cheveux dans lâomelette, des cĂŽtelettes sentant le suint, au milieu de la salle grande ouverte Ă la pestilence du trou Ă fumier, tellement remplie de mouches, que les tables en Ă©taient noires. La chaleur de la brĂ»lante aprĂšs-midi dâaoĂ»t entrait avec la puanteur, ils nâeurent pas le courage de commander du cafĂ©, ils se sauvĂšrent. â Et toi qui cĂ©lĂ©brais les omelettes de la mĂšre Faucheur ! dit Sandoz. Une maison finie⊠Nous faisons un tour, nâest-ce pas ? Claude allait refuser. Depuis le matin il nâavait quâune hĂąte, marcher plus vite, comme si chaque pas abrĂ©geait la corvĂ©e et le ramenait vers Paris. Son cĆur, sa tĂȘte, son ĂȘtre entier Ă©tait restĂ© lĂ -bas. Il ne regardait ni Ă droite, ni Ă gauche, filant sans rien distinguer des champs ni des arbres, nâayant au crĂąne que son idĂ©e fixe, dans une hallucination telle, que, par moments, la pointe de la CitĂ© lui semblait se dresser et lâappeler du milieu des vastes chaumes. Pourtant, la proposition de Sandoz Ă©veillait en lui des souvenirs ; et, une mollesse lâenvahissant, il rĂ©pondit â Oui, câest ça, allons voir. Mais, Ă mesure quâil avançait le long de la berge, il se rĂ©voltait de douleur. CâĂ©tait Ă peine sâil reconnaissait le pays. On avait construit un pont pour relier BonniĂšres Ă Bennecourt un pont, grand Dieu ! Ă la place de ce vieux bac craquant sur sa chaĂźne, et dont la note noire, coupant le courant, Ă©tait si intĂ©ressante ! En outre, le barrage Ă©tabli en aval, Ă Port-Villez, ayant remontĂ© le niveau de la riviĂšre, la plupart des Ăźles se trouvaient submergĂ©es, les petits bras sâĂ©largissaient. Plus de jolis coins, plus de ruelles mouvantes oĂč se perdre, un dĂ©sastre Ă Ă©trangler tous les ingĂ©nieurs de la marine ! â Tiens ! ce bouquet de saules qui Ă©mergent encore, Ă gauche, câĂ©tait le Barreux, lâĂźle oĂč nous allions causer dans lâherbe, tu te souviens ?⊠Ah ! les misĂ©rables ! Sandoz, qui ne pouvait voir couper un arbre sans montrer le poing au bĂ»cheron, pĂąlissait de la mĂȘme colĂšre, exaspĂ©rĂ© quâon se fĂ»t permis dâabĂźmer la nature. Puis, Claude, lorsquâil sâapprocha de son ancienne demeure, devint muet, les dents serrĂ©es. On avait vendu la maison Ă des bourgeois, il y avait maintenant une grille, Ă laquelle il colla son visage. Les rosiers Ă©taient morts, les abricotiers Ă©taient morts, le jardin trĂšs propre, avec ses petites allĂ©es, ses carrĂ©s de fleurs et de lĂ©gumes entourĂ©s de buis, se reflĂ©tait dans une grosse boule de verre Ă©tamĂ©, posĂ©e sur un pied, au beau milieu ; et la maison, badigeonnĂ©e Ă neuf, peinturlurĂ©e aux angles et aux encadrements en fausses pierres de taille, avait un endimanchement gauche de rustre parvenu, qui enragea le peintre. Non, non, il ne restait lĂ rien de lui, rien de Christine, rien de leur grand amour de jeunesse ! Il voulut voir encore, il monta derriĂšre lâhabitation, chercha le petit bois de chĂȘnes, ce trou de verdure oĂč ils avaient laissĂ© le vivant frisson de leur premiĂšre Ă©treinte ; mais le petit bois Ă©tait mort, mort avec le reste, abattu, vendu, brĂ»lĂ©. Alors, il eut un geste de malĂ©diction, il jeta son chagrin Ă toute cette campagne, si changĂ©e, oĂč il ne retrouvait pas un vestige de leur existence. Quelques annĂ©es suffisaient donc pour effacer la place oĂč lâon avait travaillĂ©, joui et souffert ? Ă quoi bon cette agitation vaine, si le vent, derriĂšre lâhomme qui marche, balaye et emporte la trace de ses pas ? Il lâavait bien senti quâil nâaurait point dĂ» revenir, car le passĂ© nâĂ©tait que le cimetiĂšre de nos illusions, on sây brisait les pieds contre des tombes. â Allons-nous-en ! cria-t-il, allons-nous-en vite ! Câest stupide, de se crever ainsi le cĆur ! Sur le nouveau pont, Sandoz tenta de le calmer, en lui faisant voir un motif qui nâexistait pas autrefois, la coulĂ©e de la Seine Ă©largie, roulant Ă pleins bords, dans une lenteur superbe. Mais cette eau nâintĂ©ressait plus Claude. Il fit une seule rĂ©flexion câĂ©tait la mĂȘme eau qui, en traversant Paris, avait ruisselĂ© contre les vieux quais de la CitĂ© ; et elle le toucha dĂšs lors, il se pencha un instant, il crut y apercevoir des reflets glorieux, les tours de Notre-Dame et lâaiguille de la Sainte-Chapelle que le courant emportait Ă la mer. Les deux amis manquĂšrent le train de trois heures. Ce fut un supplice que de passer deux grandes heures encore, dans ce pays si lourd Ă leurs Ă©paules. Heureusement, ils avaient prĂ©venu chez eux quâils rentreraient par un train de nuit, si on les retenait, Aussi rĂ©solurent-ils de dĂźner en garçons, dans un restaurant de la place du Havre, pour tĂącher de se remettre, en causant au dessert, comme jadis. Huit heures allaient sonner lorsquâils sâattablĂšrent. Claude, au sortir de la gare, les pieds sur le pavĂ© de Paris, avait cessĂ© de sâagiter nerveusement, en homme qui se retrouvait enfin chez lui. Et il Ă©coutait, de lâair froid et absorbĂ© quâil gardait maintenant, les paroles bavardes dont Sandoz essayait de lâĂ©gayer. Celui-ci le traitait comme une maĂźtresse quâil aurait voulu Ă©tourdir des plats fins et Ă©picĂ©s, des vins qui grisent. Mais la gaietĂ© restait rebelle, Sandoz lui-mĂȘme finit par sâassombrir. Cette campagne ingrate, ce Bennecourt tant chĂ©ri et oublieux, dans lequel ils nâavaient pas rencontrĂ© une pierre qui eĂ»t conservĂ© leur souvenir, Ă©branlait en lui tous ses espoirs dâimmortalitĂ©. Si les choses, qui ont lâĂ©ternitĂ©, oubliaient si vite, est-ce quâon pouvait compter une heure sur la mĂ©moire des hommes ? â Vois-tu, mon vieux, câest ce qui me donne des sueurs froides, parfois⊠As-tu jamais songĂ© Ă cela, toi, que la postĂ©ritĂ© nâest peut-ĂȘtre pas lâimpeccable justiciĂšre que nous rĂȘvons ? On se console dâĂȘtre injuriĂ©, dâĂȘtre niĂ©, on compte sur lâĂ©quitĂ© des siĂšcles Ă venir, on est comme le fidĂšle qui supporte lâabomination de cette terre, dans la ferme croyance Ă une autre vie, oĂč chacun sera traitĂ© selon ses mĂ©rites. Et sâil nây avait pas plus de paradis pour lâartiste que pour le catholique, si les gĂ©nĂ©rations futures se trompaient comme les contemporains, continuaient le malentendu, prĂ©fĂ©raient aux Ćuvres fortes les petites bĂȘtises aimables !⊠Ah ! quelle duperie, hein ? quelle existence de forçat, clouĂ© au travail, pour une chimĂšre !⊠Remarque que câest bien possible, aprĂšs tout. Il y a des admirations consacrĂ©es dont je ne donnerais pas deux liards. Par exemple, lâenseignement classique a tout dĂ©formĂ©, nous a imposĂ© comme gĂ©nies des gaillards corrects et faciles, auxquels on peut prĂ©fĂ©rer les tempĂ©raments libres, de production inĂ©gale, connus des seuls lettrĂ©s. LâimmortalitĂ© ne serait donc quâĂ la moyenne bourgeoisie, Ă ceux quâon nous entre violemment dans le crĂąne, quand nous nâavons pas encore la force de nous dĂ©fendre⊠Non, non, il ne faut pas se dire ces choses, jâen frissonne, moi ! Est-ce que je garderais le courage de ma besogne, est-ce que je resterais debout sous les huĂ©es, si je nâavais plus lâillusion consolante que je serai aimĂ© un jour ! Claude lâavait Ă©coutĂ©, de son air dâaccablement. Puis, il eut un geste dâamĂšre indiffĂ©rence. â Bah ! quâest-ce que ça fiche ? il nây a rien⊠Nous sommes plus fous encore que les imbĂ©ciles qui se tuent pour une femme. Quand la terre claquera dans lâespace comme une noix sĂšche, nos Ćuvres nâajouteront pas un atome Ă sa poussiĂšre. â Ăa, câest bien vrai, conclut Sandoz trĂšs pĂąle. Ă quoi bon vouloir combler le nĂ©ant ?⊠Et dire que nous le savons, et que notre orgueil sâacharne ! Ils quittĂšrent le restaurant, vaguĂšrent dans les rues, sâĂ©chouĂšrent de nouveau au fond dâun cafĂ©. Ils philosophaient, ils en Ă©taient venus aux souvenirs de leur enfance, ce qui achevait de leur noyer le cĆur de tristesse. Une heure du matin sonnait, quand ils se dĂ©cidĂšrent Ă rentrer chez eux. Mais Sandoz parla dâaccompagner Claude jusquâĂ la rue Tourlaque. La nuit dâaoĂ»t Ă©tait superbe, chaude, criblĂ©e dâĂ©toiles. Et, comme ils faisaient un dĂ©tour, remontant par le quartier de lâEurope, ils passĂšrent devant lâancien cafĂ© Baudequin, sur le boulevard des Batignolles. Le propriĂ©taire avait changĂ© trois fois ; la salle nâĂ©tait plus la mĂȘme, repeinte, disposĂ©e autrement, avec deux billards Ă droite ; et les couches de consommateurs sây Ă©taient succĂ©dĂ©, les unes recouvrant les autres, si bien que les anciennes avaient disparu comme des peuples ensevelis. Pourtant la curiositĂ©, lâĂ©motion de toutes les choses mortes quâils venaient de remuer ensemble, leur firent traverser le boulevard, pour jeter un coup dâĆil dans le cafĂ©, par la porte grande ouverte. Ils voulaient revoir leur table dâautrefois, au fond, Ă gauche. â Oh ! regarde ! dit Sandoz, stupĂ©fait. â GagniĂšre ! murmura Claude. CâĂ©tait GagniĂšre, en effet, tout seul Ă cette table, au fond de la salle vide. Il avait dĂ» venir de Melun pour un de ces concerts du dimanche, dont il se donnait la dĂ©bauche ; puis, le soir, perdu dans Paris, il Ă©tait montĂ© au cafĂ© Baudequin, par une vieille habitude des jambes. Pas un des camarades nây remettait les pieds, et lui, tĂ©moin dâun autre Ăąge, sây entĂȘtait, solitaire. Il nâavait pas encore touchĂ© Ă sa chope, il la regardait, si pensif, que les garçons commençaient Ă mettre les chaises sur les tables pour le balayage du lendemain, sans quâil bougeĂąt. Les deux amis hĂątĂšrent le pas, inquiets de cette figure vague, pris de la terreur enfantine des revenants. Et ils se sĂ©parĂšrent rue Tourlaque. â Ah ! ce triste Dubuche ! dit Sandoz en serrant la main de Claude, câest lui qui nous a gĂątĂ© notre journĂ©e. DĂšs novembre, lorsque tous les vieux amis furent rentrĂ©s, Sandoz songea Ă les rĂ©unir dans un de ses dĂźners du jeudi, comme il en avait gardĂ© la coutume. CâĂ©tait toujours la meilleure de ses joies la vente de ses livres augmentait, le faisait riche ; lâappartement de la rue de Londres prenait un grand luxe, Ă cĂŽtĂ© de la petite maison bourgeoise des Batignolles ; et lui restait immuable, En outre, cette fois, il complotait, dans sa bonhomie, de donner Ă Claude une distraction certaine, par une de leurs chĂšres soirĂ©es de jeunesse. Aussi veilla-t-il aux invitations Claude et Christine naturellement ; Jory et sa femme, quâil avait fallu recevoir depuis le mariage ; puis, Dubuche qui venait toujours seul ; Fagerolles, Mahoudeau, GagniĂšre enfin. On serait dix, et rien que des camarades de lâancienne bande, pas un gĂȘneur, pour que la bonne entente et la gaietĂ© fussent complĂštes. Henriette, plus mĂ©fiante, hĂ©sita, lorsquâils arrĂȘtĂšrent cette liste de convives. â Oh ! Fagerolles ? Tu crois, Fagerolles avec les autres ? Ils ne lâaiment guĂšre⊠Et Claude non plus dâailleurs, jâai cru remarquer un froid. Mais il lâinterrompit, ne voulant pas en convenir. â Comment ! un froid ?⊠Câest drĂŽle, les femmes ne peuvent comprendre quâon se plaisante. Au fond, ça nâempĂȘche pas dâavoir le cĆur solide. Ce jeudi-lĂ , Henriette voulut soigner le menu. Elle avait maintenant tout un petit personnel Ă diriger, une cuisiniĂšre, un valet de chambre ; et, si elle ne faisait plus des plats elle-mĂȘme, elle continuait Ă tenir la maison sur un pied de chĂšre trĂšs dĂ©licate, par tendresse pour son mari, dont la gourmandise Ă©tait le seul vice. Elle accompagna la cuisiniĂšre Ă la halle, passa en personne chez les fournisseurs. Le mĂ©nage avait le goĂ»t des curiositĂ©s gastronomiques, venues des quatre coins du monde. Cette fois, on se dĂ©cida pour un potage queue de bĆuf, des rougets de roche grillĂ©s, un filet aux cĂšpes, des raviolis Ă lâitalienne, des gelinottes de Russie, et une salade de truffes, sans compter du caviar et des kilkis en hors-dâĆuvre, une glace pralinĂ©e, un petit fromage hongrois couleur dâĂ©meraude, des fruits, des pĂątisseries. Comme vin, simplement, du vieux bordeaux dans les carafes, du chambertin au rĂŽti, et un vin mousseux de la Moselle au dessert, en remplacement du vin de champagne, jugĂ© banal. DĂšs sept heures, Sandoz et Henriette attendirent leurs convives, lui en simple jaquette, elle trĂšs Ă©lĂ©gante dans une robe de satin noir tout unie. On venait chez eux en redingote, librement. Le salon, quâils achevaient dâinstaller, sâencombrait de vieux meubles, de vieilles tapisseries, de bibelots de tous les peuples et de tous les siĂšcles, un flot montant, dĂ©bordant Ă cette heure, qui avait commencĂ© aux Batignolles par le vieux pot de Rouen, quâelle lui avait donnĂ© un jour de fĂȘte. Ils couraient ensemble les brocanteurs, ils avaient une rage joyeuse dâacheter ; et lui contentait lĂ dâanciens dĂ©sirs de jeunesse, des ambitions romantiques, nĂ©es jadis de ses premiĂšres lectures ; si bien que cet Ă©crivain, si farouchement moderne, se logeait dans le moyen Ăąge vermoulu quâil rĂȘvait dâhabiter Ă quinze ans. Comme excuse, il disait en riant que les beaux meubles dâaujourdâhui coĂ»taient trop cher, tandis quâon arrivait tout de suite Ă de lâallure et Ă de la couleur, avec des vieilleries, mĂȘme communes. Il nâavait rien du collectionneur, il Ă©tait tout pour le dĂ©cor, pour les grands effets dâensemble ; et le salon, Ă la vĂ©ritĂ©, Ă©clairĂ© par deux lampes de vieux Delft, prenait des tons fanĂ©s trĂšs doux et trĂšs chauds, les ors Ă©teints des dalmatiques rĂ©appliquĂ©s sur les siĂšges, les incrustations jaunies des cabinets italiens et des vitrines hollandaises, les teintes fondues des portiĂšres orientales, les cent petites notes des ivoires, des faĂŻences, des Ă©maux, pĂąlis par lâĂąge et se dĂ©tachant contre la tenture neutre de la piĂšce, dâun rouge sombre. Claude et Christine arrivĂšrent les premiers. Cette derniĂšre avait mis son unique robe de soie noire, une robe usĂ©e, finie, quâelle entretenait avec des soins extrĂȘmes, pour les occasions semblables. Tout de suite, Henriette lui prit les deux mains, en lâattirant sur un canapĂ©. Elle lâaimait beaucoup, elle la questionna, en la voyant singuliĂšre, les yeux inquiets dans sa pĂąleur touchante. Quâavait-elle donc ? souffrait-elle ? Non, non, elle rĂ©pondit quâelle Ă©tait trĂšs gaie, trĂšs heureuse de venir ; et ses regards, Ă chaque minute, allaient vers Claude, comme pour lâĂ©tudier, puis se dĂ©tournaient. Lui, paraissait excitĂ©, dâune fiĂšvre de paroles et de gestes quâil nâavait pas montrĂ©e depuis plusieurs mois. Seulement, par instants, cette agitation tombait, il demeurait silencieux, les yeux larges et perdus, fixĂ©s lĂ -bas, au loin dans le vide, sur quelque chose qui semblait lâappeler. â Ah ! mon vieux, dit-il Ă Sandoz, jâai achevĂ© ton bouquin cette nuit. Câest rudement fort, tu leur as clouĂ© le bec, cette fois. Tous deux causĂšrent devant la cheminĂ©e, oĂč des bĂ»ches flambaient. LâĂ©crivain, en effet, venait de publier un nouveau roman ; et, bien que la critique ne dĂ©sarmĂąt pas, il se faisait enfin, autour de ce dernier, cette rumeur du succĂšs qui consacre un homme, sous les attaques persistantes de ses adversaires. Dâailleurs, il nâavait aucune illusion, il savait bien que la bataille, mĂȘme gagnĂ©e, recommencerait Ă chacun de ses livres. Le grand travail de sa vie avançait, cette sĂ©rie de romans, ces volumes quâil lançait coup sur coup, dâune main obstinĂ©e et rĂ©guliĂšre, marchant au but quâil sâĂ©tait donnĂ©, sans se laisser vaincre par rien, obstacles, injures, fatigues. â Câest vrai, rĂ©pondit-il gaiement, ils faiblissent cette fois ? Il y en a mĂȘme un qui a fait la fĂącheuse concession de reconnaĂźtre que je suis un honnĂȘte homme. VoilĂ comment tout dĂ©gĂ©nĂšre !⊠Mais, va ! ils se rattraperont. Jâen sais dont le crĂąne est trop diffĂ©rent du mien, pour quâils acceptent jamais ma formule littĂ©raire, mes audaces de langue, mes bonshommes physiologiques, Ă©voluant sous lâinfluence des milieux ; et je parle des confrĂšres qui se respectent, je laisse de cĂŽtĂ© les imbĂ©ciles et les gredins⊠Le mieux, vois-tu, pour travailler gaillardement, câest de nâattendre ni bonne foi ni justice. Il faut mourir pour avoir raison. Les yeux de Claude sâĂ©taient brusquement dirigĂ©s vers un coin du salon, trouant le mur, allant lĂ -bas, oĂč quelque chose lâavait appelĂ©. Puis, il se troublĂšrent, ils revinrent, tandis quâil disait â Bah ! tu parles pour toi. Si je crevais, moi, jâaurais tort⊠Nâimporte, ton bouquin mâa fichu une sacrĂ©e fiĂšvre. Jâai voulu peindre aujourdâhui, impossible ! Ah ! ça va bien que je ne puisse pas ĂȘtre jaloux de toi, autrement tu me rendrais trop malheureux. Mais la porte sâĂ©tait ouverte, et Mathilde entra, suivie de Jory. Elle avait une toilette riche, une tunique de velours capucine, sur une jupe de satin paille, avec des brillants aux oreilles et un gros bouquet de roses au corsage. Et ce qui Ă©tonnait Claude, câĂ©tait quâil ne la reconnaissait pas, devenue trĂšs grasse, ronde et blonde, de maigre et brĂ»lĂ©e quâelle Ă©tait. Sa laideur inquiĂ©tante de fille se fondait dans une enflure bourgeoise de la face, sa bouche aux trous noirs montrait maintenant des dents trop blanches, quand elle voulait bien sourire, dâun retroussement dĂ©daigneux des lĂšvres. On la sentait respectable avec exagĂ©ration, ses quarante-cinq ans lui donnaient du poids, Ă cĂŽtĂ© de son mari plus jeune, qui semblait ĂȘtre son neveu. La seule chose quâelle gardait Ă©tait une violence de parfums, elle se noyait des essences les plus fortes, comme si elle eĂ»t tentĂ© dâarracher de sa peau les senteurs dâaromates dont lâherboristerie lâavait imprĂ©gnĂ©e ; mais lâamertume de la rhubarbe, lâĂąpretĂ© du sureau, la flamme de la menthe poivrĂ©e persistaient ; et le salon, dĂšs quâelle le traversa, sâemplit dâune odeur indĂ©finissable de pharmacie, corrigĂ©e dâune pointe aiguĂ« de musc. Henriette, qui sâĂ©tait levĂ©e, la fit asseoir en face de Christine. â Vous vous connaissez, nâest-ce pas ? Vous vous ĂȘtes dĂ©jĂ rencontrĂ©es ici. Mathilde eut un regard froid sur la toilette modeste de cette femme, qui, disait-on, avait vĂ©cu longtemps avec un homme, avant dâĂȘtre mariĂ©e. Elle Ă©tait dâune rigiditĂ© excessive sur ce point, depuis que la tolĂ©rance du monde littĂ©raire et artistique lâavait fait admettre elle-mĂȘme dans quelques salons. Dâailleurs, Henriette, qui lâexĂ©crait, reprit sa conversation avec Christine, aprĂšs les strictes politesses dâusage. Jory avait serrĂ© les mains de Claude et de Sandoz. Et, debout avec eux, devant la cheminĂ©e, il sâexcusait, auprĂšs de ce dernier, dâun article paru le matin mĂȘme dans sa revue, qui maltraitait le roman de lâĂ©crivain. â Mon cher, tu le sais, on nâest jamais le maĂźtre chez soi⊠Je devrais tout faire, mais jâai si peu de temps ! Imagine-toi que je ne lâavais mĂȘme pas lu, cet article, me fiant Ă ce quâon mâen avait dit. Aussi tu comprends ma colĂšre, quand je lâai parcouru tout Ă lâheure⊠Je suis dĂ©solĂ©, dĂ©solé⊠â Laisse donc, câest dans lâordre, rĂ©pondit tranquillement Sandoz. Maintenant que mes ennemis se mettent Ă me louer, il faut bien que ce soient mes amis qui mâattaquent. De nouveau, la porte sâentre-bĂąilla, et GagniĂšre se glissa doucement, de son air vague dâombre falotte. Il arrivait droit de Melun, et tout seul, car il ne montrait sa femme Ă personne. Quand il venait dĂźner ainsi, il gardait Ă ses souliers la poussiĂšre de la province, quâil remportait le soir mĂȘme, en reprenant un train de nuit. Du reste, il ne changeait pas, lâĂąge semblait le rajeunir, il blondissait en vieillissant. â Tiens ! mais GagniĂšre est lĂ ! sâĂ©cria Sandoz. Alors, comme GagniĂšre se dĂ©cidait Ă saluer les dames, Mahoudeau fit son entrĂ©e. Lui, avait blanchi dĂ©jĂ , avec sa face creusĂ©e et farouche, oĂč vacillaient des yeux dâenfance. Il portait encore un pantalon trop court, une redingote qui plissait dans le dos, malgrĂ© lâargent quâil gagnait Ă prĂ©sent ; car le marchand de bronzes, pour lequel il travaillait, avait lancĂ© de lui des statuettes charmantes, que lâon commençait Ă voir sur les cheminĂ©es et les consoles bourgeoises. Sandoz et Claude sâĂ©taient tournĂ©s, curieux dâassister Ă cette rencontre de Mahoudeau avec Mathilde et Jory. Mais la chose se passa trĂšs simplement. Le sculpteur sâinclinait devant elle, respectueux, lorsque le mari, de son air dâinconscience sereine, crut devoir la lui prĂ©senter, pour la vingtiĂšme fois peut-ĂȘtre. â Eh ! câest ma femme, camarade ! Serrez-vous donc la main ! Alors, trĂšs graves, en gens du monde que lâon force Ă une familiaritĂ© un peu prompte, Mathilde et Mahoudeau se serrĂšrent la main. Seulement, dĂšs que celui-ci se fut dĂ©barrassĂ© de la corvĂ©e, et quâil eut retrouvĂ© GagniĂšre dans un coin du salon, tous deux se mirent Ă ricaner et Ă se rappeler en mots terribles les abominations dâautrefois. Hein ? elle avait des dents aujourdâhui, elle qui jadis ne pouvait pas mordre, heureusement ! On attendait Dubuche, car il avait formellement promis de venir. â Oui, expliqua tout haut Henriette, nous ne serons que neuf. Fagerolles nous a Ă©crit ce matin, pour sâexcuser un dĂźner officiel, oĂč il a Ă©tĂ© brusquement forcĂ© de paraĂźtre⊠Il sâĂ©chappera et nous rejoindra vers onze heures. Mais, Ă ce moment, on apporta une dĂ©pĂȘche. CâĂ©tait Dubuche qui tĂ©lĂ©graphiait Impossible de bouger. Toux inquiĂ©tante dâAlice. » â Eh bien ! nous ne serons que huit, reprit Henriette, avec la rĂ©signation chagrine dâune maĂźtresse de maison qui voit sâĂ©mietter ses convives. Et, le domestique ayant ouvert la porte de la salle Ă manger en annonçant que madame Ă©tait servie, elle ajouta â Nous y sommes tous⊠Offrez-moi votre bras, Claude. Sandoz avait pris celui de Mathilde, Jory se chargea de Christine, tandis que Mahoudeau et GagniĂšre suivaient, en continuant de plaisanter crĂ»ment ce quâils appelaient le rembourrage de la belle herboriste. La salle Ă manger oĂč lâon entra, trĂšs grande, Ă©tait dâune vive gaietĂ© de lumiĂšre, au sortir de la clartĂ© discrĂšte du salon. Les murs, couverts de vieilles faĂŻences, avaient des tons amusants dâimagerie dâĂpinal. Deux dressoirs, lâun de verrerie, lâautre dâargenterie, Ă©tincelaient comme des vitrines de joyaux. Et la table surtout braisillait au milieu, en chapelle ardente, sous la suspension garnie de bougies, avec la blancheur de sa nappe, qui dĂ©tachait la belle ordonnance du couvert, les assiettes peintes, les verres taillĂ©s, les carafes blanches et rouges, les hors-d'Ćuvre symĂ©triques, rangĂ©s autour du bouquet central, une corbeille de roses pourpres. On sâasseyait, Henriette entre Claude et Mahoudeau, Sandoz ayant Ă ses cĂŽtĂ©s Mathilde et Christine, Jory et GagniĂšre aux deux bouts, et le domestique achevait Ă peine de servir le potage, lorsque madame Jory lĂącha une phrase malheureuse. Voulant ĂȘtre aimable, nâayant pas entendu les excuses de son mari, elle dit au maĂźtre de la maison â Eh bien! vous avez Ă©tĂ© content de lâarticle de ce matin, Ădouard en a revu lui-mĂȘme les Ă©preuves avec tant de soin ! Du coup, Jory se troubla, bĂ©gaya â Mais non ! mais non ! Il est trĂšs mauvais, cet article, tu sais bien quâil a passĂ© pendant mon absence, lâautre soir. Au silence gĂȘnĂ© qui sâĂ©tait fait, elle comprit sa faute. Mais elle aggrava la situation, elle lui jeta un regard aigu, en rĂ©pondant trĂšs haut, pour lâaccabler et se mettre Ă part â Encore un de tes mensonges ! Je rĂ©pĂšte ce que tu mâas dit⊠Tu entends, je ne veux pas que tu me rendes ridicule ! Cela glaça le commencement du dĂźner. Vainement, Henriette recommanda les kilkis, seule Christine les trouva trĂšs bons. Sandoz, que lâembarras de Jory rĂ©crĂ©ait, lui rappela joyeusement, quand les rougets grillĂ©s parurent, un dĂ©jeuner quâils avaient fait ensemble Ă Marseille, autrefois. Ah ! Marseille, la seule ville oĂč lâon mange ! Claude, absorbĂ© depuis un instant, sembla sortir dâun rĂȘve, pour demander, sans transition â Est-ce que câest dĂ©cidĂ© ? est-ce quâils ont choisi les artistes, pour les nouvelles dĂ©corations de lâHĂŽtel-de-Ville ? â Non, dit Mahoudeau, ça va se faire⊠Moi, je nâaurai rien, je ne connais personne⊠Fagerolles lui-mĂȘme est trĂšs inquiet. Sâil nâest point ici ce soir, câest que ça ne marche pas tout seul⊠Ah ! il a mangĂ© son pain blanc, ça se gĂąte, ça craque, leur peinture Ă millions ! Il eut un rire de rancune enfin satisfaite, et GagniĂšre, Ă lâautre bout de la table, laissa entendre le mĂȘme ricanement. Alors, ils se soulagĂšrent en paroles mauvaises, ils se rĂ©jouirent de la dĂ©bĂącle qui consternait le monde des jeunes maĂźtres. CâĂ©tait fatal, les temps prĂ©dits arrivaient, la hausse exagĂ©rĂ©e sur les tableaux aboutissait Ă une catastrophe. Depuis que la panique sâĂ©tait mise chez les amateurs, pris de lâaffolement des gens de Bourse, sous le vent de la baisse, les prix sâeffondraient de jour en jour, on ne vendait plus rien. Et il fallait voir le fameux Naudet au milieu de la dĂ©route ! Il avait tenu bon dâabord, il avait inventĂ© le coup de lâAmĂ©ricain, le tableau unique cachĂ© au fond dâune galerie, solitaire comme un dieu, le tableau dont il ne voulait mĂȘme pas dire le prix, avec la certitude mĂ©prisante de ne pouvoir trouver un homme assez riche, et quâil vendait enfin deux ou trois cent mille francs Ă un marchand de porcs de New-York, glorieux dâemporter la toile la plus chĂšre de lâannĂ©e. Mais ces coups-lĂ ne se recommençaient pas, et Naudet, dont les dĂ©penses avaient grandi avec les gains, entraĂźnĂ© et englouti dans le mouvement fou qui Ă©tait son Ćuvre, entendait maintenant crouler sous lui son hĂŽtel royal, quâil devait dĂ©fendre contre lâassaut des huissiers. â Mahoudeau, vous ne reprenez pas des cĂšpes, interrompit obligeamment Henriette. Le domestique prĂ©sentait le filet, on mangeait, on vidait les carafes de vin ; mais lâaigreur Ă©tait telle, que les bonnes choses passaient sans ĂȘtre goĂ»tĂ©es, ce qui dĂ©solait la maĂźtresse et le maĂźtre de la maison. â Hein ? des cĂšpes ? finit par rĂ©pĂ©ter le sculpteur. Non, merci. Et il continua. â Le drĂŽle, câest que Naudet poursuit Fagerolles. Parfaitement ! il est en train de le faire saisir⊠Ah ! ce que je rigole, moi ! Nous allons en voir, un nettoyage, avenue de Villiers, chez tous ces petits peintres Ă hĂŽtel. La bĂątisse sera pour rien, au printemps⊠Donc, Naudet, qui avait forcĂ© Fagerolles Ă bĂątir, et qui lâavait meublĂ© comme une catin, a voulu reprendre ses bibelots et ses tentures. Mais lâautre a empruntĂ© dessus, paraĂźt-il⊠Vous voyez lâhistoire le marchand lâaccuse dâavoir gĂąchĂ© son affaire en exposant, par une vanitĂ© dâĂ©tourdi ; le peintre rĂ©pond quâil entend ne plus ĂȘtre volĂ© ; et ils vont se manger, jâespĂšre bien ! La voix de GagniĂšre sâĂ©leva, une voix inexorable et douce de rĂȘveur Ă©veillĂ©. â RasĂ©, Fagerolles !⊠Dâailleurs, il nâa jamais eu de succĂšs. On se rĂ©cria. Et sa vente annuelle de cent mille francs, et ses mĂ©dailles, et sa croix ? Mais lui, obstinĂ©, souriait dâun air mystĂ©rieux, comme si les faits ne pouvaient rien contre sa conviction de lâau-delĂ . Il hochait la tĂȘte, plein de dĂ©dain. â Laissez-moi donc tranquille ! Jamais il nâa su ce que câĂ©tait quâune valeur. Jory allait dĂ©fendre le talent de Fagerolles, quâil regardait comme son Ćuvre, lorsque Henriette leur demanda un peu de recueillement pour les raviolis. Il y eut une courte dĂ©tente, au milieu du bruit cristallin des verres et du lĂ©ger cliquetis des fourchettes. La table, dont la belle symĂ©trie se dĂ©bandait dĂ©jĂ , semblait sâĂȘtre allumĂ©e davantage, au feu Ăąpre de la querelle. Et Sandoz, gagnĂ© dâune inquiĂ©tude, sâĂ©tonnait quâavaient-ils donc Ă lâattaquer si durement ? nâavait-on pas dĂ©butĂ© ensemble, ne devait-on pas arriver dans la mĂȘme victoire ? Un malaise, pour la premiĂšre fois, troublait son rĂȘve dâĂ©ternitĂ©, cette joie de ses jeudis quâil voyait se succĂ©der, tous pareils, tous heureux, jusquâaux derniers jours lointains de lâĂąge. Mais ce ne fut encore quâun frisson Ă fleur de peau. Il dit en riant â Claude, mĂ©nage-toi, voici les gelinottes⊠Eh ! Claude, oĂč es-tu ? Depuis quâon se taisait, Claude Ă©tait retournĂ© dans son rĂȘve, les regards perdus, reprenant des raviolis, sans savoir ; et Christine, qui ne disait rien, triste et charmante, ne le quittait pas des yeux. Il eut un sursaut, il choisit une cuisse parmi les morceaux de gelinottes, quâon servait, et dont le fumet violent emplissait la piĂšce dâune odeur de rĂ©sine. â Hein ! sentez-vous ça ? cria Sandoz, amusĂ©. On croirait quâon avale toutes les forĂȘts de la Russie. Mais Claude revint Ă sa prĂ©occupation. â Alors, vous dites que Fagerolles aura la salle du Conseil municipal ? Et cette parole suffit, Mahoudeau et GagniĂšre, remis sur la piste, repartirent. Ah ! un joli badigeonnage Ă lâeau claire, si on la lui donnait, cette salle ; et il faisait assez de vilenies pour lâavoir. Lui, qui, autrefois, affectait de cracher sur les commandes, en grand artiste dĂ©bordĂ© par les amateurs, il assiĂ©geait lâadministration de ses bassesses, depuis que sa peinture ne se vendait plus. Connaissait-on quelque chose dâaussi plat quâun peintre devant un fonctionnaire, et les courbettes, et les concessions, et les lĂąchetĂ©s ? une honte, une Ă©cole de domesticitĂ©, que cette dĂ©pendance de lâart, sous le bon vouloir imbĂ©cile dâun ministre ! Ainsi, Fagerolles, pour sĂ»r, Ă ce dĂźner officiel, Ă©tait en train de lĂ©cher consciencieusement les bottes de quelque chef de bureau, quelque crĂ©tin Ă empailler ! â Mon Dieu ! dit Jory, il fait ses affaires, et il a raison⊠Ce nâest pas vous qui paierez ses dettes. â Des dettes, est-ce que jâen ai, moi qui ai crevĂ© la faim ? rĂ©pondit Mahoudeau dâun ton rogue. Est-ce quâon se fait bĂątir un palais, est-ce quâon a des maĂźtresses comme cette Irma, qui le ruine ? GagniĂšre, de nouveau, lâinterrompit, de son Ă©trange voix dâoracle, lointaine et fĂȘlĂ©e. â Irma, mais câest elle qui le paie ! On se fĂąchait, on plaisantait, le nom dâIrma volait par-dessus la table, lorsque Mathilde, rĂ©servĂ©e et muette jusque-lĂ , par une affectation de bon genre, sâindigna vivement, avec des gestes effarĂ©s, une bouche prude de dĂ©vote quâon violente. â Oh ! messieurs, oh ! messieurs⊠Devant nous, cette fille⊠Pas cette fille, de grĂące ! DĂšs lors, Henriette et Sandoz, consternĂ©s, assistĂšrent Ă la dĂ©route de leur menu. La salade de truffes, la glace, le dessert, tout fut avalĂ© sans joie, dans la colĂšre montante de la querelle ; et le chambertin, et le vin de la Moselle, passĂšrent comme de lâeau pure. Vainement, elle souriait, tandis que lui, bonhomme, sâefforçait de les calmer, en faisant la part des infirmitĂ©s humaines. Pas un ne lĂąchait prise, un mot les rejetait les uns sur les autres, acharnĂ©s. Ce nâĂ©tait plus lâennui vague, la satiĂ©tĂ© somnolente qui attristait parfois les anciennes rĂ©unions ; câĂ©tait maintenant de la fĂ©rocitĂ© dans la lutte, un besoin de se dĂ©truire. Les bougies de la suspension brĂ»laient trĂšs hautes, les faĂŻences des murs Ă©panouissaient leurs fleurs peintes, la table semblait sâĂȘtre incendiĂ©e, avec la dĂ©bĂącle de son couvert, sa violence de causerie, ce saccage qui les enfiĂ©vrait lĂ , depuis deux heures. Et Claude, au milieu du bruit, dit enfin, lorsque Henriette se dĂ©cida Ă se lever, pour les faire taire â Ah ! lâHĂŽtel-de-Ville, si je lâavais, moi, et si je pouvais !⊠CâĂ©tait mon rĂȘve, les murs de Paris Ă couvrir ! On retourna au salon, dont le petit lustre et les appliques venaient dâĂȘtre allumĂ©s. On y eut presque froid, en comparaison de lâĂ©tuve dâoĂč lâon sortait ; et le cafĂ© calma un instant les convives. Personne, du reste, nâĂ©tait attendu, en dehors de Fagerolles. CâĂ©tait un salon trĂšs fermĂ©, le mĂ©nage nây racolait pas des clients littĂ©raires, nây muselait pas la presse Ă coups dâinvitations. La femme exĂ©crait le monde, le mari disait en riant quâil lui fallait dix ans pour aimer quelquâun, et lâaimer toujours. NâĂ©tait-ce pas le bonheur, irrĂ©alisable ? quelques amitiĂ©s solides, un coin dâaffection familiale. On nây faisait jamais de musique, et jamais on nây avait lu une page de littĂ©rature. Ce jeudi-lĂ , la soirĂ©e parut longue, dans la sourde irritation qui persistait. Les dames, devant le feu mourant, sâĂ©taient mises Ă causer ; et, comme le domestique, aprĂšs avoir ĂŽtĂ© le couvert, rouvrait la salle voisine, elles restĂšrent seules, les hommes allĂšrent y fumer, en buvant de la biĂšre. Sandoz et Claude, qui ne fumaient pas, revinrent bientĂŽt sâasseoir cĂŽte Ă cĂŽte sur un canapĂ©, prĂšs de la porte. Le premier, heureux de voir son vieil ami excitĂ© et bavard, lui rappelait des souvenirs de Plassans, Ă propos dâune nouvelle apprise la veille oui, Pouillaud, lâancien farceur du dortoir, devenu un avouĂ© si grave, avait des ennuis, pour sâĂȘtre laissĂ© pincer avec des petites gueuses de douze ans. Ah ! lâanimal de Pouillaud ! Mais Claude ne rĂ©pondait plus, lâoreille aux aguets, ayant entendu prononcer son nom dans la salle Ă manger, et tĂąchant de comprendre. CâĂ©taient Jory, Mahoudeau et GagniĂšre, qui avaient recommencĂ© le massacre, inassouvis, les dents longues. Leurs voix, dâabord chuchotantes, sâĂ©levaient peu Ă peu. Ils en arrivaient Ă crier. â Oh ! lâhomme, je vous abandonne lâhomme, disait Jory en parlant de Fagerolles. Il ne vaut pas cher⊠Et il vous a roulĂ©s, câest vrai, ah ! ce quâil vous a roulĂ©s, en rompant avec vous et en se faisant un succĂšs sur votre dos ! Aussi vous nâavez guĂšre Ă©tĂ© malins. Mahoudeau, furieux, rĂ©pondit â Pardi ! il suffisait dâĂȘtre avec Claude pour ĂȘtre flanquĂ© Ă la porte de partout. â Câest Claude qui nous a tuĂ©s, affirma carrĂ©ment GagniĂšre. Et ils continuĂšrent, abandonnant Fagerolles auquel ils reprochaient son aplatissement devant les journaux, son alliance avec leurs ennemis, ses cĂąlineries Ă des baronnes sexagĂ©naires, tapant dĂ©sormais sur Claude devenu le grand coupable. Mon Dieu ! lâautre aprĂšs tout nâĂ©tait quâune simple gueuse, comme il y en a tant, parmi les artistes, qui raccrochent le public au coin des rues, qui lĂąchent et dĂ©chirent les camarades, pour faire monter le bourgeois chez eux. Mais Claude, ce grand peintre ratĂ©, cet impuissant incapable de mettre une figure debout, malgrĂ© son orgueil, les avait-il assez compromis, assez fichus dedans ! Ah ! oui, le succĂšs Ă©tait dans la rupture ! Sâils avaient pu recommencer, câĂ©taient eux qui nâauraient pas eu la bĂȘtise de sâentĂȘter Ă des histoires impossibles ! Et ils lâaccusaient de les avoir paralysĂ©s, de les avoir exploitĂ©s, parfaitement ! exploitĂ©s, et dâune main si maladroite et si lourde, quâil nâen avait lui-mĂȘme tirĂ© aucun parti. â Enfin, moi, reprit Mahoudeau, ne mâa-t-il pas rendu idiot un moment ? Quand je songe à ça, je me tĂąte, je ne comprends plus pourquoi je mâĂ©tais mis de sa bande. Est-ce que je lui ressemble ? Est-ce quâil y avait quelque chose de commun entre nous ?⊠Hein ? câest exaspĂ©rant de sâen apercevoir si tard ! â Et Ă moi donc, continua GagniĂšre, il mâa bien volĂ© mon originalitĂ© ! Croyez-vous que ça mâamuse dâentendre Ă chaque tableau, rĂ©pĂ©ter derriĂšre moi, depuis quinze ans Câest un Claude !⊠Ah ! non, jâen ai assez, jâaime mieux ne plus rien faire⊠NâempĂȘche que si jâavais vu clair, autrefois, je ne lâaurais pas frĂ©quentĂ©. CâĂ©tait le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompaient, dans la stupeur de se voir tout dâun coup Ă©trangers et ennemis, aprĂšs une longue jeunesse de fraternitĂ©. La vie les avait dĂ©bandĂ©s en chemin, et les profondes dissemblances apparaissaient, il ne leur restait Ă la gorge que lâamertume de leur ancien rĂȘve enthousiaste, cet espoir de bataille et de victoire cĂŽte Ă cĂŽte, qui maintenant aggravait leur rancune. â Le fait est, ricana Jory, que Fagerolles ne sâest pas laissĂ© piller comme un niais. Mais, vexĂ©, Mahoudeau se fĂącha. â Tu as tort de rire, toi, car tu es aussi un joli lĂącheur⊠Oui, tu nous disais toujours que tu nous donnerais un coup de main, quand tu aurais un journal Ă toi⊠â Ah ! permets, permets⊠GagniĂšre se joignit Ă Mahoudeau. â Câest vrai, ça ! Tu ne vas plus raconter quâon te coupe ce que tu Ă©cris sur nous, puisque tu es le maĂźtre⊠Et jamais un mot, tu ne nous as pas seulement nommĂ©s, dans ton dernier Salon. GĂȘnĂ© et bĂ©gayant, Jory sâemporta Ă son tour. â Eh ! câest la faute de ce bougre de Claude !⊠Je nâai pas envie de perdre mes abonnĂ©s, pour vous ĂȘtre agrĂ©able. Vous ĂȘtes impossibles, lĂ , comprenez-vous ! Toi, Mahoudeau, tu peux te dĂ©carcasser Ă faire des petites choses gentilles ; toi, GagniĂšre, tu auras beau mĂȘme ne plus rien faire du tout vous avez une Ă©tiquette dans le dos, il vous faudra dix ans dâefforts avant de la dĂ©coller ; et encore, on en a vu qui ne se dĂ©collaient jamais⊠Le public sâamuse, vous savez ! il nây avait que vous pour croire au gĂ©nie de ce grand toquĂ© ridicule, quâon enfermera un de ces quatre matins. Alors, ce fut terrible, tous les trois parlĂšrent Ă la fois, en arrivĂšrent aux reproches abominables, avec des Ă©clats tels, des coups si durs de mĂąchoires, quâils semblaient se mordre. Sur le canapĂ©, Sandoz, troublĂ© dans les gais souvenirs quâil Ă©voquait, avait dĂ» lui-mĂȘme prĂȘter lâoreille Ă ce tumulte, qui lui arrivait par la porte ouverte. â Tu entends, lui dit Claude trĂšs bas, avec un sourire de souffrance, ils mâarrangent bien !⊠Non, non, reste lĂ , je ne veux pas que tu les fasses taire. Jâai mĂ©ritĂ© ça, puisque je nâai pas rĂ©ussi. Et Sandoz, pĂąlissant, continua dâĂ©couter cet enragement dans la lutte pour la vie, cette rancune des personnalitĂ©s aux prises, qui emportait sa chimĂšre dâĂ©ternelle amitiĂ©. Henriette, heureusement, sâinquiĂ©tait de la violence des voix. Elle se leva et alla faire honte aux fumeurs dâabandonner ainsi les dames, pour se quereller. Tous rentrĂšrent dans le salon, suant, soufflant, gardant la secousse de leur colĂšre. Et, comme elle disait, les yeux sur la pendule, quâils nâauraient dĂ©cidĂ©ment pas Fagerolles ce soir-lĂ , ils se remirent Ă ricaner, en Ă©changeant un regard. Ah ! il avait bon nez, lui ! ce nâĂ©tait pas lui quâon prendrait Ă se rencontrer avec dâanciens amis devenus gĂȘnants, et quâil exĂ©crait ! En effet, Fagerolles ne vint pas. La soirĂ©e sâacheva pĂ©niblement. On Ă©tait retournĂ© dans la salle Ă manger, oĂč le thĂ© se trouvait servi sur une nappe russe, brodĂ©e en rouge dâune chasse au cerf ; et il y avait, sous les bougies rallumĂ©es, une brioche, des assiettes de sucreries et de gĂąteaux, tout un luxe barbare de liqueurs, whisky, geniĂšvre, kummel, raki de Chio. Le domestique apporta encore du punch, et il sâempressait autour de la table, pendant que la maĂźtresse de la maison remplissait la thĂ©iĂšre au samovar, bouillant en face dâelle. Mais ce bien-ĂȘtre, cette joie des yeux, cette odeur fine du thĂ©, ne dĂ©tendaient pas les cĆurs. La conversation Ă©tait retombĂ©e sur le succĂšs des uns et la mauvaise chance des autres. Par exemple, nâĂ©tait-ce pas une honte, ces mĂ©dailles, ces croix, toutes ces rĂ©compenses qui dĂ©shonoraient lâart, tant on les distribuait mal ? Est-ce quâon devait rester dâĂ©ternels petits garçons en classe ? Toutes les platitudes venaient de lĂ , cette docilitĂ© et cette lĂąchetĂ© devant les pions, pour avoir des bons points ! Puis, dans le salon de nouveau, comme Sandoz dĂ©solĂ© en arrivait Ă souhaiter ardemment de les voir partir, il remarqua Mathilde et GagniĂšre, assis cĂŽte Ă cĂŽte sur un canapĂ©, parlant musique avec langueur, au milieu des autres extĂ©nuĂ©s, sans salive, les mĂąchoires mortes. GagniĂšre, en extase, philosophait et poĂ©tisait. Mathilde, cette vieille gaupe engraissĂ©e, exhalant sa senteur louche de pharmacie, faisait les yeux blancs, se pĂąmait sous le chatouillement dâune aile invisible. Ils sâĂ©taient aperçus, le dernier dimanche, aux concerts du Cirque, et ils se communiquaient leur jouissance, en phrases alternĂ©es, envolĂ©es, lointaines. â Ah ! monsieur, ce Meyerbeer, cette ouverture de StruensĂ©e, cette phrase funĂšbre, et puis cette danse de paysans si emportĂ©e, si colorĂ©e, et puis la phrase de mort qui reprend, le duo des violoncelles⊠Ah ! monsieur, les violoncelles, les violoncelles⊠â Et, madame, Berlioz, lâair de fĂȘte de RomĂ©o⊠Oh ! le solo des clarinettes, les femmes aimĂ©es, avec lâaccompagnement des harpes ! Un ravissement, une blancheur qui monte⊠La fĂȘte Ă©clate, un VĂ©ronĂšse, la magnificence tumultueuse des Noces de Cana ; et le chant dâamour recommence, oh ! combien doux ! oh ! toujours plus haut, toujours plus haut⊠â Monsieur, avez-vous entendu, dans la symphonie en la de Beethoven, ce glas qui revient toujours, qui vous bat sur le cĆur ?⊠Oui, je le vois bien, vous sentez comme moi, câest une communion que la musique⊠Beethoven, mon Dieu ! quâil est triste et bon dâĂȘtre deux Ă le comprendre, et de dĂ©faillir⊠â Et Schumann, madame, et Wagner, madame⊠La rĂȘverie de Schumann, rien que les instruments Ă cordes, une petite pluie tiĂšde sur les feuilles des acacias, un rayon qui les essuie, Ă peine une larme dans lâespace⊠Wagner, ah ! Wagner, lâouverture du Vaisseau fantĂŽme, vous lâaimez, dites que vous lâaimez ! Moi, ça mâĂ©crase. Il nây a plus rien, plus rien, on meurt⊠Leurs voix sâĂ©teignaient, ils ne se regardaient mĂȘme pas, anĂ©antis, coude Ă coude, leur visage en lâair, noyĂ©. Surpris, Sandoz se demanda dâoĂč Mathilde pouvait tenir ce jargon. Dâun article de Jory, peut-ĂȘtre. Dâailleurs, il avait remarquĂ© que les femmes causaient trĂšs bien musique, sans en connaĂźtre une note. Et lui, que lâaigreur des autres nâavait fait que chagriner, sâexaspĂ©ra de cette pose langoureuse. Non, non, câen Ă©tait assez ! quâon se dĂ©chirĂąt, passe encore ! mais quelle fin de soirĂ©e, cette farceuse sur le retour, roucoulant et se chatouillant avec du Beethoven et du Schumann ! GagniĂšre, heureusement, se leva tout dâun coup. Il savait lâheure au fond de son extase, il nâavait que juste le temps de reprendre son train de nuit. Et, aprĂšs des poignĂ©es de main molles et silencieuses, il sâen alla coucher Ă Melun. â Quel ratĂ© ! murmura Mahoudeau. La musique a tuĂ© la peinture, jamais il ne fichera rien. Lui-mĂȘme dut partir, et Ă peine la porte sâĂ©tait-elle refermĂ©e sur son dos, que Jory dĂ©clara â Avez-vous vu son dernier presse-papiers ? Il finira par sculpter des boutons de manchette⊠En voilĂ un qui a ratĂ© la puissance ! Mais dĂ©jĂ , Mathilde Ă©tait debout, saluant Christine dâun petit geste sec, affectant une familiaritĂ© mondaine Ă lâĂ©gard dâHenriette, emmenant son mari, qui lâhabilla dans lâantichambre, humble et terrifiĂ© des yeux sĂ©vĂšres dont elle le regardait, ayant Ă rĂ©gler un compte. Alors, derriĂšre eux, Sandoz cria, hors de lui â Câest la fin, câest fatalement le journaliste qui traite les autres de ratĂ©s, le bĂącleur dâarticles tombĂ© dans lâexploitation de la bĂȘtise publique !⊠Ah ! Mathilde la Revanche ! Il ne restait que Christine et Claude. Ce dernier, depuis, que le salon se vidait, affaissĂ© au fond dâun fauteuil, ne parlait plus, repris par cette sorte de sommeil magnĂ©tique qui le raidissait, les regards fixes, trĂšs loin, au delĂ des murs. Sa face se tendait, une attention convulsĂ©e la portait en avant il voyait certainement lâinvisible, il entendait un appel du silence. Christine sâĂ©tait levĂ©e Ă son tour, en sâexcusant de partir ainsi les derniers. Henriette lui avait saisi les mains, et elle lui rĂ©pĂ©tait combien elle lâaimait, elle la suppliait de venir souvent, dâuser dâelle en tout comme dâune sĆur ; tandis que la triste femme, dâun charme si douloureux dans sa robe noire, secouait la tĂȘte avec un pĂąle sourire. â Voyons, lui dit Sandoz Ă lâoreille, aprĂšs avoir jetĂ© un coup dâĆil sur Claude, il ne faut pas vous dĂ©soler ainsi⊠Il a beaucoup causĂ©, il a Ă©tĂ© plus gai ce soir. Ăa va trĂšs bien. Mais elle, dâune voix de terreur â Non, non, regardez ses yeux⊠Tant quâil aura ces yeux-lĂ , je tremblerai⊠Vous avez fait ce que vous avez pu, merci. Ce que vous nâavez pas fait, personne ne le fera. Ah ! que je souffre, de ne plus compter, moi ! de ne rien pouvoir ! Et tout haut â Claude, viens-tu ? Deux fois, elle dut rĂ©pĂ©ter la phrase. Il ne lâentendait pas, il finit par tressaillir et par se lever, en disant, comme sâil avait rĂ©pondu Ă lâappel lointain, lĂ -bas, Ă lâhorizon â Oui, jây vais, jây vais. Lorsque Sandoz et sa femme se retrouvĂšrent seuls enfin, dans le salon oĂč lâair sâĂ©touffait, chauffĂ© par les lampes, comme alourdi dâun silence mĂ©lancolique aprĂšs lâĂ©clat mauvais des querelles, tous les deux se regardĂšrent, et ils laissĂšrent tomber leurs bras, dans le navrement de leur malheureuse soirĂ©e. Elle, pourtant, tĂącha dâen rire, murmurant â Je tâavais prĂ©venu, jâavais bien compris⊠Mais il lâinterrompit encore dâun geste dĂ©sespĂ©rĂ©. Eh quoi ! Ă©tait-ce donc la fin de sa longue illusion, de ce rĂȘve dâĂ©ternitĂ©, qui lui avait fait mettre le bonheur dans quelques amitiĂ©s choisies dĂšs lâenfance, puis goĂ»tĂ©es jusquâĂ lâextrĂȘme vieillesse. Ah ! la bande lamentable, quelle cassure derniĂšre, quel bilan Ă pleurer, aprĂšs cette banqueroute du cĆur ! Et il sâĂ©tonnait des amis quâil avait semĂ©s le long de la route, des grandes affections perdues en chemin, du perpĂ©tuel changement des autres, autour de son ĂȘtre quâil ne voyait pas changer. Ses pauvres jeudis lâemplissaient de pitiĂ©, tant de souvenirs en deuil, cette mort lente de ce quâon aime ! Est-ce quâils allaient se rĂ©signer sa femme et lui, Ă vivre au dĂ©sert, cloĂźtrĂ©s dans la haine du monde ? Est-ce quâils ouvriraient la porte toute large, devant le flot des inconnus et des indiffĂ©rents ? Peu Ă peu, une certitude se faisait au fond de son chagrin tout finissait et rien ne recommençait, dans la vie. Il sembla se rendre Ă lâĂ©vidence, il dit avec un gros soupir â Tu avais raison⊠Nous ne les inviterons plus Ă dĂźner ensemble, ils se mangeraient. Dehors, dĂšs quâils dĂ©bouchĂšrent sur la place de la TrinitĂ©, Claude lĂącha le bras de Christine ; et il bĂ©gaya quâil avait une course, il la pria de rentrer sans lui. Elle lâavait senti trembler dâun grand frisson, elle resta effarĂ©e de surprise et de crainte une course, Ă une pareille heure, Ă minuit passĂ© ! pour aller oĂč, pour quoi faire ? Il tournait le dos, il sâĂ©chappait, quand elle le rattrapa, en le suppliant, en prĂ©textant quâelle avait peur, quâil ne la laisserait pas, si tard, remonter ainsi Ă Montmartre. Cette considĂ©ration parut seule le ramener. Il lui reprit le bras, ils gravirent la rue Blanche et la rue Lepic, se trouvĂšrent enfin rue Tourlaque. Et, devant leur porte, aprĂšs avoir sonnĂ©, de nouveau il la quitta. â Te voici chez nous⊠Moi, je vais faire ma course. DĂ©jĂ , il se sauvait, Ă grandes enjambĂ©es, en gesticulant comme un fou. La porte sâĂ©tait ouverte, et elle ne la referma mĂȘme pas, elle sâĂ©lança, pour le suivre. Rue Lepic, elle le rejoignit ; mais, de crainte de lâexalter davantage, elle se contenta dĂšs lors de ne pas le perdre de vue, marchant Ă une trentaine de mĂštres, sans quâil la sĂ»t derriĂšre ses talons. AprĂšs la rue Lepic, il redescendit la rue Blanche, puis il fila par la rue de la ChaussĂ©e-dâAntin et la rue du Quatre-Septembre, jusquâĂ la rue Richelieu. Quand elle le vit sâengager dans cette derniĂšre, un froid mortel lâenvahit il allait Ă la Seine, câĂ©tait lâaffreuse peur qui la tenait, la nuit, Ă©veillĂ©e dâangoisse. Et que faire, mon Dieu ! Aller avec lui, se pendre Ă son cou, lĂ -bas ? Elle nâavançait plus quâen chancelant, et Ă chaque pas qui les rapprochait de la riviĂšre, elle sentait la vie se retirer de ses membres. Oui, il sây rendait tout droit la place du Théùtre-Français, le Carrousel, enfin le pont des Saints-PĂšres. Il y marcha un instant, sâapprocha de la rampe, au-dessus de lâeau ; et elle crut quâil se jetait, un grand cri sâĂ©touffa dans lâĂ©tranglement de sa gorge. Mais non, il demeurait immobile. NâĂ©tait-ce donc que la CitĂ©, en face, qui le hantait, ce cĆur de Paris dont il emportait lâobsession partout, quâil Ă©voquait de ses yeux fixes au travers des murs, qui lui criait ce continuel appel Ă des lieues, entendu de lui seul ? Elle nâosait lâespĂ©rer encore, elle sâĂ©tait arrĂȘtĂ©e en arriĂšre, le surveillant dans un vertige dâinquiĂ©tude, le voyant toujours faire le terrible saut, et rĂ©sistant au besoin de sâapprocher, et redoutant de prĂ©cipiter la catastrophe, si elle se montrait. Mon Dieu ! ĂȘtre lĂ , avec sa passion ravagĂ©e, sa maternitĂ© saignante, ĂȘtre lĂ , assister Ă tout, sans pouvoir mĂȘme risquer un mouvement pour le retenir ! Lui, debout, trĂšs grand, ne bougeait pas, regardait dans la nuit. CâĂ©tait une nuit dâhiver, au ciel brouillĂ©, dâun noir de suie, quâune bise, soufflant de lâouest, rendait trĂšs froide. Paris allumĂ© sâĂ©tait endormi, il nây avait plus lĂ que la vie des becs de gaz, des taches rondes qui scintillaient, qui se rapetissaient, pour nâĂȘtre, au loin, quâune poussiĂšre dâĂ©toiles fixes. Dâabord, les quais se dĂ©roulaient, avec leur double rang de perles lumineuses, dont la rĂ©verbĂ©ration Ă©clairait dâune lueur les façades des premiers plans, Ă gauche les maisons du quai du Louvre, Ă droite les deux ailes de lâInstitut, masses confuses de monuments et de bĂątisses qui se perdaient ensuite, en un redoublement dâombre, piquĂ© des Ă©tincelles lointaines. Puis, entre ces cordons fuyant Ă perte de vue, les ponts jetaient des barres de lumiĂšres, de plus en plus minces, faites chacune dâune traĂźnĂ©e de paillettes, par groupes et comme suspendues. Et lĂ , dans la Seine, Ă©clatait la splendeur nocturne de lâeau vivante des villes, chaque bec de gaz reflĂ©tait sa flamme, un noyau qui sâallongeait en une queue de comĂšte. Les plus proches, se confondant, incendiaient le courant de larges Ă©ventails de braise, rĂ©guliers et symĂ©triques ; les plus reculĂ©s, sous les ponts, nâĂ©taient que des petites touches de feu immobiles. Mais les grandes queues embrasĂ©es vivaient, remuantes Ă mesure quâelles sâĂ©talaient, noir et or, dâun continuel frissonnement dâĂ©cailles, oĂč lâon sentait la coulĂ©e infinie de lâeau. Toute la Seine en Ă©tait allumĂ©e comme dâune fĂȘte intĂ©rieure, dâune fĂ©erie mystĂ©rieuse et profonde, faisant passer des valses derriĂšre les vitres rougeoyantes du fleuve. En haut, au-dessus de cet incendie, au-dessus des quais Ă©toilĂ©s, il y avait dans le ciel sans astres une rouge nuĂ©e, lâexhalaison chaude et phosphorescente qui, chaque nuit, met au sommeil de la ville une crĂȘte de volcan. Le vent soufflait, et Christine, grelottante, les yeux emplis de larmes, sentait le pont tourner sous elle, comme sâil lâavait emportĂ©e dans une dĂ©bĂącle de tout lâhorizon. Claude nâavait-il pas bougĂ© ? Nâenjambait-il pas la rampe ? Non, tout sâimmobilisait de nouveau, elle le retrouvait Ă la mĂȘme place, dans sa raideur entĂȘtĂ©e, les yeux sur la pointe de la CitĂ©, quâil ne voyait pas. Il Ă©tait venu, appelĂ© par elle, et il ne la voyait pas, au fond des tĂ©nĂšbres. Il ne distinguait que les ponts, des carcasses fines de charpentes se dĂ©tachant en noir sur lâeau braisillante. Puis, au delĂ , tout se noyait, lâĂźle tombait au nĂ©ant, il nâen aurait pas mĂȘme retrouvĂ© la place, si des fiacres attardĂ©s nâavaient promenĂ©, par moments, le long du Pont-Neuf, ces Ă©tincelles filantes qui courent encore dans les charbons Ă©teints. Une lanterne rouge, au ras du barrage de la Monnaie, jetait dans lâeau un filet de sang. Quelque chose dâĂ©norme et de lugubre, un corps Ă la dĂ©rive, une pĂ©niche dĂ©tachĂ©e sans doute, descendait avec lenteur au milieu des reflets, parfois entrevue, et reprise aussitĂŽt par lâombre. OĂč avait donc sombrĂ© lâĂźle triomphale ? Ătait-ce au fond de ces flots incendiĂ©s ? Il regardait toujours, envahi peu Ă peu par le grand ruissellement de la riviĂšre dans la nuit. Il se penchait sur ce fossĂ© si large, dâune fraĂźcheur dâabĂźme, oĂč dansait le mystĂšre de ces flammes. Et le gros bruit triste du courant lâattirait, il en Ă©coutait lâappel, dĂ©sespĂ©rĂ© jusquâĂ la mort. Christine, cette fois, sentit, Ă un Ă©lancement de son cĆur, quâil venait dâavoir la pensĂ©e terrible. Elle tendit ses mains vacillantes, que flagellait la bise. Mais Claude Ă©tait restĂ© tout droit, luttant contre cette douceur de mourir ; et il ne bougea pas dâune heure encore, nâayant plus la conscience du temps, les regards toujours lĂ -bas, sur la CitĂ©, comme si, par un miracle de puissance, ses yeux allaient faire de la lumiĂšre et lâĂ©voquer pour la revoir. Lorsque enfin Claude quitta le pont dâun pas qui trĂ©buchait, Christine dut le dĂ©passer et courir, afin dâĂȘtre rentrĂ©e rue Tourlaque avant lui. XII Cette nuit-lĂ , par cette bise aigre de novembre qui soufflait au travers de leur chambre et du vaste atelier, ils se couchĂšrent Ă prĂšs de trois heures. Christine, haletante de sa course, sâĂ©tait glissĂ©e vivement sous la couverture, pour cacher quâelle venait de le suivre ; et Claude, accablĂ©, avait quittĂ© ses vĂȘtements un Ă un, sans une parole. Leur couche, depuis de longs mois, se glaçait ; ils sây allongeaient cĂŽte Ă cĂŽte, en Ă©trangers, aprĂšs une lente rupture des liens de leur chair volontaire abstinence, chastetĂ© thĂ©orique, oĂč il devait aboutir pour donner Ă la peinture toute sa virilitĂ©, et quâelle avait acceptĂ©e, dans une douleur fiĂšre et muette, malgrĂ© le tourment de sa passion. Et jamais encore, avant cette nuit-lĂ , elle nâavait senti entre eux un tel obstacle, un pareil froid, comme si rien dĂ©sormais ne pouvait les rĂ©chauffer et les remettre aux bras lâun de lâautre. Pendant prĂšs dâun quart dâheure, elle lutta contre le sommeil envahissant. Elle Ă©tait trĂšs lasse, une torpeur lâengourdissait ; et elle ne cĂ©dait pas, inquiĂšte de le laisser Ă©veillĂ©. Pour dormir elle-mĂȘme tranquille, elle attendait chaque soir quâil sâendormĂźt avant elle. Mais il nâavait pas Ă©teint la bougie, il restait les yeux ouverts, fixĂ©s sur cette flamme qui lâaveuglait. Ă quoi songeait-il donc ? Ă©tait-il demeurĂ© lĂ -bas, dans la nuit noire, dans cette haleine humide des quais, en face de Paris criblĂ© dâĂ©toiles, comme un ciel dâhiver ? et quel dĂ©bat intĂ©rieur, quelle rĂ©solution Ă prendre convulsait ainsi son visage ? Puis, invinciblement, elle succomba, elle tomba au nĂ©ant des grandes fatigues. Une heure plus tard, la sensation dâun vide, lâangoisse dâun malaise, lâĂ©veilla dans un tressaillement brusque. Tout de suite, elle avait tĂątĂ© de la main la place dĂ©jĂ froide, Ă cĂŽtĂ© dâelle il nâĂ©tait plus lĂ , elle lâavait bien senti en dormant. Et elle sâeffarait, mal rĂ©veillĂ©e, la tĂȘte lourde et bourdonnante, lorsquâelle aperçut, par la porte entrâouverte de la chambre, une raie de lumiĂšre qui venait de lâatelier. Elle se rassura, elle pensa quâil y Ă©tait allĂ© chercher quelque livre, pris dâinsomnie. Ensuite, comme il ne reparaissait pas, elle finit par se lever doucement, pour voir. Mais ce quâelle vit la bouleversa, la planta sur le carreau, pieds nus, dans une telle surprise, quâelle nâosa dâabord se montrer. Claude, en manches de chemise malgrĂ© la rude tempĂ©rature, nâayant mis dans sa hĂąte quâun pantalon et des pantoufles, Ă©tait debout sur sa grande Ă©chelle, devant son tableau. Sa palette se trouvait Ă ses pieds, et dâune main il tenait la bougie, tandis que de lâautre il peignait. Il avait des yeux Ă©largis de somnambule, des gestes prĂ©cis et raides, se baissant Ă chaque instant, pour prendre de la couleur, se relevant, projetant contre le mur une grande ombre fantastique, aux mouvements cassĂ©s dâautomate. Et pas un souffle, rien autre, dans lâimmense piĂšce obscure, quâun effrayant silence. Frissonnante, Christine devinait. CâĂ©tait lâobsession, lâheure passĂ©e lĂ -bas, sur le pont des Saints-PĂšres, qui lui rendait le sommeil impossible, et qui lâavait ramenĂ© en face de sa toile, dĂ©vorĂ© du besoin de la revoir, malgrĂ© la nuit. Sans doute, il nâĂ©tait montĂ© sur lâĂ©chelle que pour sâemplir les yeux de plus prĂšs. Puis, torturĂ© de quelque ton faux, malade de cette tare au point de ne pouvoir attendre le jour, il avait saisi une brosse, dâabord dans le dĂ©sir dâune simple retouche, peu Ă peu emportĂ© ensuite de correction en correction, arrivant enfin Ă peindre comme un hallucinĂ©, la bougie au poing, dans cette clartĂ© pĂąle que ses gestes effaraient. Sa rage impuissante de crĂ©ation lâavait repris, il sâĂ©puisait en dehors de lâheure, en dehors du monde, il voulait souffler la vie Ă son Ćuvre, tout de suite. Ah ! quelle pitiĂ©, et de quels yeux trempĂ©s de larmes Christine le regardait ! Un instant, elle eut la pensĂ©e de le laisser Ă cette besogne folle, comme on laisse un maniaque au plaisir de sa dĂ©mence. Ce tableau, jamais il ne le finirait, câĂ©tait bien certain maintenant. Plus il sây acharnait, et plus lâincohĂ©rence augmentait, un empĂątement de tons lourds, un effort Ă©paissi et fuyant du dessin. Les fonds eux-mĂȘmes, le groupe des dĂ©bardeurs surtout, autrefois solides, se gĂątaient ; et il se butait lĂ , il sâĂ©tait obstinĂ© Ă vouloir terminer tout, avant de repeindre la figure centrale, la Femme nue, qui demeurait la peur et le dĂ©sir de ses heures de travail, la chair de vertige qui lâachĂšverait, le jour oĂč il sâefforcerait encore de la faire vivante. Depuis des mois, il nây donnait plus un coup de pinceau ; et câĂ©tait ce qui tranquillisait Christine, ce qui la rendait tolĂ©rante et pitoyable, dans sa rancune jalouse tant quâil ne retournait pas Ă cette maĂźtresse dĂ©sirĂ©e et redoutĂ©e, elle se croyait moins trahie. Les pieds gelĂ©s par le carreau, elle faisait un mouvement pour regagner le lit, lorsquâune secousse la ramena. Elle nâavait pas compris dâabord, elle voyait enfin. De sa brosse trempĂ©e de couleur, il arrondissait Ă grands coups des formes grasses, le geste Ă©perdu de caresse ; et il avait un rire immobile aux lĂšvres, et il ne sentait pas la cire brĂ»lante de la bougie qui lui coulait sur les doigts ; tandis que, silencieux, le va-et-vient passionnĂ© de son bras remuait seul contre la muraille une confusion Ă©norme et noire, une Ă©treinte emmĂȘlĂ©e de membres dans un accouplement brutal. CâĂ©tait Ă la Femme nue quâil travaillait. Alors, Christine ouvrit la porte et sâavança. Une rĂ©volte invincible, la colĂšre dâune Ă©pouse souffletĂ©e chez elle, trompĂ©e pendant son sommeil, dans la piĂšce voisine, la poussait. Oui, il Ă©tait bien avec lâautre, il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolĂ©, que le tourment du vrai jetait Ă lâexaltation de lâirrĂ©el ; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, Ă©clatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie. Une si Ă©trange nuditĂ© dâostensoir, oĂč des pierreries semblaient luire, pour quelque adoration religieuse, acheva de la fĂącher. Elle avait trop souffert, elle ne voulait plus tolĂ©rer cette trahison. Pourtant, dâabord, elle se montra simplement dĂ©sespĂ©rĂ©e et suppliante. Ce nâĂ©tait que la mĂšre qui sermonnait son grand fou dâartiste. â Claude, que fais-tu lĂ ?⊠Claude, est-ce raisonnable, dâavoir des idĂ©es pareilles ? Je tâen prie, reviens te coucher, ne reste pas sur cette Ă©chelle, oĂč tu vas prendre du mal. Il ne rĂ©pondit pas, il se baissa encore pour tremper son pinceau, et fit flamboyer les aines, quâil accusa de deux traits de vermillon vif. â Claude, Ă©coute-moi, reviens avec moi, de grĂące⊠Tu sais que je tâaime, tu vois lâinquiĂ©tude oĂč tu mâas mise⊠Reviens, oh ! reviens, si tu ne veux pas que jâen meure, moi aussi, dâavoir si froid et de tâattendre. Hagard, il ne la regarda pas, il lĂącha seulement dâune voix Ă©tranglĂ©e, en fleurissant de carmin le nombril â Fous-moi la paix, hein ! Je travaille. Un instant, Christine resta muette. Elle se redressait, ses yeux sâallumaient dâun feu sombre, toute une rĂ©bellion gonflait son ĂȘtre doux et charmant. Puis, elle Ă©clata, dans un grondement dâesclave poussĂ©e Ă bout. â Eh bien ! non, je ne te foutrai pas la paix !⊠En voilĂ assez, je te dirai ce qui mâĂ©touffe, ce qui me tue, depuis que je te connais⊠Ah ! cette peinture, oui ! ta peinture, câest elle, lâassassine, qui a empoisonnĂ© ma vie. Je lâavais pressenti, le premier jour ; jâen avais eu peur comme dâun monstre, je la trouvais abominable, exĂ©crable ; et puis, on est lĂąche, je tâaimais trop pour ne pas lâaimer, jâai fini par mây faire, Ă cette criminelle⊠Mais, plus tard, que jâen ai souffert, comme elle mâa torturĂ©e ! En dix ans, je ne me souviens pas dâavoir vĂ©cu une journĂ©e sans larmes⊠Non, laisse-moi, je me soulage, il faut que je parle, puisque jâen ai trouvĂ© la force⊠Dix annĂ©es dâabandon, dâĂ©crasement quotidien ; ne plus rien ĂȘtre pour toi, se sentir de plus en plus jetĂ©e Ă lâĂ©cart, en arriver Ă un rĂŽle de servante ; et lâautre, la voleuse, la voir sâinstaller entre toi et moi, et te prendre, et triompher, et mâinsulter⊠Car ose donc dire quâelle ne tâa pas envahi membre Ă membre, le cerveau, le cĆur, la chair, tout ! Elle te tient comme un vice, elle te mange. Enfin, elle est ta femme, nâest-ce pas ? Ce nâest plus moi, câest elle qui couche avec toi⊠Ah, maudite ! ah, gueuse ! Maintenant, Claude lâĂ©coutait, dans lâĂ©tonnement de ce grand cri de souffrance, mal Ă©veillĂ© de son rĂȘve exaspĂ©rĂ© de crĂ©ateur, ne comprenant pas bien encore pourquoi elle lui parlait ainsi. Et, devant cet hĂ©bĂ©tement, ce frissonnement dâhomme surpris et dĂ©rangĂ© dans sa dĂ©bauche, elle sâemporta davantage, elle monta sur lâĂ©chelle, lui arracha la bougie du poing, la promena Ă son tour devant le tableau. â Mais regarde donc ! mais dis-toi donc oĂč tu en es ! Câest hideux, câest lamentable et grotesque, il faut que tu tâen aperçoives Ă la fin ! Hein ? est-ce laid, est-ce imbĂ©cile ?⊠Tu vois bien que tu es vaincu, pourquoi tâobstiner encore ? Ăa nâa pas de bon sens, voilĂ ce qui me rĂ©volte⊠Si tu ne peux ĂȘtre un grand peintre, la vie nous reste, ah ! la vie, la vie⊠Elle avait posĂ© la bougie sur la plate-forme de lâĂ©chelle, et comme il Ă©tait descendu, trĂ©buchant, elle sauta pour le rejoindre, ils se trouvĂšrent tous les deux en bas, lui tombĂ© sur la derniĂšre marche, elle accroupie, serrant avec force les mains inertes quâil laissait pendre. â Voyons, il y a la vie⊠Chasse ton cauchemar, et vivons, vivons ensemble⊠Nâest-ce pas trop bĂȘte de nâĂȘtre que deux, de vieillir dĂ©jĂ , et de nous torturer, de ne pas savoir nous faire du bonheur ? La terre nous prendra assez tĂŽt, va ! tĂąchons dâavoir un peu chaud, de vivre, de nous aimer. Rappelle-toi, Ă Bennecourt !⊠Ăcoute mon rĂȘve. Moi, je voudrais tâemporter demain. Nous irions loin de ce Paris maudit, nous trouverions quelque part un coin de tranquillitĂ©, et tu verrais comme je te rendrais lâexistence douce, comme ce serait bon, dâoublier tout aux bras lâun de lâautre⊠Le matin, on dort dans son grand lit ; puis, ce sont des flĂąneries au soleil, le dĂ©jeuner qui sent bon, lâaprĂšs-midi paresseuse, la soirĂ©e passĂ©e sous la lampe. Et plus de tourments pour des chimĂšres, et rien que la joie de vivre !⊠Cela ne te suffit donc pas que je tâaime, que je tâadore, que je consente Ă ĂȘtre ta servante, Ă exister uniquement pour ton plaisir⊠Entends-tu, je tâaime, je tâaime, et il nây a rien de plus, câest assez, je tâaime ! Il avait dĂ©gagĂ© ses mains, il dit dâune voix morne, avec un geste de refus â Non, ce nâest point assez⊠Je ne veux pas mâen aller avec toi, je ne veux pas ĂȘtre heureux, je veux peindre. â Et que jâen meure, nâest-ce pas ? et que tu en meures, que nous achevions tous les deux dây laisser notre sang et nos larmes !⊠Il nây a que lâart, câest le Tout-puissant, le Dieu farouche qui nous foudroie et que tu honores. Il peut nous anĂ©antir, il est le maĂźtre, tu diras merci. â Oui, je lui appartiens, quâil fasse de moi ce quâil voudra⊠Je mourrais de ne plus peindre, je prĂ©fĂšre peindre et en mourir⊠Et puis, ma volontĂ© nây est pour rien. Câest ainsi, rien nâexiste en dehors, que le monde crĂšve ! Elle se redressa, dans une nouvelle poussĂ©e de colĂšre. Sa voix redevenait dure et emportĂ©e. â Mais je suis vivante, moi ! et elles sont mortes, les femmes que tu aimes⊠Oh ! ne dis pas non, je sais bien que ce sont tes maĂźtresses, toutes ces femmes peintes. Avant dâĂȘtre la tienne, je mâen Ă©tais aperçue dĂ©jĂ , il nây avait quâĂ voir de quelle main tu caressais leur nuditĂ©, de quels yeux tu les contemplais ensuite, pendant des heures. Hein ? Ă©tait-ce malsain et stupide, un pareil dĂ©sir chez un garçon ? brĂ»ler pour des images, serrer dans ses bras le vide dâune illusion ! et tu en avais conscience, tu tâen cachais comme dâune chose inavouable⊠Puis, tu as paru mâaimer un instant. Câest Ă cette Ă©poque que tu mâas racontĂ© ces bĂȘtises, tes amours avec tes bonnes femmes, comme tu disais en te plaisantant toi-mĂȘme. Souviens-toi ? tu prenais en pitiĂ© ces ombres, lorsque tu me tenais entre tes bras⊠Et ça nâa pas durĂ©, tu es retournĂ© Ă elles, oh ! si vite ! comme un maniaque retourne Ă sa manie. Moi qui existais, je nâĂ©tais plus, et câĂ©taient elles, les visions, qui redevenaient les seules rĂ©alitĂ©s de ton existence⊠Ce que jâai endurĂ© alors, tu ne lâas jamais su, car tu nous ignores toutes, jâai vĂ©cu prĂšs de toi, sans que tu me comprennes. Oui, jâĂ©tais jalouse dâelles. Quand je posais, lĂ , toute nue, une idĂ©e seule mâen donnait le courage je voulais lutter, jâespĂ©rais te reprendre ; et rien, pas mĂȘme un baiser sur mon Ă©paule, avant de me laisser rhabiller ! Mon Dieu ! que jâai Ă©tĂ© honteuse souvent ! quel chagrin jâai dĂ» dĂ©vorer, de me sentir dĂ©daignĂ©e et trahie !⊠Depuis ce moment, ton mĂ©pris nâa fait que grandir, et tu vois oĂč nous en sommes, Ă nous allonger cĂŽte Ă cĂŽte toutes les nuits, sans nous toucher du doigt. Il y a huit mois et sept jours, je les ai comptĂ©s ! il y a huit mois et sept jours que nous nâavons rien eu ensemble. Elle continua hardiment, elle parla en phrases libres, elle, la sensuelle pudique, si ardente Ă lâamour, les lĂšvres gonflĂ©es de cris, et si discrĂšte ensuite, si muette sur ces choses, ne voulant pas en causer, dĂ©tournant la tĂȘte avec des sourires confus. Mais le dĂ©sir lâexaltait, câĂ©tait un outrage que cette abstinence. Et sa jalousie ne se trompait pas, accusait la peinture encore, car cette virilitĂ© quâil lui refusait, il la rĂ©servait et la donnait Ă la rivale prĂ©fĂ©rĂ©e. Elle savait bien pourquoi il la dĂ©laissait ainsi. Souvent dâabord, quand il avait le lendemain un gros travail, et quâelle se serrait contre lui en se couchant, il lui disait que non, que ça le fatiguerait trop ; ensuite, il avait prĂ©tendu quâau sortir de ses bras, il en avait pour trois jours Ă se remettre, le cerveau Ă©branlĂ©, incapable de rien faire de bon ; et la rupture sâĂ©tait ainsi peu Ă peu produite, une semaine en attendant lâachĂšvement dâun tableau, puis un mois pour ne pas dĂ©ranger la mise en train dâun autre, puis des dates reculĂ©es encore, des occasions nĂ©gligĂ©es, la dĂ©shabitude lente, lâoubli final. Au fond, elle retrouvait la thĂ©orie rĂ©pĂ©tĂ©e cent fois devant elle le gĂ©nie devait ĂȘtre chaste, il fallait ne coucher quâavec son Ćuvre. â Tu me repousses, acheva-t-elle violemment, tu te recules de moi, la nuit, comme si je te rĂ©pugnais, tu vas ailleurs, et pour aimer quoi ? un rien, une apparence, un peu de poussiĂšre, de la couleur sur de la toile !⊠Mais, encore un coup, regarde-la donc, ta femme, lĂ -haut ! vois donc quel monstre tu viens dâen faire, dans ta folie ! Est-ce quâon est bĂątie comme ça ? est-ce quâon a des cuisses en or et des fleurs sous le ventre ?⊠RĂ©veille-toi, ouvre les yeux, rentre dans lâexistence. Claude, obĂ©issant au geste dominateur dont elle lui montrait le tableau, sâĂ©tait levĂ© et regardait. La bougie, restĂ©e sur la plate-forme de lâĂ©chelle, en lâair, Ă©clairait comme dâune lueur de cierge la Femme, tandis que toute lâimmense piĂšce demeurait plongĂ©e dans les tĂ©nĂšbres. Il sâĂ©veillait enfin de son rĂȘve, et la Femme, vue ainsi dâen bas, avec quelques pas de recul, lâemplissait de stupeur. Qui donc venait de peindre cette idole dâune religion inconnue ? qui lâavait faite de mĂ©taux, de marbres et de gemmes, Ă©panouissant la rose mystique de son sexe, entre les colonnes prĂ©cieuses des cuisses, sous la voĂ»te sacrĂ©e du ventre ? Ătait-ce lui qui, sans le savoir, Ă©tait lâouvrier de ce symbole du dĂ©sir insatiable, de cette image extra-humaine de la chair, devenue de lâor et du diamant entre ses doigts, dans son vain effort dâen faire de la vie ? Et, bĂ©ant, il avait peur de son Ćuvre, tremblant de ce brusque saut dans lâau-delĂ , comprenant bien que la rĂ©alitĂ© elle mĂȘme ne lui Ă©tait plus possible, au bout de sa longue lutte pour la vaincre et la repĂ©trir plus rĂ©elle, de ses mains dâhomme. â Tu vois ! tu vois ! rĂ©pĂ©tait victorieusement Christine. Et lui, trĂšs bas, balbutiait â Oh ! quâai-je fait ?⊠Est-ce donc impossible de crĂ©er ? nos mains nâont-elles donc pas la puissance de crĂ©er des ĂȘtres ? Elle le sentit faiblir, elle le saisit entre ses deux bras. â Mais pourquoi ces bĂȘtises, pourquoi autre chose que moi, qui tâaime ?⊠Tu mâas pris pour modĂšle, tu as voulu des copies de mon corps. Ă quoi bon, dis ? est-ce que ces copies me valent ? elles sont affreuses, elles sont raides et froides comme des cadavres⊠Et je tâaime, et je veux tâavoir. Il faut tout te dire, tu ne comprends pas, quand je rĂŽde autour de toi, que je tâoffre de poser, que je suis lĂ , Ă te frĂŽler, dans ton haleine. Câest que je tâaime, entends-tu ? câest que je suis en vie, moi ! et que je te veux⊠Ăperdument, elle le liait de ses membres, de ses bras nus, de ses jambes nues. Sa chemise, Ă moitiĂ© arrachĂ©e, avait laissĂ© jaillir sa gorge, quâelle Ă©crasait contre lui, quâelle voulait entrer en lui, dans cette derniĂšre bataille de sa passion. Et elle Ă©tait la passion elle-mĂȘme, dĂ©bridĂ©e enfin avec son dĂ©sordre et sa flamme, sans les rĂ©serves chastes dâautrefois, emportĂ©e Ă tout dire, Ă tout faire, pour vaincre. Sa face sâĂ©tait gonflĂ©e, les yeux doux et le front limpide disparaissaient sous les mĂšches tordues des cheveux, il nây avait plus que les mĂąchoires saillantes, le menton violent, les lĂšvres rouges. â Oh ! non, laisse ! murmura Claude. Oh ! je suis trop malheureux ! De sa voix ardente, elle continua â Tu me crois peut-ĂȘtre vieille. Oui, tu disais que je me gĂątais, et je lâai cru moi-mĂȘme, je mâexaminais pendant la pose, pour chercher des rides⊠Mais ce nâĂ©tait pas vrai, ça ! Je le sens bien, que je nâai pas vieilli, que je suis toujours jeune, toujours forte⊠Puis, comme il se dĂ©battait encore â Regarde donc ! Elle sâĂ©tait reculĂ©e de trois pas ; et, dâun grand geste, elle ĂŽta sa chemise, elle se trouva toute nue, immobile, dans cette pose quâelle avait gardĂ©e durant de si longues sĂ©ances. Dâun simple mouvement du menton, elle indiqua la figure du tableau. â Va, tu peux comparer, je suis plus jeune quâelle⊠Tu as eu beau lui mettre des bijoux dans la peau, elle est fanĂ©e comme une feuille sĂšche⊠Moi, jâai toujours dix-huit ans, parce que je tâaime. Et, en effet, elle rayonnait de jeunesse sous la clartĂ© pĂąle. Dans ce grand Ă©lan dâamour, les jambes sâeffilaient, charmantes et fines, les hanches Ă©largissaient leur rondeur soyeuse, la gorge ferme se redressait, gonflĂ©e du sang de son dĂ©sir. DĂ©jĂ , elle lâavait repris, collĂ©e Ă lui maintenant, sans cette chemise gĂȘnante ; et ses mains sâĂ©garaient, le fouillaient partout, aux flancs, aux Ă©paules, comme si elle eĂ»t cherchĂ© son cĆur, dans cette caresse tĂątonnante, cette prise de possession, oĂč elle semblait vouloir le faire sien ; tandis quâelle le baisait rudement, dâune bouche inassouvie, sur la peau, sur la barbe, sur les manches, dans le vide. Sa voix expirait, elle ne parlait plus que dâun souffle haletant, coupĂ© de soupirs. â Oh ! reviens, oh ! aimons-nous⊠Tu nâas donc pas de sang, que des ombres te suffisent ? Reviens, et tu verras que câest bon de vivre⊠Tu entends ! vivre au cou lâun de lâautre, passer des nuits comme ça, serrĂ©s, confondus, et recommencer le lendemain, et encore, et encore⊠Il frĂ©missait, il lui rendait peu Ă peu son Ă©treinte, dans la peur que lui avait faite lâautre, lâidole ; et elle redoublait de sĂ©duction, elle lâamollissait et le conquĂ©rait. â Ăcoute, je sais que tu as une affreuse pensĂ©e, oui ! je nâai jamais osĂ© tâen parler, parce quâil ne faut pas attirer le malheur ; mais je ne dors plus la nuit, tu mâĂ©pouvantes⊠Ce soir, je tâai suivi, lĂ -bas, sur ce pont que je hais, et jâai tremblĂ©, oh ! jâai cru que câĂ©tait fini, que je ne tâavais plus⊠Mon Dieu ! quâest-ce que je deviendrais ? Jâai besoin de toi, tu ne vas pas me tuer peut-ĂȘtre !⊠Aimons-nous, aimons-nous⊠Alors, il sâabandonna, dans lâattendrissement de cette passion infinie. CâĂ©tait une immense tristesse, un Ă©vanouissement du monde entier oĂč se fondait son ĂȘtre. Il la serra Ă©perdument, lui aussi, sanglotant, bĂ©gayant â Câest vrai, jâai eu la pensĂ©e affreuse⊠Je lâaurais fait, et jâai rĂ©sistĂ© en songeant Ă ce tableau inachevé⊠Mais puis-je vivre encore, si le travail ne veut plus de moi ? Comment vivre, aprĂšs ça, aprĂšs ce qui est lĂ , ce que jâai abĂźmĂ© tout Ă lâheure ? â Je tâaimerai et tu vivras. â Ah ! jamais tu ne mâaimeras assez⊠Je me connais bien. Il faudrait une joie qui nâexiste pas, quelque chose qui me fĂźt oublier tout⊠DĂ©jĂ tu as Ă©tĂ© sans force. Tu ne peux rien. â Si, si, tu verras⊠Tiens ! je te prendrai ainsi, je te baiserai sur les yeux, sur la bouche, sur toutes les places de ton corps. Je te rĂ©chaufferai contre ma gorge, je lierai mes jambes aux tiennes, je nouerai mes bras Ă tes reins, je serai ton souffle, ton sang, ta chair⊠Cette fois, il fut vaincu, il brĂ»la avec elle, se rĂ©fugia en elle, enfonçant la tĂȘte entre ses seins, la couvrant Ă son tour de ses baisers. â Eh bien ! sauve-moi, oui ! prends-moi, si tu ne veux pas que je me tue⊠Et invente du bonheur, fais-mâen connaĂźtre un qui me retienne⊠Endors-moi, anĂ©antis-moi, que je devienne ta chose, assez esclave, assez petit, pour me loger sous tes pieds, dans tes pantoufles⊠Ah ! descendre lĂ , ne vivre que de ton odeur, tâobĂ©ir comme un chien, manger, tâavoir et dormir, si je pouvais, si je pouvais ! Elle eut un cri de victoire. â Enfin ! tu es Ă moi, il nây a plus que moi, lâautre est bien morte ! Et elle lâarracha de lâĆuvre exĂ©crĂ©e, elle lâemporta dans sa chambre Ă elle, dans son lit, grondante, triomphante. Sur lâĂ©chelle, la bougie qui sâachevait, clignota un instant derriĂšre eux, puis se noya. Cinq heures sonnĂšrent au coucou, pas une lueur nâĂ©clairait encore le ciel brumeux de novembre. Et tout retomba aux froides tĂ©nĂšbres. Christine et Claude, Ă tĂątons, avaient roulĂ© en travers du lit. Ce fut une rage, jamais ils nâavaient connu un emportement pareil, mĂȘme aux premiers jours de leur liaison. Tout ce passĂ© leur remontait au cĆur, mais dans un renouveau aigu qui les grisait dâune ivresse dĂ©lirante. LâobscuritĂ© flambait autour dâeux, ils sâen allaient sur des ailes de flamme, trĂšs haut, hors du monde, Ă grands coups rĂ©guliers, continus, toujours plus haut. Lui-mĂȘme poussait des cris, loin de sa misĂšre, oubliant, renaissant Ă une vie de fĂ©licitĂ©. Elle le fit blasphĂ©mer ensuite, provocante, dominatrice, avec un rire dâorgueil sensuel. Dis que la peinture est imbĂ©cile. â La peinture est imbĂ©cile. â Dis que tu ne travailleras plus, que tu tâen moques, que tu brĂ»leras tes tableaux, pour me faire plaisir. â Je brĂ»lerai mes tableaux, je ne travaillerai plus. â Et dis quâil nây a que moi, que de me tenir lĂ , comme tu me tiens, est le bonheur unique, que tu craches sur lâautre, cette gueuse que tu as peinte. Crache, crache donc, que je tâentende ! â Tiens ! je crache, il nây a que toi. » Et elle le serrait Ă lâĂ©touffer, câĂ©tait elle qui le possĂ©dait. Ils repartirent, dans le vertige de leur chevauchĂ©e Ă travers les Ă©toiles. Leurs ravissements recommençaient, trois fois il leur sembla quâils volaient de la terre au bout du ciel. Quel grand bonheur ! comment nâavait-il pas songĂ© Ă se guĂ©rir dans ce bonheur certain ? Et elle se donnait encore, et il vivrait heureux, sauvĂ©, nâest-ce pas ? maintenant quâil avait cette ivresse. Le jour allait naĂźtre, lorsque Christine, ravie, foudroyĂ©e de sommeil, sâendormit aux bras de Claude. Elle le liait dâune cuisse, la jambe jetĂ©e en travers des siennes, comme pour sâassurer quâil ne lui Ă©chapperait plus ; et, la tĂȘte roulĂ©e sur cette poitrine dâhomme qui lui servait de tiĂšde oreiller, elle soufflait doucement, un sourire aux lĂšvres. Lui, avait fermĂ© les yeux ; mais, de nouveau, malgrĂ© sa fatigue Ă©crasante, il les rouvrit, il regarda lâombre. Le sommeil le fuyait, une sourde poussĂ©e dâidĂ©es confuses remontait dans son hĂ©bĂ©tement, Ă mesure quâil se refroidissait et se dĂ©gageait de la griserie voluptueuse, dont tous ses muscles restaient Ă©branlĂ©s. Quand le petit jour parut, une salissure jaune, une tache de boue liquide sur les vitres de la fenĂȘtre, il tressaillit, il crut avoir entendu une voix haute lâappeler du fond de lâatelier. Ses pensĂ©es Ă©taient revenues toutes, dĂ©bordantes, torturantes, creusant son visage, contractant ses mĂąchoires dans un dĂ©goĂ»t humain, deux plis amers qui faisaient de son masque la face ravagĂ©e dâun vieillard. Maintenant, cette cuisse de femme, allongĂ©e sur lui, prenait une lourdeur de plomb ; il en souffrait comme dâun supplice, dâune meule dont on lui broyait les genoux, pour des fautes inexpiĂ©es ; et la tĂȘte Ă©galement, posĂ©e sur ses cĂŽtes, lâĂ©touffait, arrĂȘtait dâun poids Ă©norme les battements de son cĆur. Mais, longtemps, il ne voulut pas la dĂ©ranger, malgrĂ© lâexaspĂ©ration lente de tout son corps, une sorte de rĂ©pugnance et de haine irrĂ©sistibles qui le soulevait de rĂ©volte. Lâodeur du chignon dĂ©nouĂ©, cette odeur forte de chevelure, surtout, lâirritait. Brusquement, la voix haute, au fond de lâatelier, lâappela une seconde fois, impĂ©rieuse. Et il se dĂ©cida, câĂ©tait fini, il souffrait trop, il ne pouvait plus vivre, puisque tout mentait et quâil nây avait rien de bon. Dâabord, il laissa glisser la tĂȘte de Christine, qui garda son vague sourire ; ensuite, il dut se mouvoir avec des prĂ©cautions infinies, pour sortir ses jambes du lien de la cuisse, quâil repoussa peu Ă peu, dans un mouvement naturel, comme si elle flĂ©chissait dâelle-mĂȘme. Il avait rompu la chaĂźne enfin, il Ă©tait libre. Un troisiĂšme appel le fit se hĂąter, il passa dans la piĂšce voisine, en disant â Oui, oui, jây vais ! Le jour ne se dĂ©brouillait pas, sale et triste, un de ces petits jours dâhiver lugubres ; et, au bout dâune heure, Christine se rĂ©veilla dans un grand frisson glacĂ©. Elle ne comprit pas. Pourquoi donc se trouvait-elle seule ? Puis, elle se souvint elle sâĂ©tait endormie, la joue contre son cĆur, les membres mĂȘlĂ©s aux siens. Alors, comment avait-il pu sâen aller ? oĂč pouvait-il ĂȘtre ? Tout dâun coup, dans son engourdissement, elle sauta du lit avec violence, elle courut Ă lâatelier, Mon Dieu ! est-ce quâil Ă©tait retournĂ© prĂšs de lâautre ? est-ce que lâautre venait encore de le reprendre, lorsquâelle croyait lâavoir conquis Ă jamais ? Au premier coup dâĆil, elle ne vit rien, lâatelier lui parut dĂ©sert, sous le petit jour boueux et froid. Mais, comme elle se rassurait en nâapercevant personne, elle leva les yeux vers la toile, et un cri terrible jaillit de sa gorge bĂ©ante. â Claude, oh ! Claude⊠Claude sâĂ©tait pendu Ă la grande Ă©chelle, en face de son Ćuvre manquĂ©e. Il avait simplement pris une des cordes qui tenaient le chĂąssis au mur, et il Ă©tait montĂ© sur la plate-forme en attacher le bout Ă la traverse de chĂȘne, clouĂ©e par lui un jour, afin de consolider les montants. Puis, de lĂ -haut, il avait sautĂ© dans le vide. En chemise, les pieds nus, atroce avec sa langue noire et ses yeux sanglants sortis des orbites, il pendait lĂ , grandi affreusement dans sa raideur immobile, la face tournĂ©e vers le tableau, tout prĂšs de la Femme au sexe fleuri dâune rose mystique, comme sâil lui eĂ»t soufflĂ© son Ăąme Ă son dernier rĂąle, et quâil lâeĂ»t regardĂ©e encore, de ses prunelles fixes. Christine, pourtant, restait droite, soulevĂ©e de douleur, dâĂ©pouvante et de colĂšre. Son corps en Ă©tait gonflĂ©, sa gorge ne lĂąchait plus quâun hurlement continu. Elle ouvrit les bras, les tendit vers le tableau, ferma les deux poings. â Oh ! Claude, oh ! Claude⊠Elle tâa repris, elle tâa tuĂ©, tuĂ©, tuĂ©, la gueuse ! Et ses jambes flĂ©chirent, elle tourna et sâabattit sur le carreau. LâexcĂšs de la souffrance avait retirĂ© tout le sang de son cĆur, elle demeura Ă©vanouie par terre, comme morte, pareille Ă une loque blanche, misĂ©rable et finie, Ă©crasĂ©e sous la souverainetĂ© farouche de lâart. Au-dessus dâelle, la Femme rayonnait avec son Ă©clat symbolique dâidole, la peinture triomphait, seule immortelle et debout, jusque dans sa dĂ©mence. Le lundi seulement, aprĂšs les formalitĂ©s et les retards occasionnĂ©s par le suicide, lorsque Sandoz vint le matin, Ă neuf heures, pour le convoi, il ne trouva quâune vingtaine de personnes sur le trottoir de la rue Tourlaque. Dans son gros chagrin, il courait depuis trois jours, forcĂ© de sâoccuper de tout ; dâabord, il avait dĂ» faire transporter Ă lâhĂŽpital de LariboisiĂšre Christine, ramassĂ©e mourante ; ensuite, il sâĂ©tait promenĂ© de la mairie aux pompes funĂšbres et Ă lâĂ©glise, payant partout, cĂ©dant Ă lâusage, plein dâindiffĂ©rence, puisque les prĂȘtres voulaient bien de ce cadavre au cou cerclĂ© de noir. Et, parmi les gens qui attendaient, il nâaperçut encore que des voisins, augmentĂ©s de quelques curieux ; tandis que des tĂȘtes sâallongeaient aux fenĂȘtres, chuchotantes, excitĂ©es par le drame. Sans doute les amis allaient venir. Il nâavait pu Ă©crire Ă la famille, ignorant les adresses ; et il sâeffaça, dĂšs quâil vit arriver deux parents, que les trois lignes sĂšches des journaux avaient tirĂ©s sans doute de lâoubli oĂč Claude lui-mĂȘme les laissait une cousine ĂągĂ©e Ă tournure louche de brocanteuse, un petit cousin, trĂšs riche, dĂ©corĂ©, propriĂ©taire dâun des grands magasins de Paris, bon prince dans son Ă©lĂ©gance, dĂ©sireux de prouver son goĂ»t Ă©clairĂ© des arts. Tout de suite, la cousine monta, fit le tour de lâatelier, flaira cette misĂšre nue, redescendit, la bouche dure, irritĂ©e dâune corvĂ©e inutile. Au contraire, le petit cousin se redressa et marcha le premier derriĂšre le corbillard, menant le deuil avec une correction charmante et fiĂšre. Comme le cortĂšge partait, Bongrand accourut et resta prĂšs de Sandoz, aprĂšs lui avoir serrĂ© la main. Il Ă©tait assombri, il murmura, en jetant un coup dâĆil sur les quinze Ă vingt personnes qui suivaient â Ah ! le pauvre bougre !⊠Comment ! il nây a que nous deux ? Dubuche Ă©tait Ă Cannes avec ses enfants. Jory et Fagerolles sâabstenaient, lâun exĂ©crant la mort, lâautre trop affairĂ©. Seul, Mahoudeau rattrapa le convoi Ă la montĂ©e de la rue Lepic, et il expliqua que GagniĂšre devait avoir manquĂ© le train. Lentement, le corbillard gravissait la pente rude, dont le lacet tourne sur le flanc de la butte Montmartre, Par moments, des rues transversales qui dĂ©valaient, des trouĂ©es brusques, montraient lâimmensitĂ© de Paris, profonde et large ainsi quâune mer. Lorsquâon dĂ©boucha devant lâĂ©glise Saint-Pierre, et quâon transporta le cercueil, lĂ -haut, il domina un instant la grande ville. CâĂ©tait par un ciel gris dâhiver, de grandes vapeurs volaient, emportĂ©es au souffle dâun vent glacial ; et elle semblait agrandie, sans fin dans cette brume, emplissant lâhorizon de sa houle menaçante. Le pauvre mort qui lâavait voulu conquĂ©rir et qui sâen Ă©tait cassĂ© la nuque, passa en face dâelle, clouĂ© sous le couvercle de chĂȘne, retournant Ă la terre, comme un de ces flots de boue quâelle roulait. Ă la sortie de lâĂ©glise, la cousine disparut, Mahoudeau Ă©galement. Le petit cousin avait repris sa place derriĂšre le corps. Sept autres personnes inconnues se dĂ©cidĂšrent, et lâon partit pour le nouveau cimetiĂšre de Saint-Ouen, que le peuple a nommĂ© du nom inquiĂ©tant et lugubre de Cayenne. On Ă©tait dix. â Allons, il nây aura que nous deux, dĂ©cidĂ©ment, rĂ©pĂ©ta Bongrand, en se remettant en marche prĂšs de Sandoz. Maintenant, le convoi, prĂ©cĂ©dĂ© par la voiture de deuil oĂč sâĂ©taient assis le prĂȘtre et lâenfant de chĆur, descendait lâautre versant de la butte, le long de rues tournantes et escarpĂ©es comme des sentiers de montagne. Les chevaux du corbillard glissaient sur le pavĂ© gras, on entendait les sourds cahots des roues. Ă la suite, les dix piĂ©tinaient, se retenaient parmi les flaques, si occupĂ©s de cette descente pĂ©nible, quâils ne causaient pas encore, Mais, au bas de la rue du Ruisseau, lorsquâon tomba Ă la porte de Clignancourt, au milieu de ces vastes espaces, oĂč se dĂ©roulent le boulevard de ronde, le chemin de fer de ceinture, les talus et les fossĂ©s des fortifications, il y eut des soupirs dâaise, on Ă©changea quelques mots, on commença Ă se dĂ©bander. Sandoz et Bongrand, peu Ă peu, se trouvĂšrent Ă la queue, comme pour sâisoler de ces gens quâils nâavaient jamais vus. Au moment oĂč le corbillard passait la barriĂšre, le second se pencha. â Et la petite femme, quâen va-t-on faire ? â Ah ! quelle pitiĂ© ! rĂ©pondit Sandoz. Je suis allĂ© la voir hier Ă lâhĂŽpital. Elle a une fiĂšvre cĂ©rĂ©brale. Lâinterne prĂ©tend quâon la sauvera, mais quâelle en sortira vieillie de dix ans et sans force⊠Vous savez quâelle en Ă©tait venue Ă oublier jusquâĂ son orthographe. Une dĂ©chĂ©ance, un Ă©crasement, une demoiselle ravalĂ©e Ă une bassesse de servante ! Oui, si nous ne prenons pas soin dâelle comme dâune infirme, elle finira laveuse de vaisselle quelque part. â Et pas un sou, naturellement ? â Pas un sou. Je croyais trouver les Ă©tudes quâil avait faites sur nature pour son grand tableau, ces Ă©tudes superbes dont il tirait ensuite un si mauvais parti. Mais jâai fouillĂ© vainement, il donnait tout, des gens le volaient. Non, rien Ă vendre, pas une toile possible, rien que cette toile immense que jâai dĂ©molie et brĂ»lĂ©e moi-mĂȘme, ah ! de grand cĆur, je vous assure, comme on se venge ! Ils se turent un instant, La route large de Saint-Ouen sâen allait toute droite, Ă lâinfini ; et, au milieu de la campagne rase, le petit convoi filait, pitoyable, perdu, le long de cette chaussĂ©e, oĂč coulait un fleuve de boue. Une double clĂŽture de palissades la bordait, de vagues terrains sâĂ©talaient Ă droite et Ă gauche, il nây avait au loin que des cheminĂ©es dâusine et quelques hautes maisons blanches, isolĂ©es, plantĂ©es de biais. On traversa la fĂȘte de Clignancourt des baraques, des cirques, des chevaux de bois aux deux cĂŽtĂ©s de la route, grelottant sous lâabandon de lâhiver, des guinguettes vides, des balançoires verdies, une ferme dâopĂ©ra comique Ă la Ferme de Picardie, dâune tristesse noire, entre ses treillages arrachĂ©s. â Ah ! ses anciennes toiles, reprit Bongrand, les choses qui Ă©taient quai de Bourbon, vous vous souvenez ? Des morceaux extraordinaires ! Hein ? les paysages rapportĂ©s du Midi, et les acadĂ©mies faites chez Boutin, des jambes de fillette, un ventre de femme, oh ! ce ventre⊠Câest le pĂšre Malgras qui doit lâavoir, une Ă©tude magistrale, que pas un de nos jeunes maĂźtres nâest fichu de peindre⊠Oui, oui, le gaillard nâĂ©tait pas une bĂȘte. Un grand peintre, simplement ! â Quand je pense, dit Sandoz, que ces petits fignoleurs de lâĂcole et du journalisme lâont accusĂ© de paresse et dâignorance, en rĂ©pĂ©tant les uns Ă la suite des autres quâil avait toujours refusĂ© dâapprendre son mĂ©tier !⊠Paresseux, mon Dieu ! lui que jâai vu sâĂ©vanouir de fatigue, aprĂšs des sĂ©ances de dix heures, lui qui avait donnĂ© sa vie entiĂšre, qui sâest tuĂ© dans sa folie de travail !⊠Et ignorant, est-ce imbĂ©cile ! Jamais ils ne comprendront que ce quâon apporte, lorsquâon a la gloire dâapporter quelque chose, dĂ©forme ce quâon apprend. Delacroix, aussi, ignorait son mĂ©tier, parce quâil ne pouvait sâenfermer dans la ligne exacte. Ah ! les niais, les bons Ă©lĂšves au sang pauvre, incapables dâune incorrection ! Il fit quelques pas en silence, puis il ajouta â Un travailleur hĂ©roĂŻque, un observateur passionnĂ© dont le crĂąne sâĂ©tait bourrĂ© de science, un tempĂ©rament de grand peintre admirablement doué⊠Et il ne laisse rien. â Absolument rien, pas une toile, dĂ©clara Bongrand. Je ne connais de lui que des Ă©bauches, des croquis, des notes jetĂ©es, tout ce bagage de lâartiste qui ne peut aller au public⊠Oui, câest bien un mort, un mort tout entier que lâon va mettre dans la terre ! Mais ils durent presser le pas, ils sâattardaient en causant ; et, devant eux, aprĂšs avoir roulĂ© entre des commerces de vins mĂȘlĂ©s Ă des entreprises de monuments funĂšbres, le corbillard tournait Ă droite, dans le bout dâavenue qui conduisait au cimetiĂšre. Ils le rejoignirent, ils franchirent la porte avec le petit cortĂšge. Le prĂȘtre en surplis, lâenfant de chĆur armĂ© du bĂ©nitier, tous les deux descendus de la voiture de deuil, marchaient en avant. CâĂ©tait un grand cimetiĂšre plat, jeune encore, tirĂ© au cordeau dans ce terrain vide de banlieue, coupĂ© en damier par de larges allĂ©es symĂ©triques. De rares tombeaux bordaient les voies principales, toutes les sĂ©pultures, dĂ©bordantes dĂ©jĂ , sâĂ©tendaient au ras du sol, dans lâinstallation bĂąclĂ©e et provisoire des concessions de cinq ans, les seules que lâon accordĂąt ; et lâhĂ©sitation des familles Ă faire des frais sĂ©rieux, les pierres qui sâenfonçaient faute de fondations, les arbres verts qui nâavaient pas le temps de pousser, tout ce deuil passager et de pacotille se sentait, donnait au vaste champ une pauvretĂ©, une nuditĂ© froide et propre, dâune mĂ©lancolie de caserne et dâhĂŽpital. Pas un coin de balade romantique, pas un dĂ©tour feuillu, frissonnant de mystĂšre, pas une grande tombe parlant dâorgueil et dâĂ©ternitĂ©. On Ă©tait dans le cimetiĂšre nouveau, alignĂ©, numĂ©rotĂ©, le cimetiĂšre des capitales dĂ©mocratiques, oĂč les morts semblent dormir au fond de cartons administratifs, le flot de chaque matin dĂ©logeant et remplaçant le flot de la veille, tous dĂ©filant Ă la queue comme dans une fĂȘte, sous les yeux de la police, pour Ă©viter les encombrements. â Fichtre ! murmura Bongrand, ce nâest pas gai, ici. â Pourquoi ? dit Sandoz, câest commode, on a de lâair⊠Et, mĂȘme sans soleil, voyez donc comme câest joli de couleur. En effet, sous le ciel gris de cette matinĂ©e de novembre, dans le frisson pĂ©nĂ©trant de la bise, les tombes basses, chargĂ©es de guirlandes et de couronnes de perles, prenaient des tons trĂšs fins, dâune dĂ©licatesse charmante. Il y en avait de toutes blanches, il y en avait de toutes noires, selon les perles ; et cette opposition luisait doucement, au milieu de la verdure pĂąlie des arbres nains. Sur ces loyers de cinq ans, les familles Ă©puisaient leur culte câĂ©tait un entassement, un Ă©panouissement que le rĂ©cent jour des Morts venait dâĂ©taler dans son neuf. Seules, les fleurs naturelles, entre leurs collerettes de papier, sâĂ©taient fanĂ©es dĂ©jĂ . Quelques couronnes dâimmortelles jaunes Ă©clataient comme de lâor fraĂźchement ciselĂ©. Mais il nây avait que les perles, un ruissellement de perles cachant les inscriptions, recouvrant les pierres et les entourages, des perles en cĆurs, en festons, en mĂ©daillons, des perles qui encadraient des sujets sous verre, des pensĂ©es, des mains enlacĂ©es, des nĆuds de satin, jusquâĂ des photographies de femme, de jaunes photographies de faubourg, de pauvres visages laids et touchants, avec leur sourire gauche. Et, comme le corbillard suivait lâavenue du Rond-Point, Sandoz, ramenĂ© Ă Claude par son observation de peintre, se remit Ă causer. â Un cimetiĂšre quâil aurait compris, avec son enragement de modernité⊠Sans doute, il souffrait dans sa chair, ravagĂ© par cette lĂ©sion trop forte du gĂ©nie, trois grammes en moins ou trois grammes en plus, comme il le disait, lorsquâil accusait ses parents de lâavoir si drĂŽlement bĂąti. Mais son mal nâĂ©tait pas en lui seulement, il a Ă©tĂ© la victime dâune Ă©poque⊠Oui, notre gĂ©nĂ©ration a trempĂ© jusquâau ventre dans le romantisme, et nous en sommes restĂ©s imprĂ©gnĂ©s quand mĂȘme, et nous avons eu beau nous dĂ©barbouiller, prendre des bains de rĂ©alitĂ© violente, la tache sâentĂȘte, toutes les lessives du monde nâen ĂŽteront pas lâodeur. Bongrand souriait. â Oh ! moi, jâen ai eu par-dessus la tĂȘte. Mon art en a Ă©tĂ© nourri, je suis mĂȘme impĂ©nitent. Sâil est vrai que ma paralysie derniĂšre vienne de lĂ , quâimporte ! Je ne puis renier la religion de toute ma vie dâartiste⊠Mais votre remarque est trĂšs juste vous en ĂȘtes, vous autres, les fils rĂ©voltĂ©s. Ainsi, lui, avec sa grande Femme nue au milieu des quais, ce symbole extravagant⊠â Ah ! cette Femme, interrompit Sandoz, câest elle qui lâa Ă©tranglĂ©. Si vous saviez comme il y tenait ! Jamais il ne mâa Ă©tĂ© possible de la chasser de lui⊠Alors, comment voulez-vous quâon ait la vue claire, le cerveau Ă©quilibrĂ© et solide, quand de pareilles fantasmagories repoussent dans le crĂąne ?⊠MĂȘme aprĂšs la vĂŽtre, notre gĂ©nĂ©ration est trop encrassĂ©e de lyrisme pour laisser des Ćuvres saines. Il faudra une gĂ©nĂ©ration, deux gĂ©nĂ©rations peut-ĂȘtre, avant quâon peigne et quâon Ă©crive logiquement, dans la haute et pure simplicitĂ© du vrai⊠Seule, la vĂ©ritĂ©, la nature, est la base possible, la police nĂ©cessaire, en dehors de laquelle la folie commence ; et quâon ne craigne pas dâaplatir lâĆuvre, le tempĂ©rament est lĂ , qui emportera toujours le crĂ©ateur. Est-ce que quelquâun songe Ă nier la personnalitĂ©, le coup de pouce involontaire qui dĂ©forme et qui fait notre pauvre crĂ©ation Ă nous ! Mais il tourna la tĂȘte, il ajouta brusquement â Tiens ! quâest-ce qui brĂ»le ?⊠Ils allument donc des feux de joie, ici ? Le convoi venait de tourner, en arrivant au Rond-Point, oĂč Ă©tait lâossuaire, le caveau commun, peu Ă peu empli de tous les dĂ©bris enlevĂ©s des fosses, et dont la pierre, au centre dâune pelouse ronde, disparaissait sous un amoncellement de couronnes, dĂ©posĂ©es lĂ au hasard par la piĂ©tĂ© des parents qui nâavaient plus leurs morts Ă eux. Et, comme le corbillard roulait doucement Ă gauche, dans lâavenue transversale numĂ©ro 2, un crĂ©pitement sâĂ©tait fait entendre, une grosse fumĂ©e avait grandi, au-dessus des petits platanes bordant le trottoir. On approchait avec lenteur, on apercevait de loin un gros tas de choses terreuses qui sâallumaient. Puis, on finit par comprendre. Cela se trouvait au bord dâun vaste carrĂ©, quâon avait fouillĂ© profondĂ©ment de larges sillons parallĂšles, pour en arracher les biĂšres, afin de rendre le sol Ă dâautres corps, de mĂȘme que le paysan retourne un chaume avant de lâensemencer de nouveau. Les longues fosses vides bĂąillaient, les buttes de terre grasse se purgeaient sous le ciel ; et, dans ce coin du champ, ce quâon brĂ»lait ainsi, câĂ©taient les planches pourries des biĂšres, un bĂ»cher Ă©norme de planches fendues, brisĂ©es, mangĂ©es par la terre, tombĂ©es en un terreau rougeĂątre. Elles refusaient de flamber, humides de boue humaine, Ă©clatant en sourdes dĂ©tonations, fumant seulement avec une intensitĂ© croissante, de grandes fumĂ©es qui montaient dans le ciel blafard, et que la bise de novembre rabattait, dĂ©chirait en laniĂšres rousses, volantes, au travers des tombes basses de toute une moitiĂ© du cimetiĂšre. Sandoz et Bongrand avaient regardĂ©, sans une parole. Puis, quand ils eurent dĂ©passĂ© le feu, le premier reprit â Non, il nâa pas Ă©tĂ© lâhomme de la formule quâil apportait. Je veux dire quâil nâa pas eu le gĂ©nie assez net pour la planter debout et lâimposer dans une Ćuvre dĂ©finitive⊠Et voyez, autour de lui, aprĂšs lui, comme les efforts sâĂ©parpillent ! Ils en restent tous aux Ă©bauches, aux impressions hĂątives, pas un ne semble avoir la force dâĂȘtre le maĂźtre attendu. Nâest-ce pas irritant, cette notation nouvelle de la lumiĂšre, cette passion du vrai poussĂ©e jusquâĂ lâanalyse scientifique, cette Ă©volution commencĂ©e si originalement, et qui sâattarde, et qui tombe aux mains des habiles, et qui nâaboutit point, parce que lâhomme nĂ©cessaire nâest pas nĂ© ?⊠Bah ! lâhomme naĂźtra, rien ne se perd, il faut bien que la lumiĂšre soit. â Qui sait ? pas toujours ! dit Bongrand. La vie avorte, elle aussi⊠Vous savez, je vous Ă©coute, mais je suis un dĂ©sespĂ©rĂ©, moi. Je crĂšve de tristesse, et je sens tout qui crĂšve⊠Ah ! oui, lâair de lâĂ©poque est mauvais, cette fin de siĂšcle encombrĂ©e de dĂ©molitions, aux monuments Ă©ventrĂ©s, aux terrains retournĂ©s cent fois, qui tous exhalent une puanteur de mort ! Est-ce quâon peut se bien porter, lĂ dedans ? Les nerfs se dĂ©traquent, la grande nĂ©vrose sâen mĂȘle, lâart se trouble câest la bousculade, lâanarchie, la folie de la personnalitĂ© aux abois⊠Jamais on ne sâest tant querellĂ© et jamais on nây a vu moins clair que depuis le jour oĂč lâon prĂ©tend tout savoir. Sandoz, devenu pĂąle, regardait au loin les grandes fumĂ©es rousses rouler dans le vent. â CâĂ©tait fatal, songea-t-il Ă demi-voix, cet excĂšs dâactivitĂ© et dâorgueil dans le savoir devait nous rejeter au doute ; ce siĂšcle, qui a fait dĂ©jĂ tant de clartĂ©, devait sâachever sous la menace dâun nouveau flot de tĂ©nĂšbres⊠Oui, notre malaise vient de lĂ . On a trop promis, on a trop espĂ©rĂ©, on a attendu la conquĂȘte et lâexplication de tout ; et lâimpatience gronde. Comment ! on ne marche pas plus vite ? la science ne nous a pas encore donnĂ©, en cent ans, la certitude absolue, le bonheur parfait ? Alors, Ă quoi bon continuer, puisquâon ne saura jamais tout et que notre pain restera aussi amer ? Câest une faillite du siĂšcle, le pessimisme tord les entrailles, le mysticisme embrume les cervelles ; car nous avons eu beau chasser les fantĂŽmes sous les grands coups de lumiĂšre de lâanalyse, le surnaturel a repris les hostilitĂ©s, lâesprit des lĂ©gendes se rĂ©volte et veut nous reconquĂ©rir, dans cette halte de fatigue et dâangoisse⊠Ah ! certes ! je nâaffirme rien, je suis moi-mĂȘme dĂ©chirĂ©. Seulement, il me semble que cette convulsion derniĂšre du vieil effarement religieux Ă©tait Ă prĂ©voir. Nous ne sommes pas une fin, mais une transition, un commencement dâautre chose⊠Cela me calme, cela me fait du bien, de croire que nous marchons Ă la raison et Ă la soliditĂ© de la science⊠Sa voix sâĂ©tait altĂ©rĂ©e dâune Ă©motion profonde, et il ajouta â Ă moins que la folie ne nous fasse culbuter dans le noir, et que nous ne partions tous, Ă©tranglĂ©s par lâidĂ©al, comme le vieux camarade qui dort lĂ , entre ses quatre planches. Le corbillard quittait lâavenue transversale numĂ©ro 2, pour tourner Ă droite dans lâavenue latĂ©rale numĂ©ro 3 ; et, sans parler, le peintre montra du regard Ă lâĂ©crivain un carrĂ© de sĂ©pultures que longeait le cortĂšge. Il y a lĂ un cimetiĂšre dâenfants, rien que des tombes dâenfants, Ă lâinfini, rangĂ©es avec ordre, rĂ©guliĂšrement sĂ©parĂ©es par des sentiers Ă©troits, pareilles Ă une ville enfantine de la mort. CâĂ©taient de toutes petites croix blanches, de tout petits entourages blancs, qui disparaissaient presque sous une floraison de couronnes blanches et bleues, au ras du sol ; et le champ paisible, dâun ton si doux, dâun bleuissement de lait, semblait sâĂȘtre fleuri de cette enfance couchĂ©e dans la terre. Les croix disaient les Ăąges deux ans, seize mois, cinq mois. Une pauvre croix, sans entourage, qui dĂ©bordait et se trouvait plantĂ©e de biais dans une allĂ©e, portait simplement EugĂ©nie, trois jours. NâĂȘtre pas encore et dormir dĂ©jĂ lĂ , Ă part, comme les enfants que les familles, aux soirs de fĂȘte, font dĂźner Ă la petite table ! Mais, enfin, le corbillard sâĂ©tait arrĂȘtĂ©, au milieu de lâavenue. Lorsque Sandoz aperçut la fosse prĂȘte, Ă lâangle du carrĂ© voisin, en face du cimetiĂšre des tout petits, il murmura tendrement â Ah ! mon vieux Claude, grand cĆur dâenfant, tu seras bien Ă cĂŽtĂ© dâeux. Les croque-morts descendaient le cercueil. Maussade, sous la bise, le prĂȘtre attendait ; et des fossoyeurs Ă©taient lĂ , avec des pelles. Trois voisins avaient lĂąchĂ© en route, les dix nâĂ©taient plus que sept. Le petit cousin, qui tenait son chapeau Ă la main depuis lâĂ©glise, malgrĂ© le temps affreux, se rapprocha. Tous les autres se dĂ©couvrirent, et les priĂšres allaient commencer, lorsquâun coup de sifflet dĂ©chirant fit lever les tĂȘtes. CâĂ©tait, dans ce bout vide encore, Ă lâextrĂ©mitĂ© de lâavenue latĂ©rale numĂ©ro 3, un train qui passait sur le haut talus du chemin de fer de ceinture, dont la voie dominait le cimetiĂšre. La pente gazonnĂ©e montait, et des lignes gĂ©omĂ©triques se dĂ©tachaient en noir sur le gris du ciel, les poteaux tĂ©lĂ©graphiques reliĂ©s par les minces fils, une guĂ©rite de surveillant, la plaque dâun signal, la seule tache rouge et vibrante. Quand le train roula, avec son fracas de tonnerre, on distingua nettement, comme sur un transparent dâombres chinoises, les dĂ©coupures des wagons, jusquâaux gens assis dans les trous clairs des fenĂȘtres. Et la ligne redevint nette, un simple trait Ă lâencre coupant lâhorizon ; tandis que, sans relĂąche, au loin, dâautres coups de sifflet appelaient, se lamentaient, aigus de colĂšre, rauques de souffrance, Ă©tranglĂ©s de dĂ©tresse. Puis, une corne dâappel rĂ©sonna, lugubre. â Revertitur in terram suam unde eratâŠ, rĂ©citait le prĂȘtre, qui avait ouvert un livre et qui se hĂątait. Mais on ne lâentendait plus, une grosse locomotive Ă©tait arrivĂ©e en soufflant, et elle manĆuvrait juste au-dessus de la cĂ©rĂ©monie. Celle-lĂ avait une voix Ă©norme et grasse, un sifflet guttural, dâune mĂ©lancolie gĂ©ante. Elle allait, venait, haletait, avec son profil de monstre lourd. Brusquement, elle lĂącha sa vapeur, dans une haleine furieuse de tempĂȘte. â Requiescat in pace, disait le prĂȘtre. â Amen, rĂ©pondait lâenfant de chĆur. Et tout fut emportĂ©, au milieu de cette dĂ©tonation cinglante et assourdissante, qui se prolongeait avec une violence continue de fusillade. Bongrand, exaspĂ©rĂ©, se tournait vers la locomotive. Elle se tut, ce fut un soulagement. Des larmes Ă©taient montĂ©es aux yeux de Sandoz, Ă©mu dĂ©jĂ des choses sorties involontairement de ses lĂšvres, derriĂšre le corps de son vieux camarade, comme sâils avaient eu ensemble une de leurs causeries grisantes dâautrefois ; et, maintenant, il lui semblait quâon allait mettre en terre sa jeunesse câĂ©tait une part de lui-mĂȘme, la meilleure, celle des illusions et des enthousiasmes, que les fossoyeurs enlevaient, pour la faire glisser au fond du trou. Mais, Ă cette minute terrible, un accident vint encore augmenter son chagrin. Il avait tellement plu, les jours prĂ©cĂ©dents, et la terre Ă©tait si molle quâun brusque Ă©boulement se produisit. Un des fossoyeurs dut sauter dans la fosse, pour la vider Ă la pelle, dâun jet lent et rythmique. Cela nâen finissait pas, sâĂ©ternisant au milieu de lâimpatience du prĂȘtre et de lâintĂ©rĂȘt des quatre voisins, qui avaient suivi jusquâau bout, sans quâon sĂ»t pourquoi. Et, lĂ -haut, sur le talus, la locomotive avait repris ses manĆuvres, reculait en hurlant, Ă chaque tour de roue, le foyer ouvert, incendiant le jour morne dâune pluie de braise. Enfin, la fosse fut vidĂ©e, on descendit le cercueil, on se passa le goupillon. CâĂ©tait fini. Debout, de son air correct et charmant, le petit cousin fit les honneurs, serra les mains de tous ces gens quâil nâavait jamais vus, en mĂ©moire de ce parent dont il ne se rappelait pas le nom la veille. â Mais il est trĂšs bien, ce calicot, dit Bongrand, qui ravalait ses larmes. Sandoz, sanglotant, rĂ©pondit â TrĂšs bien. Tous sâen allaient, les surplis du prĂȘtre et de lâenfant de chĆur disparaissaient entre les arbres verts, les voisins dĂ©bandĂ©s flĂąnaient, lisaient les inscriptions. Et Sandoz, se dĂ©cidant Ă quitter la fosse Ă demi comblĂ©e, reprit â Nous seuls lâaurons connu... Plus rien, pas mĂȘme un nom ! â Il est bien heureux, dit Bongrand, il nâa pas de tableau en train, dans la terre oĂč il dort⊠Autant partir que de sâacharner comme nous Ă faire des enfants infirmes, auxquels il manque toujours des morceaux, les jambes ou la tĂȘte, et qui ne vivent pas. â Oui, il faut vraiment manquer de fiertĂ©, se rĂ©signer Ă lâĂ peu prĂšs et tricher avec la vie⊠Moi qui pousse mes bouquins jusquâau bout, je me mĂ©prise de les sentir incomplets et mensongers, malgrĂ© mon effort. La face pĂąle, ils sâen allaient lentement, cĂŽte Ă cĂŽte, au bord des blanches tombes dâenfants, le romancier alors dans toute la force de son labeur et de sa renommĂ©e, le peintre dĂ©clinant et couvert de gloire. â Au moins, en voilĂ un qui a Ă©tĂ© logique et brave, continua Sandoz. Il a avouĂ© son impuissance et il sâest tuĂ©. â Câest vrai, dit Bongrand. Si nous ne tenions pas si fort Ă nos peaux, nous ferions tous comme lui⊠Nâest-ce pas ? â Ma foi, oui. Puisque nous ne pouvons rien crĂ©er, puisque nous ne sommes que des reproducteurs dĂ©biles, autant vaudrait-il nous casser la tĂȘte tout de suite. Ils se retrouvaient devant le tas allumĂ© des vieilles biĂšres pourries. Maintenant, elles Ă©taient en plein feu, suantes et craquantes ; mais on ne voyait toujours pas les flammes, la fumĂ©e seule avait augmentĂ©, une fumĂ©e Ăącre, Ă©paisse, que le vent poussait en gros tourbillons, et qui couvrait le cimetiĂšre entier dâune nuĂ©e de deuil. â Fichtre ! onze heures ! dit Bongrand en tirant sa montre. Il faut que je rentre. Sandoz eut une exclamation de surprise. â Comment ! dĂ©jĂ onze heures ! Il promena sur les sĂ©pultures basses, sur le vaste champ fleuri de perles, si rĂ©gulier et si froid, un long regard de dĂ©sespoir, encore aveuglĂ© de larmes. Puis, il ajouta â Allons travailler.
Elleest dite en arabe, mais nous sommes heureux de pouvoir entrer dans le CarĂȘme «officiellement». A la sortie de la messe, le PĂšre Gabriel , un prĂȘtre argentin en mission ici, sâoccupe de nous aider Ă trouver de lâeau dans le bĂątiment et nous montre oĂč nous garer dans lâimmense cour devant lâĂ©glise.
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En mĂȘme temps, ils se trouvaient au beau milieu de la route...Tout a coup, une grosse masse arriva, les deux nains la regardĂ©rent, sans bouger pour autant, elle s'approchait de plus en plus, les nains Ă©taient de plus en plus captivĂ©s dans leurs convertation de nain, elle Ă©tait juste Ă cotĂ© d'eux, quand tout a coup, elle s'assit et des petites Ă©toiles arrivĂ©rent prĂ©s des nains..." 'jour Armstrong, sa f'sait longtemp."L'humain lui repondit quelque chose, mais le nain s'en fichait Ă©perdument car il Ă©tait trop captivĂ© dans la conversation qu' il entretenait avec Rwodka... L'humain tenta Ă quelques reprise de s'introduire dans la convertation sans trop y arriver... L'humain alla alors se faire de petits Ă©chauffement avant de partir..."C'est quoi ce truc lĂ bas?"Dit le nain en montrant du doigt une colossale silouhette"C'est Ă©norme..."Les nains et l'humain commencĂ©rent Ă avoir peur, la silouhette qui semblait faire 5 metre de haut, s'approchait de plus en plus, elle Ă©tait Ă quelques metres d'eux, les nains saisir leur armes, l'humain, lui, continuait de s'entrainer, il n'avait probablement pas vu cette silouhette... Ils se prĂ©parĂ©rent Ă charger."Ca va pas etre facile, a mon avis..."Le nain avait peur il est que lvl 1. Ils commencĂ©rent Ă courir en direction de cet chose, sans savoir ce que c'Ă©tait, sans savoir s'il y arriveraient, sans avoir de plan, mais en prenant une derniere biere ensemble... Et ils Ă©dition par le Jeu 24 Mai 2007 - 2128, Ă©ditĂ© 1 fois Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Jeu 24 Mai 2007 - 2103 Burz n'avais pas beaucoup dormis cette nuit , sa maladie le rongeait et il avait du bĂątir une Ă©table pour son cher sanglier gĂ©ant , par ailleur nommĂ© Nogrash l'Ă©ventreur . Il avait commencer Ă l'apprivoiser ,et le sanglier semblait porter de l'affection Ă burz , ils Ă©taient tout les deux fort , et la bĂȘte semblait surtout respecter le demi-orc pour sa cher peau verte montait sa monture sans autres attirail superficiel que sa voix .Il avait rendez vous Ă 5h du matin sur la place avec ses amis et son frĂšre pour essayer de trouver un remĂšde Ă son Ă©trange descendit tranquillement la colline ou se situait son cabanon , le ton bleutĂ© de l'aube renforcait l'idĂ©e de sĂ©rĂ©nitĂ© qui reignait en fois arriver aux portes de la ville , il se dĂ©brouilla pour passer dans les plus grandes rues pour ne pas causer trop de arriva finalement Ă la place voulut , ou il vit les deux nains debout , haches levĂ©es , et leurs yeux fixant se ruĂšrent alors sur lui haches semi-orc Ă©clata d'un rire sonore qui rĂ©sonna dans toute la ville , sauta de son sanglier et atterit lourdement au sol , et dit"Vous avoir peur Nogrash ?"Les nains s'arreterent , perplexe , puis rigolĂšrent , soulagĂ©s de voir que ce n'Ă©tait que leur ami et frĂšre burz!"Tout le monde ĂȘtre prĂȘt Ă partir?" Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Jeu 24 Mai 2007 - 2125 Rwodka et Barak aprĂ©s avoir bien rit,aprĂ©s la peur que leur avait inspirĂ©s Nogrash prirent leur paquetage, Barak monta sur Barbak,quant a lui rwodka montat sur Rwisky,il apella Rmirnoff qui se posat en delicatessse sur son Ă©paul .Barak avait une corde a son bras ou se tenait derriere lui un boeuf qui allait servir a tirer la charrette qui se trouvait un peu plus loin,garder sagement par ils arrivairent la ou se tenait la charette,ou se trouvait la nourriture,l'acool,le tabac et les drogue et quelques autres affaires,il attelairent alors le boeuf a la avait entrainer Ronizuka assez pour qu'il puissent guider le boeuf en galopant devant lui,c'Ă©tait sa premiere sortit,a Rmirnoff aussi d' commencairent tous a avançaient dans les plaines enneigĂ© des contrĂ© de comme cela que commença l' fumait sa pipe,un subtil melange d'opium et de tabac il l'a fit tourner a Barak qui lui,lui fit touner sa quand a lui semblait moin vert qu'avant,on voyait sur son visage qu'il n'avait pas la grande forme,il falait se depecher de trouver ce remede,dont burz ne nous avait toujours pas dit de quoi il s' trouvait que le voyage ne commençait pas trĂ©s gaiment,il se mit alors a frodonner une chanson trĂ© connus,une chanson traditionelle l'histoir d'un nain cappable,de courir vite et de voyager loin...Barak chanta a son tour avec Rwodka dont la fumer resortait doucement par les narines comme des navir naviguant sur les sommes les nains sous la montagne *bam bam*On creuse le jour,on boit la nuit *bam bam*Et on aime pas ceux de la surface InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Jeu 24 Mai 2007 - 2138 AprĂ©s avoir bien chantĂ©, Barak mit la main dans sa poche, en sortit sa boussole, fouilla dans son sac, sortit sa carte et demanda"Au fait, on va ou? Parce que la si mes calcul sont juste... On est sur une route..."Le nain parraissait perdu... En fait, ils Ă©taient perdu... Barak avait achetĂ© cette carte et cette boussole sans savoir comment elles marchaient..."Y a pas un de vous qui sache comment on s'en sert?"Il se tourna vers Burz, il regarda surtout son regard vide et dĂ©nuĂ© de toute forme d'intelligence... Il se tourna alors vers Rwodka, voyant que celui ci Ă©tait completement sous l'ffet de sa pipe... il rangea tout dans son sac et il deçida donc de suivre la route..."On arrivera bien a une ville en longeant cette route non?" Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Jeu 24 Mai 2007 - 2154 Rwodka commençait a voir floue,les effets de sa pipe prenait effet,il voyait Barak un peu perdu en regardan un bout de papier et un truc rond,mais pourquoi les regardaient-il ainsi etaitil mal coup il entendit un bruit aigue,il se retourna et vie une chose noir volait derriere et aussi au-dessus et en-dessous,il sortit un mouchoir se frotat les yeux et le nez... mais malheureusement...il s'Ă©tait tromper de poche et c'etait le mouchoir remplie d'ether qu'il reniflait,il eut comme un etourdissment et la il se mit a crier a Burz et faut qu'on se depeche,ont et au pays des chauves-souris,elle nous suivent,Il disat cela en sortant sa hache droite de son etuit pour la prendir en l'air et tape dans le vide comme un fou cherchant a fair des signes pour un orchestre invisible,il ne savait plus ou ils allaient,mais ils y allaient,d'ailleur il n'eut pas souvenir que l'on lui et dit ou ils essaya de parler,toujours en brandissant sa hache,puis ils se rendit compte qu'il n'arriver plus a parler et que ces amis le regardĂ© se tut et essaya de ne rien dire et de ne rien fair,out en sachant que les chauves-sourirs etaient non loin et qu'elle le plusieur heures de marches,nos amis arrivairent prĂ©s d'un petit village. Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Jeu 24 Mai 2007 - 2220 Burz leva la tĂȘte , et vit le soleil approcher du zĂ©nith , il n'Ă©tait peut-ĂȘtre pas trĂšs intelligent , mais il savait que lorsque cet astre lumineux Ă©tait au milieu du ciel c'Ă©tait l'heure de manger , et manifestement Nogrash arrivĂšrent alors dans une petite bourgade non loin de chaumiĂšres Ă©parses laissaient Ă©chappĂ©es des voluptes de fumĂ©e de leur plupart des familles devait sĂ»rmement ĂȘtre en train de ne voulait pas effrayer les gens , aussi descendat-il de son sanglier et entreprit de le faire suivre derriĂšre avança d'un pas incertain Ă travers les villages , les volets se fermaient Ă leurs enfants en retard chez eux entreprirent de filer en hĂąte , laissant leur jouets en travers de la fois n'Ă©tait pas coutume de voir un orc accompagner d'un sanglier gĂ©ant non attacher , avec deux nains Ă ses cĂŽtĂ©s et un boeuf tirant une charette remplit de vivre et d'herbes Ă premiĂšre vu petit groupe marcha jusqu'Ă l'Ă©glise de fortune , taillĂ©e en piĂšre grossiĂšre et de petite s'arrĂšterent ici , et burz dit"Maintenant nous manger , moi avoir trop faim."Les deux nains appouvĂšrent un sourir aux lĂšvres et sortirent de la charette quelques morceaux de viandes saignante pour le semi-orc et des bouts de lard sĂ©chĂ© , nourriture favorite des que serait un repas sans boisson?Ils sortirent alors 3 chopes en fer et dĂ©voilĂšrent le tonneau , attachĂ© sous la remplit alors les 3 chopes , toujours sa pipe Ă la bouche , et retourna s'asseoir auprĂšs des autres en distribuant sa part de boisson Ă frĂšre de notre cher peau verte Ă©taigna pour une des rare fois sa pipe et mordut avec empressement son bout de ciel dĂ©gagĂ© et le chant des oiseaux donnait presque un air enchanteur Ă ce petit village aux sentiers de terre vĂ©gĂ©tation Ă©tait prĂ©dominante et archaĂŻque , tout cela rassemblait transmettait un sentiment de paix compagnon mangeait goulument , burz garda juste sa derniĂšre et plus grosse part , et Ă©mit un grognement trĂšs accouru vers le semi-orc et lui arracha le bout de viande des mains , l'Ă©corchant de ses dĂ©fenses demi-orc se leva , et reprit le bout de viande Ă son familier tout en lui mettant une grosse claque sur la sanglier ne broncha pas , surtout quand burz lui remit Ă nouveau son bout de viande en lui caressant la ce il regarda ses comapgnons encore sur leur nourriture et dit"Vous bientĂŽt avoir fini manger?Nous devoir continuer voyage, nous suivre route jusqu'Ă grosse ville pour voir grand magicien et soigner dire sa Ă moi."Les deux nains hochĂšrent la tĂȘte , rwodka remplit et alluma une nouvelle pipe , sauta sur sa monture et clama "C'est partit ! " Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Jeu 24 Mai 2007 - 2319 AprĂ©s un si bon repas et aprĂ©s avoir rallumĂ© sa pipe,qui cette fois ne contenait plsu que du tabac normal,la craintes des chauves-souris lui avait suffit cette aprĂ©s-midi,ils avait permis a Rwisky d'aller chasser non loin avec Ronizuka pendant que Rmirnoff mangait une souris atraper peu de temp aprĂ©s leur arriver,barak avait eu le temp de donner lui aussi a mangait a barbak,Ils se remirent en route pour leur long nuit Ă©tait tomber,il faisait aussi obscure que dans les cavernes des goblins,on pouvait voir en tete un lueur rouge aparraitre a temp regulier on pouvais deviner que Rwodka Ă©tait en tete avec Rwisky car celui-ci pouvai voir dans la nuit,la charette etait derriere lui,on pouvait entendre les roues grinçait sur le sol puis derriere on entendait d grognement,on en concluait que c'Ă©tait le sanglier ,et sur le cotĂ© avec un leger bruit de glougloutement on devinet Barak qui savourait une biere pour se tenir avoir marcher quelque nouvelle heures,Burz demanda a s'arreter non pas a cause de sa fatigue mais a celle de son sanglier et celle des autres d'ailleur car ils ralentisser de plus en fit un feu,qui eclairer beaucoup plus les environs que la lueur de sa lui redonna un peu a mangĂ© a son blier quand a burz,il avait grignoter un petit peu puis Ă©tait endormis la tete sur son sanglier,il Ă©tait vraiment affaiblie par la avait entreprit de fair des tours de gardes avec ces familiers,il prenait le premier tours de garde puis cela tournait a chaque tour d'une aiguille dans un cadran rond,les humain apelait sa une montre les nain apellaient sa le tour d' fit 2 tour de garde jusqu'aux petit matin,il n'y avait eu aucun desagrement,a part une fois ou Barak c'etait lever d'un coup avait prie une grogéé de biere et etait aller arroser la neige 100metre plus loin.en bref y par pisser quoi ^^.Rwodka fut reveiller par Rwisky qui lui lecher le bout du nez,Rmirnoff Ă©tait aller chercher son petit dej quand a Ronizuka il avait du alait a la chasse avec Rwidky avant le reveille de nos compagnons car il y avait 3 lapins et 1 lievre prĂ©s du feu qui n'attendait qu'a etre se levat dans un grognement puis marcha pour aller reveiller les Barak leve toi,il et l'heure, dit-il en lui tapant le bout de pied-Ouai c'est bon je me leve,dit-il en ouvrant sa biere du matinPuis Rwodka approcha de Burz,mais la d'un coup le sanglier se leva et grogna sur Rwodka,Burz se leva d'un coup et donna un baffe a Nogrash et lui cria dessus comme quoi il ne falait pas nous fair de mal enfin d'aprĂ©s se que Barak et Rwodka avait pu comprendre,puis d'un coup Burz tomba comme une masse ,Rwodka s'empressa d'aller dans la charette pris quelque fiole d'herbe et de liquide plus Ă©trange les un que les autres et fit inguriter a Burz se mĂ©lange qui retrouva peu a peu de ces couleur,Quand a Barak il faisait le 1er petit dej de la journĂ©,l'un de splus important aprĂ©s le 3 petit dej,le dejeuner,le gouter et le souper sans compter les quelques grignotage de si de frere de m'aider autant toi gentil avec moi ,moi beaucoup t'aprecier,dit-il en donnant une claque dans le dos de son frere a grande barbe,Merci a toi aussi couzin je t'aim bien toi aussi ,dit il en faisant de meme que pour Rwodka. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 046 Le nain, aprĂ©s un reveil quelque peu... Brutal, le nain finit sa biĂ©re matinal avant de se lever. Ils devaient se dĂ©pĂ©cher car l'Ă©tat de burz empirait et la ville se trouvait loin... Il regarda de nouveau sa carte avant de dire"Si mes calculs sont juste, en suivant cette route, on devrait traverser un desert... Ou une montagne..."Le nain tournait la carte dans tout les sens..."En tout cas, on continura sur une route... Ou un chemin... Mais a cette intersection... Droite ou gauche?"Le nain semblait de plus en plus perplexe, la vie de son cousin Ă©tait en jeu... Il culpabilisait sans cesse, s'il faisait une erreur, son cousin pourrait perdre la vie... Il ne devait pas se tromper, la moindre erreur pourrait lui etre fatal... Il monta sur son bĂ©lier, fit signe a ses compagnons de se lever. Il fallait partir, le temp Ă©tait comptĂ©... Rwodka monta sur son loup, Burz monta avec peine sur son sanglier, il n'avait pas dut dormir depuis des jours, sa maladie le rongeait... Et continurait de le ronger s'ils ne faisaient rien...."On doit faire route vers l'est, en coupant par le desert, on pourrait gagner quelques jours..."Le nain Ă©tait toujour perplexe, et s'il s'Ă©tait trompĂ©? si ce n'Ă©tait pas la bonne route? et si c'Ă©tait la bonne route, arriveront ils a temp pour sauver Burz?hrp sais pas si sa gĂ©ne l est... j ai mis sa au hasard Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 1850 Nos amis arrivĂšrent alors Ă la lisiĂšre du dĂ©sert , qui Ă©tait nommer L'ergoth...Des collines Ă pertes de vue sous des tonnes de neiges , sans aucun abris ni semi-orc ne s'arrĂȘta pas pour autant , et contrairement aux dire de ses compagnons , il n'Ă©tait pas malade , mais des voix tournoyait autour de lui en lui insufflant la haine de tuer tout ce qu'il resistait mais cela l'Ă©puisait , il ne tiendrait plus trĂšs longtemps s'engagĂšrent dans l'Ergoth avec tout leur animaux , il y avait peu ed chance de rencontrer Ăąme vivante en ces lieux , du moins c'est ce que tout le monde pensait , du fait que personne n'en Ă©tait revenu...Cela faisait plusieurs heures qu'ils avancer Ă travers ce paysage monotone , quand le semi-orc chuta du sanglier pour s'Ă©taler sur le se releva avec difficulter , empoigna sa massue et se dirigea vers les membres de son groupes"Tuer..."Il brandit sa masse et se rua sur ses amies une lueur meurtriĂšre et non habituelle dans les yeux... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Ven 25 Mai 2007 - 2013 Rwodka vit Burz tomber dans la neige,puis se relever brsquement avant de prendre sa masse,puis il se mit a courir vers Barak et lui,Rwodka stopa net ces familiers qui commencer a montrĂ© les cros et serrer les griffes,il demanda meme a Rwisky d'aller chercher son sac rouge sang qui se trouver dans la charette et il lui cria meme de ne pas se posĂ© de question et de fonçé,Burz avait alors sauter sur Barak et commenca a lever sa masse tout en le regardant de ces yeux devenue rouge vif,des yeux qui vouler voir couler le sang,Rwodka essayat d'agriper la masse mais il n'Ă©tait pas aussi fort que son frere et il la lachat malgrĂ©s lui,heureusement garce a cette intervention la masse fut devier et ne frappa que de la se moment Rwisky arriver avec le sac rouge,Rwodka plongea sa main dedans en cherchant quelque crier a Barak d'esquiver et de tenir le plus longtemps possible,le temp qu'il la trouve lui disĂ© entendit une nouvelle fois la masse frappait la coeur battait vite,trop vite,comme si il Ă©tait en train de fair une over-dose,mais ce n'Ă©tait pa le pour la troisieme fois la masse s'affeça sur le cria un grand coup,les familier de chacun se sachant que fair regardaient le dĂ©noument du combat,sans savoir le pourqois du un quatrieme coup de masse,trop puissant ou trop glissant la masse vola dans les aire,Rwodka avait a se moment trouver une piqure qui comptenait un Ă©trange liquide vert-rouge fluoresant,Burz aller une nouvelle fois frapper mais cette fois il ne se louperait pas,il attaquer avec les planta l'aiguile de la seringue dans le dos de se leva,il marcha vers Rwodka,lentement mais surment,ces yeux se fermer,sa respiration diminuer,on aurait dit un enfant qui venait de courir sur plusieur lieu ,pendant plusieurs regarda rwodka,puis Barak et vu sa masse il eu l'air etrangement Ă©tonnĂ© et la il lacha moi mes amis,moi pas aller bien,moi dodo...Puis il tomba comme une masse sur le sol,la neige vola dans les aire,comme des fleurs tombant au printemps de pleine lune. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 2033 L'orc s'Ă©crasa par terre, les nain attachĂ©rent son sanglier avec peine, il semblait inquiet de l'Ă©tat de son maitre. Mais les liens entre cet bĂ©te et son maitre devaient ĂȘtre trĂ©s fort..."Bon et si on mangeait?"Demanda le nain Ă Rwodka, Rwodka aquiesa, voulu prĂ©parer un feu, demanda le briquet du nain, et prĂ©para le feu. Rwodka sortit quelques mets Ă maanger, tandis que le nain sortit de la biĂ©re naine..."Il a pas l'air d'aller bien Burz..."Dit le nain"T'as pas tord, c'est la premiĂ©re fois que je le vois dans cet Ă©tat... Mais tant qu'il dort on est tranquil...""T'as ptĂ©te raison... Goute donc se saucisson, tu m'en diras des nouvelles."Et les nain mangĂ©rent, buvĂ©rent et chantĂ©rent durant quelques heures, s'amusant, oubliant de plus en plus leurs probĂ©lemes, commencĂ©rent Ă danser quand soudain, ils entendirent un bruit dĂ©rriĂ©re eux... Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 2106 Burz se leva pĂ©niblement , il se sentait barbouillĂ© et avait une folle envie de vomir qu'il cacha , il alla s'asseoir prĂšs de ses compagnons prĂšs du feu , le regard perdu dans le de maladie...pensa-t-il...Il devait trouver un remĂšde au plus vite , son sanglier ignorait royalement burz , normal il Ă©tait faible , et Ă la premiĂšre occasion il partirait en semi-orc ne pouvait montrer sa faiblesse mĂȘme si Nogrash la mordu un bout de viande cru sans grande conviction , le regard perdu dans de lointain souvenir douloureux et n'arriva mĂȘme pas Ă la moitiĂ©e qu'il donna le reste Ă sa monture qui l'avala cul-sec sans macher ni d'autre le regarda dans les yeux d'une lueur montrant son envie de transpercer demi-orc s'approcha de la bĂȘte , et la regarda droit dans les yeux avec Ă peine quelques centimĂštres les grogna et le sanglier partit s'asseoir , visiblement rassurĂ© de ne pas servir un faible , dumoins pour le moment...Burz retourna s'asseoir prĂšs du feu et ne tarda pas tomber dans un sommeil lourd et sans rĂȘve... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Ven 25 Mai 2007 - 2123 Rwodka vit s'endormir prĂ©s du feu un Burz fatiguĂ© qui Ă©tait perdu dans ces pensĂ©e et que la nourriture ne l'interressĂ© plus,il savait qu'il nallait pas venait de les fair sursautĂ© car ils pensaient tous deux que cela Ă©tait un ralluma sa pipe car comme a coutume il l'avait Ă©teinte pour mangĂ© deux tranche de lards et des pris une gorgĂ©e de biere que lui tendait Barak,lui il lui tendit sa pipe qui cette fois contenait une petit mĂ©lange qu'il experimentĂ©,de la gogocaine avec un peu d'opium de champignon des mines et de tabac,Barak pris quelque bouffĂ© de cette fumer qui Ă©tait violette,aprĂ©s avoir rĂ©cuperer chacun son materiel,Rwodka vit Barak explosait de rire en regarant les Ă©toiles,le soir Ă©tait tomber epuis peu et il n'avait pas ossĂ© reveiller Burz qui domrait se mirent a parlaient de tous et de rien des Ă©toile tous en buvant et fumant,il se coucheraient bien plsu tard que Burz la vie leur semblait plus joyeuse dans cette nuit douce et chaleureuse et la sensation de renaitre aprĂ©s ces plaisir sensoriĂ©l et soir c'Ă©tait un Barak de fair des tours de garde avec sa chevre,ce qu'il fit alĂ©grement,Ils avaient tous deux nourris leurs familier qui Ă©tait ensuite partie fair un tour pour on en sait quelque divertissement,comme chasser,jouer,tuer ou autre.HRPces annimeaux ne sont pas homo ou autres il ne font que jouer je tien a le preciser. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Sam 26 Mai 2007 - 1323 Le nain, aprĂ©s s'ĂȘtre endormi durant son tour de garde, se reveilla brusquement lorqu'il senti une odeur terrible lui arriver... Il avait oubliĂ© d'Ă©loigner son bĂ©lier... Il se leva, remarqua que l'orc devait aprĂ©cier cet odeur a voir le sourire qui se dessinait sur son visage...Il se dirigea vers Rwodka, se pencha pour le reveiller et se souvenu de la maniĂ©re dont il fut rĂ©veillĂ© la derniĂ©re fois... Il se redressa donc, chargea un dĂ©licat coup de pied, et frappa Rwodka pour le reveiller. Il semblait en colĂ©re, mais fut calmĂ© par la biĂ©re que le nain lui offirt pour mieu se reveiller."Reveil difficile, bois ta biĂ©re facile, me disait mon pere"Le nain se dirigea alors vers l'orc, mais l orc n'Ă©tait plus la... Il commença alors Ă repenser a son comportement depuis quelques jours, cette folie meurtriĂ©re qu'il ne controlait que pas assez... Il eut un moment de pannique et regarda vers la droite ou il vit Burz Ă©croulĂ© Ă cotĂ© de son sanglier... Il le reveilla, il avait aussi le reveil un peu difficile... Il lui donna une baffe pour mieu le reveiller, ce qui marcha, le nain fit un vol planĂ© de 6 mĂ©tre...Il se releva avec mal..."Haaaa, sa reveille sa, mais maintenant il faut prendre la route non? AprĂ©s le petit dĂ©jeunĂ© bien sur." Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Sam 26 Mai 2007 - 1713 Ils avançaient pĂ©niblement Ă travers l'Ergoth , le paysage Ă©tait identique Ă perte de vu , aucun point de repĂšre possible , apart aller toujours tout dit alors"Hmm...moi sentir lĂ odeur bizarre..."Il sauta Ă terre et se receptionna avec difficulter , il tituba en peu et reprit son Ă©quilibre , la neige lui arrivait Ă la entreprit alors de creuser dans la neige pour connaĂźtre la provenance de l'odeur , car cela avait l'air de venir du grognement de burz creusant stressait tout le monde , de plus le ciel se couvraitet c'Ă©tait une journĂ©e grise , un orage allait propablement tomba finalement sur une plante de forme assez Ă©tait ovale et surevelĂ©e du sol par deux racines de couleur sentait une odeur proche du souffre qui Ă©tait goutte de pluie s'Ă©crasa alors sur l'Ă©paule du semi-orc , puis une deuxiĂšme , il leva les yeux au ciel et vit un Ă©clair pourfendre le ciel de charbon au dessus de leur tĂȘte... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Dim 27 Mai 2007 - 1934 La foudre tomber sur le sol non loin d'eux,le temps c'etait raffraichie,la pluie c'etait transformer en neige,un brouillard Ă©tait brusquement tomber sur les tempete se prĂ©parer,le temp c'Ă©tait de plus en plus rafraichie,leur fin Ă©taient sans doute proche car aucun abris ne pouvais et Ă©tait a leur vue,car de toute façon il ne voyait pas a plus de 20centimetre devant essayairent de fair un feu mais la tempete trop forte et puissant l'Ă©teigner faut partir d'ici et vite,leur cria pour aller ou?lui cria Barak-Nous devoir marchĂ© pour pas mourir,disat BurzC'est ainsi que repartir nos amis sous la tempete de neige,Barak avec sa biere congelĂ©,Burz et son morceau de viande et Rwodka avec sa pipe a protection des tempete de neige. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mar 29 Mai 2007 - 1900 Le groupe avançait dans la tempĂ©te, la neige se faisait de plus en plus Ă©paisse, leurs pas s'enfonçait de plus en plus dans la neige. Barak monta alor sur son bĂ©lier, qui avançait pĂ©niblement aussi..."A mon avis, on passera peut ĂȘtre pas la nuit, sauf si on se rĂ©chauffe..."Il sortit une bouteille de biĂ©re naine, en envoya une Ă Rwodka et envoya une bouteille de gnole Ă partir de moisisure de pustule de dragon pyrophobe, la seul qui puisse rĂ©chauffer un orc adulte... Ils le remerciĂ©rent et coninuĂ©rent d'avancer en buvant pour se rĂ©chauffer bien sur p. La tempĂ©te faisait rage au dessu de leurs tĂȘte, ils savait que dans peu de temp, les monture n'avancerait plus... Mais ils devaient se dĂ©pĂ©cher d'arriver au bout de ce dĂ©sert... Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mar 29 Mai 2007 - 1913 La tempĂȘte de neige fesait rage et un vent menaçais de les avançaient de plsu en plsu pĂ©niblement , les membres engourdit et les bĂȘtes la charrue se stoppa net , la neige arrivait jusqu'au ventre du boeuf ; ils Ă©taient donc obliger de s' cria"Trop neige , nous devoir rester lĂ et attendre!"Le semi-orc sauta dans la neige et s'enfonca jusqu'au dessus de la ceinture dans la nains ne piuvaient pas descendre tout de commenca alors Ă creuser dans la neige , mais cela n'avançait pas vite car la neige tombait Ă une vitesse bout d'un certain temps il rĂ©ussit Ă creuser asser pour que les nains puissent descendre sans ĂȘtre noyĂ©s sous la devraient faire un abri de fortune si ils ne voulaient pas pĂ©rir avec quoi?De plus le boeuf respirait Ă peine , et ils devaient absolument le devrait bien y avoir un moyen... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Mar 29 Mai 2007 - 1920 Les loups de Rwodka commençaient eux aussi a avoir du mal a respirĂ©,Rwodka qui lui avait put desendre a terre avait creuser autour d'eux pour qu'il puisse respiraient un minimum,puis il avait mit un tissu audessu d'eux retenu par quatre pillier,mais cela ne tiendrait pas lontemp,Barak avait fait de meme et Burz aussi il avait ensuite fais une nouvelle fois l'opĂ©ration pour le boeuf et la charette,puis il enlevairent la neige autour d'eux pour avoir un espace pour bougĂ© assez fois cela fait il firent une sorte de igloo pour que la neige ne penetre plus a l'interieur et pour pouvoir se rechauffĂ©,Une fois tous cela fait,aprĂ©s avoir transpirer et ne plus avoir de bars,chacun d'eux burent et mangĂ©rent pour se rĂ©chauffĂ© et se remplir l' fois le repas fini Rwodka ralluma sa pipe et en prit une grande lui reprit une bouteil,mais d'un alcool moin fort,car il Ă©tait bien rechauffĂ©,ils priaient tous deux pour que Burz ne refasse pas une crise,pour cela Barak dormirait avec ces armes et Rwodka avec la piqure qu'il prĂ©paraient en sechanet et donnat a mangait a ces amilier,Barak lui l'avait deja fait,d'ailleur il l'avait fait en meme temp que Burz mais pas de meme quantitĂ© car le sanglier mangait beaucoup plus que le belier. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 1451 La nuit se passa sans trop de problĂ©me, sans compter les moment de panique ou burz bougeait... Le nain ne dormit pas beaucoup cette nuit... Une fois que le groupe fut levĂ©, aprĂ©s avoir prit le petit dĂ©jeuner, ils remarquĂ©rent que l'entrĂ© de leurs abri Ă©tait bloquĂ© par la neige... Ils commencĂ©rent Ă creuser dans la neige afin de ressortir."Y en a de la neige didonc"Ils continuĂ©rent de creuser, Rwodka utilisa sa pipe pour faire fondre la neige, se qui ne servi pas Ă grand chose... Une fois dehors, ils firent un trou encor plus grand pour faire sortir les animaux... Une fois cela fait, Ne sachant pas ou ils devaient aller, la neige avait tout recouvert... Barak sorti sa carte et sa boussole."Bon et bha je suppose que c'est par la... On fait quoi?" Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 1538 L'orc monta sur son sanglier et aperçu avec Ă©tonement Ă l'horizon la fin du dĂ©sert , car une plaine enneiger Ă©tait heures de marche suffirait Ă y entreprirent alors de marcher dans l'Ă©paisse neige , mais le boeuf peinait Ă avancer , le froid l'affaiblissait et la charrue Ă©tait le coup?un admin pour faire un jet de dĂ© pour savoir si notre bĂȘte tiendra? Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Mer 30 Mai 2007 - 1547 Le boeuf ne pouvais faiblir matnain il falait qu'il attende au moin la fin de se desert de glace,aprĂ©s le belier pourrait le tirer,mais il falait qu'il tiene car dĂ©couper un boeuf dans un desert glacĂ© n'Ă©tait pas la meilleur façon de le rendre goutu dans la bouche,Rwodka lui fit humer de la fumĂ©,un mĂ©lanfe de tabac et de champignon des mine pendat que barak le faisait boir de la gnole a petite gorgĂ©,et du coin de l'oeil Burz le menaçait avec sa masse,le boeuf savait qu'il y passerait surment mais pas aussi arrivairent a sortir de se desert,il Ă©taient completement engourdi et fatiguĂ© mais il falait continuer pout de nouvelle heure de marche ils arrivairent prĂ©s d'une foret,le boeuf semblait de plus en plsu fatiguĂ©,la nuit tombĂ© et nos amis Ă©tait dans un Ă©tat de fatigue lamentable,ils mangeraient un morceau et depuis lontemp ne firent pas la fete aprĂ©s se repas,il ne prirent meme pas lĂ© prĂ©caution au cas ou Burz refairĂ© une attaque. InvitĂ©InvitĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 1836 {hrp bon et bha attendons sagement le mj p }DerniĂšre Ă©dition par le Sam 2 Juin 2007 - 940, Ă©ditĂ© 1 fois Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 2205 [HRP] Je vous signal au passage que c'Ă©tait Ă un admin de dĂ©cider pour la bĂȘte...[/HRP] Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Mer 20 Juin 2007 - 1251 Au petit matin Rwodka fut reveilĂ© le deuxieme,Barak Ă©tait deja eveilĂ©,il faisait un feu pour mettre les brochettes de lapin,qu'il avait invoquer grace a sa temps c'Ă©tait deager ,il ne neiger plus et le brouillard n'Ă©tait reveillairent alors Burz doucement sans trop fair de bruit,une fois qu'il fut debout et qu'ils eurent chacun grignotaient un ou deux lapin,5 pour Burz et que leur familier eurent finit eux aussi de dechicter leurs atelairent le chariot au boeuf qui durant la nuit avait repris aprioris de la force et qui de se faite avait l'air de se sentir avoir finit de traversaient se desert glacĂ©,ils prirent le chemin de la foret. Contenu sponsorisĂ©Sujet Re Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Sauvons Burz {reservĂ© Burz, Rwodka, Barak} Page 1 sur 2Aller Ă la page 1, 2 Sujets similaires» rpRwodka+Burz ceueillette au champotePermission de ce forumVous ne pouvez pas rĂ©pondre aux sujets dans ce forumGarkam, Forum Rpg Les Alentours La Plaine GelĂ©eSauter vers
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elle etait trop fraiche elle est trop sec